Feuerbach - Qu'est-ce que la Religion ?/L’essence de la Foi

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Traduction par Hermann Ewerbeck.
Ladrange, Garnier frères (p. 30-49).


L’ESSENCE
DE LA FOI.

D’APRÈS LUTHER


— LOUIS FEUERBACH (1844) —



Parmi les systèmes religieux il y en a un qui, plus que tout autre, abonde en doctrines contraires à l’intelligence, à l’esprit et au sentiment de l’homme c’est le luthéranisme. Il oppose, ce semble, des thèses irréfutables à l’idée fondamentale développée dans l’Essence du Christianisme, en démontrant l’origine surhumaine et surnaturelle de cette religion. Comment, en effet, l’homme aurait-il lui seul inventé une doctrine qui, en l’abaissant jusqu’au dernier degré, n’a point hésité à nier hardiment tout ce que l’homme possède, de mérite, d’honneur, de vertu, de volonté et d’intelligence, pour attribuer l’ensemble de toutes ces qualités à Dieu seul[1] ?

L’homme et Dieu voilà deux extrêmes. Luther dit : « Si nous voulons exactement comprendre ce que nous sommes vis-à-vis de Dieu, nous trouverons une énorme différence entre lui et nous, plus grande que celle entre ciel et terre, si immense qu’il n’y a plus de comparaison possible. Dieu est juste, saint, vrai, Dieu c’est tout ce qui est bon ; l’homme est mortel, injuste, méchant, menteur, rempli de vices et de péchés. Chez Dieu sont tous les biens, chez l’homme ne sont que la mort, le diable et le feu de l’enfer. Dieu existe d’éternité en éternité, l’homme est enfoui dans des péchés, l’homme se trouve à tout moment au milieu de la mort, Dieu abonde en grâce inépuisable, l’homme est rempli de disgrâce et gémit sous la colère divine. Voilà ce que c’est que l’homme en face de Dieu. » (XVI, 536, édition de Leipzig, en 23 vol. in-folio.) Ainsi, à chaque défaut dans l’homme répond une perfection en Dieu. Dieu possède tout, Dieu est précisément tout ce que l’homme n’est point et ne possède point ; ce qui est attribué à Dieu, vous en dépouillez l’homme, et ce que vous donnez à l’homme vous l’ôtez à Dieu. Vous appelez l’homme un être autonome, autodidacte, un être qui sait s’instruire par lui seul et se donner des lois : alors, Dieu n’est point le législateur, n’est point l’instituteur du genre humain, n’est point son révélateur. Si, au contraire, vous attribuez à Dieu ces qualités-là, elles doivent manquer à l’homme. Ainsi, Dieu d’un côté, l’homme de l’autre sont en raison inverse ; il n’y a pas de médiation ni de milieu.

Les conséquences de cette thèse sont effrayantes. Voulez-vous affirmer l’homme ? niez, reniez son Dieu. Voulez-vous affirmer Dieu ? reniez, niez l’homme, Renoncez à l’un des deux, vous aurez l’autre ; sinon, vous n’aurez ni l’un ni l’autre. Adorer Dieu, signifie mépriser l’homme ; la grandeur divine a pour base la petitesse humaine, la sagesse divine suppose la perversité humaine, la puissance divine exige la faiblesse humaine.

« La nature de Dieu, s’écrie Luther (V, 176) consiste précisément en ce qu’il manifeste sa majesté, sa force divine par notre nullité ; lui-même l’a dit à saint Paul (2 Corinth. 12) : Ma puissance est grande dans ceux qui sont faibles. » Plus loin, Luther s’explique davantage (III, 284) : « Ma force divine ne peut se faire valoir que dans vos faiblesses, et si tu n’es pas faible, à quoi te servirait ma force ? Je veux bien être ton Christ, et tu seras mon apôtre : mais tu auras à mettre d’accord ta faiblesse avec ma force, ton ignorance avec ma sagesse, ma vie avec ta mort. – A Dieu seul appartiennent la justice, la vérité, la sagesse, la sainteté, le bonheur suprême ; à nous l’injustice, le mensonge, le péché, le mal tout entier. La Bible l’enseigne suffisamment les hommes sont des menteurs, dit le Psaume 116, 11, et Osie 13 dit : Israël, le malheur et le mal sont à toi. On ne saurait donc parler de l’honneur de Dieu, sans parler en même temps du déshonneur des mortels ; on ne saurait glorifier Dieu comme le Juste, le Vrai et le Clément, sans nous désigner ouvertement comme des menteurs, des pécheurs et des misérables (VI, 60). » Choisissez, Luther le dit sans détour ; soyez ou diable envers l’homme : « Tous les hommes, à l’exception du Christ, sont les enfants du diable (XVI, 326) ; mais soyez en même temps ange envers Dieu : « Jésus-Christ et Adam, c’est-à-dire Dieu et homme, diffèrent entre eux comme ange et Dieu (IX, 461) : » ou soyez diable envers Dieu, mais ange envers l’homme. En effet, aussitôt que vous proclamez la bonté et la vertu de l’homme, la bonté, la sainteté de Dieu n’a plus de motif ; les qualités essentielles de Dieu, bonté, charité, liberté, sagesse et autres, celles précisément qui, pour ainsi dire, lui impriment le caractère de Dieu, seraient et resteraient autant de qualités humaines, et cela indépendamment de l’existence comme de la non-existence de Dieu. Cette indifférence envers l’existence et la non-existence de ce Dieu, ne cesse donc que dans le cas, où il y a entre Dieu et l’homme une différence ineffaçable, un contraste éternel.

