Feuerbach - La Religion/L’immortalité au point de vue de l’anthropologie

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Traduction par Joseph Roy.
A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie, Éditeurs (p. NP).

MORT ET IMMORTALITÉ


IIe PARTIE

L’IMMORTALITÉ AU POINT DE VUE DE L’ANTHROPOLOGIE

« La croyance à l’immortalité est, comme la croyance en Dieu, une croyance générale de l’humanité : ce que tous les hommes, ou du moins presque tous les hommes croient (car il y a ici, comme partout, de tristes exceptions), cela a son origine et son fondement dans la nature humaine, cela est nécessaire et vrai, et tout homme, par conséquent, qui n’a pas cette croyance ou qui la combat, est un homme défectueux : car il lui manque une partie essentielle de la conscience humaine. » — Cette preuve tirée du consentement universel des hommes et des peuples, quoique regardée en théorie comme la plus faible de toutes et présentée ordinairement après les autres avec une certaine honte et un certain embarras, est dans la pratique, c’est-à-dire en vérité la preuve la plus puissante, même pour ceux qui, pleins de confiance dans les obscurs principes rationnels de leur foi, la jugent à peine digne d’être mentionnée.

Elle mérite donc d’être examinée et jugée la première.

C’est vrai, presque chez tous les peuples on trouve la croyance à l’immortalité ; mais ici, comme pour la croyance en Dieu, il s’agit de savoir ce que cette croyance exprime réellement. Tous les hommes croient à l’immortalité, cela veut dire : ils ne regardent pas la mort d’un homme comme le terme de son existence, par cette simple raison qu’en cessant d’exister réellement, visiblement, l’homme ne cesse pas d’exister spirituellement, c’est-à-dire dans le cœur, dans le souvenir de ceux qui lui survivent. Le mort n’est pas devenu rien pour les vivants, il n’est pas complètement anéanti, il n’a fait que changer de forme d’existence : d’être corporel il est devenu être spirituel, idéal, de réel imaginaire. Le mort ne fait plus d’impressions matérielles ; mais sa personnalité se soutient et en impose encore dans le souvenir. L’homme peu cultivé ne fait pas de distinction entre l’idée et l’objet, entre l’imagination et la réalité, il ne réfléchit pas sur lui-même, ce qu’il fait lui semble venir d’ailleurs ; l’actif est pour lui un passif, le rêve une réalité, la sensation une qualité des choses senties, l’idée d’un objet l’apparition de l’objet lui-même. Le mort est, par conséquent, pour lui un être qui existe réellement, comme l’empire du souvenir est pour lui un empire véritable. La croyance à l’immortalité, comme expression nécessaire de la nature humaine, n’exprime donc que cette vérité et ce fait reconnus même par les incrédules, à savoir, que l’homme ne perd pas avec son existence sensible son existence dans l’esprit, dans le cœur et dans la mémoire.

Donnons quelques exemples pour prouver que « l’âme immortelle » n’est originairement que l’image des morts. Lorsque Patrocle est apparu en songe à Achille, celui-ci s’écrie : « O dieux ! il est donc vrai que l’âme habite comme une ombre dans le séjour des morts, tout à fait privée de sentiment. Cette nuit, j’ai vu près de moi l’âme affligée et gémissante de l’infortuné Patrocle ; elle m’a donné maint ordre et elle avait avec lui une ressemblance étonnante. » Lorsqu’Ulysse voit dans les enfers l’âme de sa mère, il s’élance vers elle pour la saisir dans ses bras ; mais c’est en vain : « Trois fois elle échappe à ses embrassements comme une ombre vaine ou un rêve. » Et sa mère lui dit : « Tel est le destin des mortels quand ils sont une fois flétris, car les muscles ne relient plus la chair et les os : ils ont été détruits par la flamme puissante, et l’âme seule s’enfuit et vole comme un rêve. »

Qu’est donc cette âme sinon l’image du mort conçue par l’imagination comme un être indépendant et qui, à la différence du corps autrefois visible, continue à exister dans la fantaisie ? Les Grecs et les Romains nommaient l’âme image, imago, έιδωλον, et même l’ombre du corps, umbra, et son nom physiologique emprunté à la vie était chez eux le souffle, la respiration, parce qu’ils croyaient la recevoir avec le dernier souffle du mourant. Ce nom d’ombre, d’image se trouve chez un grand nombre de peuples sauvages. Les anciens Hébreux ne croyaient même pas qu’ils fussent immortels. « Tourne-toi vers moi, Seigneur, et sauve mon âme, car dans la mort on ne pense pas à toi ; qui dans l’enfer (dans le tombeau) pourra te remercier ? » (Ps. VI, 6.) — « Cesse d’appesantir ta main sur moi, afin que je puisse me relever et me réjouir avant que je ne parte et que je ne sois plus ici (d’après les théologiens : avant que je ne sois plus). » (Ps. XXXIX, 14.) — „ Qui louera le Très-Haut dans l’enfer ? car les vivants seuls peuvent louer : les morts ne le peuvent point parce qu’ils ne sont plus.” (Sirach, XVII, 25, 27.) — Ils avaient néanmoins un empire des âmes, un empire peuplé d’ombres, sans force et sans activité, ce qui prouve que l’idée d’une existence de l’homme après la mort, — comme ombre ou comme image, — n’a rien de commun avec la croyance à l’immortalité. On ne peut attribuer aux Chinois aucune croyance réelle à la vie future. „Ce qu’ils espèrent de mieux après la mort, c’est d’être honorés par le souvenir reconnaissant de la postérité, et cependant ils célèbrent la mémoire de leurs aïeux par des cérémonies telles que l’on croirait ces aïeux vivants.” Les habitants de Madagascar croient qu’après la mort les hommes deviennent des esprits méchants, qui leur apparaissent en songe et viennent s’entretenir avec eux ; ils regardent donc leurs rêves comme quelque chose de réel, ajoute ici l’écrivain rationaliste[1], sans remarquer les conséquences véritables qu’il devrait en tirer ; « ils croient fermement que ce sont les morts eux-mêmes qui reviennent et qui leur parlent ; » et cela peut se dire également de tous les autres peuples. Les habitants de Guayra, dans le Paraguay, se figurent que l’âme, en se séparant du corps, ne s’éloigne pas de lui, mais reste dans le tombeau pour lui tenir compagnie ; aussi lui laissent-ils toujours un petit espace vide, afin qu’elle puisse s’y loger. Les premiers Indiens qui embrassèrent le christianisme ne purent qu’avec beaucoup de peine être détachés de cette coutume. On prit même sur le fait quelques femmes chrétiennes qui se rendaient secrètement au lieu où leurs enfants et leurs époux avaient été ensevelis, et là passaient au crible la terre qui les couvrait pour donner plus de liberté à leurs âmes qui, sans cette précaution, disaient-elles, auraient été par trop gênées. « On voit par là, dit l’écrivain déjà cité, que ces Indiens croient non-seulement que l’âme est un être différent du corps, mais encore qu’elle continue d’exister après la mort de ce corps. » Quelle fausse conclusion ! De là, comme d’une infinité d’usages et de superstitions des peuples, que les écrivains déistes interprètent toujours dans le sens de leurs croyances, de là ressort que ces peuples regardent le cadavre de l’homme comme l’homme lui-même, à cause de sa ressemblance avec l’être vivant dont ils conservent encore l’image dans leur souvenir, image qu’ils personnifient et qu’ils pensent unie avec ce cadavre tant qu’il subsiste encore. C’est pourquoi les Caraïbes croient que les morts doivent être nourris tant qu’il reste en eux de la chair, et qu’ils ne vont au pays des âmes que lorsqu’ils sont tout à fait décharnés[2]. « Les Hottentots ont nécessairement foi en une vie future, puisqu’ils craignent que les morts ne reviennent les inquiéter ; aussi, dès que quelqu’un est mort parmi eux, les habitants d’un village vont bâtir leur demeure ailleurs, parce qu’ils croient que les trépassés font leur séjour du lieu même où ils sont morts. » Absurdité ! Nous n’avons, dans cette prétendue croyance des Hottentots et de bien d’autres peuples à l’immortalité, qu’un exemple psychologique des effets de la peur provoquée par la vue et l’image des morts. Rien plus que la peur ne métamorphose les conceptions de l’imagination en êtres réels. Les Hottentots croient que les trépassés habitent préférablement le lieu où ils sont morts, cela veut dire : L’image des morts et la crainte qu’elle inspire s’attachent principalement aux lieux où ils ont été ensevelis ; de là l’effroi sacré qu’éprouvent les peuples devant les tombeaux, ces demeures de ceux qui ne sont plus.

La différence qui existe entre l’incrédulité des peuples civilisés et la prétendue foi des peuples barbares que la corruption n’a pas encore atteints, est la même que celle qui sépare l’homme cultivé ou l’homme arrivé à l'âge mûr, de l’homme sauvage ou encore enfant. Le premier sait que l’image du mort n’est qu’une image, le second se la représente comme un être réel ; l’un fait une différence entre une personne et une chose, entre ce qui est vivant et ce qui ne l’est pas. ; l’autre personnifie l’impersonnel et anime ce qui ne peut vivre, Il n’y a, par conséquent, rien de plus absurde que de détacher les idées des peuples sur la mort de l’ensemble de leurs autres conceptions, et de les donner dans cet isolement comme des preuves de l’immortalité ! Si nous devons croire à la vie future parce que tous les peuples y croient, alors nous devons croire aussi qu’il y a des spectres et des fantômes et que des statues et des peintures peuvent parler, sentir, manger et boire aussi bien que leurs originaux vivants. Car pour le peuple l’image semble être l’original aussi nécessairement que le mort lui semble vivre encore. Mais cette vie que le peuple donne aux morts n’a, du moins à l’origine, aucune signification positive ; les morts vivent, mais ils ne vivent que comme morts, c’est-à-dire ils vivent et ne vivent pas ; il manque à leur vie la vérité de la vie ; elle n’est qu’une allégorie de la mort. Aussi la croyance à l’immortalité dans le sens propre n’est rien moins que l’expression immédiate de la nature humaine ; elle est le produit de la réflexion et ne repose que sur un malentendu. L’opinion véritable des hommes sur ce sujet est suffisamment exprimée par le deuil profond qui se fait autour des morts et par les honneurs qu’on leur rend chez tous les peuples presque sans exception. Si l’on fait entendre partout sur leur sort des plaintes et des lamentations, c’est parce qu’ils sont dépouillés du bien suprême de la vie et arrachés aux objets de leur joie et de leur amour. Comment l’homme pourrait-il plaindre les morts, surtout aussi profondément que le faisaient les anciens peuples, et aujourd’hui encore beaucoup de peuples sauvages, s’il était convaincu qu’ils vivent encore, et de plus une meilleure vie ? Quelle ignoble hypocrisie serait donc échue en partage à la nature humaine si, croyant réellement dans son cœur et dans son être que les morts continuent leur vie ailleurs, elle les plaignait pourtant pour la perte de la vie ! Si cette croyance était réelle, des cris de joie et non des cris de douleur se feraient entendre au départ de chaque homme pour un autre monde ; ou, si l’on s’attristait, ce serait tout au plus comme on s’attriste au départ d’un ami pour un voyage lointain.

Et qu’expriment les honneurs religieux rendus aux morts ? Rien, si ce n’est que les morts sont encore des êtres d’imagination, des êtres pour les vivants, mais non plus pour eux-mêmes. Sacré est leur souvenir, précisément parce qu’ils ne sont plus et que le souvenir est le seul lieu où ils puissent exister. Le vivant n’a pas besoin d’être protégé par la religion, il se soutient lui-même, c’est son propre intérêt d’exister. Mais le mort, sans volonté et sans conscience, doit être déclaré inviolable et sacré, parce que c’est là le seul moyen d’assurer sa durée. Moins le mort fait pour son existence, plus le vivant met en œuvre tous les moyens qui sont à sa disposition pour la lui conserver ; aussi partout il agit à sa place. Le mort ne peut couvrir sa nudité, le vivant le fait pour lui ; il ne prend plus ni boisson ni nourriture, le vivant les lui présente et les lui met même dans la bouche. Mais la seule chose qu’en fin de compte il veuille prouver au mort, même par l’offrande de la boisson et de la nourriture, c’est qu’il honore et sanctifie son souvenir et en fait même l’objet de l’adoration religieuse. Par la jouissance de l’honneur le plus grand, l’homme cherche à dédommager le mort de la perte de la vie, le plus grand des biens : Moins tu es pour toi-même, semble-t-il lui dire, plus je veux que tu sois pour moi ; la lumière de ta vie est éteinte, mais avec d’autant plus de splendeur brillera éternellement dans ma mémoire ton image chérie ; tu es mort corporellement, mais, par compensation, la gloire de ton nom sera immortelle ; tu n’es plus un homme, eh bien, tu seras pour moi un Dieu.

Puisque l’être immortel de l’homme, dans la croyance générale des peuples, n’est pas autre chose que l’image qui reste de lui après la mort, et que, d’un autre côté, les hommes dans la vie sont loin de se ressembler, il est naturel que l’imagination se représente les morts, — puisqu’ils vivent encore pour elle, — comme distincts encore les uns des autres, dans des lieux divers et dans des conditions différentes. Il y a donc parmi les âmes immortelles, comme parmi les hommes mortels, des riches et des pauvres, des nobles et des roturiers, des forts et des faibles, des courageux et des lâches, etc., et, par une conséquence nécessaire, des bons et des méchants, des heureux et des malheureux. C’est ce qui explique pourquoi, chez tous les peuples qui métamorphosent leurs conceptions en réalités, le mort emporte avec lui dans le tombeau ou livre à la flamme du bûcher tout ce qu’il possédait pendant la vie, l’homme sa femme, le maître ses esclaves, l’enfant ses joujoux, le guerrier ses armes, le chasseur son arc, ses flèches et ses chiens. Tout ce qu’ils aiment, tout ce dont ils ne peuvent se passer pendant la vie, dit César des Gaulois, ils veulent qu’à la mort ce soit brûlé avec eux. Et avec raison. Qu’est l’homme sans les choses qu’il aime, sans les occupations auxquelles il se livre ? Qui peut enlever à l’enfant ses joujoux, au guerrier ses armes, sans leur enlever en même temps l’âme et la vie ? Si par conséquent, dans la croyance à l’immortalité telle qu’elle se trouve chez tous les peuples, tu trouves la preuve de l’immortalité de l’homme, tu dois y trouver aussi la preuve de l’immortalité des animaux, des habits, des souliers, des armes et de tous les objets qui suivent les morts dans l’autre vie. Si je veux conserver vivant dans mon souvenir un être chéri, je suis obligé de me le représenter avec les mêmes occupations et la même manière de vivre qui le distinguaient des autres. Même le fantasque spiritualiste chrétien ne peut se figurer la durée d’une âme ou d’un esprit que sous la forme individuelle qui lui appartenait pendant la vie. Si tu ne t’étonnes pas que les hommes puissent croire que les morts vivent encore, même quand ils les ont vus mourir devant leurs yeux, et lorsqu’ils ne donnent plus aucun signe d’existence, pourquoi veux-tu t’étonner de ce qu’ils regardent comme existant encore tous les objets que les morts aimaient, même lorsqu’ils les ont vus devenir la proie des flammes ? Pour les peuples qui regardent comme réels les êtres enfantés par leur imagination, ces deux croyances sont nécessaires et inséparables[3].

