Feu de paille, scène de la vie à la campagne
FEU DE PAILLE
MONSIEUR DAVOY, soixante ans.
MONSIEUR DE QUEYREL.
MONSIEUR VALERY.
MADAME DE QUEYREL, vingt-cinq ans.
MADAME VALERY, vingt-deux ans.
MADAME DAVOY, cinquante ans.
UN DOMESTIQUE.
Scène première.
Moi, j’y ai renoncé à cause du poids. Que voulez-vous, j’en serais devenue folle !
Vous avez parfaitement bien fait.
Mon mari avait beau me dire : Mais c’est charmant, très distingué, etc… j’y ai renoncé, d’autant plus que je suis très sujette aux névralgies. Vous n’avez jamais de maux de tête ?… J’en ai d’atroces ! Enfin chacun porte sa croix, n’est-il pas vrai ? Je mourrai d’une névralgie, j’en suis convaincue.
Mais que dites-vous donc là ? Cela n’est pas sérieux au moins ? Mourir ! est-ce que vous y pensez ?
Si j’y pense ! Il ne se passe pas de jour que l’idée de la mort ne me traverse l’esprit. Pour moi, c’est une… distraction.
Est-ce possible ? Ah ! que vous devez être malheureuse, ma chère amie…
Pas du tout. Que vous êtes enfant ! (Avec un ton persuasif.) C’est dans mon tempérament. Je suis faite comme cela ; j’ai l’esprit extrêmement sérieux.
Moi aussi, quelquefois, j’ai des momens de… oh ! oui… Je n’avouerais pas cela à tout le monde au moins !… Quelquefois je…
Dieu ! que vous êtes gentille et que je vous aime ! Si je vous disais que depuis mon enfance je cherche une amie… Mais je ne veux point vous interrompre.
Eh bien ! quelquefois il me vient des idées si tristes, si tristes, que je sens mes yeux pleins de larmes.
Pauvre mignonne !
Et puis, quand je veux me rendre compte pour tâcher de me consoler, impossible de me rappeler la cause de mon chagrin. C’est peut-être une des choses les plus pénibles qu’on puisse imaginer : on cherche, on cherche, on ne trouve rien, et cependant on pleure toujours.
Justement, c’est ce qui m’arrive aussi. Est-ce étonnant, cette similitude de caractère ! Ah ! ma belle, que la vie est peu de chose quand on y pense sérieusement !
C’est bien vrai, ce que vous dites là.
Vous me croirez si vous voulez, mais je ne tiens pas plus à l’existence… Ah ! grand Dieu ! c’est ce que me disait toujours mon père avant mon mariage… J’ai tout à fait l’organisation de mon pauvre papa ; j’ai ses goûts, ses idées, tout, jusqu’à ses vilaines migraines.
Je comprends alors parfaitement que vous ayez renoncé au…
Parbleu ! La santé avant tout, n’est-ce pas ? Il y a des folles qui par coquetterie se feraient couper le bras ; moi, je ne sais pas ce que c’est que la coquetterie. C’est si bête ! On m’offrirait une couronne,… je n’exagère pas, une couronne, que je la refuserais pour éviter un mal de tête.
À vous avouer franchement, je ne trouve pas cela aussi lourd que vous le dites.
Quoi, une couronne ?
Non, le chignon natté dont vous parliez tout à l’heure. Vous me disiez que votre mari vous le conseillait ; est-ce que M. de Queyrel s’occupe beaucoup de votre toilette ?
Mais oui, pas mal ; … nous avons des discussions… Et le vôtre ?
Mon mari s’y intéresse fort, mais par boutades.
Ah vraiment ! Un magistrat ! C’est singulier, je ne l’aurais pas cru.
Quelles idées avez-vous donc sur les magistrats ?
Dame ! je ne sais comment vous dire cela… Sous beaucoup de rapports, je les crois semblables à tout le monde, et cependant il me semble qu’un homme qui porte une robe noire toute la journée, avec un bonnet carré…
Vous êtes folle, chère amie. Je vous jure qu’ils n’ont rien d’effrayant.
Il n’endosse jamais sa robe chez vous ?… Ça ne fait rien, l’idée de cette robe doit jeter un froid dans les relations.
Pas du tout, mais pas du tout… au contraire.
Ah ! que vous me faites du bien en disant cela ; je vous aime tant ! Tenez, voici notre cher hôte qui revient vêtu de blanc de la tête aux pieds. Il a l’air de sortir d’un fromage à la crème.
Vous le taquinez toujours, et vous avez bien tort, il est si bon.