Mais, diront les partisans du juste-milieu philosophique, nous n’effaçons point la distance qui nous sépare de Dieu, quand nous attribuons à l’homme les qualités divines ; nous ne les attribuons que dans un sens très restreint, tandis que Dieu les possède illimitées. À cette objection je réponds que, si une force est de nature d’être augmentée, ce qui ne peut pas se faire dans tous les cas, elle mérite d’être nommée une force seulement là où elle se trouve au plus haut degré ; on pourrait alors dire grammaticalement, que son superlatif est son vrai positif. La plus haute liberté est ainsi la seule, parmi toutes les libertés, qui mérite d’être appelée liberté. Une chose qui est encore susceptible d’une augmentation, balance, pour ainsi dire, entre l’existence et la non-existence ; d’un artiste, par exemple, qui doit être rangé parmi les médiocres, on peut dire qu’il est artiste, aussi bien qu’il ne l’est pas. Si par conséquent, vous appelez Dieu le plus grand Bien, la plus haute Liberté, veuillez en ce cas avouer que lui seul doit être appelé bon, lui seul libre. Luther vous l’expliquera dans son antique langage (XIX, 28, 121) : « Le mot libre arbitre ou liberté de la volonté s’accorde mal avec le mot homme ; c’est plutôt un titre divin, un nom qui ne convient qu’à Dieu, et personne au monde ne doit porter ce nom-là, car il n’est fait que pour la Très-Haute Majesté divine ; le psaume 115 nous apprend que le Seigneur seul fait ce qu’il veut et comme il veut, sur cette terre, dans l’Océan, dans l’abîme et dans les cieux là-haut. Dire la même chose d’un simple mortel, fils d’Adam et d’Ève, c’est comme si je disais : cet homme va disposer de la force et du pouvoir de son Dieu. Ce serait le plus noir des blasphèmes sur terre, ce serait voler l’honneur et le nom du Seigneur Dieu. Voilà pourquoi, quand on glorifie la grâce de Dieu, il faut chaque fois ajouter que la liberté de la volonté est entièrement impuissante. La grâce de Dieu, cela signifie que la libre volonté de l’homme est nulle. »

Le même raisonnement est applicable à toutes les autres qualités de Dieu, et non-seulement à la grâce qui est la volonté de Dieu. Dieu est le Bienheureux par excellence, parce que l’homme est parfois heureux et souvent malheureux ; les malades, les prisonniers appellent bienheureux celui qui jouit de sa liberté et de sa santé. Nous n’idéalisons les objets si ordinaires, si vulgaires de la vie, que quand nous ne les avons plus, ou que nous ne les avons pas encore. Un bonheur passé nous apparaît comme entouré d’une auréole ; l’homme vivant ne jouit jamais des honneurs et de la sainteté, que nous accordons pourtant volontiers aux morts ; en d’autres mots, nous appelons sacré et saint un objet de l’idée, mais point un objet de la réalité. Ainsi, les objets de la nature étaient des objets de culte tant qu’ils occupaient l’imagination, et ils cessaient forcément de l’être quand ils devenaient objets de l’observation et de la réflexion. Les anciens Hellènes regardaient les astres comme des objets dignes de l’adoration religieuse, parce qu’aux yeux de ce peuple ils n’étaient point ce qu’ils sont en réalité. Plus tard, quelques penseurs en Grèce renversaient le trône de ces divinités, en les transportant du ciel poétique de l’imagination dans le domaine très prosaïque des sciences naturelles. Si, par conséquent, vous déplacez les qualités de Dieu en les attribuant à l’homme, si vous les changez, d’objets d’imagination qu’ils étaient, en objets de simple réalité, vous faites disparaître le charme céleste de la religion.

Bref, le grand nom de Dieu n’a de l’importance que dans la bouche de la misère et du désespoir ; sur les lèvres des émancipés religieux et politiques d’aujourd’hui, ce nom n’a plus la signification sérieuse comme dans les anciens temps. Eh bien ! c’est précisément cette affreuse nécessité logique, de mettre d’un côté de l’équation les mots affirmation en Dieu, et de l’autre les mots opposés négation dans l’homme, qui a servi de fondement pour l’édifice luthérien, érigé sur les ruines de l’édifice catholique.

Dieu est bon, l’homme par conséquent est méchant ; attribuer les bonnes actions à celui-ci, serait blasphémer celui-là, elles ne viennent que de la source de toutes les vertus, de Dieu. Le terrible abîme entre Dieu et l’homme ne pouvant être rempli que par Dieu, toute conciliation, toute médiation qui part de l’homme, est nulle ; Dieu est le sauveur, l’homme a beau faire des efforts pour son salut, ils sont entièrement inutiles.

Tout ce qu’on appelle les œuvres méritoires, les pénitences salutaires, les mortifications de la chair, les tourments infligés à la sensualité, est entièrement insignifiant. Ainsi sont proscrits irrévocablement, comme des vanités dangereuses ou du moins puériles, le chapelet, les jeûnes, les pèlerinages, la messe, l’achat et la vente des indulgences papales, les ordres religieux.

Luther dit : « Si nous pouvons annuler un péché par nos œuvres, par nos actions extérieures et intérieures ou morales, alors le sang du Christ, il faut l’avouer, a été répandu en vain et par nul motif suffisant (XVIII, 491). La foi israélite veut conquérir la grâce de Dieu par des actions humaines, et acquérir le bonheur éternel, après le trépas, par le repentir des péchés. Cela signifie autant que se défaire de Jésus-Christ, le mettre de côté comme une chose peu nécessaire. Ah ! ils se vanteront de s’emparer du paradis céleste en se crucifiant ici-bas pour leurs crimes, en menant une vie austère mais en agissant ainsi, ils attribueront aux œuvres et au clergé, ce qui n’est qu’à Jésus-Christ et à la Foi, et ils ne font que renier le Christ. Les papistes, où font-ils aboutir la Foi, si non à eux-mêmes ? Ils enseignent à l’homme d’avoir foi dans leur mérite. Les moines, je le sais, ne disent point : je m’appelle le Christ, appelez-moi le Christ, mais ils disent : je suis le Christ (75). Si notre repentir nous assurait le pardon de nos péchés, l’honneur serait à nous et point à Dieu (356). De deux choses l’une : si je marche dans la grâce du Dieu de la miséricorde, alors je n’ai point de mérite personnel, et si je marche avec le mérite de mes actions morales, alors je n’ai point pour base la grâce divine (XVII, 639). » Choisissez ou la grâce divine, ou le mérite humain, celui-ci détruit celle-là. Choisissez : ou papiste ou luthérien, ou maître ou valet ; avec de la fortune vous n’avez pas besoin de demander l’aumône ; désespérez de l’homme en aimant Dieu, ou aimez Dieu en désespérant de l’homme.