La prétendue croyance des peuples à une autre vie n’est pas autre chose que la croyance à cette vie. De même que cet homme-ci est le même après la mort qu’auparavant, de même la vie future est et doit être la même que la vie présente. L’homme est en général — du moins dans son être, sinon en imagination, — complètement satisfait de ce monde, malgré les maux qu’il contient. Il aime la vie, et même à tel point, qu’il ne peut pas se figurer un état contraire, ni lui imaginer une fin. Cependant la mort vient, contre toute attente, détruire ses illusions ; mais il ne la comprend pas ; il est trop épris de la vie pour pouvoir reconnaître les droits de cette altera pars ; il la regarde comme une « erreur énorme, » comme un coup de tête d’un mauvais génie, et après elle il continue tranquillement de vivre, comme le théologien répète sans cesse ses arguments en faveur de l’existence de Dieu, après qu’on lui a donné les preuves les plus palpables de sa non-existence. La vie future étant le produit de l’imagination de l’homme, la réflexion et la fantaisie lui donnent, en l’habillant à leur manière, l’apparence d’une autre vie ; mais, de quelque manière qu’on la retourne, elle n’a en réalité que les qualités et le contenu de celle-ci. Voici comment on s’explique ordinairement les idées des peuples sur l’avenir : « Tous, ou du moins presque tous les hommes s’accordent dans la croyance à une vie future ; mais ils se la représentent tous d’une manière différente, d’après les diversités de leurs caractères, de leurs pays et de leurs occupations. L’homme est plein de curiosité ; il prend partout le connu pour mesure de l’inconnu ; il veut embrasser l’infini dans le cercle de ses idées bornées, et c’est pourquoi il remplit le monde futur des formes et des choses qu’il voit dans celui-ci. Il en est de l’idée de Dieu comme de l’idée de l’immortalité, car ces deux idées sont au fond identiques ; tous les hommes croient en Dieu, ils diffèrent seulement dans leurs manières de le concevoir. » Mais les déistes font preuve d’arbitraire et de fausseté dans leur interprétation des conceptions humaines, lorsqu’ils donnent ainsi leur manière de voir comme celle de tous les peuples, et lorsqu’ils font de Dieu tel qu’ils le comprennent l’objet commun auquel tous les hommes croient, seulement d’une façon diverse. Les dieux sont aussi différents que les noms qu’ils portent. Celui qui ôte au Grec son Jupiter, au Germain son Odin, au Slave son Swantouit, au Juif son Jéhovah, au chrétien son Christ, leur ôte Dieu en général. Dieu n’est point à l’origine un nom propre, mais un nom commun ; un être, mais une qualité ; un substantif, mais un adjectif : terrible, puissant, grand, extraordinaire, bon, bienveillant, magnifique. Le sujet est donné par la nature, et l’attribut par l’homme. L’attribut n’est pas autre chose qu’une expression que l’homme emploie pour caractériser l’objet de la nature qui a produit sur ses sens, son cœur ou sa fantaisie, l’impression la plus puissante, la plus bienfaisante ou la plus terrible. Les dieux sont, par conséquent, aussi divers que les impressions de la nature sur l’homme, et la différence de ces impressions provient elle-même de la différence des hommes. Celui qui ôte à un homme particulier la détermination caractéristique de son dieu ne lui ôte pas seulement quelque chose, mais tout ; non-seulement un attribut, mais l’être lui-même : car ce n’est pas la divinité comme telle, mais sa qualité, son attribut, qui est pour lui le dieu véritable, et il en est de même pour l’immortalité. Chaque homme veut, après la mort, la même vie qu’ici-bas ; il n’en connaît et n’en veut point connaître d’autre ; il ne peut même s’en faire aucune idée. Le Germain ne veut continuer à vivre que dans le Wallhall, l’Arabe que dans le paradis de Mahomet : dans le paradis chrétien, il serait loin de trouver son compte.

Les anciens Germains croyaient qu’après la mort le fiancé retrouverait sa fiancée et l’époux son épouse. Ne serait-il pas ridicule de donner pour fondement à ce paradis si plein de vie, et qui reconnaît si franchement les droits de la sensualité, la trompeuse idée théologique du paradis vide et inconnu du christianisme moderne ? Aussi nécessairement le Germain croyait à une autre vie, aussi nécessairement croyait-il y continuer ses opérations de guerre et d’amour. La mort nous prend cette vie, mais la fantaisie la rétablit ; elle rend à l’époux son épouse, au fiancé sa fiancée, à l’ami celui qu’il aime. L’autre monde n’est pas autre chose que le monde des sens que l’univers réel devenu monde de la fantaisie et c’est la mort seulement qui en ouvre les portes. L’homme n’apprend à connaître et à estimer la puissance de l’imagination que lorsqu’un objet chéri est disparu à ses regards. La douleur causée par la séparation éternelle ou temporelle d’avec les choses qu’ils aiment élève jusqu’à la poésie les peuples même les plus sauvages. La fantaisie (imagination, souvenir, comme on voudra), voilà le monde étranger aux sens, où l’homme retrouve, à sa grande surprise, et avec le plus grand ravissement, tout ce qu’il a perdu dans le monde réel. L’imagination compense et remplit pour lui le vide de sa perception externe. La perception par les sens lui donne l’être la vérité, la réalité, mais à cause de cela même elle est bornée par l’espace et par le temps ; elle est positive, matérielle, fidèle aux choses, avare de paroles, et ses œuvres ne lui réussissent que sous certaines conditions ; mais telle est précisément la cause pour laquelle elle ne peut répondre aux exigences outrées de l’homme ni satisfaire ses désirs impossibles. La fantaisie, au contraire, est illimitée ; elle peut tout sans distinction, en tout temps et en tout lieu ; elle peut écrire des volumes sur des choses dont elle ne sait rien ; elle est toute-puissante, omnisciente, présente partout et capable, par conséquent, d’exaucer tous les vœux de l’homme. Mais, au lieu d’argent comptant, elle ne lui donne que des lettres de change sur l’avenir, que des ombres et des images qui, malgré tout, ont pour lui plus de valeur que la réalité, dans laquelle ne se trouvent plus les objets qui lui étaient chers. L’imagination n’est pas autre chose que la vue par l’esprit ; au souvenir des choses perdues, à ce revoir spirituel, se lient nécessairement la volonté et l’espérance d’un revoir réel. Le monde extrasensible ne peut, par conséquent, rien contenir de plus que le monde des sens, et pour chaque homme en particulier rien de plus que sa patrie. Si donc, ô chrétiens et déistes ! vous regardez comme inhumain de ravir à l’homme la vie future, soyez d’abord assez humains pour ne pas ravir au païen son Elysée, au Germain son Wallhall, à l’Indien le pays de ses ancêtres. Ils ne veulent pas d’autre vie après la mort que la leur propre, que celle que vous voulez leur refuser ; ils préfèrent la mort à l’immortalité chrétienne.

Les conceptions sensuelles « du bonheur de la vie future », c’est-à-dire en français du bonheur infini de la vie terrestre, du bonheur, par exemple, et des plaisirs que procurent la musique, la danse, l’amour, l’amitié, les arts, les noces et les festins, ces conceptions imaginaires ont été si puissantes sur beaucoup de peuples qu’ils sacrifiaient volontairement les joies réelles d’ici-bas aux joies d’outre-tombe, c’est-à-dire aux joies d’ici-bas continuées après la mort par leur fantaisie. « Dans l’espoir de cette vie meilleure, les Germains se perçaient de leur épée et jetaient leurs femmes dans les flammes du bûcher. Les Kamtschadales se faisaient déchirer vivants par leurs chiens ou se tuaient eux-mêmes quand ils étaient accablés par une trop grande douleur. » Et l’écrivain ajoute ici : « Immense est chez l’homme le désir de soulever le voile qui couvre pour lui l’avenir… Si ce désir était satisfait, s’il nous était permis de voir par delà le tombeau, ce monde ne nous intéresserait-il pas moins ? nos joies présentes ne nous seraient-elles pas odieuses, nos occupations ne nous paraîtraient-elles pas ridicules et stériles ? C’est par conséquent une divine sagesse qui a mis un voile impénétrable entre les secrets de l’avenir et les regards des mortels. » — Oui, vraiment, c’est sagesse qu’il en soit ainsi ; mais cette sagesse que vous admirez comme divine n’est pas autre chose que votre sagesse propre ou plutôt votre prudence qui vous empêche de sacrifier la réalité à la fantaisie, la vérité à l’imagination, ou, comme dit le proverbe, le moineau que vous tenez dans les mains pour les dix moineaux qui sont sur le toit. Certainement, si nous avions en perspective une vie meilleure, notre vie présente serait pour nous un rien comme elle l’est pour l’homme chez qui la croyance à l’immortalité est une vérité pratique. Mais, chose étrange ! puisque c’est sur la brièveté, la vanité et le néant de cette vie que vous fondez l’existence de l’autre, pourquoi défendez-vous donc les occupations et les joies, C’est-à-dire les misères et les vanités de la vie présente contre les prétentions de la vie future ? Vous ne savez pas, dites-vous, quelle sera là-haut votre condition d’existence ; mais vous savez, à n’en pas douter, qu’elle sera éternelle et qu’elle ne mettra aucune limite, aucune fin à votre moi chéri ; vous savez le principal, ce que vous voulez ; l’accessoire, vous ne le savez pas, parce qu’il vous est indifférent. Eh bien, cette certitude d’une vie éternelle, quoique ses conditions soient inconnues selon vous, est déjà suffisante pour rendre celle-ci amère. Pourquoi d’ailleurs cette vie s’il y en a une autre ? Pourquoi une vie bornée s’il y en a une infinie ? Pourquoi suis-je un mendiant sur la terre si je dois être un Rothschild dans le ciel, si j’y dois recevoir des millions, quand même je ne saurais pas en quelle sorte de monnaie ils me seront payés ? Si cette autre vie nous attend réellement, pourquoi n’est-elle pas l’unique objet de nos pensées, de nos désirs et de nos aspirations ? Si elle a son fondement dans notre nature, si elle est la conséquence nécessaire et le développement de notre être, comment se fait-il que nous ne puissions la connaître ? Mon avenir sur la terre est incertain pour moi parce que mille et mille événements fortuits viennent renverser mes prévisions, parce que ma vie en général n’est rien de calculé d’avance ni de calculable. Mais l’avenir céleste est d’une certitude mathématique (beaucoup l’ont soutenu expressément), on peut en faire un objet de la connaissance et prédire d’avance son développement fondé sur la vie présente, comme le naturaliste montre à nos yeux le développement de la chenille et sa métamorphose en papillon. Et vous-mêmes, ne donnez-vous pas le papillon comme preuve de la vie future ? Pourquoi protestez-vous donc contre les prétentions que cette vie future a de droit sur cette vie ? Pourquoi cherchez-vous par mille faux-fuyants à échapper à ses conséquences nécessaires ? Pourquoi ne vous laissez-vous pas troubler par elle dans les jouissances et les occupations d’ici-bas ? Pourquoi ? Ah ! parce que ce que vous regardez dans votre conscience comme une vérité n’est réellement, sans que vous le sachiez, qu’imagination pure, que pure illusion.

NÉCESSITÉ SUBJECTIVE DE LA CROYANCE À L’IMMORTALITÉ

La signification essentielle de la vie après la mort, c’est d’être purement et simplement la continuation ininterrompue de celle-ci. Le fondement de la croyance à l’immortalité n’est pas la tendance de l’homme à un perfectionnement continuel, c’est seulement l’instinct de sa propre conservation. L’homme ne veut pas laisser échapper de ses mains ce qu’il possède, il veut toujours rester ce qu’il est, faire toujours ce qu’il fait. Nous ne pouvons, dit Fichte, aimer aucun objet si nous ne le regardons pas comme éternel. C’est vrai ; mais nous ne pouvons en général rien entreprendre sans y attacher l’idée de durée. Il est possible, que la maison que je fais bâtir aujourd’hui s’écroule demain ou devienne la proie des flammes ; si je regarde cette simple possibilité comme devant se réaliser, je perds toute envie de bâtir. Si je pense que j’enverrai un jour au diable l’art auquel je me livre maintenant, la science que j’étudie, je suis un fou de ne pas les y envoyer tout de suite ; car il me sera impossible de les cultiver avec zèle et succès, si je n’ai pas la conviction que je ne lui serai jamais infidèle. Ainsi l’homme attache à tout ce qu’il fait l’idée de l’éternité ; mais cette éternité n’exprime que l’indéfini. Je pense quelque chose comme éternel, cela veut dire ; je ne puis prévoir l’époque de sa fin. Ce n’est que par une méprise de la réflexion ou de l’abstraction qui ne recherchent ni ne connaissent l’origine des conceptions humaines que cette idée négative qui n’exprime que la passion a été métamorphosée en idée rationnelle ; car c’est dans la passion seulement, dans la haine, dans la jalousie, dans l’amour que l’homme regarde comme éternelles les choses passagères. C’est là une illusion, mais elle est nécessaire. Si je crois que ce qui aujourd’hui m’est sacré demain ne sera rien pour moi, cette pensée m’est aussi insupportable et aussi terrible que la pensée de ma mort dans la plénitude et la force de ma vie. Il me faut donc détruire l’idée de la fin préconçue dans l’imagination par l’idée opposée, par l’idée de l’éternité. Cependant il vient un moment dans la vie où cette éternité se montre chose transitoire et où il devient évident que son idée n’était nécessaire que là où l’idée contraire était prématurée. En effet, toutes les conséquences funestes que notre imagination attachait à la fin préconçue d’une chose, d’une passion, d’une croyance et auxquelles nous cherchions à échapper par l’idée de l’éternité, toutes ces conséquences s’évanouissent comme un rien quand arrive la fin réelle. Nous pensions ne pouvoir survivre à cette fin, nous identifions tellement l’objet avec nous-mêmes que nous nous imaginions ne pas pouvoir vivre sans lui, et pourtant nous sortons de là sans y laisser la peau ; C’est ainsi que la fin véritable est tout autre que la fin imaginaire. Celle-ci est en contradiction avec notre manière de voir d’alors, elle est un ton faux à écorcher les oreilles au milieu de l’harmonie dans laquelle nous vivions avec ce qui nous entourait ; celle-là vient après avoir été préparée d’avance ; elle a un fondement organique, elle ne brise pas en deux l’objet de nos affections ; elle ne vient y mettre un terme que lorsqu’il n’a plus de raison d’exister, que lorsqu’il est tout à fait épuisé pour nous et qu’il n’a plus, par conséquent, ni valeur ni importance. La fin dans l’imagination est contre nature, la fin dans la réalité est naturelle, successive et par cela même à peine sensible. Les monades leibnitziennes peuvent bien être créées et anéanties tout d’un coup ; mais les choses sensibles, à cause de leur composition, ne peuvent croître et dépérir que peu à peu. La mort de l’homme, du moins la mort naturelle, ne vient ainsi que pas à pas, quand le feu de la vie est éteint, quand la vie n’a plus que la valeur et le charme d’une ancienne habitude ; elle n’est que la conclusion d’une vie accomplie. L’immortalité n’est une occupation que pour des rêveurs et des paresseux. L’homme actif sans cesse occupé des choses de la vie humaine n’a pas le temps de penser à la mort et par conséquent n’a pas besoin d’une vie future. S’il y pense, il ne voit en elle qu’un avertissement de bien placer le capital de vie qu’il a amassé, de ne pas dépenser un temps précieux à des futilités, mais de ne l’employer au contraire qu’à l’accomplissement de la tâche qu’il s’est imposée. Celui qui est sans cesse obsédé de l’idée de la mort et qui dans cette inutile méditation oublie et perd l’existence réelle, celui-là est bien obligé, soit comme fou spéculatif, soit comme imbécile croyant, de passer sa vie entière à se donner des preuves d’une autre vie.

