Festons et astragales/Les Fossiles

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Festons et astragalesAlphonse Lemerre, éditeur (p. 119-148).




LES FOSSILES.

A Gustave Flaubert.

I


Un air humide et lourd enveloppe le monde ;
Aux bords de l’horizon, comme des caps dans l’onde,
Les nuages rayés s’allongent lentement,
Et le soleil, immense au fond du firmament,
Heurtant au brouillard gris sa lueur inégale,
Sur le globe muet penche son disque pâle.
Aucun bruit sur la terre, aucun bruit dans les cieux,
Que l’oscillation des grands océans bleus !
Les granits, se tordant en postures difformes,
Dans les espaces nus dressent leurs blocs énormes,
Tandis que ça et là, sur leur flanc dépouillé,
Jaunit la mousse maigre et le lichen rouillé !
Parfois, un large éclair, échappé de la nue,
De sa fauve lueur embrase l’étendue,
Et du monde ébranlé les volcans mal éteints
Répondent sourdement aux tonnerres lointains.
Les nuits, les longues nuits tendant leurs voiles sombres,

Sur l’ennui du soleil jettent l’ennui des ombres !
Seule, au-dessus des mers, la lune voyageant
Laisse, dans les flots noirs, tomber ses pleurs d’argent !

Sur l’aride plateau de ce désert immense,
Les siècles désolés se suivent, en silence.

Pourtant, au pied des rocs, au bord du gouffre amer,
Quelque chose a paru, quelque chose de vert :
Cela se courbe au vent, ou se tord en spirale,
Cela pend au granit ou sur les eaux s’étale,
Et, de tous les côtés, sous le soleil plus clair,
La végétation monte, comme la mer !
C’est un bruit doux et lent, qui va des monts aux grèves,
Frisson des germes nus, et murmure des sèves,
Travail de la racine, entr’ouvrant le sol dur,
Feuillages déployés, qui tremblent dans l’azur.
Près des pins odorants, les cycas et les prèles,
Poussent leurs rameaux droits, bordés de feuilles frêles ;
La fougère fibreuse et les palmiers touffus
Se balancent, en foule, aux horizons confus.
Toute force, cachée aux flancs de la nature,
Jaillit, tumultueuse, en torrents de verdure :
Les arbres, à l’étroit, descendent des coteaux,
Les rameaux frémissants s’attachent aux rameaux,
Les bois suivent les bois, par de larges campagnes,
Et divisant leurs cours, aux bases des montagnes,
Dans les grandes forêts tombent échevelés,
Comme vont à la mer ces fleuves déroulés.

Partout, les vents tiédis emportent dans l’espace
L’âcre senteur de l’herbe et de la terre grasse ;
Un nuage flottant d’arômes inconnus
Sort des bourgeons gonflés et des lobes charnus ;
Sous le poids du soleil tout le feuillage fume !
Un arc-en-ciel géant se courbe dans la brume,
Les sapins monstrueux, de moment en moment,
Sous leur écorce dure ont un tressaillement,
Tandis qu’au pied des monts, la forêt, sur ses voûtes,
Sent tomber lentement la pluie aux grandes gouttes !
Par l’éternelle nuit des ombrages sans fond,
Un murmure s’épand, monotone et profond.
Des arbres effarés les cimes entr’ouvertes
Dans les hauteurs du ciel font des tempêtes vertes !
Et l’orage bondit, en déchirant les airs,
De la houle des bois à la vague des mers !
Les deux immensités dans l’espace étendues,
Ensemble vont roulant leur plainte sous les nues,
Et l’on n’entend au loin, comme deux grands sanglots,
Que le bruit du feuillage avec le bruit des flots !

Le sable cependant, fermente au bord de l’onde,
La nature palpite et va suer un monde.
Déjà, de toutes parts dans les varechs salés
Se traîne le troupeau des oursins étoilés ;
Voici les fleurs d’écaille et les plantes voraces,
Puis tous les êtres mous, aux dures carapaces,
Et les grands polypiers qui, s’accrochant entre eux,
Portent un peuple entier dans leurs feuillages creux.

La vie hésite encore, à la sève mêlée,
Et, dans le moule antique, écume refoulée !

Sur la grève soudain, parmi le limon noir,
Une chose s’allonge, épouvantable à voir :
La masse, lentement, sort des vagues humides,
Un souffle intérieur gonfle ses flancs livides,
Et son grand dos gluant, semé de fucus verts,
Comme un mont échoué, se dresse dans les airs !
Elle monte ! elle monte ! et couvre les rivages !
Sous le ventre ridé sonnent les coquillages,
La patte monstrueuse, aux gros doigts écaillés,
S’étale lourdement sur les galets mouillés !
Au bruit des vents lointains, parfois la bête énorme
Tourne son museau grêle et sa tête difforme ;
Hérissant leur poil dur, ses naseaux dilatés
Semblent humer le monde et les immensités,
Pendant que ses yeux ronds, bordés de plaques fortes,
Nagent, lents et vitreux, comme des lunes mortes !
Hideuse, elle s’arrête, au bout du sable amer,
Et sa queue, en longs plis, traîne encor dans la mer !
Alors, montrant à nu ses dents démesurées,
Et fronçant sur son dos, ses écailles serrées,
Elle pousse avec force un long mugissement,
Qui s’élargit au loin sous le bleu firmament !…
Par les monts, par les bois aux mornes attitudes,
La clameur se déroule au fond des solitudes,
Et le vaste univers, écoute, soucieux,
Ce grand cri de la vie épandu dans les cieux !