Luther a choisi. Il s’écrie : Vive Dieu ! à bas l’homme ! Dieu signifie, dans le langage de ce réformateur mystique, la beauté, la force, la vertu, la santé, la sainteté, la grâce ; l’homme signifie le contraire de tout ceci. Je vous défie de me montrer une doctrine religieuse. qui soit aussi divine et aussi inhumaine, aussi barbare à la fois ; le luthéranisme est un dithyrambe adressé à Dieu, une pasquinade lancée contre l’homme. Quoi de plus révoltant ? Luther pousse le rigorisme à ce point de dire que l’homme, qui a été tiré du néant par Dieu, n’est rien vis-à-vis de Dieu. Regardons toutefois de plus près, et nous découvrirons peut-être au fond de ce système religieux si antihumain, quelque chose qui nous réconciliera un peu avec lui.

Et d’abord, nous voyons que le grand bienfait de manger et de boire, n’est réellement apprécié que par ceux qui ont faim et soif : nous voyons que la faim n’est point quelque chose de définitif, mais de passager, et essentiellement destiné à disparaître après avoir rempli son but, qui est de pousser l’organisme vivant à se pourvoir d’aliments. On ne peut pas dire, qu’un être est à plaindre uniquement parce qu’il est assujetti parfois à la faim. Il ne serait réellement à plaindre, que quand cette faim le conduirait à la destruction, à la mort. De même chez Luther : « Le Seigneur Jésus-Christ n’est agréable qu’aux âmes qui sont tourmentées par la faim et la soif ; c’est un repas qui ne convient point aux âmes rassasiées (III, 545). »

« Ceux qui sont dans les angoisses de la mort, ou ont à subir les remords de leur mauvaise conscience, trouvent ce repas délicieux, car en ce cas c’est la faim qui fait la cuisine, comme s’exprime un vieux proverbe. Mais les autres qui sont endurcis, qui vivent tranquillement dans les douceurs de leur sainteté individuelle en se confiant dans leurs œuvres et sans sentir leurs péchés, ceux-là ne le goûtent point. Celui qui est rassasié avant de s’asseoir à la table, ne se trouve pas même attiré par les plats les plus délicieux, au contraire, ils lui font peur (XI, 502). » Selon Luther, le fidèle, arrivé à l’état douloureux où le courage tombe, les forces s’affaissent, la confiance intérieure s’évanouit, état moral qui ressemble fort à l’exténuation produite par la faim, n’est point destiné à y rester. Luther veut que l’homme trouve en Dieu tout ce qui lui manque. Luther est inhumain envers les hommes, mais son Dieu est humain ; un homme qui a un Dieu humain n’a guère besoin d’être humain lui-même. En effet, si Dieu a ce qui manque aux hommes, alors il suffit de s’adresser à lui pour se procurer tout ce qu’on attend ordinairement d’autrui ; Dieu remplace ainsi l’homme, et l’homme n’a point besoin d’être homme, pour ainsi dire. Si Dieu pense et médite pour les hommes en se révélant et se manifestant, en prescrivant aux hommes ce qu’ils auront à penser et à dire de lui, alors ils n’ont pas besoin d’être penseurs par eux-mêmes. Si Dieu s’occupe réellement de l’homme et du salut humain, l’homme n’y a absolument rien à faire. « Le Christ le fait, par conséquent je n’ai rien à faire. Ou l’un ou l’autre, ou lui ou moi (XXII, 124). » Du reste, si Dieu a soin pour toi, tu n’as pas à t’occuper de toi, tu es donc délivré de cet égoïsme insupportable et tenace qui t’avait causé tant de chagrins et de tourments ; Dieu te porte dans ses bras, tu n’as donc plus besoin de marcher sur tes jambes qui t’ont fait plus d’une fois défaut, et qui, à tout prendre, ne te conduiraient pas aussi bien que la main que ton Dieu t’a tendue. Écoutons Luther (XXII, 517) : « O Satan ! retire-toi ; tu veux que je me soucie à cause de moi ? mais Dieu dit partout : Je suis ton Dieu, j’ai le soin de ton salut, comme saint Pierre qui dit : Jetez tout souci sur lui, car il se soucie pour vous. Et David : Jetez votre chagrin sur le Seigneur, il fera le reste pour vous. Mais voyez, le prince des enfers, l’ennemi de Dieu et du Christ, veut nous tourmenter en nous poussant dans des soucis égoïstes, comme s’il était permis, à nous misérables créatures de Dieu, d’empiéter sur le domaine de Dieu. — Les disciples du Christ n’ont rien, absolument rien à faire pour leur salut ni pour leurs péchés, les gouttes du sang divin y ont déjà fait tout ce qu’il y avait à faire, et cela suffit (VIII, 488). — Tes yeux n’ont qu’à se fermer sur toi, sache que les miens resteront ouverts pour toi, dit le Seigneur (V, 376).

Dieu et l’homme se trouvent dans une réciprocité, qui très souvent par Luther et les chrétiens en général a été comparée à celle qui existe entre deux époux. Si la femme s’occupe de faire le ménage, le mari est délivré de cette sorte de travaux. La femme est un être complémentaire pour l’homme, l’homme en est autant pour elle ; chacun de ces deux êtres corrélatifs doit s’unir à l’autre, pour trouver la paix et la tranquillité : tout essai contraire serait immédiatement un crime de lèse-nature. Il en est de même dans le rapport qui existe entre Dieu et l’homme. Ce que tu as en Dieu, ce que Dieu a pour toi, tu ne l’as pas en toi, et pourtant tu l’as ; non comme tu peux dire que tu as ta jambe, ton bras, mais comme tu as ta femme. Elle ne t’appartient pas comme si c’était une de tes qualités, mais comme un objet essentiellement destiné pour toi, un objet qui possède précisément toutes les choses, toutes les perfections qui te font défaut. Dieu, qui est ce que tu n’es pas, est précisément à cause de cela indispensable pour toi, comme l’aliment l’est à la faim, la boisson à la soif, la femme à l’homme. Ainsi, Dieu est vrai parce que nous sommes des menteurs, bon parce que nous sommes des pervers, généreux et humain parce que nous sommes des brutes.