Nulle part le christianisme ne se montre plus funeste que dans cette doctrine par laquelle il fait de l’immortalité, sujet de doute pour les philosophes de l’antiquité, quelque chose de certain, même ce qu’il y a de plus certain. La pensée d’une vie meilleure est devenue par là l’occupation la plus sérieuse de l’humanité. Si l’homme ne doit pas penser à sa fin quand cette pensée lui rend la vie amère, que peut-il y avoir de plus dangereux pour lui que la promesse d’une vie meilleure après la mort ; « car le mieux est le plus grand ennemi du bien. » Jouissez de tous les biens de la vie et employez toutes vos forces à diminuer les maux qu’elle contient ! Croyez que les choses peuvent aller mieux sur la terre, et bientôt l’amélioration se fera sentir. N’attendez rien de la mort mais tout de vous-mêmes ; chassez, faites disparaître du monde non pas la mort, non ! le mal, le mal qui peut être détruit, le mal qui n’a sa source que dans la paresse, la méchanceté et l’ignorance des hommes, et c’est là le mal le plus terrible. La mort naturelle, la mort qui est le résultat du développement complet de la vie, cette mort n’est point un mal ; celle qui est un mal, c’est celle qui provient du vice, du crime, du besoin, de la misère, de l’ignorance, de la barbarie. Voilà ce que dit la raison ; le christianisme parle autrement. Pour détruire des maux imaginaires, il a laissé subsister sans jamais les attaquer les maux réels de ce monde ; pour satisfaire les désirs surnaturels, fantastiques, les désirs de luxe de l’humanité, il l’a rendue indifférente à la satisfaction de ses désirs et de ses besoins les plus proches, les plus naturels et les plus nécessaires. Il a voulu donner à l’homme plus qu’il ne demande en réalité, et en se donnant pour but la réalisation de ses vœux irréalisables, il n’a réalisé aucun de ceux qui pouvaient l’être. Le christianisme est si peu l’expression classique, complète de la nature humaine, qu’il n’est fondé, au contraire, que sur la contradiction de la conscience de l’homme avec sa nature et son essence réelles. L’immortalité n’est qu’un désir de l’imagination ; elle est de la part du christianisme une flatterie à laquelle en fait et en vérité personne ne croit, — à part quelques hommes chez lesquels la puissance de l’imagination étouffe la voix de la nature ; — et ce qui le prouve, c’est que les croyants meurent aussi peu volontiers que les incrédules, et emploient tous leurs efforts à se conserver cette vie aussi longtemps que possible. Il est des désirs dont le désir secret est de n’être jamais exaucés, jamais accomplis, parce que leur accomplissement les compromettrait, les démasquerait, ferait voir qu’ils ne reposent que sur une illusion. Tel est le désir d’une vie éternelle : il n’a de valeur que dans la fantaisie ; s’il se réalisait, l’homme s’apercevrait bientôt qu’il est en contradiction avec sa vraie nature, car il se rassasierait à la fin de cette vie éternelle comme de celle-ci, quand même elle serait bien différente.

Ce n’est que par rapport au temps, comme contraste avec la brièveté de cette vie, que l’idée d’une vie éternelle est un besoin pour l’homme. Mais ici encore l’homme se met en contradiction avec la vérité et la réalité des choses. La vie est longue, mais dans l’imagination elle nous paraît courte. Pourquoi ? Parce que nous ne regardons plus le passé comme notre propriété, et que l’existence écoulée vaut pour nous autant que rien. Nous faisons du temps de notre vie ce que l’avare fait de son trésor : lorsque ses coffres sont remplis d’or et d’argent, il croit n’avoir rien encore. Je puis toujours avoir en imagination beaucoup plus que je n’ai réellement ; la réalité reste toujours bien loin en arrière. Nous pouvons nous figurer une vie illimitée, et dans cette conception du possible nous oublions ce qui est déjà entre nos mains. Aussi, quand même l’homme vivrait des milliers d’années, il ne gagnerait rien pour cela. Ces mille ans s’évanouiraient pour lui dans le souvenir en heures, en minutes et en secondes ; le passé serait toujours comme perdu pour lui, et il se paraîtrait toujours à lui-même comme auparavant, un éphémère, une créature d’un jour. De même que, par la nature de l’abstraction intellectuelle, nous abrégeons et nous généralisons tout, en concentrant dans une seule image, dans une seule idée, le monde réel, en laissant de côté ses particularités et ses diversités infinies, de même par l’imagination nous concentrons dans un seul instant fugitif notre vie entière avec ses immenses richesses, sa longue durée, et souvent son insupportable ennui, et par là nous sommes obligés d’agrandir cette brièveté imaginaire au moyen d’une durée imaginaire aussi.

Jetons un regard sur notre passé, et nous verrons combien sont grossiers et superficiels ceux qui se représentent la mort comme une destruction violente et despotique. Aussi peu violente est notre destruction successive et par parties dans le temps, aussi peu l’est notre complet anéantissement. Quand je meurs, — et je parle ici de la mort normale, car la croyance à l’immortalité ne s’inquiète pas du genre de mort de l’individu,— je ne meurs ni comme jeune homme, ni comme homme, mais comme vieillard. La mort n’entre pas chez moi en brisant la porte ; elle a ses raisons pour entrer ; elle se fait annoncer et introduire. Entre elle et moi il y a un médiateur qui émousse par avance son aiguillon homicide, et ce médiateur c’est la vie. Chaque nouveau degré de vie est la mort de celui qui l’a précédé. Où est l’âme de mon enfance, de ma jeunesse ? Chez Dieu, dans le ciel, ou dans une étoile ? Elle n’existe pas plus que quand j’aurai cessé de vivre. La mort n’est pas plus destruction à mon égard que ma virilité à l’égard de ma jeunesse, que ma jeunesse à l’égard de mon enfance. L’enfant ne regarde comme vie véritable que sa manière de vivre à lui, de même le jeune homme. Prends à l’enfant ses joujoux, et cette destruction de sa manière d’être actuelle sera aussi terrible pour lui que la mort pour toi. Cependant il vient un moment où le jeune homme nie son enfance et l’homme sa jeunesse. Ce qui était tout pour eux maintenant n’est plus rien. Si nous trouvons naturel que l’enfance et la jeunesse passent, pourquoi nous effrayer de ce que nous devons enfin mourir ? S’il nous est indifférent de n’être plus ce qu’autrefois nous étions, et nota benè ! ce qu’avec le feu de la jeunesse nous voulions toujours être, pourquoi nous révolter contre cette idée qu’un jour nous ne serons plus ? C’est notre égoïsme qui nous empêche d’admettre ces conséquences, comme il nous empêche de profiter pour le temps présent des leçons de l’histoire. Nous reconnaissons volontiers une vérité dans le passé ; mais, quand il s’agit de l’appliquer aux affaires du jour, nous avons recours à mille subterfuges pour éviter cette application qui nous touche au vif. C’est pour cela que nous ne trouvons rien à redire à ce que le cœur du jeune homme, à ce que le cœur de l’enfant s’abîme et s’évanouisse avec les illusions et les rêves d’immortalité ; mais qu’il en doive arriver ainsi à notre vieux cœur de Philistin insensible et glacé, c’est ce que nous ne voulons pas admettre, c’est un tout autre cas. Là où commence notre égoïsme, là les lois de la logique perdent toute leur valeur.

Les idées produites par l’imagination chrétienne ont depuis des siècles tellement déshabitué les hommes de l’usage de leurs cinq sens, que, quand on les réveille de leurs rêves et qu’on leur ouvre les yeux, comme des aveugles à qui on rendrait tout à coup la vue, ils ne voient rien dans la lumière du monde réel, et leur retour au milieu des richesses infinies de la réalité leur paraît pauvreté et néant. Ainsi la négation de la vie future leur semble une doctrine dangereuse et funeste pour la jeunesse, une doctrine qui arrête l’homme dans son essor et l’empêche de s’élever au-dessus des bornes du présent. Ils ne voient pas, les insensés, que la vie future doit s’accomplir ici-bas, et que pour s’élever au-dessus du temps actuel ils n’ont besoin que de jeter un regard sur leur propre avenir, sur l’avenir de l’humanité. La pensée de l’avenir historique est infiniment plus capable d’inspirer à l’homme de grands sentiments et de grandes actions que le rêve de l’éternité théologique. Il n’est pas même nécessaire de sortir du cercle de la vie de l’individu. La vie d’un seul et même homme est déjà si riche, que son avenir dépasse de beaucoup la portée de son présent et en est, pour ainsi dire, la négation. Ce qu’un homme doit devenir un jour dans le cours de sa vie est tout aussi bien un objet de l’imagination du pressentiment et de la poésie, est aussi bien et même encore plus en dehors de sa conscience et de son point de vue actuel, que l’avenir céleste.

La vie après la mort, d’après sa genèse psychologique et sa nécessité intime, n’est pas autre chose que l’idée de notre propre avenir, que l’homme transforme en un état plus parfait, de même qu’il transforme en un être spirituel différent de la nature les lois de la raison empruntées à la nature même, après les avoir débarrassées de leurs rapports avec la matière. Voilà pourquoi l’homme se représente cet avenir comme bien plus beau que la réalité. Je sens profondément les maux du présent, mais non ceux du futur. Le futur dépend tout à fait de mes vœux ; il est en la puissance de ma fantaisie, il ne lui oppose aucune résistance ; en lui ; tout est possible : le mendiant est millionnaire le caporal empereur, l’homme dieu. “ Mais quoi ! dans ce fait seul que l’homme a l’idée de l’immortalité, n’y a-t-il pas la preuve qu’elle est nécessaire et qu’elle existe réellement ? ” Oui assurément pour quiconque fait de son imagination la mesure de ce qui est et de ce qui doit être. Pour celui qui fait provenir le monde d’une pensée, d’une parole, d’un esprit, pour celui-là il n’y a pas la moindre difficulté à construire les mondes futurs sur un simple concept de l’intelligence. Mais pour celui qui ne trouve ni dans la foi ni dans la spéculation la puissance de faire des miracles, pour celui-là l’idée de l’immortalité ne fait que prouver et exprimer l’activité de l’imagination. Je puis sans rencontrer aucun obstacle, étendre ma vie dans tous les temps ; mais ce manque de limitation prouve précisément que c’est une vie imaginaire. D’ailleurs, c’est justement lorsque l’homme n’a plus d’avenir devant lui, lorsqu’il approche de la fin de sa vie, lorsque par conséquent l’idée de l’immortalité lui est le plus nécessaire, c’est justement alors qu’il en sent le moins le besoin[4]. En effet, c’est par des douleurs et des maladies que l’homme arrive ordinairement au terme de son existence, et dans les douleurs s’évanouissent pour lui toutes les idées poétiques, ou plutôt poétiques en apparence, qu’il pourrait se faire sur l’avenir ; il n’a plus d’autre désir que celui d’être délivré de ses maux, dût-il acheter sa délivrance au prix du néant. On n’a donc recours qu’à un vain prétexte lorsqu’on repousse les attaques contre le dogme de l’immortalité au nom des pauvres, des malheureux et de tous ceux qui souffrent. Le malheureux ne veut que la fin de son malheur, et, comme la mort est la fin de tous les maux, elle est par cela même le vœu du besoin et de la misère, l’immortalité celui de l’opulence et du luxe. Le besoin est matérialiste, le luxe est idéaliste ; le besoin demande un secours prompt, matériel, et, s’il ne lui est pas accordé, son désir n’est pas le luxueux désir de voluptés célestes, c’est le désir négatif et modeste de n’être plus, de cesser d’exister. Le malheureux ne sent que ses maux, et il voit dans la mort un bienfaiteur, parce qu’en lui enlevant la conscience de lui-même elle ne lui enlève que la conscience de son malheur et de sa souffrance.

L’autre monde n’est pas seulement dans le temps, mais encore dans l’espace, et il est l’objet d’une croyance naturelle, nécessaire et universelle, en ce sens qu’il fait disparaître les bornes auxquelles se trouve arrêtée toute existence humaine par son point de vue local. Il n’a d’abord qu’une signification géographique. Quand les peuples sauvages mettent leur avenir dans le soleil, la lune ou les étoiles, ils ne quittent pas pour cela la terre ; car ils ne connaissent pas leur véritable éloignement ; pour eux les astres appartiennent au même espace que le lieu qu’ils habitent, ils en diffèrent seulement en ce qu’ils ne sont pas comme lui à la portée des mains. Si l’homme arrive à la conception d’un autre monde, c’est tout simplement parce qu’en dehors des lieux où il se trouve il y en a encore ; mais comme il ne peut être avec son corps là où il est cependant avec la vue, le lieu qu’il ne peut atteindre que de ses regards devient pour lui un pur objet de l’imagination et de la fantaisie, et par cela même lui semble bien plus beau que le séjour de son existence réelle. De même que le rationaliste chrétien ne fait pas cette réflexion que, si les étoiles sont des corps capables de contenir la vie, elles doivent être déjà habitées par des êtres d’accord avec leur nature propre, et que, par conséquent, il n’y a pas de place sur elles pour des hôtes étrangers, de même l’homme peu cultivé n’a pas même l’idée que ces mondes éloignés peuvent avoir leurs propres habitants de chair et d’os comme lui, et qui peut-être placent leur vie dans le lieu même où il passe si tristement la sienne. C’est ainsi que l’homme fait du lointain le rendez-vous de ses désirs et de ses vœux. Tout ce qui est en dehors, de son plus proche entourage et des désagréments qui lui sont inhérents, — et quel lieu, quel climat n’a pas les siens ! — il le regarde comme quelque chose de meilleur ; mais, remarquons-le bien, seulement dans son imagination : car, dès que l’homme est éloigné de sa patrie,’ il est ordinairement saisi de nostalgie ; cette patrie qui de près lui paraissait si sombre, il n’en voit à une certaine distance que les côtés lumineux.

Mais comment l’homme en vient-il à placer dans ce lointain ses morts et son avenir ? Comme nous l’avons déjà dit, l’homme ne peut d’abord trouver à la mort aucune raison d’être, il n’en voit pas la nécessité. Il ne peut pas s’expliquer pourquoi le vivant quitte ce monde, puisqu’il y possède tout ce qu’il désire. Aussi pour lui les morts n’ont fait que s’éloigner, que partir pour un voyage. Mais où pourraient-ils être allés, sinon là-bas au delà des montagnes et des mers, ou là haut dans les étoiles ? Le lieu qui exprime le plus sensiblement l’ignorance humaine est aussi le lieu le mieux approprié aux êtres que la mort a transportés du domaine de la réalité dans le domaine de l’inconnu. L’homme plus encore que la nature a l’horreur du vide ; il remplit le vide de son ignorance avec les formes de sa fantaisie, et quels sont pour lui les premiers êtres de fantaisie ? Les morts. Phénomène de la nature le plus incompréhensible et en même temps le plus terrible, la mort est le berceau de la fantaisie, et par suite de la religion ; car la religion n’est pas autre chose que la divinisation de l’ignorance humaine par la puissance de l’imagination. Là où cesse l’être réel, là l’être imaginaire commence. De même que Dieu n’est pas autre chose que la cause inconnue des phénomènes naturels divinisée par l’imagination, de même l’autre monde n’est que le lointain inconnu de l’espace dont l’imagination fait un séjour surnaturel et divin.

