Feuerbach - Qu'est-ce que la Religion ?/L’essence du Christianisme

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Traduction par Hermann Ewerbeck.
Ladrange, Garnier frères (p. 64-498).


L’ESSENCE
DU CHRISTIANISME.

— LOUIS FEUERBACH (1842) —




PRÉFACE DE L'AUTEUR


Les jugements erronés et perfides qui ont tout d’abord été portés sur ce livre, ne m’ont nullement étonné : je n’en pouvais point espérer d’autres. C’est par ce livre que je me suis brouillé avec Dieu et le monde. En effet, j’ai eu l’insolence impie et inouïe de dire, dans la préface de la première édition, ce qui suit :

« Le christianisme, lui aussi a eu son époque classique, Or, comme rien ne mérite de servir d’objet à la pensée, sinon ce qui est classique, ce qui est vrai et grand, et que toute chose petite, fausse, mesquine, non classique enfin, tombe de droit dans le domaine de la satire, il en résulte que, pour pouvoir méditer sur le christianisme, il faut absolument oublier celui qui se prélasse aujourd’hui sous nos yeux d’une façon assez épicurienne, prenant de son mieux toutes ses aises, coquet, bel-esprit, mais sans caractère ; il faut se reporter à ce siècle où la grande fiancée du Christ, vierge chaste et immaculée. ne pensait pas encore a entrelacer dans la couronne d’épines de son époux céleste les roses et les myrtes de la Vénus païenne ; dans les temps éteignes où cette fiancée était pauvre de tout bien terrestre, mais riche, surabondamment riche des trésors mystiques de l’amour surnaturel. »

Oui, j’ai dit cela. J’ai tiré de la nuit du passé, pour le présenter à mes contemporains, le véritable christianisme antique, non pour l’imposer de nouveau au cœur et à l’esprit des hommes, comme un dernier mot, comme le nec plus ultra, mais avec l’intention vraiment folle et diabolique de le transformer en un principe supérieur et plus général. Alors, les théologiens m’ont donné leur malédiction.

En outre, j’ai blessé la philosophie spéculative à son endroit le plus sensible, car j’ai déchiré, sans pitié, le fameux traité d’alliance qui passait pour conclu entre elle et la religion ; j’ai prouvé que l’on ne pouvait faire cette prétendue conciliation qu’en ôtant à la religion précisément ce qui est la substance et l’essence même de cette religion. La philosophie dont je parle est la philosophie de la religion, telle qu’elle se trouve dans l’hégélianisme ancien, par exemple dans les écrits de MM. Gabier et Marheinecke.

De même j’ai joué un mauvais tour à cette philosophie positive dont on a tant parlé. J’ai démontré que l’idole de cette philosophie, telle qu’on la trouve chez MM. Fichte fils, Sengler, etc., n’est qu’une copie dont l’original est l’Homme ; on ne saurait concevoir la personnalité dépourvue de chair et d’os[1].

Voici ensuite les hommes d’état qui me détestent déjà presque autant que les philosophes et les théologiens, parce que j’ai donné de l’origine de la religion une explication on ne peut plus impolitique, mais fatalement amenée par les exigences de l’intelligence et de la morale. De ces hommes politiques, les uns ne voient dans la religion qu’un instrument politique pour soumettre et comprimer le peuple. Aux yeux des autres la religion est un hors-d’œuvre.

Tous les deux s’opposent à ce que la lumière et la liberté pénètrent jamais dans le domaine religieux.

Enfin, mon langage sans détour et précautions, où toute chose est appelée par son nom, m’a fait heurter de front, et sans espoir de pardon, l’étiquette moderne. Notre bonne société n’aime pas les émotions fortes ; elle se paie d’une monnaie conventionnelle d’illusions et de mensonges. Le faux-semblant est à l’ordre du jour le semblant de morale, le semblant de science, le semblant de religion. Malheur à quiconque oserait dire avec franchise : Ne nous dupons plus les uns les autres, cherchons et proclamons ce qui est bon, beau et vrai. On le traiterait de mal appris, d’homme inopportun, impertinent, immoral. Être vrai, de notre temps, c’est manquer de vertu. Ce qui est moral, vertueux, ce qu’on loue, ce qui mène à tout, c’est une façon hypocrite de nier, de renier le christianisme tout en faisant profession ostensible de lui. Ce qui est scandaleux, immoral, criminel, c’est de renier le christianisme sincèrement, honnêtement. Ce qui est immoral, c’est de se mettre à l’aise avec lui, de choisir parmi les dogmes, d’en supprimer capricieusement quelques-uns, et, par là, de ne plus laisser au reste qu’une ombre d’existence. Martin Luther dit « Qui rejette un dogme, les rejette tous ; croyez rondement, nettement, et ne marchandez pas… Tout ou rien !… L’Esprit-Saint est tout d’une pièce ; vous ne pouvez, vous ne devez le couper ; il ne peut avoir eu raison dans tel passage, et tort dans tel autre. Une grande et belle cloche, si vous l’endommagez dans un petit endroit seulement, ne vaut plus rien du tout (XXI, 443, édition complète de Leipzig). »

Ce qui est immoral, c’est de s’affranchir du christianisme par un effort sérieux de la méditation et en vertu d’une nécessité intérieure. Ce qui est moral, c’est d’être en contradiction ; ce qui est immoral, c’est d’être conséquent avec soi-même. Ce qui est moral, c’est la médiocrité, parce qu’elle est impuissante, et qu’elle ne va jamais au fait. Ce qui est immoral, c’est le génie, parce qu’il fait table rase, parce qu’il a toujours raison d’une idée et qu’il tient à la mener jusqu’au bout. Non seulement la morale actuelle ne veut pas de la vérité ; la science n’en veut pas davantage. La vérité est précisément la limite où s’arrête cette science. Ah ! la science allemande est libre jusqu'à la vérité, comme la navigation du Rhin allemand est libre jusqu’à la mer !… Quand la science est sur le point d’atteindre la vérité, de la toucher, de s’identifier avec elle, vite la haute-police intervient et se pose comme un mur de fer et de plomb entre la vérité et la science.