II

Entre deux rangs penchés de collines désertes,
Un golfe poissonneux ride ses ondes vertes ;
C’est un large marais, qui dort, sous le ciel clair,
Reste des grandes eaux, oublié par la mer.
Des madrépores blancs, garnis de coquillages,
D’une frange nacrée entourent les rivages,
Et l’éponge poreuse, attachée aux îlots,
Ouvre ses bouches d’or à l’écume des flots !
Dans les algues, au loin, par troupes répandues,
Avec leur dos bombé cheminent les tortues.
Les crabes inquiets, dont les doigts ont des dents,
Se glissent à fleur d’eau sous les rochers pendants,
Tout rampe et tout frémit sur la plage isolée…
Et, dressant jusqu’au ciel leur touffe amoncelée,
Près des minces bambous, enflés de nœuds égaux,
Les zamias fleuris couronnent les coteaux.
Le temps est calme et pur, l’essaim des brises douces
Sur les rochers velus fait frissonner les mousses,
Tandis que le soleil, étalant tous ses feux,
S’écrase, épanoui, dans la blancheur des cieux !

Tout à coup, s’élançant des cavernes profondes,
Une secousse forte a remué les ondes ;

De longs cercles moirés, qui grandissent encor,
En flocons écumeux, se brisent sur le bord,
Et, craquant de terreur, les volutes surprises
Dans la conque d’émail rentrent leurs cornes grises…

Une forme lointaine apparaît sur les flots :
Elle nage, elle ondule, au détour des îlots ;
Sur ses flancs, revêtus de plaques diaprées,
Glissent des reflets bleus et des teintes pourprées ;
C’est un monstre inconnu, qui recourbe, en rampant,
Sur le dos d’un lézard la tête d’un serpent !
Tantôt silencieux, dans la fraîcheur des ondes
Il plonge son cou mince, armé d’écailles blondes,
Et, le long de sa gorge ouverte avec effort,
Les poissons sous la peau se débattent encor !
Tantôt, s’entortillant aux branches du rivage,
Avec sa tête plate il sonde le feuillage,
Puis, le corps dans les flots, poursuit, en s’allongeant,
Sur les palmiers en fleurs les limaces d’argent,
Ou, de leur nid de sable écartant les tortues,
Fait craquer les œufs ronds entre ses dents pointues !
Ah ! la joyeuse bête, au gros ventre vermeil,
Qui se roule dans l’onde et qui baille au soleil !

Mais, du côté des monts, une rumeur s’élève,
Comme le bruit heurté des vagues sur la grève…
Là-bas, à l’horizon, flotte un nuage obscur,
Qui vient en tournoyant et tache le ciel pur !

Le bruit toujours grandit, l’ombre toujours s’étale,
Puis le noir tourbillon crève sur les coteaux,
Essaim tumultueux d’étranges animaux,
Dont le ventre hideux, sillonné de plis fauves,
Se balance dans l’air entre des ailes chauves.
Leur tête, à forme double, effilant son museau,
Commence en crocodile, et finit en oiseau.
Ils ont le corps gonflé, les pattes étendues,
Et, de leurs ongles tors, égratignant les nues,
Grands, petits, au hasard, pêle-mêle envolés,
Courbant les bois touffus, rasant les flots salés,
S’abattent lourdement parmi les algues noires !…
Toute la légion couvre les promontoires !
Cela grouille et bruit, sous les rameaux pendants,
Et, dans chaque buisson, luisent des yeux ardents !

Cependant sur les eaux, la bête au dos d’écaille,
S’arrête soupçonneuse et flaire la bataille ;
Son grand cou, ruisselant de l’écume des mers,
Comme un tronc d’arbre nu se dresse dans les airs,
Et les mille clameurs par la brise apportées,
Font monter à sa peau des teintes irritées.
Son haleine sonore écarte ses naseaux,
Un sifflement aigu de sa gorge s’élance.
Alors, tout se confond, et la lutte commence,
Où, parmi les abois et les glapissements,
Comme des grains de grêle, on entend par moments
Sonner les becs rugueux sur les écailles dures !

Les ailes frappent l’air avec de longs murmures.
Du cercle bruissant le reptile entouré
Promène, autour de lui, son regard effaré ;
Il bondit sur les flots, il recule, il avance,
Il fouette l’eau profonde avec sa queue immense,
Et se roule, et secoue, en ses vastes élans,
Tout le sombre troupeau qui s’attache à ses flancs !
Parfois il semble mort, et, comme une liane,
Laisse flotter son cou sur l’onde diaphane,
Puis relève, soudain, par un jet furieux,
Sa tête de serpent qui siffle dans les cieux !
Rapide, inévitable, il saisit, sous les nues,
Entres ses longues dents leurs ailes étendues,
Prend les corps dans ses plis, ou, glissant par dessous,
Du bout de son museau fouille leurs ventres mous !
L’espace retentit de plaintes enrouées,
Et, piquant le sommet des vagues remuées,
Le sang noir, goutte à goutte, éparpillé dans l’air,
De globules visqueux tache le golfe clair ;
Mais comme au pied des monts, lorsque le vent d’orage
Ecorche le sol dur, et fait, sur son passage,
Onduler à longs flots les vallons sablonneux,
La poussière en roulant s’envole par les cieux,
Et de ses tourbillons couvre au loin les campagnes !…
Tel, du bord des marais et du flancs des montages,
Des buissons, des îlots, des ravins tortueux,
Monte l’essaim plus large et plus tumultueux.
Tous les becs sont tendus, avec leurs dents serrées,
Tous les doigts, allongeant leurs griffes acérées,