Cette signification et cette origine de l’autre monde se manifestent même dans cette conception des Grecs et des Romains, d’après laquelle les morts étaient incorporés dans les astres du ciel. Quand l’homme ne s’est pas encore élevé à une contemplation expérimentale et scientifique de la nature, les étoiles sont pour lui des êtres spirituels et divins, parce que la lumière seule les révèle à ses regards et qu’ils sont hors de la portée de ses autres sens. Il croit que les objets sont en eux-mêmes, c’est-à-dire en réalité, ce qu’ils lui apparaissent[5]. Les étoiles lui paraissant des êtres incorporels sont pour lui des êtres célestes, c’est-à-dire d’imagination pure, de pure illusion, sensibles et spirituels à la fois, et comme tels les plus propres à servir de séjour aux morts qui sont de même nature qu’eux. En effet les morts, débarrassés de leurs éléments matériels et hors de la portée des sens, ne font plus que planer dans l’éther de la fantaisie, visibles seulement aux regards de l’esprit.

Mais ce sens religieux et céleste des étoiles ne peut leur appartenir que tant qu’elles sont des objets de l’imagination. On voit par là combien insensé, superficiel et en contradiction avec lui-même est le rationalisme chrétien moderne, quand il prend encore aujourd’hui les astres pour base de sa fantastique vie future, après qu’ils sont tombés du rang d’êtres immatériels et purement optiques à celui d’êtres corporels, terrestres et empiriques. On peut dire que c’est prendre l’incrédulité pour fondement de la foi, le doute pour ancre de l’espérance, la vérité de la mort, c’est-à-dire la non-vérité de l’immortalité pour preuve de l’immortalité même ; car le même point de vue qui me garantit la vérité de l’astronomie moderne, et qui dépouille les étoiles de leur nature céleste, dépouille en même temps l’homme de son essence et de sa vie immortelles.

L’idée de l’avenir céleste, dans le sens que nous venons de développer, et qui est le seul vrai, n’est à sa place véritable, n’est nécessaire et justifiée, que là où l’homme est borné et se sent borné par un étroit espace et par un temps déterminé. Dès que le cercle embrassé par ses regards est devenu plus vaste, il met à la place de la vie future la vie même d’ici-bas avec le souvenir du passé, et l’espérance de l’avenir historique, et à la place de l’autre monde le reste du monde réel inconnu jusqu’alors pour lui. L’autre monde n’est vraiment réalisé que par la civilisation. La civilisation fait disparaître les limites imposées, par le temps et l’espace, nous élève au-dessus du présent, nous transporte dans les temps les plus éloignés, nous rend capables de vivre en arrière les milliers d’années qui étaient pour nous l’absence de toute action, de tout savoir et de toute existence, et nous permet de connaître d’avance par analogie les. siècles, futurs dans lesquels nous ne vivrons plus ; de même elle met la lumière, non-seulement dans notre esprit mais encore sur nos têtes, dans l’azur du ciel, en diminuant la formation des pluies par la destruction des marais et des forêts ; en un mot, elle anéantit tout défaut, toute limitation de notre séjour ici-bas, limitation qui appelait en nous le désir d’un séjour meilleur, et elle réalise ainsi les vœux et les fantaisies d’une existence différente et plus belle. Il est vrai que l’homme peut toujours désirer plus qu’il ne possède, et se figurer les choses bien plus belles qu’elles ne sont ; aussi rêve-t-il encore aujourd’hui d’une autre vie dans un autre monde ; mais si sa croyance était d’abord fondée sur le besoin, la misère et la limitation des choses, elle est désormais sans fondement et sans nécessité ; elle n’est qu’une croyance de luxe. L’homme conserve en général, même dans le développement de la civilisation, les restes de sa barbarie première et se fait même un scrupule de conscience de les détruire entièrement. Ces restes sacrés, ce fidéi-commis de grossièretés et de superstitions originelles qui passe comme un héritage d’une génération à l’autre, c’est là la religion qui, comme l’histoire le prouve, n’est pas autre chose chez tous les peuples civilisés que l’idolâtrie du passé, que la piété envers les idées et les usages d’autrefois. Le progrès, pour la religion comme pour tout le reste, a toujours consisté, du moins jusqu’ici, en ce que l’on a épuré et accommodé à la civilisation les idées et les coutumes en les débarrassant des superstitions par trop grossières qui pouvaient blesser les esprits cultivés ; mais la chose principale, le fondement, l’être même de la religion est resté inattaqué. Ainsi le christianisme a aboli les sacrifices sanglants, mais il a mis à leur place le sacrifice humain psychologique. Le chrétien ne fait plus à son Dieu le sacrifice de son corps, du moins d’une manière violente, mais en revanche, il lui sacrifie son âme, ses inclinations, ses sentiments et son intelligence. Les chrétiens modernes refusent depuis longtemps à leur Dieu tous les effets de puissance dits immédiats, tels que les miracles, c’est-à-dire tous les signes et toutes les preuves de son existence qui blessent la raison ; néanmoins ils n’attaquent pas son existence réelle, ils se contentent de la faire reculer aussi loin que possible, à l’origine de l’univers, à l’origine de la civilisation, dans le domaine des ténèbres et de l’ignorance. De même, depuis les progrès de l’astronomie, ils ont rejeté toutes les conditions imposées à l’autre monde par l’imagination religieuse ; mais ils n’en soutiennent pas moins l’existence de la vie et du monde futurs. Ce n’est plus qu’une idée sans fondement, puisque la civilisation lui a enlevé toute raison d’être ; ce royaume céleste n’existe plus que dans les vapeurs azurées de la fantaisie, comme autrefois le royaume des morts chez les Grecs, après qu’il eut perdu son existence terrestre par suite dû progrès des connaissances géographiques ; mais il est encore sacré et inviolable comme une relique du bon vieux temps. Il est des hommes qui gardent précieusement jusque dans un âge avancé les vêtements et les objets des jeux de leur enfance, et qui ne peuvent se séparer de ce qui autrefois a eu quelque valeur pour eux, bien que ce leur soit devenu désormais inutile. Ainsi fait l’humanité avec les idées et les coutumes de la religion. La culture ne pénètre pas en général au delà de la surface, chez les classes de la société dites cultivées ; elles ne lui accordent que juste ce qu’il faut pour laisser encore assez de place à l’ignorance et à la grossièreté, plus d’accord avec leur égoïsme et leurs intérêts personnels ; aussi l’écartent-elles le plus possible de leurs idées religieuses ; car ces idées ont le privilège de dorer leur égoïsme, de le couvrir d’un manteau sacré, et de diviniser sous le nom de crainte de Dieu leur crainte de perdre la vie et leur chère personnalité. C’est même lorsqu’une croyance n’a plus ni fondement ni nécessité, lorsqu’elle n’est plus qu’une affaire d’imagination, que l’expression d’une fantaisie rococo, c’est alors qu’elle se réfugie derrière un nuage de sainteté et d’inviolabilité, qu’elle passe dans l’opinion pour le palladium de l’humanité et que ses défenseurs se montrent les plus exaltés et les plus intolérants. C’est ainsi que les hommes sont souvent bien plus affectés et bien plus irrités quand on leur refuse des talents et des mérites imaginaires que quand on nie ou quand on rabaisse leurs talents et leurs mérites réels.

Lorsque la croyance à l’immortalité devient une croyance de l’abstraction et de la réflexion, alors l’homme distingue en lui deux parties, l’une mortelle et l’autre immortelle ; d’un côté il reconnaît la mort, de l’autre il la nie. Mais cette séparation de l’homme en deux parties différentes est en contradiction avec le sentiment immédiat de l’unité, et c’est seulement dans cette unité que l’homme a le sentiment de lui-même. L’eau n’est eau qu’aussi longtemps que dure la combinaison de l’oxygène et de l’hydrogène ; les deux gaz existent bien encore après leur séparation, mais l’eau n’existe plus. De même, les parties, les éléments de l’homme peuvent bien être immortels l’un si l’on veut, “ l’âme ; ” mais cette immortalité n’entraîne pas la sienne. “ L’âme est active même dans le sommeil. ” Malgré cela, nous ne comptons pas les heures passées à dormir ou à rêver parmi les heures que nous avons vécu. Je n’ai le sentiment de moi-même, c’est-à-dire la conscience d’après laquelle seulement je compte et j’estime la durée de mon existence, que lorsque tous mes sens sont ouverts et éveillés, que lorsque je suis debout et que je soutiens et représente par cette position la dignité de la nature humaine. Les éléments de ma vie spirituelle, sociale et historique, ce sont mes pensées ; car que suis-je, une fois séparé d’elles ? Elles sont mon âme, mon esprit. Que cet esprit existe encore après ma mort, qu’importe ! pour moi, je n’existe que tant que je réunis dans ma tête ces éléments divers. Je ne sens les aliments que lorsqu’ils sont l’objet du goût, lorsqu’ils ne sont pas encore séparés en leurs parties élémentaires ; cette séparation a lieu dans un monde situé en dehors de mes sensations et de ma conscience, et là où cesse la conscience, là cesse pour moi l’existence. De même qu’un homme qui se plaindrait du peu de durée de la sensation du goût et en désirerait la continuation ne verrait pas le moins du monde son désir réalisé si on lui prouvait par la physiologie que l’acte de l’assimilation dure encore plusieurs heures après son repas, dure par conséquent une éternité, en comparaison de l’acte fugitif de la jouissance, de même je ne me trouve nullement satisfait quand on me prouve par la psychologie ou par toutes sortes de phénomènes obscurs et douteux que l’âme, cet être étranger au sentiment de moi-même et dépouillé de toutes les qualités qui seules me donnent la certitude de mon existence, continue à exister même après ma mort.

D’ailleurs tous les arguments en faveur de l’immortalité puisés dans la nature de l’âme ou de l’esprit (et le besoin de preuves est la preuve même de l’incertitude de la question), tous ces arguments prouvent trop et par cela même ne prouvent pas ce qu’ils doivent et veulent prouver. Les mêmes raisons que l’on donne pour démontrer que l’âme ne doit jamais cesser d’être démontrent en même temps qu’elle n’a jamais commencé, et c’est là une conséquence garantie par l’histoire. En effet, il est à remarquer que la première preuve spéculative de l’immortalité de l’âme humaine donnée par Platon et qui est restée le fondement de toutes celles que l’on a données dans la suite, a tout d’abord proclamé que l’âme n’avait pas de commencement, et qu’elle existait, par conséquent, avant cette vie. Mais l’homme, évidemment, n’a pas toujours existé, ou, s’il a eu une autre vie avant celle-ci, cette autre vie lui est complètement indifférente, parce qu’elle est en dehors de sa conscience et de son expérience ; de même, s’il existe après la mort comme il a existé avant la vie présente, cette existence d’outre-tombe est pour lui d’une indifférence absolue, ne peut pas se distinguer du néant. Les rationalistes chrétiens ont eu, à part quelques-uns, assez d’habileté et de prudence pour faire disparaître de leurs preuves de l’immortalité de l’âme la preuve de sa préexistence, parce que cette préexistence n’est évidemment qu’un fantôme. Et pourquoi n’est-ce qu’un fantôme ? Parce que le passé, en général, ne nous touche guère, tandis que l’avenir est l’objet de nos soucis, de nos inquiétudes et de nos espérances. La preuve de notre existence future est vraie, inattaquable, parce qu’elle s’appuie sur notre égoïsme ; la preuve de notre existence passée, bien qu’elle ait en théorie la même valeur, est insoutenable, fantastique, parce qu’elle n’a dans notre égoïsme aucun soutien. Les théologiens et les philosophes chrétiens ont fait de l’immortalité, question théorique et douteuse pour les philosophes païens, une affaire de religion, c’est-à-dire une affaire d’intérêt pour l’homme, une affaire de salut ; c’est pourquoi ils ont coupé en deux la preuve de cette doctrine et concentré toute leur intelligence, tout leur temps et toutes leurs forces sur la partie qui intéresse l’égoïsme de l’homme. Mais c’est un honneur pour Platon d’avoir, avec cette noble sincérité que le paganisme en général mettait à dévoiler ses vices et ses faiblesses, d’avoir, dis-je, donné sa preuve de l’existence future de l’âme sans chercher à la protéger au moyen des exceptions et des faux-fuyants de la rouerie pratique chrétienne.

L’IMMORTALITÉ AU POINT DE VUE DES RATIONALISTES OU DES CROYANTS INCRÉDULES

Le rationalisme a le même principe que le christianisme, mais seulement dans la théorie, non dans la pratique, en général mais non dans les cas particuliers, en imagination mais non en fait et en vérité. Le rationaliste croit aussi bien en Dieu que le chrétien : l’athéisme est pour lui une erreur, une folie grosse de mille conséquences funestes ; mais dans la pratique il est athée, là il s’explique tout sans Dieu, Son dieu n’est que l’expression de son ignorance ; là où il ne peut pas se rendre compte de quelque chose, là où l’intelligence lui fait défaut, comme au commencement du monde ou à l’origine de la vie organique, là il place Dieu, c’est-à-dire il s’explique l’inexplicable par un être inexplicable lui-même ; il agrandit et personnifie le manque de tout principe positif dans un être indéfini, sans fondement, et par cela même infini et tout-puissant. Mais cet être reste au dernier sommet de l’univers : dans le cours ordinaire des choses, tout va bel et bien naturellement. Dieu est pour lui le roi du monde, mais seulement de nom. Il le détermine et il l’honore comme un esprit, comme un être sans passions, sans sensualité aucune ; mais il ne se laisse pas troubler le moins du monde par cet esprit dans les jouissances de la chair comme les premiers chrétiens. Il ne fait pas dériver de cet esprit la nécessité de la mortification et de l’ascétisme, il ne voit pas en lui l’architecte des cloîtres et des églises, l’auteur de la sainte Écriture, de la cité de Dieu de Thomas à Kempis, le créateur du clergé, des moines et des nonnes ; non pas ! il voit en lui l’auteur de l’Ars amandi, le Lucrèce De rerum naturâ, l’Apicius De obsoniis et condimentis ; il ne voit en lui que le créateur de la nature, de la chair et de la sensualité. L’esprit pur nous a créés sensuels ; il nous a donné le sens du goût : qui serait assez stupide pour ne pas goûter les bons morceaux de sa création ? Quiconque agit contre les penchants de la chair agit contre la volonté du Créateur. C’est ainsi que le rationaliste subordonne la théologie à la physique le supra-naturalisme au naturalisme, l’esprit sacré de la mortification à l’épicurisme. Il affirme le principe, mais il nie les conséquences qui seules font du principe une vérité, naturellement les conséquences importunes, désagréables : car pour celles qui sont d’accord avec son égoïsme et son bon plaisir, il les accepte volontiers.