Mais je l’aime de tout mon cœur, je vous jure.
Scène II.
Voici, mesdames, les deux plus belles roses du parc ; permettez-moi de faire leur bonheur en vous les offrant.
Qu’on apporte une culotte de satin blanc à M. Davoy, une paire de bas à jour, des boucles d’argent, des flots de rubans bleu de ciel… Comment osez-vous nous dire d’aussi jolies choses sans musique ?
Je regrette de n’en point avoir.
Est-elle bien ainsi ?
Adorablement… Un tout petit peu plus à gauche, si cela vous est égal… Ah ! c’est cela, parfait ! parfait ! n’y touchez plus. (À madame Valéry, qui elle aussi a placé la rose dans ses cheveux.) Délicieux… délicieux !
Savez-vous, cher hôte, que, si j’étais à la place de Mme Davoy, vos façons galantes de traiter vos invitées ne laisseraient pas que de m’inquiéter un peu.
Et qui vous dit, ma chère, que monsieur n’en use pas tout aussi courtoisement avec sa femme ? Il est des manières d’être qui sont naturelles à certaines personnes.
Oh ! Mme Davoy m’apprécie… (À part.) Je ne connais rien d’aussi charmant que de badiner ainsi avec de jolies femmes. Je craignais qu’avec l’âge ce plaisir-là ne fût moins grand pour moi. Eh bien !… Je ne comprends rien à cela. — Est-ce par malice ou par bonté que la Providence en agit ainsi ? est-ce pour me consoler de mes cheveux blancs ou pour me les rendre insupportables ?
Madame fait prier monsieur de venir un moment.
C’est bon, j’y vais. (Le domestique sort.)
Que murmurez-vous donc là ?
Je dis, hélas ! chères et jolies dames… (Ces deux dames s’inclinent en souriant.) je dis que toutes les galanteries d’un pauvre vieux bonhomme comme moi ne sont plus guère dangereuses, et qu’on doit les lui passer, puisque c’est le dernier moyen qui lui reste de se faire tolérer.
Tout cela est fort bien dit, mais je ne m’y fierais pas, et je suis sûre que Mme Davoy, qui vous apprécie, ne juge pas les choses ainsi que vous. Voyons, supposez par hasard que M. Valery…
Oh ! ne mettez pas mon mari en scène, je vous en prie.
Pour un instant seulement, j’en aurai grand soin. Supposez donc que M. Valéry aille offrir une rose à Mme Davoy…
À ma femme ! C’est inadmissible.
Laissez-moi continuer. Inadmissible ! qu’en savez-vous ? Supposez que M. Valéry vienne offrir une rose à Mme Davoy, et lui dise avec un de ces sourires dont notre cher hôte a le secret : Sur ma prière, chère madame, accordez à cette rose la faveur de mourir dans vos cheveux.
Quelles folies vous dites-vous là !
C’est très sérieux. Il ne faut pas plaisanter avec les choses du cœur. Si M. Valéry faisait ce que je viens de dire, M. Davoy, j’en suis sûre, serait furieux, et il aurait bien raison.
Vous êtes méchante.
Moi méchante ! mais vous voyez bien que je plaisante. Tenez, venez vous asseoir ici, nous vous ferons une petite place, et nous causerons un peu gravement.
Très volontiers. (Il prend place entre ces deux dames.)
Vous seriez bien aimable, si vous vouliez me tenir un écheveau de soie.
Mais nous oublions que Mme Davoy a fait demander son mari ; il s’agit peut-être d’une chose importante.
Oh ! soyez sans inquiétude, j’irai dans un instant. Ma femme me fait souvent demander ainsi, je la connais.
Elle a peur de vous laisser seul ; elle craint peut-être que vous ne tombiez dans le bassin ?
Ce n’est pas précisément cela, mais pour mille petites choses elle est indécise et désire avoir mon avis.
Oh ! je comprends tout à fait cela. Je voudrais être ainsi avec mon mari.
Cela pourtant a bien des inconvéniens (À part.) pour le mari.
Vous m’étonnez beaucoup. J’avais cru au contraire que Mme Davoy devait avoir un caractère très décidé.
Moi aussi, je l’aurais cru.
Eh bien ! voilà. Oui, sans doute, on le croirait. (À part.) Puis-je leur avouer que ma femme est tout simplement jalouse comme un tigre ? À son âge ! (Haut.) Elle a un cœur d’or, mais une grande indécision.
Scène III.
Ne vous dérangez pas, je vous en conjure, monsieur.