Cherchent les yeux du monstre, et si, jusqu’à sa chair,
L’écaille en quelque endroit laisse un chemin ouvert !
Le reptile, ébloui par cette multitude,
Ramasse tout son corps et gonfle sa peau rude,
Puis, poussant vers le ciel un dernier sifflement,
Plonge avec un bruit sourd dans l’abîme écumant !
Les bêtes, çà et là, par la vague bercées,
Flottent, le ventre à l’air et les pattes dressées,
Ou rampent en criant dans les algues du bord ;
Tandis que, sur les eaux qui palpitent encor,
Croisant de leurs yeux verts les glauques étincelles,
Les autres, à l’entour, font retentir leurs ailes,
Et, du golfe au ciel bleu tordent, en croassant,
Leur spirale sans fin qui va s’élargissant !…


III

Comme les airs sont doux ! comme le ciel rayonne !
Tout tressaille à la fois ! tout fleurit ! tout bourgeonne !
Et des halliers épais s’échappe, par moments,
Un long flot de parfums et de bourdonnements !
Dans les rameaux touffus sonnent des voix nouvelles ;
Sur les immenses nids battent les grandes ailes ;
Le monde, enveloppé d’un sourire joyeux,
Reluit au soleil clair, et la vie en tous lieux
Etale, adoucissant la rudesse des formes,
Sa pompe gigantesque et ses grâces énormes.

Tout est calme et splendide, et porte la beauté
Dans sa force première et sa sérénité !
Le bananier puissant, qu’aucun souffle n’incline,
Sous l’ombre d’une feuille abrite une colline,
Et les lourds papillons d’azur et de carmin,
Au bord des grandes fleurs, se posant en chemin,
Répandent avec bruit, sur la mousse sauvage,
Les calices profonds où tient l’eau d’un orage !
Partout, l’orchis vivace, à l’écorce monté,
Des antiques rameaux couvre la nudité.
Au tronc rugueux des pins flottent des grappes roses !
Et, secouant à l’air ses corolles écloses,
La liane se roule en cercles tortueux,
Tandis que, par endroits, un cycas monstrueux
Fait jaillir en bouquet, de ses bulbes ouvertes,
Des feuillages légers comme des plumes vertes !
Cependant, l’araignée, au pied maigre qui fuit,
Noire, épaisse, velue, attentive à tout bruit,
D’une montagne à l’autre étend ses longues toiles,
Où la rosée éclate en humides étoiles !
Et, l’aile embarrassée aux mailles des réseaux,
Comme des moucherons se prennent les oiseaux !
Sur les sables luisant de baves argentées,
Des limaçons bossus, aux cornes dilatées,
Se traînent lentement ; les fourmis, en troupeaux,
Par d’obliques sentiers gravissent les coteaux,
Tirant avec effort, vers leurs greniers en cônes,
La datte violette et ses bananes jaunes !

Sous le dôme plissé des larges champignons,
Dorment les grands lézards et les caméléons ;
L’abeille au creux d’un cèdre a bâti ses cellules ;
Aux pointes des roseaux tremblent les libellules ;
Mille essaims bruissants qui prennent leur essor,
Tourbillonnent, dans l’air, comme un nuage d’or !
Des roches de mica les cimes à facettes
Près des mornes granits font briller leurs paillettes ;
Et la terre féconde, ouvrant son sein vermeil,
Pour aspirer la vie et boire le soleil,
Montre, de place en place, à travers sa peau sombre,
Ses os de marbre dur et ses veines sans nombre !

Mais, au-dessus des bois, l’un l’autre s’appelant,
Deux oiseaux d’écarlate, au vol étincelant,
Se suivent dans les cieux, fendant avec leurs ailes
De l’espace azuré les vagues éternelles !
Puis, glissant de la nue, ainsi qu’un large éclair,
S’abattent, à grand bruit, sous le feuillage vert !…
Le cri rauque et perçant de leurs gorges gonflées
Expire mollement en cascades roulées ;
Leurs yeux ronds semblent d’or, mille frissons joyeux
Font, sur les sables fins, palpiter leurs pieds bleus,
Et, dans le tourbillon des ailes qui frémissent,
Leurs becs impatients se cherchent et s’unissent !
L’air est chaud, le ciel lourd, de moment en moment,
Les buissons autour d’eux, s’écartent lentement
Et l’on voit flamboyer leurs plumages superbes
Comme un rouge incendie, entre les hautes herbes !…