Tel est son dieu, telle est sa vie future, qui n’est pas autre chose que la réalisation de ce dieu. Le rationaliste croit à l’immortalité aussi fermement que le chrétien. La nier, c’est-à-dire la nier d’une manière ouverte, décidée, sincère, virile, c’est pour lui une aberration funeste. Mais qu’on ne croie pas que le ciel soit pour lui une fête éternelle, ni que les tourments et les luttes de la terre, ainsi que le flux et le reflux des choses toujours changeantes ici-bas, y arrivent à leur terme. Oh non ! L’incrédulité a déjà rejeté le ciel et avec lui l’immortalité, parce que son éternel repos et son uniformité éternelle ne lui inspiraient que du dégoût, et que la paix sans combat, la jouissance sans besoin, lui paraissaient une chimère. Mais le rationalisme sait faire la part en même temps à la foi et à l’incrédulité ; une assemblée de naturalistes a pour lui autant et même bien plus d’autorité qu’un concile au nom de la Sainte Trinité ; les idées religieuses, ces révélations de la fantaisie et de l’ignorance humaines, il les juge en les regardant à travers le verre objectif des sciences naturelles ; le ciel religieux et imaginaire du christianisme devient pour lui le ciel profane et sensuel de l’astronomie moderne, le sabbat sacré du paradis une semaine de travail ordinaire. Là-haut nous ne sommes pas en vacances et en fêtes, Dieu nous en garde ! Nous recommençons tout de nouveau, mais à un degré plus élevé ; nous redevenons écoliers, étudiants, jusqu’à ce que nous ayons atteint chacun dans notre sphère les plus hautes dignités, et puis nous reprenons encore notre curriculum vitae, — toujours à un degré supérieur. Des progrès, des progrès sans but et sans fin, voilà ce qui nous attend. Réjouissez-vous de la vie ! ce n’est pas le prince de la paix, c’est le maréchal En-Avant[6] qui est notre modèle. Voilà comme le rationaliste, pour éviter la chimère du ciel, tombe dans une autre chimère ; à la place de l’éternelle uniformité d’un repos immuable, il met l’éternelle uniformité d’un progrès perpétuel, et il détruit ainsi la vraie signification religieuse de l’autre vie, dans laquelle l’homme doit arriver enfin à son but et se reposer des fatigues et des efforts continuels de la vie terrestre. Il fait du présent la mesure de l’avenir en accommodant le second au premier. L’homme est un être actif, progressant avec le temps ; il en sera de même là-haut, mais sans fin aucune. Il se rend l’avenir croyable en le modelant sur le présent, car qui peut douter du présent ? Mais il montre ainsi qu’il n’y croit que parce qu’il se trompe lui-même sans le savoir. Il ne peut pas plus faire accorder l’existence de l’homme avec l’idée du bonheur et de la perfection qu’il ne peut se figurer réunies l’humanité et la divinité dans le Christ. C’est pourquoi il sacrifie pour exister la félicité céleste ; il veut vivre à tout prix ; plutôt être malheureux que n’être plus, car l’idée du n’être plus est une idée impie et athéiste. Le croyant religieux croit à la vie future, parce que, d’après sa manière de voir, elle sera différente de celle-ci ; le rationaliste n’y croit que parce qu’elle sera la même, c’est-à-dire il ne croit qu’à la vérité de cette vie. Et en effet cette vie future qui sera une vie d’action, d’efforts, de travail et de progrès, qui par cela même sera pleine de luttes et d’aspirations, et contiendra nécessairement des alternatives de joie et de douleur, ne sera en réalité que la vie d’ici-bas.

Pour excuser et présenter sous un beau côté son désir d’une existence éternelle, le rationaliste prétexte une idée religieuse ; il prétend que son but est de devenir de plus en plus semblable à Dieu. Ce n’est pas par amour de lui-même qu’il croit à l’immortalité, non ; c’est pour l’honneur de Dieu, pour l’honneur de la vertu, parce que sans cette immortalité il ne pourrait pas devenir meilleur, de plus en plus parfait, de plus en plus semblable à la divinité. Mais ce but il le fait reculer jusqu’à l’infini ; il reste toujours, comme ici, un être imparfait, toujours éloigné de la fin à laquelle il aspire : car cet éloignement est la seule garantie de la continuation de son existence. Ce perfectionnement n’est qu’une perpétuelle négation, qu’une abstraction poussée toujours plus loin. Dans la vie future, les désirs et les penchants de la chair sont abolis ; le rationaliste est, comme nous le savons, ennemi de la chair en théorie, un ascète consommé ; là-haut il ne mange plus, ne boit plus, n’a plus de passions sensuelles ; il est débarrassé de son corps terrestre et à la place il en reçoit un plus fin, — probablement, car il n’en sait rien, — mais pas encore le plus fin de tous. Son modèle, son idéal, est un être qui n’a ni chair ni sang, un esprit pur, c’est-à-dire un pur ens rationis, et son but véritable est par conséquent le rien, car le rien est ce qu’il y a de plus immatériel ; quiconque n’est rien n’a ni désirs, ni penchants, ni défauts. Le rationaliste se donne ainsi pour but de sa vie la dissolution en Dieu ou dans le néant ; mais cette dissolution il ne la réalise jamais d’une manière complète, elle n’est pas pour lui une vérité pratique. Son but est le même que celui du fantasque nihiliste de l’Orient, — la religion est orientalisme par sa nature et son origine. — mais il n’est pas, comme lui, plein d’ardeur et de sincérité ; il est égoïste, flegmatique, prosaïque, prudent, en un mot, rationaliste. Aussi ce perfectionnement continu qu’il donne comme le fondement d’une vie future n’est qu’un prétexte de son égoïsme. Ce qui ne peut être atteint dans l’éternité n’est qu’un but imaginaire. L’idée de but contient l’idée de réalisation. Si dans la vie future je dois être imparfait comme dans celle-ci, à quoi sert-elle ? Elle n’a de raison d’être que si elle est la négation, que si elle est le contraire de la vie d’ici-bas. La récompense de la mort doit être nécessairement la perfection, le bonheur, la divinité. La mort est par elle-même la destruction complète de tout ce qui est terrestre, de tout ce qui est imparfait, de tout ce qui est sensuel ; sur son lit de mort, l’homme se dépouille de toutes ses vanités, de toutes ses fautes, de toutes ses passions : cette sombre tragédie ne peut être suivie que d’un bonheur éternel ou d’une fin éternelle, que par une existence divine ou par le néant, et non par cette comédie de l’avenir rationaliste ce pitoyable milieu entre quelque chose et rien, entre perfection et imperfection. Je te remercie donc de grand cœur, mon cher rationaliste, pour le présent de ta vaine immortalité. Je veux, ou bien avec mon ancienne foi être en Dieu au terme de tous mes progrès, ou bien n’être plus rien du tout. Là où l’on fait encore des pas, là on peut faire encore des pas en arrière et des faux pas, et je suis complètement rassasié de ceux que j’ai faits dans la vie, et surtout au dernier combat de la mort. Combien sages étaient donc les « aveugles » païens, qui se contentaient de souhaiter à leurs morts un « molliter ossa cubent, doucement reposent tes os », tandis que les rationalistes font retentir aux oreilles des leurs cet agréable cri : « Vivas et crescas in infinitum, vis et progresse à l’infini ! » O christianisme ! tu es la folie sous la forme de la raison, l’ironie la plus terrible à l’égard du genre humain sous la forme de la plus douce flatterie !

Le rationalisme fonde sa principale preuve d’une autre vie sur la supposition que l’homme sur la terre n’atteint pas sa destination. « On ne peut nier, dit un des rationalistes modernes les plus estimés, que la destination de chaque créature ne soit exprimée par ses forces et par ses dispositions ou tendances. Les plantes, les animaux et le corps humain, qui est au même degré qu’eux, n’ont que des dispositions qui peuvent se développer et se développent réellement sur cette terre et dans cette vie… Il en est autrement des forces et des tendances de l’esprit ; ces tendances sont susceptibles d’un tel développement, qu’aucune vie humaine n’est assez longue pour l’accomplir, que l’homme le plus cultivé quand il meurt dans l’âge le plus avancé, doit reconnaître qu’il n’est encore qu’au commencement de son éducation, et qu’il pourrait faire des progrès infinis s’il vivait plus longtemps et si son esprit était mis avec les choses dans un rapport plus intime et plus parfait… La puissance de connaître paraît être aussi illimitée que la matière même de la connaissance. Nous pourrions nous rendre maîtres, non seulement d’une science mais encore de toutes, si notre vie n’était pas si courte et si de plus nous n’étions pas obligés d’en sacrifier un quart au sommeil et deux autres quarts au travail nécessaire à notre condition et la satisfaction de nos besoins. De même la force d’action de l’homme n’est développée dans la vie terrestre que d’une manière tout à fait défectueuse ; l’éducation morale surtout, dont la loi de perfectionnement doit faire la règle principale pour notre vie, reste toujours incomplète. Tout ce qui y met obstacle, nos besoins, nos habitudes, nos penchants sensuels, lucta carnis à cum spiritu, tout cela ne disparaît qu’avec la mort, de sorte que personne ne devient aussi parfait qu’il devrait le devenir et qu’il pourrait le devenir dans des circonstances plus favorables. Nous devons en dire autant de notre disposition pour le beau ; nous ne pouvons nous occuper ordinairement que d’un seul art ; peu d’hommes ont assez de loisirs pour s’occuper à la fois de plusieurs, personne ne peut s’adonner à tous. L’homme est donc le seul être sur la terre qui ait reçu des forces et des tendances que la vie ne peut développer, qui sont calculées évidemment pour une continuation de l’existence et qui, par conséquent, ont besoin d’un autre monde. Les animaux et les plantes qui voient la marche de leur développement interrompue par une mort prématurée, auraient pu, si rien ne les en avait empêchés, se développer complètement ; mais l’homme, et c’est là justement le point capital ! ne pourrait satisfaire aucune de ses tendances, ne pourrait développer entièrement aucune de ses facultés quand même il atteindrait l’âge le plus avancé. » Très bien ! mais cette assertion que l’homme, avec la plus longue vie et dans les circonstances les plus favorables ne peut atteindre sur la terre le but auquel il est destiné, provient uniquement de ce que l’on invente pour l’homme, a priori, une destination surnaturelle et fantastique.

De même que la plante et l’animal, l’homme est un être purement naturel. Qui peut le nier, si ce n’est le fantasque chrétien qui met son honneur à ignorer les vérités les plus évidentes ou à les sacrifier à sa foi : qui peut arracher l’homme à ses rapports avec les plantes et les animaux ? Qui peut séparer l’histoire de la civilisation de l’humanité de l’histoire de la culture des animaux et des plantes ? Qui peut méconnaître qu’ils changent et se perfectionnent avec l’homme, et réciproquement l’homme avec eux ? Qui ne voit pas, en jetant un seul regard sur les mythologies et les religions des peuples, que les peuples sont toujours en compagnie de dieux et d’hommes, de plantes et d’animaux ? Qui peut se figurer l’Égyptien sans le bœuf Apis, le Bédouin sans son dromadaire ou son cheval, dont la généalogie l’intéresse plus que la sienne propre, le Lapon sans le renne, le Péruvien sans le lama ? L’Indien, cet amant enthousiaste des fleurs, qui peut le séparer de la fleur du lotus, dont la beauté le remplit d’admiration et le fait tomber à genoux ? Qui peut en général enlever les plantes et les fleurs au botaniste, à l’homme qui aime les plantes, sans lui arracher en même temps les yeux de la tête et l’âme du corps ? Et que déclare l’homme par ce fait, — et les explications puisées dans les faits sont seules décisives, — que déclare-t-il par ce culte des animaux et des plantes qui constitue la religion des peuples anciens et des peuples sauvages ? Il déclare qu’il est en rapport avec la nature non seulement par le corps, mais encore par l’esprit, l’âme, le cœur, et que par conséquent il ne peut être séparé de la terre et transporté dans le ciel ou dans un autre monde inconnu et fantastique que par la toute-puissance divine, c’est-à-dire par la toute-puissance surnaturelle et inintelligible de l’égoïsme chrétien.

L’homme comme être naturel n’a pas plus une destination particulière, c’est-à-dire surhumaine, que les plantes et les animaux n’ont une destination au-dessus de leur nature. Chaque être est destiné à être seulement ce qu’il est, l’animal à être animal, la plante à être plante, l’homme à être homme. Chaque être a atteint sa destination en atteignant l’existence. Existence est perfection, destination accomplie. L’être capable de sentir est arrivé à son but dès qu’il sent, l’être capable de connaître dès qu’il a conscience. Que vois-tu rayonner dans les yeux de l’enfant au berceau ? la joie d’avoir rempli la tâche que l’homme à ce degré de vie peut remplir et par conséquent doit remplir, — car le devoir se mesure sur le pouvoir ; — la joie de sa propre perfection, la joie d’être là, d’être vivant, de voir, de goûter et de sentir. Pourquoi est-il donc fait ? sa destination est-elle en dehors de son état d’enfance ? Non ! car pourquoi serait-il enfant ? La nature est accomplie, parfaite, à son but, à chaque pas qu’elle fait : car à chaque instant elle est autant qu’elle peut être, et par conséquent autant qu’elle doit et veut être. Quelle est la destination du jeune homme ? d’être jeune homme et de se réjouir de sa jeunesse[7]. Tout ce qui vit doit vivre, doit se réjouir de sa vie. L’homme n’est pas le but de la nature, il ne l’est que pour l’intelligence humaine ; — il est seulement son œuvre de vie la plus haute, de même que le fruit n’est pas le but mais la plus brillante production de la plante. Ce n’est pas dans une sagesse téléologique, visant à l’économie que la génération et la reproduction des choses ont leur fondement : c’est dans le besoin infini, dans la tendance irrésistible de la vie à se répandre partout. Voilà pourquoi la nature est illimitée dans ses productions. Pourquoi ces nuages et ces pluies de poussière que répandent les forêts au temps de la fécondation ? Pourquoi ces œufs innombrables d’où ne sort cependant qu’un nombre proportionnellement très faible d’êtres vivants ? Question insensée ? Tu vois là devant tes yeux l’ardeur de vie immense, sans bornes et sans but qui se manifeste dans la nature. Pourquoi tant d’animaux inutiles ou nuisibles à l’homme ? afin qu’une chose n’empiète pas trop sur l’autre, comme disent les théologiens ? Non ! c’est faire d’une conséquence un principe. Ce qui est nuisible pour toi est utile pour d’autres êtres. Partout où il y a matière à jouissance, là il y a aussi penchant, tendance à la jouissance et à la vie, là il y a nécessairement un être qui vit et jouit. Une chose est la condition d’une autre, l’appelle à la vie, mais en même temps lui impose des bornes pour se faire place à elle-même, et c’est là le fondement de l’harmonie dans l’ensemble des êtres. L’origine de la vie, c’est-à-dire de la vie individuelle, capable de sentiment, n’est incompréhensible que lorsqu’on sépare la vie de ce qui en est la condition. Réunit-on ces deux choses dans la pensée, alors la formation de la terre, de l’eau, de l’air, de la température, et la formation des animaux et des plantes ne font qu’un seul acte, et la production de la vie est aussi inexplicable, ou si l’on veut au contraire, aussi peu étonnante que celle de ses conditions pour l’explication desquelles des philosophes déistes du siècle dernier ne trouvaient pas nécessaire l’hypothèse d’un Deus ex machina. La vie n’est pas le produit d’une force naturelle particulière, comme le veulent les métaphysiciens matérialistes ; elle est un résultat de la nature entière.