Ah ! c’est juste, vous m’avez fait demander, chère amie. (Bas.) Qu’est-ce que tu me veux ? (Haut.) Mille pardons, j’allais vous rejoindre.
Je veux te parler.
Eh bien ! parle.
Mettez-vous donc en colère, vous en brûlez d’envie !
Je suis à vos ordres, ma bonne amie.
Depuis huit jours, ne pas le quitter de l’œil, le suivre pas à pas, veiller sur lui comme une mère veille sur son enfant, ressentir toutes les angoisses de l’épouse menacée dans sa tendresse, sentir la foudre au-dessus de sa demeure, et sourire à ses hôtes, passer ses nuits à chercher une façon polie de les mettre à la porte, et n’en pas trouver ! Oh ! la campagne, la campagne ! (Haut.) Veuillez m’offrir votre bras, on vous attend. Ces dames vous excuseront, n’est-ce pas ?
Vous ne serez pas trop longtemps, monsieur Davoy. (Monsieur et madame Davoy sortent en causant avec animation.)
Scène IV.
À son âge, c’est prodigieux ! Quel exemple ! qu’en dites-vous ? Quel exemple !
Je ne vous comprends pas, que voulez-vous dire ?
Je dis : Quel exemple à éviter que celui de madame Davoy ! N’avez-vous pas remarqué qu’elle est dévorée par la jalousie ?
Fameux morceau pour la jalousie !
Oh ! ne riez pas, ma chère ; elle est bien à plaindre, la pauvre femme ! J’ai ce défaut-là en horreur !
Et vous avez bien raison. C’est un mal qui ronge.
C’est sot, c’est niais, c’est inutile, c’est la plus monstrueuse des infirmités. Tenez, je vous le dis franchement, si on m’avait donné à choisir entre deux hommes, l’un boiteux, l’autre jaloux, je vous jure que j’aurais pris le boiteux.
Cependant un boiteux !…
Il fourre un jeu de cartes dans sa botte, et tout est dit, tandis qu’un jaloux !…
Je ne vous dis pas ; cependant il y a peut-être des distinctions à faire : ainsi, tenez…
Du tout, du tout, aucune distinction. Un défaut est un défaut ; on doit le détester sous quelque forme qu’il se présente.
Sans contredit ; mais supposez par exemple…
Non, non, c’est une faiblesse que de transiger avec sa conscience et de dire : Ceci est mal dans telle circonstance et bien dans telle autre.
Voyons, réfléchissez : voilà une femme qui adore son mari, — je prends la première venue…
Supposons, je ne demande pas mieux.
Elle adore son mari, qui de son côté est un homme aimable, élégant, joli garçon…
… Magistrat et possède des favoris blonds… Très bien.
Vous êtes méchante. Il ne s’agit pas de mon mari,
Je plaisante, allez toujours.
Je n’ose plus, si vous croyez que je prêche pour mon saint.
Mais non, votre saint est en dehors de la question.
Voilà donc un mari qui va beaucoup dans le monde, y est fort accueilli, fêté ; les femmes l’entourent, le flattent, le lorgnent… Qu’est-ce que vous voulez que fasse…
Ce pauvre saint au milieu de tout cela ?
Vous riez, vous croyez que je plaisante ? Eh bien ! moi, j’ai vu de ces choses-là dans le monde… Il y a de vieilles coquettes qui n’ont pas honte de s’acharner après un jeune homme, de le harceler (Elle s’anime.) jusqu’à ce qu’elles aient attiré son attention, qu’elles aient obtenu de ce pauvre malheureux une contredanse, ou un sourire, ou un compliment… Savez-vous ce qu’on devrait faire à ces vieilles femmes-là ? — On devrait les fouetter jusqu’au sang.
Il y en a bien quelques-unes de jeunes dans le nombre.
Les jeunes aussi sont à fouetter. Croyez-vous maintenant, ma chère amie, que, lorsqu’une jeune femme voit son mari dans des positions comme celles-là, elle ne doit pas éprouver un sentiment,… enfin un sentiment… Écoutez donc, ma chère, on tient à ce qu’on a.
Mais c’est de la jalousie, cela !
Si vous appelez ce sentiment-là de la jalousie !…
Dame…
Écoutez…
Non pas, permettez ; le…
Vous m’empêchez de parler.
En aucune façon, seulement…
Vous voyez bien !
Je vois que vous êtes jalouse, voilà ce que je vois.
Non, non, cent fois non. Je ne suis pas jalouse ; je respecte trop mon mari pour que cela me soit possible. J’éprouve ce que toutes les femmes éprouvent, rien de plus, ce que vous éprouveriez vous-même.