Ce n’est qu’en Dieu que l’homme se complète ; cherchez et vous trouverez. Tout ce qui manque à l’homme de Luther, vous l’aurez en Dieu ; ce qui nous était échappé, ce qui était tombé dans le néant après avoir cessé d’être objet de notre activité individuelle, l’essence humaine elle-même nous apparaît de nouveau comme objet de la foi sous la forme ineffable de l’essence divine. Enfin, l’homme par lui et pour lui ne peut absolument rien, mais il peut tout dans la foi, en Dieu. Il peut même tout vis-à-vis de ce Dieu ; il peut forcer Dieu à fléchir : « Dieu cède à la volonté du croyant… » Regardez le luthéranisme et le catholicisme superficiellement, et vous y trouverez fort peu de différence. Le symbole de Nicée dit : « Dieu devenu homme à cause de nous, crucifié, enseveli et monté vers le ciel à cause de nous. » Ce symbole est la base sacrée de la foi catholique, comme de la foi luthérienne. Tout le monde sait que Luther s’est contenté de ressusciter le système de saint Augustin, mais ce que l’on ne sait point, c’est que le réformateur allemand appuie principalement sur les mots pour nous, à cause de nous, en relevant avant tout le but humain et humanitaire, dans lequel Dieu a subi spontanément la grande Passion. Le catholicisme parle moins de ce but que du fait ou de l’objet ; il lui suffit de proclamer le sublime sacrifice du Christ, sans y ajouter que ce sacrifice a été consommé pour nous.

L’Église romaine, en mentionnant l’amour de Dieu qui seul a pu le pousser vers ce sacrifice, se sentit sans doute touchée, transportée, enthousiasmée par cette idée, mais elle n’en sut point tirer une vérité pratique. Bien loin de là, le catholicisme déduit de la Passion du Christ la nécessité pour les fidèles, de subir eux-mêmes une passion plus ou moins dure, et éminemment nécessaire pour arriver à la réconciliation avec Dieu et au bonheur céleste. Luther avait raison de protester contre cette déduction illogique, et de dire : « Si le Christ a souffert réellement pour l’homme, réellement — entendez-vous ? et non en comédie : alors l’homme n’a plus désormais à souffrir. » Tout ce que la souffrance humaine doit et peut effectuer, le Christ l’a déjà effectué ; si vous niez cela, dites plutôt que le Christ a souffert en vain. Vous n’hésiterez point, je crois, devant cette terrible alternative, et vous concéderez volontiers que le martyre du Christ a parfaitement réussi, parfaitement suffi, et que nous avons déjà souffert en lui, par lui. En agissant et souffrant pour les autres, nous leur épargnons précisément la peine de souffrir et d’agir. Et remarquez que cette toute-puissance divine sans bornes, n’est, pour ainsi dire, point autre chose que la nature générale du désir et de l’espérance. Le monde n’a point été à son commencement imparfait et souillé de taches, en sortant de la main de Dieu, l’univers était bon et pur ; ce n’est que l’influence de Satan ou du péché, ce qui revient théologiquement parlant au même, qui l’a bouleversé et sali. « Au paradis il n’y avait, dit Luther, ni des orties, ni des épines, ni des herbes vénéneuses, ni des bêtes dangereuses, mais bien des roses généreuses et magnifiques, des buissons parfumés, des fruits savoureux et salutaires. Après la chute d’Adam tout fut changé (VI, 64). »

La passion du Christ n’a de signification que dans son rapport avec l’homme, elle n’a eu lieu que dans le but de nous sauver. Admettez un moment que l’homme n’eût point existé, et toute possibilité de ce sacrifice divin cesse. Dieu a souffert pour nous, il a délivré, émancipé les hommes des liens de la souffrance. Luther sait d’ailleurs que le genre humain « dans la vallée des larmes » ne peut pas déjà jouir de tous les résultats de la passion divine, mais il sait aussi que nos souffrances terrestres, loin d’être un martyre institué pour acquérir le salut éternel, n’ont qu’un sens moral et point un sens religieux comme dans le catholicisme. Il en résulte que la foi, selon Luther, s’adresse directement à l’homme et nullement à quelque chose en dehors de nous.

Jésus a été le Christ, mais ce n’est pas le point principal ; le Christ a été tué par des pécheurs, ce n’est pas non plus le point principal. Le luthéranisme reconnaît que ce drame mystérieux a été joué à cause de l’homme ; il humanise, pour ainsi dire, la tragédie divine. Écoutez Luther (XXII, 105) : « Réfléchissez bien, qu’avons-nous accompli dans le papisme ? nous y avons établi que le Christ est à la fois dieu et homme, et nous avons nié qu’il est mort pour nous. Oui, nous l’avons nié à tout prix. Vous dites, Dieu le Christ a souffert ; mais cela ne suffit point. Dites plutôt le Christ a souffert à cause de vous et pour vous (XVIII, 459). Dieu, qui est le Christ, n’est point le Christ pour plaire à lui-même ; il ne l’est que pour nous. (XXII, 193) Tout, je vous dis absolument tout, ce que nous énumérons dans la foi, s’est fait à cause de nous, en notre faveur, pour notre salut individuel, et bien que ces grands mots pour nous, ne soient pas précisément écrits dans le symbole apostolique, vous devez les insérer dans tout et partout, et l’article III : Je crois que les péchés seront remis, etc., en donne suffisamment la preuve » (125).

Cette phrase de Luther explique d’une façon assez claire la différence qui existe entre le luthéranisme et le catholicisme. La foi ancienne — qui le nierait ? — contient déjà tout ce que Luther dit, mais elle le contient sans le prononcer ouvertement, populairement, décisivement. Ce mystique réformateur allemand a trahi les secrets de la foi ; il a élevé à la hauteur du texte ce qui n’avait été dans l’Église romaine qu’une glose, qu’une note, et il n’a pas tort quand il s’écrie : « Me voici, celui qui a pris la lumière de dessous le boisseau pour la placer là-dessus, c’est moi. » Les Nicéens qui avaient dit : « Dieu est devenu homme pour nous, auraient pu ajouter qu’il est Dieu, créateur tout-puissant, pour nous aussi, esprit saint pour nous aussi, qu’il est donc pour nous tout ce qu’il est. Dieu ne serait point dieu, s’il était assis dans le ciel tout seul avec lui seul, comme une bûche de bois, » dit Luther.