Demandes-tu pourquoi est l’homme ? Eh bien, je te demanderai pourquoi est le Nègre, l’Ostiaque, l’Esquimau, le Kamtschadale, l’Indien ? Si l’Indien ne peut atteindre sa destination en tant qu’Indien, pourquoi donc est-il Indien ? Si par son enfance, par sa jeunesse, — car c’est dans la jeunesse que nous travaillons le moins dans la vigne du Seigneur, — si par le sommeil et le temps qu’il emploie à manger et à boire, l’homme est retenu loin du but auquel il est destiné, pourquoi donc est-il enfant, jeune homme ? pourquoi mange-t-il et boit-il ? Pourquoi ne vient-il pas au monde chrétien tout fait, rationaliste, ou plutôt ange ? Pourquoi s’égare-t-il jusqu’à devenir homme ? La vie ne perd-elle pas tout but, toute signification, précisément par cette autre vie dans laquelle elle doit trouver enfin son véritable sens ? Les actes que le chrétien donne comme preuves d’une autre vie n’en sont-ils pas au contraire la réfutation ? Ne prouvent-ils pas que cette destination qu’ils empêchent de réaliser, justement parce qu’ils empêchent de la réaliser, n’est pas la destination de l’homme ? N’est-ce pas une folie, de ce que l’homme dort, de conclure qu’un jour il sera nécessairement un être qui ne dormira plus, qui aura toujours les yeux ouverts ? Est-ce que le sommeil, le boire, le manger, — du divin besoin de l’amour, je n’en veux rien dire par égard pour les théologiens, dont l’idéal est l’ange sans sexe, — est-ce que tous ces actes ne sont pas comme la jeunesse, l’enfance, comme tout dans la nature, des jouissances, des bienfaits véritables, la réalisation d’un but qui leur est propre lorsque leur moment est venu ? Ne nous rassasions-nous pas même du bonheur de la plus haute activité de l’esprit ? Le chrétien peut-il toujours prier ? Une prière éternelle serait-elle une prière ? Celui qui penserait toujours ne ressemblerait-il pas à celui qui ne pense pas du tout ? Et que perdons-nous donc par le sommeil, le boire et le manger ? Le temps ; mais ce que nous perdons en temps, nous le gagnons en forces. Les yeux qui se sont reposés pendant la nuit voient plus clair le matin. Chaque jour nouveau est pour l’homme une fête de renaissance et de résurrection. Faut-il donc que l’homme mange, boive et dorme à contre-cœur, avec un dégoût hypocrite, — ce qui est une conséquence du vrai christianisme ? — Non ! il doit faire tout cela avec plaisir, volontiers ; mais il doit aussi veiller, penser, travailler avec plaisir. Il ne doit pas se rendre la jouissance amère par la pensée du travail, ni pendant le travail penser à la jouissance ; il doit trouver son plaisir dans le travail même. Il doit faire en général tout ce qui appartient à l’homme de la manière la plus conforme à la nature, dans le temps convenable, c’est-à-dire avec joie, avec satisfaction, avec la conscience qu’il remplit ainsi la tâche à laquelle il a été destiné. Il doit, au lieu de prouver l’unité de Dieu, prouver l’unité de l’homme, rejeter ce dualisme funeste de l’esprit et de la chair, cette séparation de l’être humain en deux parties, dont l’une appartient au ciel, l’autre à la terre, dont l’une a pour créateur un Dieu, tandis que l’autre est un livre apocryphe qui a pour auteur un être inconnu ou plutôt que, par prudence chrétienne, on ne nomme pas par son vrai nom, mais qui en français s’appelle le Diable, — car le christianisme n’est pas autre chose qu’un manichéisme diplomatique, qu’un parsisme déguisé, modifié et tempéré par l’esprit de l’Occident. — L’homme doit par conséquent rejeter le christianisme, et alors il remplira sa destination, alors il sera homme : car le chrétien n’est pas homme, il est moitié ange, moitié animal. Quand l’homme sera partout homme et se saura tel, quand il cessera de vouloir être plus qu’il n’est, ne peut et ne doit être, quand il ne se posera plus un but contradictoire à sa nature, c’est-à-dire irréalisable, fantastique, le but de devenir un dieu, un être abstrait, sans corps, sans chair ni sang, sans passions et sans besoins, alors seulement il sera un homme accompli, parfait ; alors il n’y aura plus en lui de lacune où l’avenir céleste puisse se nicher ; mais cette perfection ne peut se réaliser sans la mort, car la mort est aussi dans la destination, ou, ce qui revient au même, dans la nature de l’homme. Mourir, humainement, mourir avec la conscience qu’en mourant tu remplis ta dernière destination humaine, c’est-à-dire mourir en paix avec la mort, que ce soit là ton dernier vœu, ton but suprême. C’est ainsi que dans la mort même tu triompheras du rêve luxueux de l’immortalité chrétienne, et que tu atteindras infiniment plus que tu ne voulais atteindre dans le ciel, et qu’en réalité tu n’aurais jamais atteint.

Ce n’est que comme être moral, c’est-à-dire comme être politique et social, que l’homme a une destination particulière qui le met en opposition avec lui-même et le remplit d’inquiétude, parce que souvent il ne sait s’il pourra ou non la réaliser. Mais cette destination, c’est lui-même qui se l’impose d’après sa nature, ses penchants et ses facultés. Qui ne se destine à rien n’est par cela même destiné à rien ; quiconque dit qu’il ne sait pas à quoi l’homme est destiné né fait qu’attribuer aux autres son propre manque de destination.

Mais ici encore se montre la fantaisie dualiste des rationalistes chrétiens dans leur manière de concevoir l’homme ; car, dans la question de l’immortalité, ils ne mettent en avant que les penchants scientifiques et artistiques, comme si les savants, les moralistes, les artistes et les beaux esprits pouvaient seuls prétendre à l’avenir céleste, et non les artisans, les fabricants, les cultivateurs ; comme si le penchant de l’homme à perfectionner les métiers, à organiser de mieux en mieux l’agriculture, à porter l’industrie à un degré toujours plus élevé, n’était pas un penchant essentiel et honorable. Combien d’artisans ont dû se casser la tête à propos du perfectionnement de leur métier ? Combien même ont dû mourir du chagrin de ne pouvoir réussir ! Combien de jeunes hommes, pleins de goût pour un certain genre de travail, mais ne possédant pas l’habileté technique qu’il exige, ont dû souffrir de ce désaccord entre leurs désirs et les moyens de les réaliser ! Ces pauvres gens n’avaient jamais senti en eux la moindre inclination à devenir savants, artistes ou prédicateurs de la loi morale ; ils ne portaient pas leurs vues si loin, et cependant leurs vœux n’ont pas été accomplis. N’ont-ils pas le droit de l’être dans l’avenir ? Combien d’autres, qui ne se sont point trompés dans leur choix, restent toute leur vie, par exemple, garçons tailleurs ! Ils n’aspirent qu’à une seule chose, à devenir maîtres. Ce désir est-il immoral, matériel, inhumain ? Pourquoi ne deviendraient-ils pas là-haut ce qu’ils n’ont pu devenir ici-bas, malgré tous leurs efforts ? Serait-ce parce que leur métier n’est fondé que sur les besoins de la vie terrestre ? Mais il n’est pas vrai qu’il soit pratiqué seulement pour avoir du pain. Combien regardent leur métier comme un art véritable et ont réellement besoin du sens esthétique, c’est-à-dire du goût ? Où est en général la frontière, la borne qui sépare l’art du métier ! L’art n’est-il pas lié aux besoins ordinaires de la vie ? Que fait-il autre chose qu’ennoblir ce qui est commun et nécessaire ? Lorsqu’on n’a pas besoin de maisons on ne bâtit point de palais ; lorsqu’on ne boit et n’estime pas le vin, on ne l’honore pas non plus par des coupes splendides ; lorsqu’on ne pleure plus les morts, on n’élève pas en leur honneur de magnifiques mausolées, et là où tes oreilles étourdies par les alléluias du ciel chrétien ne sont pas offensées par la hache du coupeur de bois, par la scie du menuisier, là elles ne sont pas charmées par les sons de la flûte ou de la lyre. Si donc l’artiste a des droits à l’immortalité, l’artisan en a aussi, et de même l’homme en général, depuis les pieds jusqu’à la tête, car le plus haut objet de l’art, c’est l’homme. Les Grecs honoraient une Vénus Callipyge, — conséquence nécessaire du développement du sens du beau dans leurs esprits, — cette Vénus ne peut-elle pas prétendre au ciel ? Chose étrange ! les premiers chrétiens dans leur fanatisme religieux ont détruit les plus belles œuvres de l’art antique, ont proscrit l’art en général, l’art indépendant qui ne se dégradait pas jusqu’à n’être qu’un instrument de la religion, car ils savaient par expérience que l’art est mondain et impie, et que celui qui voit avec plaisir de belles femmes en images les voit aussi volontiers in naturâ, et c’est précisément sur le sens de l’art sensuel, sur la Vénus Callipyge, que les rationalistes chrétiens modernes fondent leur espoir d’une vie immortelle !

Et quelle vanité ! quelle folie de donner pour preuve de la nécessité d’une autre vie cette circonstance qu’un grand nombre d’hommes ne peuvent parvenir ici-bas à développer et satisfaire leurs penchants artistiques, lorsque des milliers d’autres ne peuvent pas même satisfaire leur faim, au moins d’une manière digne de l’homme ! Et n’est-il pas plus nécessaire de satisfaire sa faim que son goût pour l’art ? Peut-on avoir des sentiments moraux ou esthétiques lorsqu’on est affamé, ou quand on n’a dans le corps que des aliments que l’estomac de l’homme peut à peine digérer ? Ne devons-nous pas, par conséquent, exiger une autre vie dans laquelle ceux qui ont faim ici-bas seront enfin rassasiés ? dans laquelle ceux qui sur la terre ne vivent que des miettes de la table des gourmands physiques et esthétiques arriveront enfin à une jouissance supérieure, à la jouissance d’un rôti ? Puisque le rationaliste est un ami du progrès raisonnable, modéré, c’est-à-dire qui n’arrive jamais à son but, puisqu’il rejette toute interruption violente et n’élève l’homme que tout doucement, degré par degré, quoi de plus juste, de plus naturel, de plus nécessaire que les nombreux affamés de ce monde obtiennent enfin là-haut une nourriture humaine, tandis que ceux à qui les plaisirs des tables terrestres auront fait perdre tout appétit pour les mets du ciel y satisferont leurs goûts artistiques dans les musées, les concerts, les ballets et les opéras ! Mais encore un exemple de la misère humaine : combien de femmes manquent ici leur destination sans qu’il y ait de leur faute ! La destination de la femme est évidemment d’être épouse et mère ; c’est dans cette sphère seulement qu’elle peut développer toutes ses facultés ; l’éternelle virginité estropie et corrompt non seulement le corps mais encore l’esprit, et il n’y a que des circonstances tout à fait favorables, — exceptions à la règle, — qui puissent garantir la femme contre les conséquences funestes de cet état contraire à la nature. Pourquoi ne demandez-vous donc pas un autre monde où le penchant le plus profond, le plus intime de la femme trouve enfin ses droits reconnus, puisqu’ici-bas il ne peut être satisfait ordinairement que d’une manière opposée à la nature et à la morale ? N’est-il pas ridicule, insensé de penser à remplir les lacunes imaginaires de la nature de l’homme, et de laisser de côté sans les voir les lacunes véritables de la vie humaine ! N’est-il pas ridicule de procurer à l’homme une seconde existence avant de songer à lui prêter secours dans l’existence actuelle ? C’est ainsi que les chrétiens modernes, d’ailleurs si mondains et frivoles, nous font voir, par leurs preuves de l’existence future, la vraie origine des maux de l’existence présente ; ils sacrifient la destination réelle de l’homme à une destination imaginaire, les besoins réels à des besoins fantastiques que l’on décore du nom de besoins religieux. Le rationaliste ne se contente pas d’être entièrement aveuglé sur les maux véritables de la vie humaine, non avec ses désirs surnaturels il plane au-dessus de la terre, il soutient que même les privilégiés, les heureux, ceux qui jouissent de tous les trésors des sciences et des arts, ne trouvent pas ici une satisfaction complète ! Quel artiste, s’écrie-t-il, peut embrasser tous les arts, quel savant toutes les sciences et quand même un, homme pourrait tout cela, combien de choses ignorerait-il encore qu’il voudrait pourtant connaître ? Le rationaliste invente ainsi pour l’homme une universalité de facultés et de tendances qui est une rare exception, mais qui, néanmoins, se satisfait complètement ici-bas lorsqu’elle se rencontre dans un individu, parce que tout penchant universel se satisfait d’une manière adéquate à sa propre nature, d’une manière générale, sans s’intéresser aux particularités. Lors même qu’un homme s’adonne à plusieurs arts ou même à tous, lorsque comme Michel-Ange il est à la fois poète, peintre, sculpteur et architecte, il ne fait cependant que d’un seul art l’objet principal de ses études et de ses travaux. L’homme est complètement satisfait quand il peut produire quelque chose de parfait dans une seule branche de l’art ou de la science ; s’il ne peut satisfaire ses tendances artistiques par ses propres productions, il les satisfait par les productions des autres. Si les hommes vivent en société, c’est pour se compléter réciproquement dans leurs rapports physiques et intellectuels : ce que l’un ne peut faire, l’autre le fait pour lui. Toute activité qui n’est pas purement mécanique exige l’emploi de toutes les forces de l’homme et donne par cela même une satisfaction complète, universelle. Tout art est poésie et de même on pourrait dire dans un certain sens que tout art est musique, plastique, peinture. Le poète est peintre, sinon avec la main du moins avec la tête ; le peintre est musicien, car il ne représente pas seulement les impressions que les objets sensibles font sur la vue, mais encore celles qu’ils font sur le sens de l’ouïe. Nous ne voyons pas seulement ses paysages, nous y entendons le pâtre jouer de la cornemuse, les sources couler, les branches et les feuilles des arbres trembler et gémir sous le souffle du vent. L’homme perd bien dans la pratique d’un art l’habileté technique nécessaire pour un autre ; il perd le côté mécanique qui n’est qu’une affaire d’exercice, mais il conserve encore le talent, la disposition naturelle. Il y a d’ailleurs dans tous les hommes qui se distinguent par quoi que ce soit un penchant dominant auquel se soumettent et se subordonnent tous les autres ; aussi dans les circonstances normales, et ce sont les seules que nous ayons à considérer, tout penchant est satisfait dans la mesure qu’il désire et qu’il mérite. Michel-Ange faisait des vers ; il contentait ainsi son goût pour la poésie tout en se livrant à d’autres arts ; mais il ne considérait son talent poétique que comme chose accessoire, parce que son penchant pour la poésie n’était pas son penchant principal. De même que, d’après ses propres paroles, il avait sa femme dans sa peinture, ses enfants dans ses œuvres, de même il avait sa poésie non dans son écritoire, mais dans son marteau et ses ciseaux. Si un rationaliste chrétien voulait faire entendre à un Michel-Ange qu’il a droit d’espérer une autre vie parce qu’il n’a pu donner ici-bas un développement complet à son talent poétique, celui-ci lui jetterait à la tête ses poésies comme une bagatelle et le prierait de l’épargner avec son immortalité. Je désire l’immortalité, lui dirait-il, comme récompense de ce que j’ai produit à la sueur de mon front et en dépit de mes ennemis et des envieux, mais non pour ce que j’aurais peut-être pu produire. Dante a déjà produit en poésie ce qu’il y a de plus parfait ; il m’a enlevé l’immortalité poétique ; mais en peinture il n’y avait point de Dante, c’est moi qui le suis. Ce que je suis, je veux l’être encore, c’est la révélation complète de mon être, la seule garantie pour moi d’une gloire immortelle : Ne sutor ultra crepidam. Remarque bien ce proverbe, chrétien fantasque, même pour ce qui regarde ton autre monde. L’homme est le cordonnier, et la terre sa forme.