Oh ! par exemple, vous me connaissez bien peu… Je verrais M. de Queyrel sur le seuil d’un sérail que je serais aussi tranquille…
Vous vous feriez passer pour une femme qui n’a pas de cœur.
Cela prouve tout simplement que je suis sûre de lui.
Moi aussi, je suis sûre de mon mari ! Croyez-vous pas ?… est-ce que jamais une pensée semblable ?… Ah ! mais c’est qu’aussi vous vous lancez dans les extrêmes !… Sûre de mon mari ! Je sais bien, n’est-ce pas ? qu’il est incapable d’un crime.
Un magistrat ! Il ne manquerait plus que cela ! (On aperçoit ces trois messieurs, qui se sont arrêtés devant la fenêtre restée ouverte, et qui écoutent jusqu’à la fin de la scène.)
J’ai autant de confiance dans M. Valéry que vous pouvez en avoir dans M. de Queyrel, je vous prie de le croire.
Je ne vous dis pas, mais j’ai plus de calme que vous, moi. Je raisonne mes passions, voilà pourquoi j’ai plus de calme.
En dépit de tout votre calme, ma chère amie, le jour où vous verriez une femme regardant M. de Queyrel d’une certaine façon, vous seriez…
Jalouse ? Ah ! grand Dieu !
Non, pas jalouse ; je vous estime trop pour vous croire capable d’un pareil écart ; mais vous éprouveriez ce sentiment dont je vous parlais tout à l’heure, sentiment que je ne me charge pas de vous expliquer… C’est nerveux.
Vous vous trompez. On peut regarder mon mari de toutes les façons possibles sans me troubler le moins du monde.
Oh ! que je ne crois pas cela !
C’est bien simple, essayez.
Cela serait une épreuve pour rire, entre nous…
Épreuve pour rire que vous ne supporteriez pas, vous, ma chère.
Me prenez-vous pour une petite fille ? Oh ! soyez aimable avec George tant qu’il vous plaira… (Petit sourire jaune.)
Faites les yeux doux à Ernest, si bon vous semble. (Même petit sourire. — Elles travaillent avec ardeur pendant un instant.)
Ah ! tenez, nous disons là des folies. Embrassons-nous, et parlons d’autre chose.
Très volontiers. (Elles s’embrassent.) C’est qu’aussi vous avez des idées si drôles !…
Ah ! pardon, c’est de vous, l’idée.
L’idée de…
Vous me faites rougir… Sommes-nous enfans !… (un silence.) Où sont donc mes ciseaux ?
J’ai là un canevas qui me fait damner !
Qui est-ce qui vous dessine vos tapisseries ?
Qu’est-ce que vous dites ?
Je ne sais plus… Qu’est-ce que je disais donc ? (Elles se regardent et éclatent de rire.) Savez-vous qu’il y a des femmes que l’épreuve pour rire tenterait,… deux femmes qui seraient bien sûres l’une de l’autre.
Ah !… assurément.
Ah !… c’est positif.
Scène V.
Il m’a échappé, et il n’est point ici ! (Haut, avec douceur.) Toujours travaillant, mesdames ?
Et bavardant aussi.
Vous n’avez ?… C’est charmant ce petit ouvrage que vous faites.
N’est-ce pas ?
Vous n’avez pas vu mon mari ?
Mais c’est vous-même qui venez de nous l’enlever il n’y a qu’un instant.
Qu’un instant ! il y a un siècle ! (Haut.) Je ne m’explique pas parfaitement la malice de votre sourire ; il n’y a rien de fort extraordinaire à ce que j’aie besoin de consulter mon mari.
Assurément.
Ah ! vous aussi, madame ! Je vois que vous êtes toutes deux en fort belle humeur, et je me retire de peur de faire ombre au tableau. — (À part.) Il a des cheveux gris, je ne le nie pas, mais quelle garantie m’offrent ces cheveux gris ? Il est désœuvré, faible, enthousiaste, capable d’obéir aux moindres influences,… et c’est lui qui les a invitées ! Pourquoi m’échapper ?… Ah ! le voici. Je me disais bien qu’il ne pouvait être loin.
Scène VI.
Comment, mesdames, pouvez-vous rester ici quand il fait si beau temps dehors ? Que ne venez-vous au bord de la rivière, à l’ombre des vieux saules ? L’herbe y est épaisse et fine, et l’on y cause au frais. N’est-ce pas, messieurs, qu’on est bien là ? Nous en arrivons.