IV

La nuit, comme une mer, s’étale dans les cieux,
Seul, le faîte indécis des bois silencieux
Se découpe, plus noir, sur l’immensité sombre,
Et la forme et le bruit vont s’effaçant dans l’ombre…
Parfois, épanouie à l’horizon lointain,
Une étoile s’entr’ouvre et se ferme soudain,
Et la terre, étouffant sous les ténèbres lourdes,
Soulève son flanc large avec des rumeurs sourdes !
Pourtant une lueur, vague et douteuse encor,
Du firmament obscur vient effleurer le bord,
Et la lune d’argent, qui dans les ombres nage,
S’élève, par degrés, de nuage en nuage,
Faisant neiger au loin, comme des flocons blancs,
Sa lumière glacée aux reflets vacillants,
Qui, sur les vallons creux et les grands promontoires,
Palpite, en s’accrochant aux aspérités noires !
Comme un monde inconnu qui se dévoilerait,
Toute la plaine alors sous les cieux apparaît :
Pré large, où cent ruisseaux croisent leurs folles courses,
Nénufars endormis sur le cresson des sources,
Etangs silencieux, tout hérissés de joncs,
Où les oiseaux pêcheurs ont cessé leurs plongeons !
Mais parmi les roseaux, dressant sa taille énorme

Dont un rayon de lune ébauche au loin la forme,
Une bête velue, et qui souffle toujours,
Rumine gravement sur ses quatre pieds lourds !
Sa crinière foncée a des touffes profondes
Qui flottent, à son dos, comme de noires ondes ;
Sa tête est formidable ; à chacun des côtés
Tombe une oreille large, en flocons argentés ;
Comme un double croissant, deux défenses d’ivoire,
Du mufle qui s’allonge écartant la peau noire,
Se tordent vers les cieux ; et, pendue en avant,
La trompe monstrueuse oscille dans le vent !
Son gros ventre, fouetté par les herbes humides,
Sous la brise qui passe ondule avec des rides,
Et l’ombre de son corps tremble sur les gazons
Tandis que, se courbant aux vagues horizons,
Le sommet inégal des collines lointaines
Semble un troupeau difforme accroupi dans les plaines !

C’est une nuit tranquille où la nature dort.

Tout à coup, réveillé par quelque vent plus fort,
Le monstre se remue, et roidit, dans la brume,
L’effrayante longueur de sa trompe qui fume,
Puis son cri large et dur, qui traverse les airs,
Se roule, en mugissant, par les vallons déserts !
On entend à ce bruit, dans les glaïeuls sauvages,
Palpiter mollement les vastes marécages,
Où les lézards glacés et les lourds pélicans
Font, sous leur ventre épais, sonner l’eau des étangs !

Le monstre beugle encor ; soudain battant des ailes
Mille oiseaux inquiets sortent des buissons frêles :
Ils viennent à l’entour, par le somme engourdis,
Heurter leur vol aveugle à ses flancs arrondis ;
Tout se lève à la fois dans les clairières sombres,
Et, sur le bord du ciel, passant comme des ombres,
Là-bas des cerfs géants, aux bois démesurés,
Dans le brouillard douteux, bondissent effarés !…

Voilà que s’éveillant, sous les étoiles pâles,
L’horizon montueux tremble par intervalles !
Et les mornes coteaux, de leur base arrachés,
Se suivent lentement parmi les joncs penchés !…
La plaine, sous leur poids, s’ébranle toute entière ;
On dirait des pieds lourds qui marchent sur la terre,
Et qui frappent ensemble à coups multipliés…
L’eau jaillit des marais, et les bambous, pliés
Comme sous un grand vent, craquent par les campagnes !…
Elle vient ! elle vient ! la troupe des montagnes !…
Et dans les longs détours du sombre défilé,
Chaque cime est vivante ! et les monts ont beuglé !


V

O mondes disparus ! ô siècles ! ô ruines !…
Comme le voyageur au versant des collines
S’arrête, et voit sous lui s’allonger à la fois
Les vallons frémissants, les fleuves et les bois…

Science universelle ! immuable pensée,
A vos plus fiers sommets mon âme s’est bercée !
Et, cherchant du passé les chemins inconnus,
Sur vos rochers glissants j’ai posé mes pieds nus !
J’ai vu, j’ai vu sous moi, comme une mer qui passe,
La vie, aux mille bonds, se rouler dans l’espace,
Et, ruisselant encor des baisers maternels,
Tous les mondes sortir de ses flots éternels !
Au choc des océans, aux éclats du tonnerre,
L’être tumultueux étreignait la matière,
Tandis que, partageant les générations,
Les déluges tombaient sur les créations !

Toute forme s’en va, rien ne périt, les choses
Sont comme un sable mou, sous le reflux des causes !
La matière mobile, en proie au changement,
Dans l’espace infini flotte éternellement.
La mort est un sommeil, où, par des lois profondes,
L’être jaillit plus beau du fumier des vieux mondes !
Tout monte ainsi, tout marche au but mystérieux,
Et ce néant d’un jour, qui s’étale à nos yeux,
N’est que la chrysalide, aux invisibles trames,
D’où sortiront demain les ailes et les âmes !