Il en est du désir de connaître, de l’amour de la science, comme du sens artistique. Sans parler même de ce fait qu’il y a une infinité d’hommes qui n’ont aucun penchant pour la science, bien que ni les moyens ni les circonstances ne leur aient manqué pour l’éveiller en eux, qui regardent même la satisfaction de ce penchant comme une pure vanité, et trouvent qu’il y a presque de la folie à s’occuper de choses aussi étrangères à l’homme que le paraissent être les étoiles, les mousses, les infusoires, on peut dire que la tendance à la connaissance parvient à se satisfaire complètement, et même d’autant plus qu’elle est plus réelle et plus universelle. Cependant l’homme n’a, en général, qu’un goût dominant pour une branche particulière de la science, et cette seule branche absorbe, épuise ordinairement tout son désir de connaître ; de sorte qu’il regarde les objets de son étude comme les seules choses dignes d’être connues. De là la vanité ridicule et la vue étroite des savants de profession. Ainsi le philologue trouve dans son glossaire, l’historien dans sa chronique, le théologien dans l’Écriture sainte, le juriste dans son corpus juris, tout ce qui vaut la peine d’être étudié. Le théologien ne peut pas comprendre qu’au lieu de la Bible on étudie Aristote ou tout autre écrivain profane, le juriste qu’on applique son attention aux caprices de la nature et non aux caprices du droit, le critique littéraire ou musical qu’on puisse trouver le moindre plaisir à lire un poète et un penseur ou à entendre l’œuvre de compositeurs qui vivent encore, qui ne sont pas devenus l’objet de la froide érudition historique. Le dernier point dans leur livre paraît à tous ces gens-là le punctum satis de l’esprit humain. Ainsi l’amour de la science et de la vérité chez l’homme a pour frontière son égoïsme. Chacun ne désire savoir rien de plus que ce qu’en général il est et désire être. La borne de sa nature est en même temps la borne de son penchant à connaître. Exister vient avant savoir, l’existence est le fondement de la science ; mais chacun est pour soi, sans qu’il le sache, toute la vérité ; chacun ne veut et n’aime dans un objet, dans un autre être, que soi, que ce qui est l’expression de sa propre nature. Le chrétien aime la vertu, mais il n’aime pas la vertu païenne, sensuelle, virile ; il n’aime que la vertu chrétienne, surnaturelle, fantastique, la vertu qui est son portrait chéri, bien ressemblant. Chacun rejette comme contradictoire avec la raison et la vérité ce qui répugne à sa nature, à son individualité ; il y a seulement cette différence importante, que l’individualité de l’un est universelle, celle de l’autre limitée suivant les milieux et les circonstances. La raison est presque toujours chez l’homme l’humble servante du cœur ; ce qu’il désire, il se le représente comme existant, et dès qu’il commence à raisonner il démontre à priori que c’est rationnellement nécessaire. Ce qui est en dehors de ses inclinations, de ses intérêts, n’a aucune existence pour lui, et ne peut être, par conséquent, l’objet d’un penchant ou d’un désir. Il n’y aurait rien de plus ridicule que de vouloir démontrer à un naturaliste qu’une vie future lui est absolument nécessaire pour combler les lacunes de ses connaissances, parce qu’il a négligé l’étude de la sainte théologie pour l’étude de la nature. Si l’on voulait élever l’édifice du ciel sur l’imperfection de la science humaine comme fondement, on devrait établir pour chaque tranche de la science un ciel particulier : car le théologien ne demande à la vie future que la solution des questions de théologie, le juriste que celle des questions de droit à propos desquelles il s’est vainement cassé la tête ici-bas, l’astronome que celle des problèmes d’astronomie. Ce que l’homme désire connaître dans l’autre monde n’est pas quelque chose qui ne peut être connu ici-bas : c’est seulement ce que maintenant il ne connaît pas. Il n’est sensible qu’au manque et aux lacunes de ses connaissances qui prouvent l’existence et la nécessité d’un avenir terrestre, mais non d’un avenir céleste ; il veut seulement reculer les bornes que les générations futures, en poursuivant ses recherches, reculeront réellement. C’est ainsi que le chrétien, les yeux toujours fixés sur le ciel dans l’autre monde, ne voit pas le ciel sur la terre, le ciel de l’avenir historique, dans lequel se résoudront en lumière tous les doutes, toutes les obscurités et difficultés qui ont fait le tourment du passé et font encore celui du présent. « Oh si tu avais pu vivre encore, crie Galilée à Copernic, si tu avais pu connaître les nouvelles découvertes qui ont développé et confirmé ton système, quelle joie en aurais-tu ressentie ! » Voilà comment l’homme de l’avenir parle à l’homme du passé. Copernic, à son lit de mort, a regretté dit-on, de n’avoir pu voir la planète Mercure une seule fois en sa vie, malgré tous ses efforts ; au moyen de leurs télescopes, les astronomes peuvent maintenant la voir en plein midi. C’est ainsi que l’avenir guérit les souffrances qu’a causées dans le passé l’incomplète satisfaction de l’amour de la science. Toutes les questions qui ne sont pas insensées, dont la solution a pour l’humanité une signification, de la valeur et de l’importance, toutes ces questions sont résolues dans le cours de l’histoire, souvent, il est vrai, dans un tout autre sens que ne le croyait et ne le désirait le passé. Une foule de problèmes, qui passaient autrefois pour les mystères les plus profonds, et dont nos ancêtres n’attendaient la solution que du Ciel, les problèmes de l’union miraculeuse de l’humanité et de la divinité dans le Christ, de l’âme et du corps dans l’homme, de l’accord de la prédestination ou de la Providence divine avec la liberté humaine, tous ces problèmes pour ceux qui se sont approprié les résultats de la philosophie et des sciences naturelles, sont depuis longtemps résolus, c’est-à-dire ont complètement disparu, parce que leurs prémisses ne sont évidemment que des abstractions arbitraires, ce qu’elles ne paraissaient pas être dans leur temps. Mais le chrétien ne peut se contenter de la vie future sur la terre et dans l’histoire ; il veut être Dieu, il veut tout savoir lui-même, sans s’inquiéter si les autres hommes savent ce qu’il ne sait pas. Il prouve par là que les intérêts de la science et de l’art, sur lesquels il fonde la nécessité d’une autre vie, ne sont, sans qu’il le sache, qu’un prétexte de son égoïsme. Celui qui s’intéresse réellement pour la science et pour l’art, celui-là en appelle à l’avenir et se trouve pleinement satisfait si les questions qui lui paraissent insolubles sont un jour résolues, quand même il ne vivrait pas assez longtemps pour en connaître la solution. Celui qui s’élève une fois au point de vue de la science doit renoncer à tout connaître par lui-même ; il y a même déjà, sans le savoir, renoncé par avance ; car les sciences et les arts ne peuvent fleurir que par le concours de toutes les forces humaines ; ils ne sont pas une propriété particulière, mais le bien commun de l’humanité. Et il ne lui est pas difficile d’y renoncer naturellement, sans aucune douleur, parce que l’homme, comme nous l’avons déjà dit, ne se livre avec une inclination dominante qu’à une certaine branche de la science et de l’art, et ne demande rien de plus que de pouvoir produire dans cette seule branche quelque chose de parfait. D’ailleurs entre tous les arts et entre toutes les sciences il y a des rapports communs ; chaque partie spéciale reflète, jusqu’à un certain point, le tout, et tout savoir particulier est, sinon en étendue du moins en puissance un savoir universel.

Le rationaliste, comme nous l’avons vu, plane entre le ciel et la terre, entre le christianisme et l’humanité, se montre partout en contradiction avec lui-même, surtout dans sa conception de la vie future, dans laquelle il sera Dieu, mais d’une façon humaine, éternel mais temporairement, infini mais d’une manière bornée, parfait mais imparfaitement. Nulle part cependant il ne montre plus son ignorance de la véritable nature humaine que lorsqu’il allie les progrès de l’avenir à la durée des individus. De nouvelles vertus, de nouveaux points de vue, de nouveaux esprits, ne doivent leur origine qu’à la production de corps nouveaux et de personnalités nouvelles. L’humanité ne fait des progrès sur la terre que parce qu’à la place des vieux savants incorrigibles et des vieux Philistins en général, viennent toujours des êtres neufs, frais, meilleurs, désintéressés. La jeunesse est toujours meilleure que la vieillesse, de même que les princes de la couronne, du moins tant qu’ils restent princes, sont toujours meilleurs que les rois leurs pères. Les vieux, sans remarquer que leur esprit aussi bien que leur corps est, pour ainsi dire, pétrifié, s’élèvent de toutes leurs forces contre les idées nouvelles, les rejettent comme fausses et impraticables, et traitent leurs révélateurs, les nouveaux, d’hommes frivoles, immoraux, corrupteurs, tandis qu’à côté d’eux, vieux pécheurs et vieux hypocrites, ils sont réellement de vrais héros, même des dieux. L’humanité en a toujours agi ainsi : ce qui est ancien est toujours le bon, le juste, le praticable, le saint, le vrai ; ce qui est jeune est tout le contraire. Les vieux religionnaires d’aujourd’hui emploient, pour calomnier et maudire tous ceux qui aspirent à faire pénétrer dans l’humanité une nouvelle science et une nouvelle vie, les mêmes paroles qu’employaient autrefois les catholiques pour calomnier et condamner à l’enfer les protestants, les mêmes paroles dont se servaient les païens pour calomnier les chrétiens. L’homme a si peu une tendance à un perfectionnement illimité, que, comme la matière en général, il a en lui un penchant à rester toujours dans le même état, une énorme force d’inertie, comme le prouve la religion, qui n’est pas autre chose que le maintien d’idées et de croyances qui, dans un temps donné, exprimaient et épuisaient toute la mesure de la pensée et de la nature humaines, mais qui, par leur prétention à une direction éternelle de l’esprit, sont passées en héritage d’une génération à l’autre comme une éternelle maladie. Il a si peu une tendance infinie à la science, que tout au contraire les bornes de ses connaissances dans un temps déterminé sont pour lui les bornes de la nature humaine, c’est-à-dire ne sont pas des bornes pour lui, et que tout ce qu’il pense, sait, écrit et fait à ce moment lui paraît être ce que l’homme en général peut penser, croire et faire de plus grand et de plus élevé ; aussi, loin de se sentir porté à faire disparaître ces barrières spirituelles, il les divinise et en fait des lois éternelles. Chaque époque proclame immortels ses poètes, ses artistes, ses philosophes, ses héros bien que souvent, après quelque temps, il ne reste d’eux pas même leur nom. Chaque époque résout à sa manière, même les problèmes qui sont pour elle insolubles, à la manière qui est pour elle la seule vraie, car toute autre solution, même la véritable, n’aurait pour elle aucun sens, parce qu’elle ne serait pas d’accord avec le reste de sa manière de voir. Chaque époque a autant de science et de vérité qu’elle en désire et qu’elle en a besoin ; ce qu’elle ne connaît pas bien, elle se l’explique conformément à sa nature ; ce qu’elle ne connaît pas du tout, elle n’a, ce qui se comprend facilement, aucun désir de le connaître. La borne du savoir est en même temps la borne du penchant à connaître. Celui qui ne sait pas que la lune est plus grande qu’elle ne paraît ne demande pas à savoir quelle est sa grandeur. Les tendances d’un être ne dépassent pas la mesure de puissance qu’il a reçue pour les satisfaire ; il n’est entraîné à faire que ce qu’il a le pouvoir de faire, lorsque ses penchants sont réels, et non de pure imagination.

Lorsque le Grec ne pouvait pas former de ses mains le Jupiter Olympien, il n’avait pas alors dans sa tête l’idéal de Phidias, ni dans son cœur le besoin d’une telle œuvre d’art. Tout homme qui, par le malheur ou par une mort violente, n’est pas arrêté dans sa carrière, atteint, sinon en imagination, — car, entre la pensée et l’être, entre la fantaisie et la réalité, il y a une différence éternelle, indestructible, — du moins en réalité son idéal. Car qu’est-ce que l’idéal ? C’est ma tendance naturelle, c’est ma puissance propre en tant qu’objet de mon imagination et de ma conscience, en tant que but de ma vie et de tous mes efforts. Lorsque l’humanité ne peut pas produire des poésies meilleures que celles d’un Gottsched, alors Gottsched est l’idéal du poète. Dans ce fait que les idées de l’humanité ne dépassent jamais ses besoins, les déistes voient la preuve d’une sagesse et d’une Providence divines ; mais, de même que certains phénomènes naturels que ces mêmes déistes regardent comme la manifestation d’une sagesse infinie, tels que les divers modes de conservation et de reproduction des animaux, ne sont que la preuve de l’ignorance et de la limitation de la nature, de même ce phénomène historique n’est qu’une preuve de la justesse de tact, de l’ignorance et de l’égoïsme de l’homme.

Mais d’où vient donc que les hommes veulent avec tant d’opiniâtreté le maintien de leurs idées et de leurs institutions, de leurs dogmes religieux et de leurs systèmes scientifiques ? Cela provient de ce que le penchant à tout connaître est limité chez eux par leur penchant au bonheur, à la vie, à leur propre conservation. Les individus qui se distinguent surtout par leur intelligence, dont toute activité est déterminée par l’activité du cerveau et chez lesquels, par conséquent, la tendance au bonheur est entièrement d’accord avec la tendance à la science, parce que le savoir seul les satisfait, ces individus ne sont qu’une exception apparente. L’esprit, la raison en général n’est rien d’indépendant, n’est rien de différent de l’homme. Telle est ma manière d’être, telle est ma manière de penser. Le type de mon individualité est aussi le type de ma raison. Nous sommes tous hommes, mais chacun de nous est un homme différent. Un accord parfait entre les hommes dans les affaires de croyance ou de foi ne peut être l’œuvre que d’une violente oppression ou d’une profonde hypocrisie. Nous pouvons bien nous approprier les idées des autres lorsqu’elles ne diffèrent des nôtres que dans des cas particuliers ; mais lorsqu’elles sont en contradiction avec notre nature, avec notre manière d’être en général, alors elles sont pour nous des poisons que nous ne pouvons nous assimiler. Les différences d’opinion dénotent des différences de nature, de caractère, de personnalité ; c’est pourquoi la haine contre les opinions d’un homme dégénère en haine personnelle, et de même le penchant pour ses opinions devient inclination pour sa personne ou la suppose déjà. Se mettre dans la tête qu’un théologien voudra bien reconnaître pour des rêves ses idées surnaturelles, c’est se figurer, d’après sa manière de voir, qu’il voudra bien d’ange devenir démon. Se figurer qu’en général un homme peut mettre de côté ses opinions ou ses croyances fondées sur sa nature propre, c’est se figurer qu’il peut se séparer de son être, se séparer de lui-même. Aussi jamais l’arrogance et la stupidité des savants ordinaires ne se montrent plus que dans leur critique et dans leur réfutation des œuvres qui sont en contradiction avec les idées anciennes, traditionnelles, c’est-à-dire sacrées. Ils s’imaginent pouvoir se mettre un instant au point de vue de l’auteur ; mais en ce cas comme en bien d’autres ils en sont encore au même point que les Kamtschadales et d’autres peuples sauvages qui croient que l’âme peut faire une promenade en dehors du corps et passer dans d’autres individus. Il est aussi impossible à l’âme d’un théologien de pénétrer dans l’être d’un homme libre ou d’un penseur qu’à l’âme d’une oie de passer dans le corps d’un aigle. L’homme nouveau, la jeunesse intellectuelle comprend bien la vieillesse ; mais celle-ci ne comprend pas la jeunesse comme le prouvent tous les jours dans la vie domestique les parents au détriment de leurs enfants, et dans la vie politique les vieux gouvernements pour le malheur de leurs peuples jeunes et pleins d’aspirations vers l’avenir. Les gouvernements étouffent par la violence toutes les doctrines qu’ils regardent comme funestes aux hommes et aux peuples. Mais rien n’est plus insensé, rien n’est plus grossier que de vouloir servir de tuteur ou de directeur à l’homme pour ce qu’il doit croire et penser, que de le protéger avec un soin en apparence tout paternel, mais en réalité despotique, là où chacun a dans l’instinct de son amour de lui-même son vrai génie protecteur. Celui à qui cette doctrine, que la divinité, ou ce qui est la même chose, que l’immortalité de l’homme n’est qu’un rêve est réellement funeste, celui-là n’a pas besoin pour la rejeter du secours de la police ou du clergé chrétien. Tout-puissant est chez l’homme l’instinct de sa conservation. Une vérité nouvelle peut bien avoir d’abord des effets funestes, destructeurs, parce qu’avec ses vieilles idées l’homme croit toujours voir disparaître les fondements de son existence ; mais ces blessures se guérissent d’elles-mêmes avec le temps. La vérité, d’abord amère, devient plus tard la confidente du cœur. Il est quelquefois possible d’imposer à des individus et même à des peuples entiers des opinions et des doctrines qui répugnent à leur nature ; mais pourtant où cela arrive on leur impose une autre manière d’être et on étouffe la leur. Tous les peuples chez lesquels on a fait pénétrer de vive force le christianisme qui jette dans un même moule l’humanité tout entière, tous ces peuples se sont vu imposer en même temps avec le joug de la foi chrétienne le joug du despotisme chrétien et l’eau de vie chrétienne.