L’endroit est délicieux ; le murmure de ces roseaux que le courant caresse…
Il n’y a pas de roseaux.
Il vous vient là un vague besoin de rêverie et de pêche à la ligne.
Eh bien ! c’est cela, allons pêcher, n’est-ce pas, mesdames ? Cela sera charmant. C’est une excellente idée.
Vous savez que j’ai fait briser les lignes à pêcher ?
Tiens, tu étais donc là ?
Oui, monsieur, oui, je suis là ; voilà une heure que je vous cherche !
Comment, tu me cherches depuis une heure, et il n’y a pas dix minutes j’étais avec toi ! Tu exagères, ma bonne amie.
Avouez qu’il est bien surprenant alors qu’en dix minutes vous ayez eu le temps d’aller jusqu’aux saules et d’en revenir.
Chut ! ne parlez pas si haut.
Que veulent dire toutes ces cachotteries, ces mystères ?
Je t’expliquerai cela plus tard…
Il faut que j’aie la patience d’un ange !
Bravo ! ces dames consentent à venir.
Offrez votre bras à ma femme, Valéry.
Madame Davoy vient avec nous au moins ?
Et pourquoi n’irais-je pas, madame ?
Vous me promettez que nous n’entrerons pas dans le bateau ?
Ah ! que vous êtes poltronne, ma chère ! (Elle se dirige vers la porte.) Vous nous suivez ?
Je suis à vous, mais pas de bateau !
Je suis à vos ordres, mon cher. (M. Valery et madame de Queyrel sortent, puis M. et madame Davoy.)
Scène VII.
Comment, madame, vous avez peur de l’eau à ce point-là ?
Une peur extrême, je l’avoue franchement ; écoutez donc, je ne sais pas nager. (À part.) Je suis sûre qu’en ce moment-ci Mme de Queyrel commence à s’impatienter de ne pas nous voir arriver… Mais pourquoi ne viennent-ils pas ? c’est singulier, doit-elle se dire… Je la vois d’ici. Elle a beau s’en défendre, elle est terriblement jalouse !… Beaucoup plus que moi, je le parierais. Avant deux minutes, elle va apparaître. Ah ! ah ! (Haut.) Je vous demande mille pardons de vous faire attendre, cher monsieur, mais toutes ces laines s’embrouillent tellement lorsqu’on les abandonne ! On laisse des écheveaux, on retrouve une perruque.
Si vous craignez autant les bateaux, chère madame, il serait infiniment plus sage de ne point aller là-bas et de rester ici à l’ombre.
Plaisantez-vous ? Ils nous attendent. (À part.) Seulement il y a entre nous deux cette différence, que moi je conviens de mes faiblesses, tandis qu’elle n’avouera jamais sa jalousie. (Haut.) Veuillez prendre mon ombrelle, qui est près de la porte sur un fauteuil ; voilà qui est terminé. (Négligemment.) Est-ce que vous êtes jaloux, monsieur de Queyrel ?
Oh ! mille pardons ! Suis-je assez maladroit ! Ces choses-là n’arrivent qu’à moi ! Permettez que je répare le mal. (Il se baisse pour ramasser les laines.)
Il ne nous manquait plus que cela ! Je suis sûre qu’ils sont déjà au bout de la pelouse !… (Haut.) Prenez garde de marcher sur mes ciseaux… Grand Dieu ! vous écrasez mon dé…
Ne craignez rien, c’est l’affaire d’un instant.
Vous ne m’avez pas répondu tout à l’heure.
M’aviez-vous fait une question ?
Oh ! je vous demandais tout simplement si vous croyez à la jalousie. N’est-ce pas que c’est une affreuse maladie ? Ah ! l’horreur.
Vous êtes bien sévère, c’est la faiblesse des gens qui aiment.
À la bonne heure.
C’est un malaise du cœur dont l’excès peut faire souffrir, mais dont la cause est toujours respectable. Rien de ce qui touche à l’amour n’est une laideur, rien, madame.
Bien, très bien. (À part.) Si sa femme l’entendait ! (Haut.) C’est justement là ce que je voulais vous faire dire.
Qu’est-ce donc, je vous le demande, que cette curiosité charmante, cette inquiétude si naturelle qui vous fait frissonner pendant l’absence de celui qu’on aime ? Il n’est plus là, mais on le voit encore avec les yeux de l’âme, on le suit, on marche à ses côtés. Il n’est absent qu’à moitié, on vit encore en lui. Non, ce n’est pas une maladie que ce merveilleux dédoublement de soi-même. C’est la tendresse en personne qui vous pousse le coude pour vous tenir éveillé.