Comme un germe fatal par la vague apporté,
Au bord des grandes eaux quand l’homme fut jeté,
Il roula, vagissant, sur la plage inconnue.
La pluie aux flots glacés inondait sa peau nue,

Et la foudre sonore, en passant dans les airs,
Frappait son large front de ses rouges éclairs !
Les fleuves gémissaient dans les vastes campagnes,
Les animaux hurlaient au sommet des montagnes ;
Parfois, le ciel immense, éteignant son flambeau,
Sur son sein haletant pesait comme un tombeau,
Et, autour de lui, tels que des geôliers sombres,
Les éléments grondaient dans le gouffre des ombres,
Tandis qu’à l’horizon noir et silencieux,
Des astres palpitants s’ouvraient comme des yeux !
Il se traîna d’abord, sous les forêts désertes,
Dont les dômes flottaient comme des tentes vertes ;
Puis, quand la faim première aboya dans ses flancs,
De l’yeuse sauvage il secoua les glands ;
Arrachant aux bambous la liane en spirales,
Il serra sous ses pieds l’écorce des sandales ;
Et, pour tout vêtement, sur son dos large et fort,
Attacha des grands bœufs la peau fumante encor !
Il s’étendait, la nuit, sous les cavernes creuses ;
Là, durant le frisson des heures ténébreuses,
Peuplant de son effroi l’immensité des cieux,
Dans le bois et la pierre il se tailla des dieux,
Fit couler sur leur corps la graisse des génisses,
Et, tout noircis déjà du feu des sacrifices,
Les prit pour compagnons de ses rudes travaux,
Quand sur le flanc des monts il poussa ses troupeaux !
Longtemps, pasteur nomade, il marcha par le monde,
Déployant au soleil sa maison vagabonde,
Tandis qu’à ses côtés les chameaux, à genoux,

Dans la citerne fraîche allongeaient leur col roux !
Lorsque la nuit bleuâtre avait tendu ses voiles,
Il suivait, par les cieux, le troupeau des étoiles,
Et, dans sa langue étrange, aux sons rauques encor,
Du nom de ses béliers nommait les astres d’or !…
Parfois, au bruit lointain des ondes cadencées,
Sentant battre en son cœur l’aile de ses pensées,
Il allait éveillant, sous son souffle amoureux,
La musique endormie au fond des roseaux creux !
Il se penchait, parfois, sur la berge des rives,
Rayant le sable fin de lignes fugitives
Et la vague, et les vents, emportaient par lambeaux
L’écriture mêlée aux traces des oiseaux !

Un jour, il s’arrêta, secouant sur le monde
La poudre et la sueur de sa course inféconde,
Et, dans la liberté de son droit souverain,
Bâtit sa tente en marbre et ses dieux en airain !
Il fit monter ainsi, jusqu’aux régions pures,
Le formidable orgueil de ses architectures,
Et les astres, passant sous les chapiteaux lourds,
Comme de blancs oiseaux planaient au front des tours !
La cité, fourmillante et de tumulte pleine,
Enferma dans son mur la montagne et la plaine ;
Comme un serpent captif, le fleuve aux mille bonds
Se tordit écumeux sous l’arche des grands ponts,
Et les larges vaisseaux, fendant les flots rebelles,
S’échappèrent du port en déployant leurs ailes !…
Il partit avec eux, par la brise emporté ;

Seul, perdu dans la brume et dans l’immensité,
Il visita les mers en prestiges fécondes,
Les îlots merveilleux qui flottent sur les ondes,
La sirène chanteuse, et les monstres marins
Dont les naseaux bruyants sont hérissés de crins !

Il entendit alors dans sa force superbe
Hennir les passions, comme un troupeau dans l’herbe,
Et son cœur qui palpite, enflé de sang vermeil,
Sentit descendre en lui les flammes du soleil !
Il aima les tambours, les clairons, les cymbales,
La bataille emportée au dos blanc des cavales,
L’assaut qui monte aux murs avec ses doigts sanglants,
Les peuples écrasés sous les palais croulants,
Et la mêlée ardente, aux étreintes si fortes
Que la terre oscilla sous le pied des cohortes,
Et que l’explosion de l’humaine fureur
Des vastes océans étouffa la clameur !

Le monde était vaincu, le ciel restait encore :
Comme le bûcheron, dans la forêt sonore,
Fait rouler à ses pieds les chênes monstrueux,
Une hache à la main, l’homme émonda ses dieux !
L’idole, chancelant sous les secousses fortes,
Vit crouler ses bras lourds tels que des branches mortes,
Et ses dents de granit, rouges de sang humain,
Comme des glands tombés jonchèrent le chemin.
La peur aux yeux béants, pâle fille des ombres,
S’échappa, pour toujours, des sanctuaires sombres,

Et l’homme, offrant son culte aux molles voluptés,
Se refléta lui-même en ses divinités !
Ce fut le temps heureux des blanches colonnades,
Quand sonnait, sur les monts, l’évohé des ménades,
Et que l’artiste grec, sous son marteaux pieux,
Du marbre étincelant faisait jaillir des dieux !
Toute religion, soumise et désarmée,
Fut dans la grâce humaine à jamais enfermée,
Et le poète, ému par les rythmes divers,
Fit un Olympe entier du trop plein de ses vers !
Mais ces divinités que la raison assiège,
Fondirent sur l’autel comme des blocs de neige,
Ne laissant après soi, parmi les nations,
Que la froideur du dogme et des abstractions.
Bientôt, désabusé des antiques sagesses,
L’homme endormit son âme au roulis des ivresses,
Et, sur des couches d’or, parmi les bateleurs,
Fit trôner son ennui, tout couronné de fleurs !
Formidables festins, où les peuples esclaves
En cadence funèbre agitaient leurs entraves,
Quand la prostituée, une patère aux doigts,
Buvait les pleurs du monde à la table des rois !
Les grands cirques lointains, où beuglaient les chairs vives,
Envoyaient des clameurs jusqu’au lit des convives,
Et, mêlée aux parfums du banquet frémissant,
Parfois comme un vent chaud passait l’odeur du sang !