La foi chrétienne, d’après lui, enseigne que Dieu n’existe que pour nous : « Dieu c’est la bonté, la philanthropie, comme l’a dit saint Paul, qui a Dieu, a toute la grâce, toute la charité, tout le bien à la fois (XI, 548 ; XIII, 118). Avoir un Dieu, signifie avoir un Dieu sur lequel on peut se reposer partout et toujours. Ton Dieu est là où tu auras placé ton cœur et ton âme. Dieu est celui duquel on reçoit les bonnes choses, celui qui nous protège contre le malheur. En langue allemande on appelle (Dieu) Gott avec ce nom qui signifie gut (bon), parce qu’il est la source éternelle d’où vient toute bonté et tout bien ; voilà ce qui est plus beau que dans les autres langues » (XXII, 55).

C’est Dieu seul qui peut sauver l’homme dans un péril quelconque, mais il est absolument nécessaire que ce Dieu soit au-dessus des besoins auxquels l’être humain est assujetti ; que ce Dieu soit éternellement le même, vrai et constant, tout présent, tout puissant, libre et indépendant.

Toutes les qualités divines ne sont donc que des moyens par lesquels Dieu veut réaliser la tâche que sa bonté s’est proposée ; c’est de rendre heureux le genre humain. Satan aussi peut être imaginé comme étant tout puissant et omniscient ; il s’agit donc chez Dieu surtout du cœur, de l’âme, de la bonté, sans les bornes qui s’opposent toujours à la volonté de l’homme d’être généreux et bon. Pour être Dieu, il faut absolument être affranchi de toute limite et de toute borne.

Cette bonté divine, pour avoir un motif a besoin d’un autre être. Dieu isolé de l’univers, n’est ni bon ni mauvais. Envers l’homme la bonté divine, qualité principale de Dieu, se manifeste par la charité et l’amour ; les qualités de Dieu, résumées dans l’amour, se rapportent donc immédiatement à nous. La toute-puissance de Dieu, créant l’univers et le conservant, avait ainsi pour motif la création future de l’homme, puisque, comme l’homme est la clé de voûte du monde terrestre, tout le reste n’a été créé que pour l’homme ; c’est du moins le raisonnement de la foi chrétienne. Dieu a donc été créateur à cause de l’homme ; la puissance seule saurait aussi détruire, mais Dieu est bon pour le bon, mauvais pour le mauvais, il est le destructeur de tout ce qui est contre l’homme, soit péché intérieur, soit mal extérieur. C’est précisément pour te défendre contre ce double ennemi, que tu fais bien de te mettre sous la souveraineté de cette toute-puissance divine, qui elle-même est soumise à la bonté divine. Or, comme Dieu n’existe que pour toi, toutes les existences ne sont que pour toi, tu es maître de l’univers de par le Seigneur. Citons Luther : « Dieu peut tout, mais il ne veut que ce qui est bon (XVIII, 304). Dieu est tout-puissant donc il nous impose de ne lui demander que ce qui serait utile pour nous (XI, 607). Dieu peut tout ; eh bien ! me manquerait-il une chose ? Non, car il peut donner tout à l’homme chrétien ; celui-ci peut dire à l’enfer et à Satan, à la mort et à la douleur : vous tous, vous n’êtes point capables de me nuire, le Seigneur a mis ses pieds sur vous, et moi j’appartiens au Seigneur (XIII, 312). La glace et la neige sont à lui ; elles ont été créées par lui, il leur commande et point Satan. Il leur impose de répandre le froid, mais pas plus qu’il ne le veut lui, et pas plus que nous ne le pouvons supporter ; si le prince de l’enfer, au contraire, gouvernait la neige et la glace, il n’y aurait jamais été ni printemps, et le froid tuerait tous les hommes d’une fois en les changeant en glaçons (VI, 565). Enfin, Dieu a su construire d’une gouttelette d’eau la lune et le soleil, le ciel et la terre ; à plus forte raison il protégera mes membres contre les adversaires et contre Satan, de même qu’il réveillera mon pauvre corps quand il aura été mis sous terre. Nous voyons par là le pouvoir immense de Dieu, et qu’il saura faire et défaire tout ce qu’il voudra et remplir toutes les promesses qu’il a faites » (I, 315).

La toute-puissance, en effet, affirme les promesses divines ; la promesse de la rémission des péchés, de la vie éternelle, de la force des prières, toutes, sous la forme d’un article octroyé par la grâce divine, sont réellement autant de désirs personnels de l’homme. À quoi servirait une promesse qui ne se rapporterait à un objet vivement désiré ? Ainsi, la promesse d’une vie future se rapporte au désir, très naturel, de vivre aussi longtemps que possible ; celle de la rémission des péchés se rapporte au désir d’avoir la conscience nette. La toute-puissance divine se rapporte au désir d’être émancipé de toute sorte de limite, de borne et d’obstacle, soit dans l’espace et le temps, soit dans le domaine des choses intellectuelles ou morales.

Ainsi, ce qui est contre nous, ne dérive pas directement de Dieu ; la foi chrétienne, pour expliquer tant soit peu les lacunes et les misères si nombreuses de la création, se voit forcée d’en appeler à la vie après la mort : « Si vous croyez qu’il y a un Dieu, vous en déduirez bientôt que cette vie terrestre ne vaut point grand'chose et qu’elle suppose une autre existence, une vie éternelle. Dieu ne fait pas, à ce qu’il paraît, grand cas de cette vie sublunaire ; il s’agit plutôt de la grande vie au-delà de notre tombe, et c’est là que les conseils de Dieu à l’égard de l’homme deviendront manifestes » (XV, 77, XVI, 90).