La vérité, c’est l’homme en personne et non-seulement la raison abstraite ; la vérité, c’est la vie, et non-seulement cette pensée abstraite à laquelle il suffit d être couchée sur le papier pour avoir accompli toute sa destinée. Aussi, des pensées qui du bout de la plume seraient directement injectées dans le sang, des idées qui deviendraient, pour ainsi dire, homme, cesseraient par là même d’être des vérités scientifiques. La distinction de la science, c’est de rester continuellement une innocente et inutile amusette de la raison abâtardie. Le caractère de la science honnête et modérée, c’est de ne s’occuper que de choses qui ne soient d’aucun véritable intérêt, ni pour l’homme ni pour la vie sociale. Si elle discute quelque question moins insignifiante, c’est avec tant de réserve, tant d’indifférence, que nul d’entre ceux qui sont vraiment hommes, n’est tenté d’y faire attention.

Mais qu’il se rencontre un savant d’un caractère courageux, chez lequel il n’y a point cette déplorable perversion du sens de la vérité, qui ose mettre à nu la racine du mal, qui ne se lasse point de provoquer une crise salutaire, de pousser vers un dénouement suprême : Oh ! alors ce n’est plus un homme, c’est un Erostrate, un sacrilège… qu’il aille à la potence ! mais non, ce ne serait pas là agir politiquement… nos lois, nos mœurs, soi-disant chrétiennes, ont horreur de la corde et puis, la corde c’est trop ouvertement la mort. Le carcan, au contraire, cet assassinat moral, cette mort civile par l’infamie, voilà une mort qui tue aussi, sans avoir l’air ; mort hypocrite, par conséquent très propre dans ce cas.

Sauver les apparences, je le répète, est aujourd’hui le dernier mot dans tous les cas difficiles.

On comprendra maintenant très bien quel scandale a dû produire mon livre sur l’essence, sur la vraie nature du christianisme. Aujourd’hui les représentants officiels les plus doctes du christianisme, les théologiens catholiques et non-catholiques, ne savent plus ce que c’est que le christianisme, ou font tout au moins semblant de l’ignorer. Qu’on lise un peu, pour s’en faire une faible idée, ce qu’ils ont écrit contre les définitions que j’ai données de la foi, du miracle, de la providence, du néant qui aurait précédé la création de l’univers, etc. Qu’on lise ensuite les témoignages historiques que j’ai cités en plus grand nombre encore dans cette édition nouvelle, et on verra que leur critique n’a prouvé qu’une chose leur ignorance aussi grande que scandaleuse.

Quoi d’étonnant, que dans un temps où l’on s’est efforce en Allemagne de réveiller l’ancienne querelle, si oiseuse aujourd’hui, entre le catholicisme et le protestantisme, et de rallumer artificiellement, sinon artificieusement,un faux-semblant de passion religieuse chez l’un et chez l’autre, probablement pour les désennuyer tous deux dans un temps où les mariages entre protestants et catholiques, les fameux mariages mixtes, sont redevenus une question quasi-sérieuse ; quoi d’étonnant, dis-je, qu’on ait vu un révoltant anachronisme dans cet ouvrage ? Mon livre explique par des documents historiques que non-seulement le mariage mixte (le mariage entre des fidèles et des infidèles), mais aussi le mariage lui-même, répugne au christianisme. Le vrai chrétien, le chrétien des anciens temps, n’a pensé qu’au ciel.

Je ne me suis nullement laissé déconcerter par ce haro universel soulevé contre mon livre. Je me suis mis fort tranquillement à lui faire subir moi-même un examen des plus sévères au point de vue philosophique et historique. J’ai de mon mieux corrigé quelques fautes de forme, j’ai ajouté quelques éclaircissements, développements et documents, tous authentiques et irréfutables. Maintenant donc, qu’à chaque pas je m’arrête dans l’analyse pour citer les pièces a l’appui, j’espère que tous ceux qui ne sont pas frappés d’aveuglement volontaire, se convaincront par leurs propres yeux, et avoueront bon gré mai gré, que je n’ai fait que traduire le christianisme de la langue métaphysique et imaginative langue de l’Orient, en langue raisonnée et raisonnable, langue de l’Occident.

En effet, mon livre n’est autre chose qu’une version mot à mot, qu’une analyse, qu’une explication empirique, cela veut dire historique et philosophique. Les propositions générales dans l’introduction ne sont point des conceptions, des idées a priori, des produits de la spéculation pure ; elles sont, bien au contraire, nées de l’analyse de la religion, et ne contiennent, comme tout le livre, que les manifestations positives de l’être humain, en tant que religieux, traduites en idées, revêtues d’une expression générale pour être communiquées à l’intelligence. Les idées de mon livre ne sont que des conclusions, tirées de prémisses positives et vivantes, tirées de faits historiques. Ces faits sont trop volumineux pour être logés dans mon cerveau ; certes, je ne saurais, pour mon compte, souscrire à ce fameux mot de l’ancien sage : Omnia mea mecum porto.

Cette devise a pourtant été, jusqu’ici, celle de la philosophie spéculative. Je la condamne, cette spéculation absolue, qui veut dans son orgueil méditatif, se passer de la matière, se suffire à elle-même, se nourrir de sa propre substance. Il y a des penseurs, je ne le sais que trop, qui pour penser plus à leur aise et plus profondément, s’arrachent les yeux de la tête ; moi, pour penser, j’ai besoin de mes deux yeux. Ma pensée part des objets avec lesquels je ne puis me mettre en rapport, que par l’intermédiaire de mes sens. Ce n’est point de ma pensée que je fais naître l’objet, je fais naître ma pensée de l’objet et dans l’objet. J’appelle objet ce qui existe en dehors de mon cerveau. Chez moi, l’intelligence se résigne d’abord à l’état passif, réceptif, sensitif, avant d’agir comme intelligence et de s’assimiler l’objet suivant ses lois à elle.

Si j’ai foi dans le principe de ma philosophie, c’est parce qu’il a déjà été éprouvé, pratiquement expérimente, et dûment garanti. C’est parce qu’il est déjà accompli concrètement sous une forme spéciale, quoique d’une signification générale, dans la religion elle-même, qui en a été l’évolution primitive.

Vous êtes pourtant idéaliste, me dira-t-on. Oui, je le suis en tant que philosophe pratique ; je le suis en ce sens que la limite du présent et du passé n’est point, à mes yeux, la borne, la mesure de l’humanité. Je crois, au contraire, d’une foi inébranlable que l’humanité se développera dans un immense avenir. Ce que nos grands esprits mesquins, nos grands hommes à courte vue traitent aujourd’hui de chimère ou d’utopie, je crois qu’on le verra réalisé demain, c’est-à-dire peut-être d’ici à un siècle, car les siècles sont les journées du genre humain.