Comme vous plaidez bien ! C’est là justement ce que je pensais ; seulement je n’aurais pas su m’expliquer, tandis que vous trouvez des expressions charmantes. (Avec une nuance de coquetterie.) On voit que vous avez le sentiment des choses délicates.
C’est la petite épreuve pour rire qui commence. (Haut.) Je me doutais bien que nous devions nous entendre. Voyez comme tôt ou tard les sympathies cachées se manifestent.
Comme il m’a regardée ! (Haut.) Voulez-vous maintenant m’offrir votre bras et venir rejoindre ces dames ?
Oh ! chère madame, on est si bien ici, et le soleil est si chaud ! Vous savez que nous avons un désert à traverser ?
Mais non, qu’importe ? Il faut aller les rejoindre.
Ne le disiez-vous pas vous-même à l’instant, la causerie est délicieuse entre gens qui sympathisent et qui se comprennent ?
Je ne crois pas avoir rien dit de cela.
Oui, oui, nous avons les mêmes idées en mille choses ; causons un peu, vous allez voir. Nous ne saurions être indifférens l’un à l’autre, j’en réponds. Depuis longtemps, je vous avais devinée. Hum !… hum !… La nature physique n’est-elle pas un reflet de la nature morale ? et n’entrevoit-on pas l’âme des personnes dans…
Partons, je vous en prie, partons.
… L’âme des personnes dans leur regard, leur geste, leur voix ? J’ai toujours pensé que la beauté du corps correspondait forcément à quelque qualité de l’esprit ou du cœur. N’êtes-vous pas de mon avis ?
Mais je ne sais pas du tout. Comment voulez-vous que je sache cela ? (À part.) Qu’a-t-il donc, mon Dieu, qu’a-t-il donc ?
Ne revenez pas, je vous en prie, sur un bon mouvement. Laissez-moi croire que par vos paroles de tout à l’heure, bien faites pour m’émouvoir, vous en conviendrez…
Mais quelles paroles ?
Vous m’invitiez à vous ouvrir mon cœur…
Je n’ai rien dit du tout, monsieur. (À part.) Je crois qu’il perd la tête.
Votre confiance attire la mienne. Je me sens à vos côtés comme auprès d’une amie. J’ai compris votre doux sourire… Ne vous en alarmez pas ! Votre regard m’a inondé de joie, vous en repentez-vous donc ? et la charité pour vous n’est-elle qu’une occasion de remords ? Non, non ! tout, jusqu’au timbre harmonieux de votre voix, me donne confiance et m’invite à parler. Je parlerai, madame, je parlerai. Je vous raconterai mes douleurs, car j’en ai ressenti. Je vous dirai ma vie…
Je vous en prie, monsieur !
Vous doutez de ma sincérité ? Oh ! je vous le jure, je vous la dirai toute entière, et dans vos deux mains blanches je déposerai mon pauvre cœur… (À part.) Je patauge un peu… (Haut.) mon pauvre cœur blessé.
Taisez-vous, monsieur, mais taisez-vous donc ! Je ne comprends pas un mot de ce que vous dites. Vous interprétez tout à fait de travers mes intentions et mes sentimens, et, si je ne supposais que vous plaisantez, tout cela serait en vérité d’une… inconvenance… dont je ne veux plus me souvenir. Mais partons, partons immédiatement.
Oh ! pardon, chère madame. Si mes paroles vous blessent, oubliez-les… (Il lui prend la main.) de grâce, oubliez-les. (Il embrasse la main.) Pardon, pardon ! (Il embrasse encore.)
Retirez-vous !… retirez-vous. Ah ! mon Dieu ! mais il est fou !… mais il est fou ! Qu’ai-je donc pu lui dire ?… Quelle aventure !
Je me retire, madame.
Scène IX.
Justement ces messieurs vous cherchent ; allez les rejoindre, ils sont de ce côté. (Sort M. de Queyrel. — Ces deux dames, fort animées toutes deux, semblent chercher un moyen détourné d’entamer la conversation.)
Vous n’avez pas été jusqu’à la rivière, à ce que je vois ?
Vous voyez parfaitement juste, ma belle. Non, je n’y suis pas allée, et vous non plus, je m’imagine. En la compagnie de certaines personnes, la promenade ne saurait durer longtemps, et l’on doit y couper court au premier détour du chemin.
Qu’est-ce ? À qui donc en voulez-vous ? L’aigreur de vos paroles n’est pas sans m’étonner beaucoup. N’est-ce pas mon mari qui vous accompagnait ? Dans ce cas, vous devez comprendre ce qu’ont de blessant pour moi tous vos sous-entendus.