Ce n’est donc jamais que la génération nouvelle, que la jeunesse qui prouve dans l’humanité une faculté d’amélioration et de perfectionnement, par cette raison toute simple et toute naturelle que la jeunesse est encore ouverte, franche, sincère et n’a aucun intérêt personnel, égoïste à se liguer contre une nouvelle vérité, comme les hommes vieux de corps et d’esprit qui, par égoïsme, vanité, préjugé, habitude, devoir de profession, sont les ennemis jurés de toute innovation fondamentale. Il suit de là que, si des hommes tels qu’ils sont nous déduisons l’idée générale de l’homme pour embrasser dans cette idée les qualités et les facultés diverses qui distinguent les hommes dans la réalité, nous arriverons à cette proposition : l’homme est aussi bien un être fixe, immobile, ennemi de tout progrès, qu’un être mobile, progressif, ami de l’innovation. Mais l’union de ces qualités contradictoires dans un seul et même sujet n’est possible que dans la miraculeuse dialectique du rationalisme chrétien. Dans la réalité et dans la raison qui se fonde sur l’étude de cette réalité, cette contradiction s’évanouit, parce que les qualités différentes n’appartiennent qu’à des êtres différents. La perfectibilité de l’homme parle si peu en faveur d’une autre vie, d’une continuation de l’existence, que c’est au contraire la mort des vieux pécheurs et des vieux Philistins arriérés et pétrifiés qui est la condition de tout progrès, et que c’est seulement sur la ruine, sur la disparition du vieux, du semper idem que se fonde l’espoir d’une existence nouvelle et meilleure. Croire qu’on peut rester la même personne, le même être et faire des progrès infinis, c’est tout simplement croire aux miracles.

Quelle folie n’y aurait-il pas à transporter un Grec du temps du grossier Hermès dans l’époque d’un Phidias et d’un Sophocle pour lui procurer la jouissance de la contemplation des chefs-d’œuvre de l’art ! Le vieux Grec ne serait plus lui-même ou bien il serait incapable de juger ces œuvres parce qu’elles n’auraient aucun sens pour lui. Son sens de l’art ne dépasserait pas la mesure des productions artistiques de son temps ; leur grossièreté, était alors l’expression de sa propre grossièreté, et il en était satisfait. Le Grec barbare et grossier et le Grec poli, cultivé, perfectionné, quoique tous les deux Grecs, sont des êtres si différents qu’on ne peut expliquer ce contraste que par la différence des temps et des générations.

Pour prendre un exemple plus près de nous, mettons à côté l’un de l’autre un ancien Germain et un Allemand chrétien moderne ; quelle différence ! Qui peut se figurer que ce même Germain, qui n’entendait la voix de la divinité qu’au milieu des cris de guerre et du cliquetis des armes, pourra se délecter au son des flûtes ou des cloches de la prêtraille prussienne, sans perdre complètement sa manière d’être même corporelle en acquérant ce raffinement de goût ? Cette même main qui maniait sans cesse l’épée pourra-t-elle manier aussi bien un instrument de musique, de physique, de chirurgie ou la plume diplomatique, intrigante d’un hypocrite chrétien ou d’un dénonciateur ? Cet estomac accoutumé à la rude boisson tirée des sucs de l’orge pourra-t-il supporter le thé chinois servi dans les cercles du soir aux gens de la société « cultivée » ? Impossible : tu ne peux pas plus élever l’ancien Germain au même degré que l’Allemand d’aujourd’hui que tu ne peux faire du thé avec les sucs de l’orge. Si, par conséquent, l’homme se perfectionne dans la vie future, ce perfectionnement sera essentiel, radical, ou seulement superficiel. Dans le premier cas, l’unité de mon être et de ma conscience est détruite ; je suis tout différent de ce que j’étais d’abord, aussi différent que le sera de moi l’être qui, après ma mort, continuera mon œuvre et la mènera à son terme. Dans le second, je suis toujours le même, je reste au même degré ; ce qui est ajouté à mon être n’est que quantitatif, n’est qu’une addition superflue et inutile.

Certainement l’homme a une tendance à se perfectionner, même l’homme le plus immobile, le plus opiniâtre dans ses idées et dans son caractère. Mais ce penchant ne doit pas être isolé et développé jusqu’à l’infini de la fantaisie théologique ; c’est un penchant subordonné, accidentel, — sit venia verbo, — et non substantiel. Le penchant principal, primitif de l’homme est le penchant à sa propre conservation. Les vœux de l’homme, du moins ceux qui sont fondés, ne vont pas au delà de ses facultés déterminées, caractéristiques. Les vœux du laboureur ne dépassent pas sa condition, ceux du savant ne vont pas au delà de la condition de savant, ceux du philosophe au delà de la philosophie. Diogène ne veut point être un Alexandre, ni Napoléon un Raphaël ; Napoléon veut être de plus en plus Napoléon, Diogène de plus en plus Diogène, le savant de plus en plus savant. L’Esquimau transporté à Londres regrette sa viande de chien de mer ; ses désirs ne dépassent pas les frontières de sa patrie, il ne veut être et avoir que ce que l’Esquimau en général peut être et avoir. De même l’homme en général ne veut rien être, rien avoir autre chose que ce qu’il est et ce qu’il a déjà : seulement il le veut augmenté, porté à un plus haut degré. Fidèles à notre caractère essentiel, nous restons toujours dans la même voie et nous ne pouvons nous perfectionner qu’autant que nous pouvons changer dans le cours du temps sans cesser d’être les mêmes. Nous faisons toujours des progrès, mais ils ne sont que quantitatifs. Nous nous figurons bien, chaque fois que nous produisons un nouvel ouvrage, mettre au jour quelque chose de nouveau ; mais dès qu’un peu de temps s’est écoulé, nous nous réveillons de cette illusion et nous reconnaissons la parenté de cet ouvrage avec ceux qui l’ont précédé. De même que les naturalistes se font un plaisir de former de nouveaux genres et de nouvelles espèces avec les moindres différences qu’ils trouvent entre les plantes ou les animaux pour se faire à eux-mêmes un nom avec le nom d’un animal ou d’une plante, de même nous aimons à mettre sur le compte de notre propre virtuosité tout ce que nous devons à l’influence seule du temps et nous nous regardons comme des êtres nouveaux chaque fois que dans le cours de la vie quelques changements se sont opérés en nous. Mais l’espèce, la forme, le type, le caractère, — qu’on nomme cela comme on voudra,— de notre être physique aussi bien que de notre être moral ne changent jamais. Un mauvais poète ne peut pas plus devenir un bon poète, une tête superstitieuse une tête pensante, un caractère envieux et rampant, un caractère noble qu’un chat-huant ne peut devenir un rossignol ou un âne un coursier. Il est vrai que tout ce qui est nouveau met d’abord partout le désordre et la confusion ; mais les anciennes qualités, les vieilles inclinations et les vieux défauts relèvent bientôt la tête de même que les païens devenus chrétiens, dans les circonstances décisives avaient toujours recours à leurs anciens dieux. Vieil amour ne prend pas de rouille, peut-on dire aussi dans ce cas. L’homme éprouve bien des révolutions et des métamorphoses réelles ; mais elles ne sont rien moins que des miracles. La conversion de saint Paul se renouvelle tous les jours. Je hais la philosophie, parce qu’elle détruit la foi, s’écrie tel ou tel individu ; mais il n’a besoin que de rencontrer le livre ou l’homme qu’il lui faut et d’ennemi acharné de la philosophie il en devient l’ami passionné. Chaque homme arrive ainsi plus ou moins dans la vie à un moment où il rompt le serment de fidélité éternelle qu’il avait juré à une idole quelconque, parce qu’il reconnaît que ce serment était faux sans qu’il en eût conscience. Mais l’homme n’est pas devenu pour cela un autre homme ; tout au contraire il est devenu lui-même, il est sorti d’un rêve pour arriver à la conscience de son talent et de sa véritable vocation.

Notre perfectionnement n’est qu’un développement de notre nature et ce développement ne fait qu’exprimer d’une manière de plus en plus claire, que mettre sous un meilleur jour nos qualités et nos défauts, en un mot ce que nous sommes. Le sens de notre être reste toujours le même, les mots seuls changent ; nous disons toujours la même chose, mais toujours plus clairement. Nous purifions par l’expérience les défauts de notre nature, nous devenons critiques ; mais malheureusement avec les défauts de la jeunesse nous ne perdons que trop souvent ses vertus. Comme tous les mystères de la théologie, notre tendance à une perfection croissante ne trouve que dans l’anthropologie son sens et sa solution : nous ne pouvons jamais en déduire un Dieu, un être céleste, surnaturel, si ce n’est là où l’on fait de cette tendance une tendance surnaturelle et fantastique, nous ne pouvons en tirer rien autre chose que l’homme. En un mot, ce penchant n’est pas un créateur ex nihilo, ce n’est qu’un architecte qui façonne et travaille la matière qu’il a sous la main.

La première œuvre écrite par l’homme, quelque défectueuse qu’elle soit, contient déjà toutes celles qui l’ont suivie quelle que soit leur perfection. Un esprit pénétrant peut y découvrir toutes les qualités qui dans les œuvres postérieures paraîtront à la lumière plus brillantes et plus nettes de manière à frapper les yeux même des moins clairvoyants. Le premier écrit est comme un principe audacieux dont tous les. écrits qui le suivent ne sont que les preuves et les conséquences. Heureux est celui à qui il est donné de tirer lui-même les conséquences de ses propres principes. Mais cela n’est pas nécessaire. Non ! les œuvres les plus riches et les plus complètes sont celles qui contiennent sans les exprimer des conséquences inépuisables. Telle est aussi notre vie[8]. Nous n’avons pas besoin de développer nos talents jusqu’à leur complète et dernière expression ; leur but est atteint si nous en exprimons seulement les prémisses. Il n’est donc rien d’inutile et de superflu comme cette vie future qui ne fait que délayer, pour ainsi dire, et étendre jusqu’à l’infini les conséquences de l’aphorisme si riche et si parfait de notre vie terrestre, conséquences exprimées ici-bas en peu de mots, mais avec d’autant plus d’esprit et d’énergie.



  1. Bastholm, Historische Nachrichten zur Kenntniss des menschen in seinem wilden und rohen Zustande.
  2. Baumgarten, Histoire générale des peuples de l’Amérique, 1er  vol., p. 484 ; — et Meiners, Histoire critique des religions.
  3. La plupart des peuples croient aussi réellement à l’immortalité des animaux. Les Lapons doutaient même de leur propre résurrection mais non de celle de l’ours. Plusieurs défenseurs de l’âme immortelle ont reconnu que les arguments physiologiques et psychologiques qui parlent pour l’immortalité de l’homme parlent aussi pour celle des animaux. Pour ce qui regarde l’immortalité des vêtements je rappellerai la croyance des anciens Germains d’après laquelle tout mort non vêtu était exposé dans le Wallhall à une éternelle nudité et à d’éternelles moqueries. — Ainsi là-haut comme ici est excellent le proverbe qui dit : L’habit fait l’homme
  4. Il y a, comme on sait, des maladies où l’espoir d’un avenir meilleur, c’est-à-dire dans ce cas, de la guérison, est le symptôme d’une mort prochaine. C’est là un phénomène que les superstitieux psychologues donnent avec d’autres semblables comme un argument pour leur cause, mais que la physiologie explique d’une manière fort simple. — Il n’est point en contradiction avec un autre phénomène psychologique que j’ai éprouvé par moi-même et que j’ai traduit dans cet aphorisme : « Plus l’homme est près de la mort, plus il la croit encore éloignée ; plus il en est loin comme dans la jeunesse, plus il la regarde comme prochaine. » Cela vient de ce que la jeunesse s’occupe volontiers de rêves et de possibilités, tandis que l’âge mûr ne vit que pour le présent.
  5. Il est aussi impossible aux hommes dans l’enfance de l’humanité de ne pas regarder le soleil, la lune et les étoiles comme des êtres célestes, qu’il leur est impossible au point de vue de l’égoïsme chrétien qui par rapport à la nature est le matérialisme le plus grossier et fait du monde entier une dépendance de l’homme, qu’il leur est impossible, dis-je, de ne pas imaginer un créateur personnel de l’univers. — La pensée spéculative, abstraite, abandonnée à elle-même ne peut s’empêcher également de donner la pensée ou la logique comme fondement de la nature. Rien n’est donc plus absurde que de conclure de la nécessité de la pensée à la nécessité de l’existence. Si Dieu existe parce que l’homme à un certain point de vue le regarde comme nécessaire, alors l’orbite des planètes est un cercle et non une ellipse, car la raison humaine avant d’être instruite par l’expérience regarde nécessairement le mouvement circulaire comme le plus parfait de tous et le plus conforme à la nature. — (Voyez sur ce sujet ce que dit Lichtemberg dans son Nicolas Copernic.)
  6. Surnom de Blücher (Vorwaerts).
  7. De même que le christianisme par la promesse d’une vie future fait perdre à l’homme la vie réelle, de même notre pédagogique chrétienne, par une tendre inquiétude pour leur avenir, fait perdre aux enfants les joies de l’enfance et aux jeunes gens le bonheur de la jeunesse.
  8. Très-peu d’hommes, il est vrai, meurent à un point où tout progrès de leur part puisse être regardé comme impossible : peu épuisent, pour ainsi dire, leur nature jusqu’à la dernière goutte ; la plupart auraient encore pu faire quelque chose s’ils avaient vécu plus longtemps ; mais on en peut dire autant des plantes et des animaux. La plus grande partie d’entre eux auraient pu continuer aussi à se développer si une cause quelconque de mort n’avait mis obstacle à ce développement. C’est un phénomène remarquable, quoique facile à comprendre, que les animaux atteignent un âge beaucoup plus avancé sous la protection de la providence de l’homme que dans l’état de liberté sous la protection de la providence divine, c’est-à-dire de la nature. — C’est là une preuve tout à fait populaire que dans la nature aucune puissance ne règne, si ce n’est celle de la nature elle-même, et que là où cessent la providence la raison de l’homme là cesse aussi toute providence en général, du moins dans notre nature, c’est-à-dire sur la terre.