C’est alors que, penché sur sa débauche sale,
L’homme vomit son âme aux pavés de la salle,

Et dans les passions se vautra sans pudeur,
Comme débarrassé du fardeau de son cœur !
La pâle humanité, dans sa stupeur immonde
Sans courage et sans foi, s’accroupit sur le monde,
Etalant au soleil toutes ses nudités,
Telle qu’un lépreux maigre aux portes des cités !
L’espoir était tombé dans les cœurs en ruines,
Les sages impuissants reniaient les doctrines,
Et l’univers, fétide ainsi qu’un mauvais lieu,
Ne put être lavé que par le sang d’un dieu !

Sous le gibet sacré d’où la lumière tombe,
L’homme, tout ébloui, se dressa dans sa tombe,
Et, le regard fixé sur les sommets lointains,
Traînant comme un linceul sa robe des festins,
Il marcha vers le jour ! Les pierres inégales
Mordirent ses pieds blancs à travers les sandales,
Et, du passé profane expiant la douceur,
Il sua, comme Dieu, sa sanglante sueur !
Il broya sous le fer, il tordit dans les flammes
Sa chair, humide encor des voluptés infâmes,
Et de sa main luisante arrachant les anneaux,
Livra ses ongles vifs aux pinces des bourreaux !
Pour la première fois, sa pensée agrandie
Comprit l’enivrement des pleurs, la mélodie
Des sanglots éternels, et, comme en un bain fort,
Martyr voluptueux, il plongea dans la mort !
La mort !… Il se pâma dans ses caresses rudes,
Sur son grabat d’ermite, au fond des solitudes ;

Comme un dernier espoir, il la vit tour à tour,
Dans ses rêves la nuit, dans ses pensers le jour,
Et, pour hâter le temps des promesses meilleures,
Mit dans ses doigts osseux le sablier des heures !

Parfois, de la montagne il descendait pieds nus,
Prêchant la loi nouvelle aux peuples inconnus ;
Les guerriers s’arrêtaient, au fort de la bataille,
Le chef aux longs cheveux courbait sa haute taille,
Et, dressé sur le monde, avec ses bras ouverts,
L’arbre du grand supplice abrita l’univers !

On vit naître bientôt, tels qu’une aube affaiblie,
Des siècles pleins de brume et de mélancolie,
Où seule au fond des cœurs la foi veillait encor,
Comme sous les arceaux tremble une lampe d’or !
Dans le bourdonnement des longues sonneries,
Les peuples enfantins berçaient leurs rêveries,
Et, déposant au seuil tout souvenir mortel,
Engourdissaient leur âme aux parfums de l’autel !
Pareille au jour douteux qui, dans les cathédrales,
Tombe des vitraux peints sur le granit des dalles,
La blanche Vérité n’arrivait aux esprits
Qu’à travers la loi sainte et les dogmes écrits,
Crépuscule sans fin, baigné d’éclairs mystiques,
Où les choses prenaient des formes fantastiques !…
Mais l’homme manqua d’air, l’homme étouffa d’ennui.
Et, repoussant le dieu qui s’attachait à lui,
Du temple à deux battants ouvrit les portes sombres !…

Un flot bleu de soleil illumina les ombres,
Et, debout sur le seuil, jetant au loin ses yeux,
Il but à pleins poumon le vent libre des cieux !
Le monde bruissait comme un essaim d’abeilles,
L’avenir se levait dans des teintes vermeilles…
Il s’élança d’un bond vers les destins nouveaux ;
Là, préludant sans peur à ses rudes travaux,
Il brisa, pour toujours, les croyances bénies
Sous le marteau fatal des grandes ironies,
Et sa rébellion, comme un vent furieux,
Emporta dans l’oubli le dernier de ses dieux !
Pareil au noir mineur qui marche sous la terre,
L’homme accrocha sa lampe au fond de tout mystère,
Et, pour trouver le mot du Fatum souverain,
Il fit passer le monde à son creuset d’airain ;
Ses fourneaux où, la nuit, grinçaient des feux sonores,
Allumaient tout à coup de lugubres aurores,
Tandis qu’on entendait, dans l’ombre des cités,
Râler entre ses bras les éléments domptés !
Alors, sur ton sein nu posant sa main brutale,
Nature, il déchira ta robe virginale !
Sentinelle immobile au bord des cieux profonds,
Epiant le chemin des astres vagabonds,
Du bout de son compas, sur les nocturnes voiles,
Comme des papillons il piqua les étoiles !
Puis, un jour qu’il rêvait, penché sur les flots verts,
Il crut voir dans la brume un second univers,
Et tira, tout joyeux, de la vague féconde
Son filet ruisselant où s’était pris un monde !