L’idée, pour moi, c’est la conviction inaltérable de l’avenir historique, du triomphe de la vérité et de la vertu ; c’est le pressentiment d’un état meilleur que le nôtre.

Je suis réaliste, matérialiste dans le domaine de la philosophie proprement dite. Ma philosophie n’identifie point les idées avec les choses ; ce serait réduire celles-là à n’exister que sur le papier. C’est au contraire pour aller droit aux objets, qu’elle les distingue avec soin des idées ; elle ne prend pas pour base l’intelligence impersonnelle, anonyme pour ainsi dire, mais tout simplement l’intelligence naturelle de l’homme. Ma philosophie parle, par conséquent, intelligiblement et dans le langage ordinaire des mortels. Ma philosophie est la négation de la philosophie ; elle n’a qu’un but : d’être humaine et naturelle.

En effet, vous ne rencontrerez dans ma philosophie ni la substance de Spinosa, ni le moi de Kant et de Fichte, ni l’identité de Schelling, ni l’esprit absolu de Hégel ; il n’y a en elle rien de ce qui procède uniquement de l’abstraction, de la métaphysique, de l’imagination. Son principe est un être réel, le plus réel de tous, l’être réel par excellence, en un mot l’homme. Mon livre, loin d’aller se ranger parmi les produits de la spéculation métaphysique, doit être considéré comme la fin, la conclusion, comme la solution de la spéculation et des énigmes spéculatives.

Quand cette ancienne spéculation fait parler la religion, elle lui prête des idées spéculatives, beaucoup mieux formulées, il est vrai, que d’elle-même la religion ne l’eût pu faire. Moi, au contraire, je laisse la religion s’expliquer et se prononcer son aise.

Je me borne à recueillir, copier ses paroles, je lui sers d’interprète, jamais de souffleur. Mon but unique est de faire disparaître les voiles, de découvrir, non, d’imaginer ou d’inventer. Ma seule tâche est d’y voir clair. Du reste, ce n’est pas moi, c’est la religion qui ne cesse de déifier l’homme, en disant « Dieu c’est l’homme, l’homme c’est Dieu. » Ce n’est pas moi, c’est la religion qui ne discontinue point de nier, de renier Dieu, s’il n’est qu’un être imaginaire, s’il n’est pas à la fois Dieu et homme ; c’est par elle que Dieu a été fait homme, et c’est seulement le dieu semblable à l’homme, un dieu qui sent, veut, réfléchit comme l’homme, qu’elle adore et qu’elle honore.

L’affreux crime de lèse-religion ou lèse-majesté divine, commis par moi, est donc l’indiscrétion que j’ai eue de révéler les secrets du christianisme, tels que je les ai dérobés à la théologie et malgré toutes les impostures théologiques.

À ceux qui disent que mon livre est irréligieux, négatif, destructif, athée, je réponds que son prétendu athéisme est précisément le secret, le mystère intérieur pour ainsi dire, de la religion. Elle ne croit essentiellement, consciencieusement qu’à la vérité, qu’à la divinité de la nature humaine, qu’à la divinité de l’humanité (Voyez L’Essence de la Foi chrétienne selon Martin Luther')

À ceux qui crieront que mes arguments logiques, mes développements historiques sont faux, je répondrai qu’ils feront sans doute bien de les réfuter : — mais, de grâce, que ce ne soit pas avec des injures, avec des perfidies, avec des jérémiades, ou avec des déclamations à la façon théologique, enfin avec des pauvretés quelconques, mais avec des raisons, et surtout des raisons que mon livre n’ait pas déjà détruites à coups de psychologie et de logique.

Je distingue deux éléments dans la religion : celui qui est humain et celui qui ne l’est pas. De là, deux parties bien différentes dans mon livre : la première, affirmative ; la seconde, négative ; toutefois, elles arrivent à la même conclusion par deux voies différentes. La première est l’analyse faite de la substance religieuse elle-même, l’analyse de tout ce qu’il y a de vrai en fait de religion ; l’autre partie du livre est l’analyse des contradictions religieuses, l’analyse de tout ce qu’il y a de faux dans la religion. la première partie n’est qu’une explication, la seconde est polémique d’un bout à l’autre ; aussi la phrase, qui se ressent toujours de l’objet qu’elle traite, est pacifique dans la première partie, animée, belliqueuse dans la seconde.

Dans la première je développe cette thèse : « Que le vrai sens de la théologie est l’anthropologie » ; cela veut dire, qu’il y a identité entre les attributs de la nature divine et ceux de la nature humaine, et, par conséquent, entre la personne divine et la personne humaine, entre le sujet divin et le sujet humain. En effet, d’après l’analytique d’Aristote, ou même l’introduction de Porphyre, toutes les fois que les attributs ne sont point des qualités, des propriétés fortuites, des accidents indifférents du sujet, mais qu’ils expriment bien au contraire la nature intérieure et réelle de leur sujet, il n’y a plus de différence entre l’attribut et le sujet, et tout ce qui est dit de l’un, est nécessairement dit en même temps aussi de l’autre ; en un mot, il y a entre l’un et l’autre identité complète. J’en ai fait l’application à la religion.

Dans la seconde partie, je démontre que toute différence établie entre les attributs religieux, théologiques et les attributs anthropologiques, aboutit évidemment à un non-sens et se réduit à zéro. Ainsi, dans la première partie du livre je prouve que, pour la religion, le Fils de Dieu est réellement un fils engendré, qu’il est Fils de Dieu dans le même sens comme on dit qu’un homme quelconque est le fils de son père, et je reconnais que la vérité de la religion consiste précisément à avoir présenté et affirmé comme divine, une relation simplement humaine. Dans la seconde partie, au contraire, je prouve que la théologie n’entend point le mot dans le sens naturel et humain, mais dans un tout autre sens, aussi contraire à la raison qu’à la nature, dans un sens aussi impossible qu’inconcevable. La première partie démontre donc directement que la théologie est l’anthropologie ; la seconde le fait indirectement.

La seconde est la contre-épreuve de la première, elle sert seulement à faire voir que dans celle-ci la religion a bien été expliquée dans son vrai sens, puisque le sens contraire conduit a l’absurde. Dans la première, je m’occupe de la religion dans la seconde, je m’occupe tant de la théologie ordinaire, positive, que de la théologie philosophique, spéculative. Je me borne cependant à deux sacrements, il n’y en a que deux selon Martin Luther (XVII, 558).

