Feu et flamme/Avant-propos

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Feu et flamme
Feu et FlammeÀ la librairie orientale de Dondey-Dupré (p. vi-xiii).
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AVANT-PROPOS.







Un auteur, front levé, dans sa fière préface,
Au public qu’il insulte a beau s’écrier : Place !…




Assez long-tems, immobile et les bras croisés sur le seuil de ma case de paria, j’ai contemplé, dans une oisive admiration, les adolescentes murailles de la Babel artistique et morale que l’élite des intelligences de notre âge a entrepris d’édifier.

Devenue, à cette heure, plus profonde, plus impérieuse, plus exaltée, ma sympathie m’ordonne de mêler un peu d’action à cette contemplation, d’aller me confondre dans la foule des travailleurs.

Donc, me voici : j’apporte aux gigantesques dalles une chétive poignée de ciment.

Ouvriers musculeux et forts, gardez-vous de repousser ma faible coopération ; jamais vous n’aurez assez de bras pour l’érection d’une si grande œuvre ! Et peut-être ne suis-je pas tout-à-fait indigne d’être nommé votre frère. — Comme vous, je méprise de toute la hauteur de mon âme l’ordre social et surtout l’ordre politique qui en est l’excrément ; — comme vous, je me moque des anciennistes et de l’académie ; — comme vous, je me pose incrédule et froid devant la magniloquence et les oripeaux des religions de la terre ; — comme vous, je n’ai de pieux élancements que vers la Poésie, cette sœur jumelle de Dieu, qui départ au monde physique la lumière, l’harmonie et les parfums ; au monde moral, l’amour, l’intelligence et la volonté !

Certes, quoique naissante, elle est déjà bien miraculeuse et bien grandiose, cette Babel ! Sa ceinture de murailles enserre déjà des myriades de stades. La sublimité de ses tours crève déjà les nues les plus lointaines. À elle seule, elle a déjà plus d’arabesques et de statues que toutes les cathédrales du moyen âge ensemble. La Poésie possède enfin une cité, un royaume où elle peut déployer à l’aise ses deux natures : — sa nature humaine qui est l’art, — sa nature divine qui est la passion.

Sans doute, il vous souvient du mirifique aplomb avec lequel, aussitôt après la chute du dernier roi de France, certains journaux prophétisèrent que c’en était fait de la jeune littérature, qu’elle entrait au cercueil en même temps que la vieille légitimité. — La jeune littérature a si peu été en danger de mort, elle a si bien développé son principe vital, que non seulement elle est parvenue à décupler ses propres forces, à parachever sa révolution, mais qu’elle a su être encore assez riche, assez puissante pour préluder glorieusement à une croisade métaphysique contre la société. Oui, maintenant qu’elle a complété toutes ses belles réformes dans le costume de l’art, elle se voue exclusivement à la ruine de ce qu’elle appelle le mensonge social ; — comme la philosophie du dix-huitième siècle se vouait à la destruction de ce qu’elle appelait le mensonge chrétien.

Chaque jour, nombre de jeunes gens à convictions patriotiques viennent à s’apercevoir que, si l’œuvre politique a une nature de Caliban, il faut directement s’en prendre à l’œuvre sociale, sa mère ; — alors, ils mettent bas le fanatisme républicain, et accourent s’enrôler dans les phalanges de notre Babel.

Ce qui est incroyable, c’est que les fortes têtes des salons de finance, les sublimes capacités qui se moquent de la chevalerie et qui adorent la garde nationale, s’obstinent à nier même l’existence de cette grande fermentation intellectuelle. Parce que la vie extérieure, la vie matérielle et positive se trouve, grâce à notre civilisation mathématiquement ladre, à peu près réduite à l’état de pétrification, — ils comptent sur une éternité de calme plat ; — ils ne voient pas qu’en revanche la vie intérieure, la vie romanesque et métaphysique est aussi turbulente, aussi aventureuse, aussi libre que les tribus arabes dans leurs solitudes.

Qu’ils se souviennent donc que, la veille même de la fameuse éruption du Vésuve qui enterra toutes vives deux cités, Herculanum et Pompéi, d’ignorants naturalistes, étant à se promener non loin des bords du cratère, se demandaient l’un à l’autre s’il était bien réel que les entrailles de la montagne renfermassent un volcan !…

Je me hâte, avant de clore cette vile prose, d’affirmer aux honnêtes gens qui voudront bien laisser leur couteau d’ivoire dévirginer les feuilles de mon livre, que je n’ai pas le moins du monde la vanité de croire les poésies subséquentes, à la hauteur des solennelles préoccupations effleurées dans ces lignes préliminaires.

Ce volume n’a pas d’autre prétention que celle d’être le faisceau de mes meilleures ébauches d’écolier ; lesquelles consistent simplement en rêveries passionnées et en études artistiques.

Il est bien vrai cependant qu’on y trouve çà et là quelques fortes empreintes de lycantropie, quelques anathèmes contre les lèpres sociales : mais on aurait tort de prendre au pied de la lettre ces manifestations, qui ne sont, pour la plupart, que des boutades fougueuses. — On aurait tort de les regarder comme l’expression absolue de mes véritables sentiments. S’il m’est donné de publier un second ouvrage, il sera plus logique, plus en rapport avec ma nature de penseur ; j’y dirai mon dernier mot ; — alors, on pourra me juger.

Que si les brocanteurs de civilisation daignaient me dire en colère qu’il n’est permis à personne de se mettre en dehors de la société, j’aurais l’irrévérence de leur faire observer que deux classes d’hommes possèdent ce droit d’une manière imprescriptible : — ceux qui valent mieux que la société, — et ceux qui valent moins. — Je me range dans l’une de ces deux catégories.


10 août 1833.