Dieu est un être qui veut le bien des hommes, qui est humainement, généreusement pensant ; on ne saurait montrer de la bienveillance envers une fleur, sans faire ce qu’elle exige, sans lui fournir tout ce qu’il lui faut de lumière, de chaleur, d’humidité, de terre ; si je la traitais selon mon plaisir et sans m’informer de sa nature, je la détruirais sous peu de temps. Dieu, pour remplir la volonté de l’homme, doit être regardé comme une personnalité humaine ou bonne ; l’homme est pour l’homme le plus grand bien, l’homme n’a, pour mesurer la bonté, point d’autre mesure que l’homme. La morale chrétienne dit, qu’il faut faire le bien à cause de Dieu ; la morale philosophique, qu’il faut le faire à cause du bien ; la morale humanitaire, qu’il faut le faire à cause de l’homme. Cette mesure, qui n’existe point par excellence dans le christianisme, est large et riche ; les végétaux, les animaux eux-mêmes sont renfermés jusqu’à un certain degré dans la généralité de cette mesure une chaleur absolument destructive pour l’homme, un froid absolument meurtrier pour l’homme n’épargnerait non plus les animaux et les plantes.

La certitude la plus complète de cette thèse, Dieu est un être bienveillant pour l’homme, vient évidemment de ce que Dieu s’est montré homme sous le corps humain du Christ ; sans cette forme humaine, avec chair et os, avec nerfs et entrailles, il eût été permis de douter de la bonté de Dieu ou, ce qui signifie autant, de sa sympathie pour le genre humain. Luther dit très bien (VII, 60) ; « Dieu, sans la chair, ce n’est rien » ou « Dieu, sans la chair, c’est une terrible image de la mort et de la colère » ; ce qui est parfaitement logique et psychologique, car le dieu sans forme charnelle est aussi le dieu contre la chair, le dieu ennemi de l’homme. Excluez de votre dieu la chair, et la chair ne sera rien devant lui, elle sera même une chose contraire à Dieu et partant infâme. C’est précisément cette matérialité métaphysique, si je puis m’exprimer ainsi, qui enthousiasme Luther à ce point qu’il s’écrie : « Ah, les païens eux-mêmes ont dû apprendre à la fin, que la pensée humaine ne peut point atteindre Dieu, contentons-nous donc du verset (saint Jean, verset VIII, IX) : montre-nous le père. Mon ami, ne te berces point dans des songes plus ou moins chimériques, n’oublies jamais le grand mot que voici : Quiconque me voit, voit aussi mon père (X, 38). Je suis un Dieu non révélé, je ne le resterai point, je me manifesterai tout en restant Dieu comme auparavant ; je veux me faire homme, c’est-à-dire je vous enverrai mon fils, et alors vous verrez si vous êtes élus au bonheur céleste ou non, Regardez-là, mon fils, vous l’écouterez, et alors vous me comprendrez sans faute. En effet Dieu s’est manifesté par sa grande grâce, cela veut dire par son amour paternel pour les hommes, il nous a donné son image visible et palpable, et cette image c’est le Fils de Dieu, c’est Dieu. Il nous prouve cela par des arguments matériels, je vois l’eau dans le baptême, je vois le pain et le vin dans la sainte Cène, je vois le ministre du Verbe ; tout ceci est corporel, matériel, physique. Ah ! qui se permettrait un doute ? (II, 479)… Il a habité parmi nous, mais ne dites pas qu’il a été vu parmi comme par exemple l’ange Gabriel, au contraire, Dieu est devenu un homme, et il a mangé avec nous, bu, prié, pleuré, il s’est mis en colère avec nous, et en agissant ainsi il n’a point été un spectre. Ce sont les Manichéens qui, scandalisés de la mort de Dieu, enseignent que le Christ a vécu sans manger et boire, et que les Juifs ont attaché à la croix un spectre (IX, 457). » Le Christ est évidemment l’humanité en Dieu, l’essence divine humanisée sous une forme réelle et physique, et par conséquent irréfutable, car ce qui existe pour les sens, existe sans doute aussi pour l’intelligence qui, à tout moment, peut très facilement s’en emparer, tandis que ce qui existe pour l’intelligence n’est point pour cela aussi un objet des sens.

Luther a raison quand il dit que tout mortel se représente Dieu sous la notion d’un être bienveillant ; mais, ajoute-t-il, cet être n’étant qu’une idée invisible, impalpable, impondérable, il naît dans l’âme humaine un doute sur la bonté de ce Dieu ; ce doute mène directement à l’idolâtrie. Les chrétiens, toutefois, sont soutenus par la parole divine, qui leur montre Dieu sous la forme palpable, visible, matérielle, donc le doute ne peut plus germer dans l’âme chrétienne. La matérialité des sens n’est point à mépriser ; elle contient je ne sais quel magnifique baume calmant, dont elle apaise victorieusement les blessures faites par l’idée ; la mort par exemple qui est sans contredit ce qu’il y a de plus cruel parmi tous les maux que nos idées peuvent imaginer, même la mort est la fin de l’agonie, et doit être appelée à juste titre la solution des maux, au moment où elle cesse d’être une idée, pour devenir un fait matériellement accompli. Suivez avec intelligence le cours des sens, ne les interrompez pas, ne les stimulez pas non plus ; ce que fait une source d’eau vive aux membres de notre corps, l’ensemble des sens le fait à notre raisonnement et à notre imagination ; il y a une force salutaire dans nos sens, et ils sont à leur tour purifiés et spiritualisés par notre intelligence et par notre âme. L’idée nous transporte, nous enivre, les sens nous rendent à nous-mêmes ; l’idée nous rend misanthropes, sombres, timides, l’intuition et l’expérience nous rendent courageux, philanthropes, joyeux ; de l’idée avant l’action provient le crime, la conscience se réveille à la certitude de l’action exécutée : la flamme expansive de nos sens est une flamme généreuse et vivifiante, le feu concentré de l’idée non réalisée ou non réalisable, au contraire, est un feu dévorant comme la majesté de Dieu chez Luther ; cette majesté elle aussi est un être imaginé et sans réalité.