Encore un coup : ne séparez pas trop les deux parties de ce livre ; je ne suis point de ceux qui disent : il n’y a pas de Dieu, la parole divine n’existe pas, il n’y a pas de trinité divine, etc., etc. Je prouve que ce sont-là autant de mystères, qui ont leur place au sein de la nature humaine, et non au-dessus d’elle, comme le prêche la théologie. Je prouve que la religion, après avoir regardé l’homme dans ce qui n’en est que l’apparence la plus superficielle, a été forcément entraînée à se composer, de tout ce qu’il y a de vrai et d’essentiel dans l’homme, un être distinct de l’homme, et que par conséquent, dans les définitions qu’elle donne de Dieu, de la parole divine, etc., elle ne définit, à tout prendre, que l’homme, la parole humaine, etc.

On ne serait donc fondé à me reprocher, de voir dans la religion du non-sens et des illusions, qu’autant que dans l’anthropologie je verrais une illusion, un non-sens ; puisque, comme je viens de le dire, la religion, à mes yeux, n’a d’autre objet, ne contient absolument autre chose que l’homme et les choses humaines, en grec : anthropologie. Or, je suis si éloigné de vouloir supprimer l’anthropologie, que j’y ramène toute la théologie, c’est-à-dire Dieu et les choses divines ou plutôt, je relève l’anthropologie, si injustement méprisée jusqu’aujourd’hui, en l’entendant dans son vrai sens si haut, si riche, si large, et en l’identifiant avec la théologie.

La religion, c’est le rêve de l’esprit humain. Mais, tout en le rêvant, nous ne sommes point réellement transportés dans le ciel, dans le vide ou ailleurs ; nous restons sur ce globe, seulement nous ne voyons plus les objets réels dans leur réalité, dans leur nécessité. Nous les voyons, en rêvant, tels que l’imagination et la fantaisie les ont transfigurés. Si la philosophie spéculative, la religion et la théologie ouvraient les yeux, ou si elles regardaient, non en-dedans, mais en-dehors, elles ne verraient plus que ce qui est, et non ce qu’elles se figurent ou ce qu’elles supposent. Mais quoi ! les amener là, comme j’en ai la folle prétention, les désabuser, les désillusionner par ce temps de faux-semblants, d’apparences et d’hypocrisies, ce serait accomplir une œuvre de destruction et de profanation. Aujourd’hui la sainteté est en raison inverse de la vérité. Le plus haut degré de l’illusion s’appelle aujourd’hui le plus haut degré de la sainteté. La religion, à vrai dire, n’existe plus ; on l’a remplacée, même chez les protestants, par l’église, c’est-à-dire par l’apparence de la religion évaporée. Ce ne sont que des personnes très crédules et très ignorantes, qui se laissent persuader que la foi chrétienne, la vieille foi, existe encore, parce que les vieilles cathédrales chrétiennes sont encore là debout comme il y a mille ans, et avec elles tous les signes extérieurs, tout le matériel, tout le cérémonial. La religion des temps modernes n’est qu’un semblant de religion, elle ne croit pas un mot de ce qu’elle a l’air de croire. Toutefois, on est convenu que cette foi qui n’existe plus, serait censée exister toujours. De là, la colère, soit vraie soit hypocrite, qu’on a manifestée contre mon livre.

On s’est formalisé, à ce qu’il parait, surtout à propos de l’analyse que j’ai faite des sacrements.

A-t-on bien le droit, cependant, d’exiger d’un écrivain, d’un ami de la vérité, et de la vérité sans déguisements, qu’il s’incline respectueusement, hypocritement devant une idole, devant le mensonge universel ? Mon livre est une analyse à la fois philosophique et historique de la religion. L’analyse purement historique, par exemple, celle de MM. Daumer et Ghillany (voyez leurs recherches, aussi savantes que curieuses, sur l’usage religieux dans l’antiquité, de manger la chair humaine et de boire le sang humain), démontre qu’il ne faut voir dans la sainte cène des chrétiens qu’une forme noblement adoucie des anciennes immolations de victimes humaine, de sorte qu’on y consomme du pain et du vin, à la place du sang et de la chair de l’homme. Moi, au contraire, je ne fais porter mon analyse que sur le sens chrétien de la sainte cène ; je la prends telle que l’orthodoxie me l’a donnée, et je me suis imposé cette loi, de ne rechercher la véritable origine, la raison d’être de chaque dogme, de chaque institution du christianisme ancien, véritable, que dans la destination, dans l’acception de ces institutions-là en tant que chrétiennes ou, si vous voulez, christianisées. Je m’occupe de la signification qu’un dogme a dans le christianisme, et nullement de celle qu’il a pu avoir dans des religions autres et antérieures. Ainsi, M. Lutzelberger prouve très bien que les récits des miracles chrétiens se réduisent, en dernière analyse, à des absurdités que ce sont des inventions et amplifications, des allégories et hiéroglyphes ; que Jésus Christ n’a donc point été un thaumaturge, un faiseur de miracles, ni même, en général, le grand personnage que la Bible nous représente, etc. etc.

Moi, je ne cherche point à me rendre compte de tout ce qu’a été ou qu’a pu être Jésus-Christ, le Christ réel, naturel. Je ne m’efforce point à le distinguer subtilement du Christ poétique, surnaturel. J’admets, au contraire, le Christ tel que la religion me le donne, et je démontre que cet être surhumain est simplement une créature du cœur humain, de l’imagination humaine, un produit idéal de nos facultés intellectuelles exaltées, où l’homme se pose comme objet réel en dehors de lui-même, c’est-à-dire où il s’objective. Je ne demande non plus si tel ou tel miracle, si un miracle quelconque a pu arriver ou non ; je démontre la nature du miracle en général, et cela non a priori, mais par les exemples des miracles bibliques. Ayant fait ceci, je réponds à toutes les questions sur la réalité, la possibilité, la nécessité des miracles, de façon à rendre inutiles et impossibles désormais ces questions elles-mêmes.

Enfin, quant aux rapports qu’il y a entre mon livre et ceux de MM. David Strauss et Bruno Bauer, en compagnie desquels on me cite souvent je me bornerai à dire que les titres seuls de nos ouvrages indiquent déjà assez la différence des matières traitées par chacun de nous. M. Bruno Bauer a fait la critique de l’histoire évangélique, du christianisme, ou plutôt de la théologie biblique.