Chaque heure eut sa conquête et son but glorieux ;
La foudre le gênait, il l’arracha des cieux !
Il en fit la colombe aux messages fidèles,
Qui prit ses volontés sous le feu de ses ailes !
Le grand fleuve, oublieux des loisirs nonchalants,
Tourna sa meule lourde aux rouages sifflants ;
Et la flamme rapide, à son char attelée,
D’un hennissement clair éveillant la vallée,
Plus loin que la montagne et que l’horizon bleu,
Dans un nuage épais l’emporta comme un dieu !

L’homme connut sa force, et, secouant ses chaînes,
Poussa le cri joyeux des libertés humaines,
Sous les débris du temple écrasa les pavois,
Et pesant dans sa main la couronne des rois,
Sur la poudre du sol que son sang a trempée,
Il écrivit ses droits du bout de son épée,
Et pour juger sa cause évoqua sans remords,
Ainsi qu’un grand sénat, l’ombre des siècles morts !
Il fut libre, il fut maître. O misère ! ô démence !
Cercle mystérieux qui toujours recommence !
Voilà que, maintenant, vieillard au front pâli,
Dans la satiété de son œuvre accomplie,
Ployé sous le fardeau de ses six mille années,
Il s’arrête, inquiet, au bord des destinées !…
Sa raison l’épouvante et sa croyance a fui !
Sous le soleil qui baisse il marche sans appui,
Et son âme débile, où l’espérance est morte,
Comme un vaisseau perdu flotte au vent qui l’emporte !

Seul, le sage est debout, au seuil de sa maison,
Et d’un long regard triste il cherche à l’horizon,
S’il ne voit pas venir, du côté de la terre,
Le dernier ouragan plein du dernier tonnerre !
Déjà, sentant le jour de ses convulsions,
Le vieux chaos mugit sous les créations ;
La nature en travail écume dans sa chaîne,
Et le vent inconnu qui souffle de la plaine,
Comme ce cri d’adieu que l’Egypte rêva,
Passe sur les cités, disant : « L’homme s’en va !… »

C’est le commencement de la grande agonie !
Mourons ! les temps sont clos et la tâche est finie !
Montez tous à la fois, océans irrités !
Astres, détachez-vous des cieux épouvantés !
Et vous, formes de l’être, à jamais disparues,
Gigantesques débris que heurtaient les charrues,
Pressez-vous sur la terre, et dans vos lits poudreux,
Faites nous une place, ô frères monstrueux !…


VI

Tout ce qui fut la terre a disparu dans l’onde ;
Les grands flots ont roulé sur le sommet des monts,
Et le vieux lit des mers, où germe un autre monde,
Sous le soleil nouveau sèche ses noirs limons.


Des peuples qui vivaient les clameurs sont éteintes ;
Un bruit mystérieux frissonne dans les airs ;
L’éternel océan, de ses molles étreintes,
Caresse le berceau du naissant univers.

Près de la tombe immense où dort la race humaine,
Cherchant dans les débris un nid pour ses amours,
La nature s’éveille, impassible et sereine,
Et le temps sans pitié recommence les jours !

Comme un grand nénufar, le soleil immobile
Sur les vagues de l’aire entr’ouvre sa beauté,
Et son calice d’or fait, dans l’azur tranquille,
Tomber la transparence et la sérénité.

La lumière, en tous lieux, semble une eau qui circule,
Les contours sont noyés dans les rayonnements,
Et le jour sans nuage est comme un crépuscule,
A force de splendeurs et d’éblouissements.

Sur le monde enivré glisse une haleine chaude ;
On dirait qu’on entend, au réveil matinal,
Quand les bois font vibrer leurs feuilles d’émeraude,
Sonner joyeusement des notes de cristal.

L’escarboucle flamboie aux crêtes des collines,
De rubis empourprés les vallons sont couverts !
La brise, en balayant le sable des ravines,
D’or et de diamants poudre les gazons verts.


Le fleuve diaphane, où boivent les gazelles,
Comme un souffle subtil effleure les roseaux,
Et son lit de topaze, aux blondes étincelles,
Semble un feu pétillant qui brûle sous les eaux.

O splendide univers qu’ont rêvé les vieux âges !
Le monde a fait un pas, tout ensemble a monté,
L’être, comme un oiseau, plus libre dans ses cages,
Jette au soleil levant un cri de volupté !…

L’arbre frémit d’amour sous son écorce grise ;
La sève a, comme un sang, des battements joyeux ;
Et répétant le mot apporté par la brise,
Les feuillages émus chuchotent dans les cieux.

Des prés, des ruisseaux clairs, des corolles écloses
Les arômes flottants s’échappent à la fois ;
Dans les parfums épais monte l’âme des choses,
L’air s’emplit de rumeurs et de confuses voix ;

Entr’ouvrant leurs yeux d’or, mille fleurs éveillées
Regardent doucement à travers les buissons,
Pendant que les oiseaux, sous les branches mouillées,
Pour le maître attendu commencent leurs chansons.

Il vient dans la lumière ! il vient dans l’harmonie !
A l’horizon lointain sa grande ombre a passé !
Et, le sentant venir, la terre rajeunie
Tremble comme la vierge au bruit du fiancé !