L’anthropomorphie du culte chrétien, cette magnifique et douce doctrine qui dit au fidèle : « Ton Dieu est devenu Homme, » a fait beaucoup pour donner à la religion une force extraordinaire. En effet, un Dieu qui non-seulement revêtit la forme humaine, comme tant de dieux et de déesses dans les autres religions, mais qui réellement se rend homme, n’est point un dieu de la raison humaine comme le dieu des philosophes, ni un produit de la main des artistes, comme le Jupiter d’Olympie, la Junon d’Argos, la Minerve d’Athènes. En d’autres termes, l’idéalisme, cette activité particulière du cerveau, qu’elle se manifeste soit comme morale, esthétique, métaphysique, philosophique, soit comme religieuse chez les Israélites et les catholiques, est diamétralement opposée à la révélation chrétienne telle qu’elle se trouve dans les écrits de Luther. Et, remarquez-le bien, la thaumaturgie, cette série de miracles du Nouveau-Testament, n’est autre chose que la preuve visible de la bonté illimitée de Dieu le Bienfaisant ; un miracle divin se distingue précisément du miracle diabolique, parce qu’il a pour but direct l’utilité, le salut de l’homme ainsi les guérisons des malades, la ressuscitation des cadavres, les aliments fournis aux affamés, sont autant de désirs et de besoins humains, très légitimes ou très excusables, et satisfaits par la bonté divine. Le miracle des miracles, Dieu changé en simple homme individuel, répond lui aussi à un désir. « Voyez là-haut le trésor le plus noble, la consolation la plus sublime d’un chrétien, c’est que le Verbe, le Fils naturel de Dieu est devenu un homme doué de chair, de sang et d’os, afin que nous jouissions de cette préférence magnifique, de pouvoir dire que notre chair et notre sang, notre peau et nos cheveux, nos mains et nos pieds sont assis là-haut dans le ciel à côté de Dieu ; avec cela nous bravons le prince de l’enfer. »

Le Dieu de l’Église est parfaitement bien représenté par le Christ ; la grande et terrible Majesté divine qui brûle comme la flamme dévorante, est comparable à la pensée, mais le Christ à la parole, à la pensée prononcée ; il n’y a point de différence essentielle entre pensée et parole, pas plus qu’entre un corps fluide ou gazeux et le même corps solide. Seulement, la pensée cesse quand elle est devenue parole, le corps solide n’est plus quand il est devenu fluide, mais la foi veut que le Christ soit à la fois Dieu et homme, pensée et parole, corps solide et gaz céleste ; c’est que la foi se moque du temps et de l’espace, et qu’elle ne veut point qu’on le lui dise. Ces erreurs sont discutées dans la première partie de l’Essence du Christianisme.

Il ne faut pas, du reste, croire que la foi ait besoin, selon Luther, de voir clair ; au contraire : « Le règne du Christ sur la terre à présent, c’est le règne de la foi, il y domine par la parole, et point publiquement en essence ouverte, mais plutôt comme un soleil qu’on regarde derrière les nuages ; et tu n’as pas besoin de voir, tu dois croire ; tu n’as pas besoin d’apprendre par tes cinq sens, et tu dois, tes sens fermés, seulement écouter ce que te dit la parole divine : — Jusqu’à ce que l’heure sonnera où le Christ en finira, et viendra visiblement dans toute sa splendeur majestueuse, alors ce que tu crois aujourd’hui, tu le verras, tu l’entendras (X, 371). »

Le motif de la transfiguration de Dieu en homme, est suffisamment expliqué par l’amour de Dieu, que Luther compare naïvement à l’amour ineffable et immense d’une fiancée, et de là résulte, dit-il, la confiance la plus entière ; quiconque se sera bien pénétré de ce que Dieu le Fils est devenu simple mortel, ne perdra jamais la confiance qu’il doit mettre en Dieu ; Dieu ne saurait faire du mal aux hommes, il avait revêtu jadis leur forme (XV, 44). » Dieu, se souvenant avec miséricorde de son existence humaine, pardonne désormais aux pécheurs d’ici-bas, et cela va jusqu’à ce point, que même la voix de notre conscience personnelle, qui est si souvent égarée, ne mérite pas d’attention (I, 38).

Maintenant voici une contradiction dans l’intérieur de la foi le Dieu-Homme et le Dieu-Dieu y sont conservés tous deux. Le moindre raisonnement prouve que le Dieu-Dieu, cette terrible majesté qui dévore comme le feu, aurait dû irrévocablement disparaître après s’être transformé en Dieu-Homme « pour diviniser l’homme et humaniser Dieu », comme Luther dit. Le Dieu humanisé, il est vrai, fonctionne en médiateur auprès du Dieu inhumain qui dévore comme la flamme impitoyable et cruelle ; le Fils voudrait dominer le Père, mais ceci n’est ni très rassurant pour les croyants, ni très logique, pas même considéré du point de vue de la foi, Toutes les qualités de Dieu se communiquent d’ailleurs au Christ, comme homme, c’est la fameuse communicatio idiomatum, et les qualités de l’homme se communiquent au Christ comme dieu. Le résultat qui surgit du milieu de tout cela, est que le Christ seul est le vrai Dieu de la foi luthérienne, de la véritable foi chrétienne, parce que dans cette personne divine et humaine à la fois il y a un certain équilibre des deux extrêmes. Ainsi Luther l’appelle aussi le Dieu des hommes vivants et point des morts : « Si Abraham a son Dieu, il s’ensuit que ce Dieu et Abraham doivent vivre à la fois, Dieu n’est point le Dieu des morts (II, 494) ; » ce qui signifie évidemment point d’homme point de Dieu. Pour moi, je vois la différence du catholicisme et du protestantisme, seulement en ce que l’amour divin est mis hors de doute dans le protestantisme luthérien, tandis qu’on ne jouit point de la même certitude dans l’église catholique. De là cette tendance de réconcilier un Dieu peu bienveillant par des sacrifices de toute espèce.

Le papisme est au premier coup-d’œil infiniment plus humain, ou plutôt moins barbare et désolant ; il admet la liberté, la volonté pour le bien comme facultés des hommes, mais bientôt il les force de s’en servir pour se martyriser, pour gagner la bienveillance du Seigneur. Le luthéranisme commence par se montrer d’une cruauté atroce, mais peu à peu il permet aux fidèles de rester hommes avec hommes, pourvu qu’ils se regardent comme des pécheurs devant Dieu ; ainsi Dieu est-il objet de la foi, et l’homme est objet de l’amour, de l’activité pratique dans la vie ordinaire. Au fond, l’objet de la foi est encore l’homme, mais dans elle le moi se trouve aimé de Dieu, tandis que dans l’amour le moi est obligé d’aimer un autre moi humain. L’amour et la foi ont donc une origine commune, mais ma foi personnelle ne s’occupe que du salut personnel de mon moi. La foi, c’est de l’égoïsme, de l’individualisme sanctifié, qui fait tout pour acquérir le bonheur éternel.