M. David Strauss a fait la critique de la doctrine chrétienne, de la dogmatique,et celle de la biographie de Jésus-Christ. Moi, au contraire, j’étudie le christianisme en tant que religion ; je ne cite guère que les auteurs pour qui il est une religion, et non seulement une théologie. Mon objet est le christianisme religieux, pour ainsi dire ; la religion telle que l’homme la tire lui-même de sa propre essence humaine et telle qu’il la voit ensuite en face de lui. Je n’appelle le secours de l’érudition et de la philosophie que pour mieux dégager ce trésor secret de homme.

Je dois faire remarquer que si mon livre se rencontre aujourd’hui entre les mains du grand public, c’est contre mon intention primitive. Sans doute, j’ai toujours pensé que ce n’est pas au savant, à l’homme de l’abstraction, au philosophe métaphysicien, & l’académicien borné, mais bien à l’homme en général, qu’il faut s’adresser en écrivant et en enseignant, mais bien au jugement du bon sens humain. Je suis convaincu que le suprême, le plus sublime effort du philosophe doit être l’abnégation de lui-même comme philosophe, et qu’il ne doit être philosophe qu’en secret, incognito et sans bruit. J’ai toujours, et dans tous mes écrits, visé à être clair, aussi simple et précis que la matière que je traite le permet, de manière que tout esprit cultivé, tout individu humain qui sait penser peut me comprendre sans difficulté. Cependant il faut apporter à la lecture de cet ouvrage un certain savoir scientifique.

Ainsi, quand je montre la diversité de l’aspect que la nature prend, selon qu’on l’étudie au point de vue théologique, ou bien au point de vue de la physique, ou bien au point de vue de la philosophie naturelle je songe surtout aux systèmes de Descartes et de Leibnitz. Mes idées se combinent alors à des idées qui, de longue main, ont préparé les miennes, et qu’il faut connaître, si l’on ne veut s’exposer à m’imputer comme chimériques des assertions que je suis parfaitement autorisé à tenir pour fondées. Sans doute, l’objet de ce livre intéresse tout mortel ; un jour les principales idées qu’il contient seront une propriété commune du genre humain, et, certes, sous une forme meilleure que celle que j’ai pu leur donner ici. Cet objet, je l’ai manié et remanié comme une matière scientifique, comme un morceau de philosophie pour relever les hallucinations des théologiens et les aberrations des philosophes spéculatifs, j’ai été obligé de me servir de leur dictionnaire, pour ne pas dire de leur jargon. De là résulte que j’ai l’air, parfois, de théologiser et de philosopher spéculativement moi-même, jamais bien que ma tâche soit de résoudre, de dissoudre tout cette théologie et cette philosophie transcendante, pour les former en anthropologie, c’est-à-dire pour traduire la science divine en science humaine.

Cet ouvrage contient le principe d’une philosophie nouvelle, qui s’est déjà révélée sous une forme historiquement réelle et concrète sous celui de la religion. La philosophie nouvelle de ce livre n’aura pas besoin, comme l’ancienne scolastique du catholicisme et la moderne scolastique du protestantisme, de prouver sa coïncidence avec la religion, avec le système dogmatique du christianisme. Tirée du sein de cette religion, elle y a déjà pris tout ce qui est de la vraie substance religieuse, et en tant que philosophie, elle est religion elle-même. Il me semble, par conséquent, qu’un livre où se trouve exposée cette longue filiation, cette transformation continue, ne s’adresse pas au grand public.

Du reste, parmi toutes les pièces destinées à éclaircir et à compléter le livre, je dois renvoyer spécialement à celle qui est intitulée Philosophie et Christianisme, où j’ai esquissé, en quelques traits assez vifs, la décomposition historique du christianisme, et prouvé qu’il n’existe plus guère que comme une idée fixe, qui forme aujourd’hui le désaccord le plus frappant avec nos chemins de fer, nos machines à vapeur, nos assurances sur la vie et contre l’incendie, nos bibliothèques, nos gtyptothèques, nos théâtres, nos musées d’histoire naturelle, et avec nos écoles militaires et industrielles.

En terminant cette préface je viens d’apprendre par les journaux que le roi de Prusse a institué comme philosophie d’état (qu’on me passe cette expression ) la trop fameuse philosophie nouvelle de M. de Schelling. Ce nouveau système philosophique, en triste contradiction avec l’ancien du même auteur, mériterait, il me semble, d’être flétri du nom de philosophie de la mauvaise conscience. En effet, ne s’était-elle pas cachée à l’ombre pendant une longue, très longue série d’années ? Elle savait que le jour de sa publication deviendrait nécessairement le jour de sa honte. La préface de mon livre, je l’assure au lecteur, aurait été bien autrement écrite, si j’avais plus tôt eu connaissance de ce nouveau système schellingien, ignoble farce théosophique du Cagliostro de la philosophie du xixe siècle.

Que les lecteurs m’excusent, mais je ne saurais me défendre d’un profond sentiment d’animosité, en voyant ce Cagliostro allemand, qui a si souvent mystifié l’Allemagne sur le domaine de la philosophie ; ce Cagliostro allemand, qui veut maintenant éblouir son pays par les noms de MM. Twesten, Néauder et Savigny[2], dont il a obtenu les signatures comme autant de preuves scientifiques en faveur de la vérité de son nouveau système… Écoute-moi, Allemagne : tu te souviens sans doute de ton moine de l’ordre des Augustins ? Tu sais qu’une vérité n’a pas l’habitude de naître décorée de croix d’or et de rubans bariolés, ni dans le palais des rois et entourée des fanfares et de l’encens de la cour, mais qu’elle naît toujours au milieu des larmes et des tourments. Ce ne sont jamais les haut placés, ce sont toujours les rangs du peuple, les basses couches de la société, qui se sentent touchées par la vague régénératrice du développement du genre humain. Tu le sais, pauvre Allemagne !

Louis Feuerbach.

Bruckberg en Bavière, 1842, 1er avril.