Si fort que vous puissiez être blessée, — ce que je regrette infiniment, — par ces sous-entendus, vous aurez peine à l’être autant que je le suis moi-même par les choses que je veux sous-entendre.
Que vous… voulez sous-entendre !… Mais vous le prenez sur un ton, madame, que je ne peux admettre. Vous feriez croire en vérité à des… étrangetés qui ne sont ni dans les goûts ni dans les habitudes de mon mari.
N’ajoutez rien, madame. Votre mari est un saint, c’est convenu.
Je n’en dirai pas autant du vôtre, qui n’en est pas un, je puis vous l’affirmer.
Le détour est habile, et vous vous entendez à désarmer les gens. Je ne vous aurais pas cru, jeune comme vous l’êtes, autant d’adresse et de sang-froid. Mon mari n’est point un saint, dites-vous ; mais il n’en affecte pas les allures, grâce à Dieu, et, loin de m’étonner, vous me ravissez, ma chère.
Votre ravissement n’est que l’écho du mien. Je ne puis m’empêcher de rire à l’idée des légèretés que mon mari a dû vous débiter.
Vous êtes d’humeur accommodante, mais, en face de certains… badinages, j’ai moins de philosophie que vous n’en prouvez, et, si je savais que mon mari vous a baisé la main en se jetant à vos pieds,… j’en serais émue, je ne le cache pas.
Soyez donc émue tout à votre aise, car M. de Queyrel a précisément fait la chose que vous dites.
C’est impossible ! J’exige que vous vous expliquiez. Où cela ?… Quand ?
Ici même, à l’instant. Et vous prétendez toujours que mon mari…
M’a manqué de respect d’une façon identique, il n’y a pas dix minutes, là-bas, en traversant le bosquet.
Vous vous moquez apparemment ? Ah ! ah ! ah !
Ce que vous dites, ma chère, n’a pas le sens commun ! Ah ! ah ! ah ! (Toutes deux presque en même temps se détournent et s’essuient rapidement les yeux. — Silence.)
Tout cela est indigne, oui, madame, indigne !
J’allais précisément vous le dire. (Elles vont s’asseoir l’une à gauche, l’autre à droite de la scène, fort émues et s’essuyant les yeux.)
Scène X.
Ah ! grand Dieu, mesdames, qu’il fait chaud !
Très chaud.
Oui, très chaud.
Nous nous sommes donc tous perdus ! Mais qu’avez-vous ? Vous paraissez…
Je n’ai rien. Portez vos consolations à madame, qui sans doute en a plus besoin que moi.
Qu’y a-t-il, dites-moi ? Vos yeux sont humides, chère madame, cela est donc sérieux ?
Je viens de rire aux larmes, rien de plus. C’est aussi simple que cela. Voilà pourquoi j’ai les yeux humides… Madame a des histoires qu’elle raconte si gaîment ! (Monsieur Davoy fait deux pas vers madame de Queyrel.)
Vos histoires à vous, madame, sont tout aussi piquantes que les miennes.
Voyons, voyons…
Tout aussi piquantes que les miennes ! ma gaîté baisse pavillon devant la vôtre.
C’est trop de bonté, je vous rends grâce. (M. Davoy se retourne vers madame Valéry.)
Il n’y a pas de quoi !
Je fais de mon mieux pour égayer les gens ; mais vous y excellez aussi.
De grâce, mesdames, mes chères dames, calmez-vous, je vous en conjure.
Madame a sans doute des raisons excellentes pour ne point se calmer immédiatement.
Je me calme quand il me plaît, madame.
Vous êtes bien heureuse, moi, je me calme quand je peux.
Chacun fait suivant ses moyens.
Ah ! mon Dieu ! je commence à comprendre. Je suis navré, véritablement navré. Je sais maintenant la cause de votre irritation. Si j’avais pu prévoir cela ! mais en vérité…
Vous dites ?
Je dis, chères dames, qu’il n’y a dans tout cela qu’un petit malentendu dont je sourirais, si je n’avais crainte de vous…
Mon Dieu, ne souriez pas et parlez.
Expliquez-vous nettement.
Voici ce que c’est… En vérité j’ai peur d’être indiscret ; voici la chose… Nous sommes bien seuls ? (Il attire ces deux dames vers le canapé où il s’assoit entre elles deux.)
Ce bon monsieur Davoy !
Ce cher hôte !
Figurez-vous que c’est la chose du monde la plus simple ; vous allez en rire aux larmes. En deux mots…
Promptement, n’est-ce pas ?