Il y a chez Luther un passage remarquable (IV, 237) où il avoue que faire du bien à quelqu’un, peut fort bien s’appeler être le Dieu de cet homme : « Ainsi David et d’autres souverains qui ont fait du bien à leurs pays, ont été trouvés dignes d’honneurs divins, en commémoration de leurs œuvres divines. Et le père, la mère, l’instituteur, le gouverneur d’un enfant sont des dieux pour celui-ci, ils exécutent une œuvre divine en élevant et dirigeant ce petit être humain. » À ceci il faut répondre par cette question : Pourquoi cherchez-vous un dieu surhumain, extrahumain, vous qui venez de dire que l’homme est à l’homme l’être le plus consolant, le plus agréable de tous ? L’homme qui juge un procès, est au-dessus et en-dehors des partis, le père est au-dessus et en-dehors de son fils, le précepteur est au-dessus et en-dehors de son élève, voilà donc l’homme un être surhumain, extrahumain, et vous n’avez plus besoin de vous en créer comme un objet de luxe. « Les dieux terrestres, dites-vous, ne sont que des instruments du Dieu céleste… » Des instruments ! quel luxe illogique encore ! l’Être-Suprême tout-puissant, tout présent et omniscient n’a pas besoin d’instruments. Et pourquoi ces instruments sont-ils tellement divers entre eux ? leurs effets qui ne sont pas propres à eux, devraient être les mêmes partout et toujours, puisque l’Être-Suprême qui les inspire et dirige reste bien le même toujours et partout. Et pourquoi, en outre, un univers ? son essence et son existence n’appartiennent pas à lui, mais à son créateur et conservateur qui, vous le dites, est au-dessus et en-dehors de cet univers. Dieu pourrait bien s’en passer et faire en et par lui-même ce qu’il fait actuellement par le monde créé, Les personnes qui me font du bien, mon père, ma mère, me seraient infiniment moins chères, si je les regardais comme de simples instruments, comme des domestiques qui au nom de leur maître m’apportent un cadeau. Luther exprime cela en ces mots : « Si tu ne crois pas à l’autre vie après ton trépas, tu as ton sauveur déjà ici-bas, c’est l’empereur, l’autorité constituée, tes parents… Tant qu’on marche bien en ce monde terrestre, on ne se tourne point vers Dieu ; mais quand la mort va arriver, quand la conscience tremble à cause de nos péchés et de l’enfer éternel, alors il faut bien demander le Sauveur céleste ; tous les empereurs, et rois, et parents, et amis, et chirurgiens et philosophes de la terre s’ils entouraient ton lit ne pourraient te porter le secours du ciel (XVI, 89). »

Le dernier mot, la dernière base de la religion est en effet la mort, qui est l’expression la plus concentrée, la plus douloureuse de la dépendance où nous sommes de la nature.

La religion craint par-dessus tout la mort, elle proclame l’immortalité comme le grand but que l’homme ne peut atteindre qu’à l’aide de Dieu ; ainsi Dieu n’est-il rien autre chose que le moyen, l’instrument, par lequel l’homme arrive au bonheur éternel qui, personnifié, est encore Dieu. Une religion qui enseigne que la mort est la punition du péché originel, sort d’une supposition contre nature, et doit forcément s’armer d’un instrument contre nature pour triompher de la mort ; Dieu, en tant que Dieu-colère, l’a fait naître et ce n’est que Dieu-amour qui puisse la détruire. Remarquez cependant que l’effet de ce remède surnaturel est à peu près nul contre les terreurs d’une mort inespérée. L’expérience le prouve tous les jours et l’a prouvé à Luther aussi, il écrit à N. Amsdorf ces tristes lignes : « Plus nous prêchons à notre peuple la vie éternelle de l’Évangile, plus la peur de la mort augmente chez lui. On tremble à l’idée de la fin terrestre bien plus dans l’église réformée que dans celle du pape ; les catholiques vivent naïvement et en paix, ils ignorent encore l’affreuse signification des mots mort, colère de Dieu. Toutefois, très cher Amsdorf, tu trouveras, comme moi, que nos moribonds reprennent leur courage et s’endorment dans le Seigneur. Et cela doit être : les vivants ont peur de mourir, mais les mourants sont sûrs de vivre (V, 134-35) » La théologie s’en réjouit, et avec raison ; quant à nous, nous en gémissons. Quelle épouvantable et hideuse doctrine ! Elle change en mal chronique le mal aigu, sous prétexte de le guérir, et pour nous donner une gouttelette de consolation quand nous serons dans l’agonie, elle nous abreuve pendant toute notre vie d’un océan de crainte et d’effroi[2].

  1. « Luther a présenté, non pas l’équilibre de la grâce et de la nature, mais leur plus douloureux combat. Les luttes de la sensibilité, les tentations plus hautes du doute, bien d’autres hommes en ont souffert ; Pascal les eut évidemment, il les étouffa et il en mourut. Luther n’a rien caché, il ne s’est pu contenir. Il a donné à voir en lui, à sonder la plaie profonde de notre nature : c’est le seul homme peut-être où l’on puisse étudier à plaisir cette terrible anatomie, » (Mémoire de Luther, par Michelet, préface IX.)
  2. « Cette immolation de la liberté à la grâce, de l’homme à Dieu, du fini à l’infini, fut reconnue par le peuple allemand comme la vraie religion nationale, la foi que Gottschalk avait professée dès le temps de Charlemagne, au berceau même du christianisme allemand, la foi de Tauler et de tous les mystiques des Pays-Bas. Le peuple se jeta avec la plus âpre avidité sur cette pâture religieuse, dont on l’avait sevré depuis le quatorzième siècle… » (Mém, de Luther, par M. Michelet, 27). »