Ma philosophie de la religion n’est point une explication de la philosophie hégelienne, elle lui est plutôt directement opposée. Ce qui dans la philosophie hégelienne a une signification secondaire, subjective, formelle, tout cela a dans la mienne une signification primaire, objective, essentielle. Ainsi par exemple Hegel appelle forme la sensation, le sentiment, le cœur ; une forme que doit revêtir le noyau, la religion qu’il fait venir d’ailleurs ; ce n’est que de la sorte, dit-il, que la religion, devient accessible à l’homme ; moi, au contraire, je dis que l’objet, le noyau, le contenu du sentiment religieux n’est point autre chose que l’essence de l’âme ou du cœur. Cette différence est on ne peut plus essentielle. De là vient que la méthode dont Hegel polémise contre Schleiermacher ce dernier théologien du christianisme, diffère de la mienne. Hegel lui reproche de faire de la religion une affaire de sentiment ; moi je lut reproche de ne pas avoir tiré les conséquences qui nécessairement resultent de ses prémisses ; Schleiermacher n’avait pas le courage de voir que Dieu, considéré objectivement, doit être l’essence du sentiment aussitôt que le sentiment est proclamé subjectivement la forme, l’élément vital de la religion. Je suis même très content de cette faute théologique de notre Schleiermacher, puisqu’elle me sert de contre-épreuve de ma théorie ; Hegel, penseur éminemment abstrait, n’a jamais approfondi la nature essentielle du sentiment et de la religion. Hegel appelle image ce que j’appelle objet ; à ses yeux les personnes de la trinité ne sont que des représentations allégoriques tirées d’après la vie organique et naturelle. Dieu le Père, Dieu le Fils, dit-il, sont des allégories fort peu convenables : moi, au contraire, je vois l’essence de la trinité précisément en ce que Dieu tout seul y est une alliance inséparable de trois personnes aimantes.

Hegel identifie la philosophie et la religion, il contemple la religion dans la pensée : moi, je fais voir leur différence spécifique et je contemple la religion dans son essence réelle. Je n’ai pas besoin, comme Hegel, de disséquer toute la dogmatique pour y démontrer la religion qui en fait le noyau ; la prière, par exemple, me suffit déjà pour arriver à mon résultat. Je prouve que la religion est la conscience, la connaissance que l’homme a de l’essence humaine. Hegel veut absolument prouver que la religion est la conscience qu’on a d’un être différent de l’être humain, et il place dans la foi l’essence de la religion ; moi, je la place dans l’amour, car l’amour c’est la conscience religieuse que l’homme a de lui-même, le rapport religieux dans lequel il se met avec lui-même. Ma dialectique est nécessaire, la sienne est arbitraire ; j’établis qu’il y a identité entre la forme de la religion et son contenu, entre l’organe religieux et l’objet religieux, tandis que Hegel insiste sur leur séparation. Je commence par le fini, lui par l’infini, parce que l’ancienne école appâte le point de départ métaphysique et absolu, et c’est ainsi que ce dialecticien s’efforce de démontrer que l’infini éprouve le besoin de devenir fini et limité ; Hegel place le fini dans l’infini, il oppose l’un à l’autre, les choses spéculatives aux choses empiriques. Moi, au contraire, je commence par le fini, je trouve les choses spéculatives dans les choses empiriques, l’infini n’est à mes yeux que l’essence du fini, le spéculatif l’essence de l’empirique ; je trouve par exemple que le mystère spéculatif de la trinité n’est point autre chose que cette vérité incontestable : la vie telle qu’elle doit être, c’est la vie commune, la vie sociale ; bref, je découvre dans toutes les hiéroglyphes si mystérieuses de la religion autant de vérité très simples, très naturelles, très populaires, au lieu des vérités transcendantes et surnaturelles que Hegel nous y montre avec un si grand effort de génie et de science. Rien de plus erroné par conséquent que d’appeler mes recherches un résultat de la dialectique abstraite. Le mot abstrait se prête à une déplorable confusion ; beaucoup de gens appellent abstraction toute critique qui sait distinguer entre la lumière et les ténèbres, la vérité et le mensonge, la raison et l’absurdité l’incrédulité et la foi. En ce sens, je l’avoue, je m’honore d’être critique et dialecticien abstrait ; il y va, ce me semble, du rétablissement de notre santé intellectuelle, morale et physique, et elle n’est qu’à ce prix-là.

Rien de plus ridicule que d’admettre une nécessité pour certaines choses, et de n’en admettre aucune pour la filiation des idées humaines qui ne se laissent point séparer de l’essence humaine ; le seul moyen radical contre l’épidémie de la raison serait peut-être de couper les têtes à tous les infidèles à la fois. Vous voulez bien le mouvement de la machine à vapeur, mais vous tâchez d’arrêter l’éternelle machine aux pensées, le cerveau de l’homme ? Vous dites la religion n’appartient qu’au sentiment, il ne faut donc point la faire comparaître devant le siège de la critique philosophique, et vous ne savez pas que votre devoir et le nôtre sont de perscruter tout ce que l’intelligence est capable d’observer et de reconnaître, car la tache scientifique du genre humain est identique avec sa tâche morale. Un individu qui se laisse gouverner par les puissances fantastiques et ténébreuses qu’il n’a pas eu le courage de chasser de l’intérieur de son âme n’aura point à espérer une émancipation physique et politique : il mérite de rester sous le joug des puissances ténébreuses et matérielles du dehors. L’obscurantisme du sentiment religieux sanctionne tout ce qui peut servir d’appui contre la liberté de la pensée : la piété païenne n’avait-elle pas même de l’adoration pour la Terreur, l’Épouvante, voire pour un deus crepitus ? La piété chrétienne ne s’inclinait-elle pas en tremblant devant les revenants, les démons, les sorciers ? Et tout progrès scientifique n’était-il pas un sacrilége, un crime de lèse-sentiment religieux ? Nos hommes de la réforme ecclésiastique n’ont-ils pas fait périr dans des tourments le réformateur Servet, sans que leur sentiment religieux en éprouvât le moindre regret ?