Sans tarder, cher monsieur.
Faut-il au moins le temps de se recueillir. Pour parler clairement, il est nécessaire de ne se point presser. Voyons, causons comme trois bons amis. (À madame de Queyrel.) M. Valéry, n’est-il pas vrai, madame, vous a baisé la main… avec passion ?
Qu’en savez-vous ? On ne peut pourtant pas accuser les gens sans fournir les preuves.
C’est évident.
Ah ! cela change tout à fait la question. Si M. Valéry n’a point embrassé avec passion la main de Mme de Queyrel, il n’y a pas seulement négligence de sa part, permettez-moi de vous le dire, il y a quelque chose de plus grave.
Vos plaisanteries sont tout à fait hors de propos.
Permettez, je ne plaisante pas. Alors même qu’il s’agit d’un badinage, je trouve qu’on doit être esclave de sa parole. Songez donc que la parole donnée est la sécurité des transactions ! C’est le crédit lui-même, c’est la garantie la plus sérieuse de la vie sociale. Vous comprenez bien que, M. Valéry n’ayant pas tenu ses engagemens, M. de Queyrel, qui a loyalement rempli les siens,… ne m’interrompez pas, c’est-à-dire a baisé avec ivresse la main de Mme Valéry…
L’avez-vous vu de vos yeux ?
Laissez-moi achever. M. de Queyrel donc, qui a rempli ses engagemens, se trouve dans une position extrêmement embarrassante et tout à fait fausse.
Et moi, je vous dis que mon mari ne s’est jamais oublié au point de… pauvre ami !
Ah ! permettez ! mettons alors que je n’ai rien dit. Si aucun de ces messieurs n’a fait ce qu’il s’était engagé à faire, je n’ai plus rien à dire. Je suis même confus. Mille pardons ! C’est moi qui me trouve dans une situation très délicate. Parlons d’autre chose. À la place de ces messieurs, j’aurais agi franchement.
Pour l’amour de Dieu ! expliquez-vous clairement.
Il faut que tout cela ait une fin. Eh bien ! oui, M. Valéry a été tout à l’heure avec moi d’une légèreté…
Qui n’a d’égale que l’inconvenance de M. de Queyrel.
À la bonne heure, j’aime mieux cela, tout est pour le mieux.
Comment cela ?
Vous ne le direz pas ? Eh bien ! tout cela était arrêté d’avance entre ces deux messieurs.
Que nous contez-vous là, ce serait une petite infamie !
Une grosse, à coup sûr ; mais vous leur en aviez donné l’idée vous-mêmes, chères belles dames. M. Valéry soutenait qu’il était incapable de jalousie ; M. de Queyrel affirmait qu’il était également invulnérable. Eh bien ! mon cher, dit l’un des deux, je parie qu’au premier mot de galanterie qu’on adresserait à votre femme vous seriez hors de vous. — Essayez, répondit l’autre. — À la condition que vous essaierez vous-même. — C’est convenu. Et voilà comment il se fit que ces deux messieurs échangèrent leur parole.
Et vous avez toléré chez vous de semblables folies ?
Mais, dame ! oui, puisque j’étais juge du camp. (Ces dames se regardent d’un air contraint et finissent par éclater de rire en compagnie de M. Davoy.)
Scène XI.
Je vous cherchais, mon ami.
Mais, ma chère, tu passeras donc ta vie à me chercher ? Attache-moi donc un grelot au cou une bonne fois, et prends-moi mesure d’un collier.
Vous êtes étincelant d’esprit, je ne le nie pas ; mais ne serait-il pas temps de m’expliquer enfin ce que signifient tous ces mystères, ces promenades interrompues, ces fuites, ces cachotteries ? Daignerez-vous me dire pourquoi on me laisse seule tout à coup au détour d’une allée ? (Madame Valery et madame de Queyrel, qui n’ont pas cessé de rire, éclatent de nouveau.) Fort bien, mesdames, fort bien ; je sais ce qui me reste à faire (se retournant), et ces messieurs qui arrivent ne seront pas de trop pour une explication.
Scène XII.
Vous écoutez donc aux portes, monsieur ? Fi ! que cela est vilain !… et que tu m’as fait peur !
Si je ne voulais pas vous pardonner, dites-moi ?…
Madame est servie.
Je ne comprends rien à tout cela.
Allons dîner ; je t’expliquerai le mystère au dessert. (Offrant son bras à sa femme qui ne le regarde pas.) Ne me cherche pas, ma chère, je suis là.