Il bondit sur les monts, tel qu’un chamois rapide,
Il nage dans l’azur, aux grands aigles mêlé,
Il marche au fond du fleuve, et sa forme splendide
Luit à travers les flots comme un ciel étoilé.

Son front calme est pareil à la mer sans tempête ;
Un son mélodieux de ses lèvres a fui,
Et, comme la crinière ardente des comètes,
Ses cheveux flamboyants traînent derrière lui.

Sur ton aile, ô désir, il franchit la distance ;
Un regard de ses yeux perce l’immensité ;
Il a l’instinct sublime et la sagesse immense,
Sa force est dans sa grâce et dans sa volonté.

A l’être universel il va trempant sa vie !
Ses sens multipliés font son esprit meilleur,
Et le débordement de son âme ravie
Retourne, en flots d’amour, au monde extérieur.

O terre, il a compris tes clameurs éternelles,
Il sait quels mots profonds tu caches ici-bas,
Sous ce langage obscur des choses naturelles
Qu’avec ses sens grossiers l’homme n’entendait pas.

Il marche, comme un roi, par les belles campagnes,
Montre aux daims haletants les ruisseaux écartés,
Fait un signe à l’abeille, ou va sur les montagnes
Calmer le grand combat des lions irrités.


Il a pour compagnon des animaux superbes
Qui, sur les sables fins, suivent ses pas aimés,
Et la petite fleur se hausse dans les herbes,
Pour lui dire en passant ses rêves embaumés.

Le monde est son ami, n’étant pas son esclave ;
Des éléments jaloux la colère s’endort ;
Sur le cratère obscur ou glapissait la lave,
Des essaims bourdonnants tournent en cercles d’or.

Les troupeaux, répandus dans les grands pâturages
Maître inassouvi, ne craignent plus la faim ;
Seul le souffle du soir, agitant les feuillages,
Fait tomber les fruits mûrs au gazon du chemin.

De lumière et d’amour la vie est altérée :
Joyeuse, elle s’assoit à son banquet vermeil,
Et dans le bleu saphir de la coup éthérée
Boit, comme un miel divin, les rayons du soleil.

Salut ! être nouveau ! génie ! intelligence !
Forme supérieure, où le Dieu peut tenir !
Anneau mystérieux de cette chaîne immense
Qui va du monde antique aux siècles à venir.

A toi les grands secrets qui, dans l’ombre et le vide,
Echappaient, comme un rêve, à l’homme épouvanté.
A toi les doux pensers glissants au front limpide,
Comme des cygnes blancs sur un lac argenté.


A toi les bois touffus, les coteaux, les vallées,
Et tout ce qu’on regrette avec de vains efforts,
Lorsque le souvenir des heures écoulées,
A travers les tombeaux, filtre au cœur froid des morts.

Ce n’est pas le vent seul, quand montent les marées,
Qui se lamente ainsi dans les go‘mons verts…
C’est l’éternel sanglot des races éplorées !
C’est la plainte de l’homme englouti sous les mers !

Ecoute ces clameurs de l’océan sans bornes
Qui raconte à la nuit ses épouvantements ;
Tu frémiras un jour, quand, sur les grèves mornes,
La vague apportera nos pâles ossements.

Ces débris ont vécu dans la lumière blonde.
Avant toi, sur la terre, ils ont marqué leurs pas.
Contemple avec effroi ce qui reste d’un monde,
Et d’un pied dédaigneux ne les repousse pas !

C’était le peuple ardent, la race échevelée
Qui lançait son désir à l’assaut de tes droits.
Pour atteindre d’avance à ta sphère étoilée,
Nos cœurs impatients brisaient nos corps étroits.

Nous les voulions aussi, tes destins magnifiques !
Pour loger ton bonheur, ô frère glorieux,
Le penseur a bâti des cités pacifiques,
Le poète a rêvé des îlots merveilleux.


Ils allaient réveillant les âmes assoupies,
Ils montraient de la main l’horizon souhaité,
Et sous le manteau d’or des saintes utopies
Le monde à son déclin couvrait sa nudité !

Ils ont bu la ciguë et vidé les calices,
Sur le gibet infâme on a cloué leurs chairs ;
Mais ils te souriaient au milieu des supplices,
Et sont morts l’œil fixé sur ton calme univers !

Ne les méprise pas ! les destins inflexibles
Ont posé la limite à tes pas mesurés :
Vers le rayonnement des choses impossibles
Tu tendras, comme nous, des bras désespérés.

Ne les méprise pas ! tu connaîtras toi-même,
Sous ce soleil plus large étalé dans tes cieux,
Ce qu’il faut de douleur pour crier un blasphème,
Et ce qu’il faut d’amour pour pardonner aux dieux !

Tu n’es pas le dernier ! d’autres viennent encore
Qui te succéderont dans l’immense avenir !
Toujours, sur les tombeaux, se lèvera l’aurore,
Jusqu’au temps inconnu qui ne doit pas finir.

Et quand tu tomberas sous le poids des années,
L’être renouvelé par l’implacable loi,
Prêt à partir lui-même au vent des destinées,
Se dressera plus fort et plus brillant que toi !