Le mauvais côté de la religion, ce qu’il y a en elle d’antipathique à la lumière, doit être soumis au pouvoir de la raison sinon, il en résulterait aujourd’hui l’hypocrisie la plus immorale, la plus hideuse qui ait jamais existé depuis le commencement de l’espèce humaine, car aujourd’hui la contradiction entre ce mauvais côté de la religion et les nobles intérêts scientifiques, artistiques, moraux, politiques, serait plus tranchante que jamais. Je ne connais rien de plus repoussant, par exemple, que l’hypocrisie religieuse des naturalistes anglais d’aujourd’hui. Ces malheureux, tout en voulant absolument mettre d’accord leurs résultats scientifiques avec la foi dogmatique et biblique ne cessent pas de se fâcher contre ceux qui disent que tous tes êtres terrestres n’existent que pour l’homme. Et c’est pourtant la Bible qui parle d’un soleil qui s’était arrêté à cause d’un individu humain ; la Bible qui d’un bout à l’autre raconte les changements extraordinaires que toute la nature avait subis pour les enfants d’Israël. Voilà un orgueil bien plus grand que tout autre. Les chrétiens, je le sais, disaient que le monde existait non-seulement pour les mortels, mais aussi pour tes anges, mais les anges ne sont, du point de vue religieux, que tes serviteurs surnaturels de l’homme. Cette hypocrisie, qui s’est manifestée dans les écrits de Machiavel, de Vanuini, de Leibnitz, de Descartes, de Bayle, se reproduit dans ce qu’on appelle en Allemagne la philosophie positive de MM. Fichte jeune, Sengler, etc., d’une façon si tragi-comique.

Le seul antidote contre cette maladie spirituelle est de se pénétrer de cette vérité très prosaïque et très positive : l’homme ne peut plus ressusciter ce qui est mort.

Le système philosophique de Hegel n’a point l’honneur d’avoir tout à fait démasqué et véritablement anéanti cette immense hypocrisie. Ce système se prête malheureusement et à l’orthodoxie et à l’hétérodoxie ; il a ébranlé le supranaturalisme transcendant, voilà son mérite : mais il l’a fait d’une manière transcendante et supranaturaliste, voilà son défaut.

Je me suis proposé de simplifier l’hégelianisme religieux en le réduisant à ses éléments humains, et je dois répéter ici encore une fois que le Dieu incarné, le Théanthrope, n’est point dans ma philosophie ce qu’il est dans celle de Hegel ; je n’en fais point un composé de contradictions, j’en fais un jugement analytique et non un jugement synthétique ; la base et le résultat de mon livre est l’identité de l’essence humaine avec elle-même, et point l’identité de l’essence humaine avec une essence non-humaine. La philosophie religieuse hégelienne plane dans l’air, la mienne reste solidement sur la terre ; la sienne manque de la passion, du besoin, du pathos, comme dirait un moraliste, elle n’a pas de base la mienne donne à la religion pour base l’anthropologie. Le grand Hegel, qu’on me permette de le dire, avait en outre le malheur d’être professeur universitaire, et cette petite circonstance explique peut-être beaucoup. On n’est guère libre quand on est professeur public de la philosophie, et on oublie vite qu’elle a le but sacré de faire de l’homme un philosophe tout en faisant du philosophe un homme. Le vrai philosophe est un homme universel, il a de l’intelligence pour toute l’humanité, il s’est émancipé des étroites limites de l’individualisme son regard connaît toutes les misères, toutes tes mesquineries, mais il est ouvert en même temps au soleil du genre humain, à l’idée de la totalité. Leibnitz, Spinosa, Descartes, Giordano Bruno, Campanella, étaient des philosophes, mais ils n’étaient pas des professeurs de philosophie, et ce n’est qu’avec Wolff que cette science vivante et universelle est devenue une science de faculté universitaire. Les universités n’en voulaient point d’abord, elles étaient parfaitement contentes de leur science morte ; à Leipzig les professeurs furent obligés de rester dans le règlement, c’est-à-dire ne point quitter l’aristotélisme (voyez Elswich, de varia Aristotelis fortuna, 1720, p. 73, p. 68), et les universités autrichiennes prêtèrent serment à l’empereur Ferdinand III d’enseigner la doctrine de la Conception de la sainte Vierge (voyez Jœcher, Dictionn. des savans, art. J. Gans). Ce déplorable scolasticisme universitaire a-t-il enfin cessé d’exister ? Non, mais il sera brisé, brisé par la réaction antiphilosophique qui exclut déjà les philosophes indépendants d’une chaire et fait d’eux autant d’anthropologistes.

Notre Hegel était encore un docteur semi-scolastique ; il appartenait à l’Ancien Testament de la philosopha. Le Nouveau Testament sera humanitaire et triomphera de l’Ancien. Les plus simples vérités ne sont reconnues que tard : le simple système astronomique de Copernic est venu longtemps après le système inutilement compliqué de Ptolémée.




Il est à remarquer, toutefois, que Hegel[3], en présence de son immense auditoire universitaire à Berlin et dans ses livres immortels, déjà bien longtemps avant 1831 (l’année de sa mort), prononça des phrases d’une justesse et d’une franchise admirables. Ainsi, en parlant de l’esprit de l’univers ou de l’âme universelle, il dit : « Voyez-le, il marche sans cesse, car esprit, c’est progrès. Souvent il semble s’être égaré, oublié : ne vous y trompez pas, il n’a fait que rentrer chez lui et il va travailler assidument, invisiblement sous la surface des choses existantes jusqu’à ce qu’il éclatera : c’est comme Hamlet dit à l’âme de son père défunt : Tu as bien travaillé, brave taupe. Une époque arrive, tôt ou tard, où l’esprit de l’univers quitte son souterrain, en poussant de bas en haut l’écorce de terre qui l’avait séparé de son soleil : alors la terre s’affaisse, l’esprit a mis les bottes desept lieues, il se lève rajeuni et marche à travers les peuples, tandis qu’elle, dépourvue d’âme et d’énergie, s’écroule à jamais dans l’esprit du passé » (Histoire de la Philosophie, III, 266). « L’esprit universel travaille dans l’intérieur, il creuse et élargit en secret, sans bruit et longtemps : il ne connaît pas d’ennui ; il est patient et fort : il laisse même subsister encore pendant quelque temps l’apparence extérieure, l’ancienne forme ; mais enfin celle-ci, devenue une coquille vide et légère, va être percée par la nouvelle. » (III, 266). « Le développement du genre humain s’opère d’une méthode rationnelle ; c’est avec cette manière de voir qu’il faut aborder l’histoire du monde. » (I, 30). « L’esprit de l’univers a assez de nations et d’individus à dépenser. » (I, 50) « Le long cortège de tous les esprits philosophiques, dont l’histoire de la philosophie se compose, c’est la longue série des battements de pouls que l’esprit universel, l’esprit unique, dépense dan sa vie organique. » (III, 691) « Une époque de rajeunissement pour le genre humain, à ce qu’il paraît, vient de naître. L’esprit du monde a maintenant réussi à se défaire de tout ce qui l’embarrassait pendant longtemps, et à se comprendre lui-même en esprit absolu. Il va désormais produire et garder avec tranquillité ce qu’il a produit : la lutte entre la conscience finie et la conscience infinie cesse. » (III, 689, 690). « Et lorsque cette taupe remue l’intérieur, vous devez l’écouter et réaliser ce qu’il y a dans l’idée. » (III, 691). « Il n’a de réalité que dans et par le genre humain, sans cela, il ne serait rien autre chose que la simple notion de l’esprit. » ( III, 685). « Le seul monde spirituel qui existe, c’est le long cortège des esprits de l’histoire. » (III, 691.) « La vie de l’esprit universel est l’action du genre humain. » (I. 13).

« La superstition religieuse a cela de particulier, d’aller vers Dieu après avoir quitté les phénomènes matériels et immédiats. » (II, 498). « L’atomistique est opposée à l’idée d’une création et d’une conservation faites par un être étranger, et elle rend ainsi à la science naturelle le grand service de pouvoir se passer de toute cause primitive de l’univers. En effet, là ou l’on parle d’une nature créée et conservée par un être autre qu’elle, on se la représente comme non étant en, par et pour elle-même ; elle est alors basée sur un fondement étranger, elle n’est plus compréhensible que par et selon la volonté d’un autre être ; elle pourrait être aussi autrement, elle est sans nécessité intérieure, sans notion par elle-même, bref, il y a du hasard dans l’existence d’un monde qui dépend d’une cause primaire autre que lui. L’atomistique, au contraire, est une manière de contempler le monde comme basé sur lui-même, et c’est là précisément un mérite de l’atomistique. » (I, 372). Remarquez la tranquillité imposante de la phrase dans laquelle Hegel exprime toutes ses idées, si logiques et en même temps si révolutionnaire :

« Avec Descartes nous entrons dans la philosophie proprement dite, dans celle qui est indépendante, celle qui sait qu’elle est venue avec conscience et connaissance de la raison. Arrivée à la hauteur de Descartes, nous pouvons dire que nous sommes enfin chez nous, et comme des navigateurs après un long voyage sur l’océan orageux, nous crions : Terre ! terre ! » (III, 328) « Toute philosophie est panthéiste. » (III, 374) « Spinosa est le centre de la philosophie moderne. Choisissez : ou spinosisme, ou point de philosophie. » (II, &37). « La pensée doit absolument s’élever sur le niveau du spinosisme, avant de se hasarder plus en avant. Voulez-vous philosopher, commencez d’abord par spinosiser, vous ne pouvez rien sans cela. L’âme doit d’abord se baigner dans cet éther sublime de la substance unique et indivisible, de cette substance où tout est descendu, absolument tout ce qu’on avait cru vrai ; vous devez ainsi vous défaire de toutes les particularité sans exception ; un philosophe doit être arrivé à cette négation, qui est l’émancipation de l’esprit, la véritable base sur laquelle il peut reposer » (III, 376). « Aucune morale, aucune vertu n’est plus pure, plus sublime que celle de Spinosa ; là, l’homme n’a pour but d’action que la vérité éternelle » (III, 404). « Cette morale spinosiste est la plus élevée et en même temps la plus universelle (H, 12). » « Dans l’âme généreuse de Malebranche nous trouvons tout ce qu’il y a dans Spinosa, seulement sous une enveloppe plus pieuse. En outre, Malebranche a aussi des mots sonores et vides sur Dieu, un catéchisme pour les enfants de huit ans sur sa bonté, sa justice, sa toute puissance, sur l’ordre moral du monde ; les théologiens ne pénètrent jamais plus loin que les enfants de huit ans (III, &16). » « Leibnitz, au contraire, a eu cette idée extrêmement ennuyeuse, de vouloir prouver que Dieu ait choisi le meilleur monde parmi tous ; on appelle cela optimisme, mais cette expression est vulgaire et louche, elle ne s’adresse qu’au vague de l’imagination. On peut dire des choses pareilles dans la vie ordinaire ; c’est comme si je fais acheter une marchandise et je me dis qu’elle n’est pas parfaite, mais enfin la meilleure qu’on aurait pu avoir, pour me donner par là un motif de me trouver satisfait. Seulement, ne l’oublions pas, concevoir, comprendre, préciser une idée, est, ce me semble, un peu différent de l’achat d’une marchandise (III, 465). » « Dieu a ce privilège, qu’on lui attribue tout ce qui ne peut pas être compris, mais le mot Dieu mène a une unité qui n’est qu’imaginaire (III, 472). » « c’est comme un ruisseau dans lequel s’écoutent toutes les contradictions. » Cela est dit surtout à l’adresse de Leibnitz ; quant à Kant, il s’exprime ainsi (III, 595) : « La réalité, et l’existence de ce dieu qui opère cet accord (que Kant a essayé de faire entre foi religieuse et loi morale) n’existent pas pour ainsi dire pour la conscience ; Dieu est mis là comme un épouvantail quelconque qu’ont fait des enfants après être convenus entre eux qu’ils auront peur de ce mannequin. Car, en effet, supposer un législateur sacré pour sanctifier la loi morale, est en contradiction précisément avec la vertu, qui consiste à exécuter la loi morale purement à cause d’elle. »

Hegel dit que la célèbre conclusion par laquelle Kant arrive à la nécessité d’un Dieu existant, n’est rien autre chose qu’une hypothèse explicative, dans le sens du mot qu’un grand astronome français avait répondu à l’empereur Napoléon : « Je n’ai pas besoin de cette hypothèse (III, 552). » « Quand vous entendez quelqu’un déclamer contre le spinosisme. vous pouvez toujours présumer que cet homme veut les choses finies, l’égoïsme ; il ne faut pas dire : Nous existons et Dieu aussi. Ce serait une mesquine combinaison hypothétique, une concession mutuelle qui ne vaut rien (III, 373). »

Hegel s’exprime avec une ironie mordante sur les hommes bornés tels que la petitesse des rapports les a faits : « La science et le savoir, voilà la vraie jouissance du philosophe, c’est cette ineffable et solennelle joie de l’esprit : Les bœufs restent dehors (I, 6 ; I, 279 ; I, 196 ; I, 339 ; I, 49). » « Héraclite avait un mépris bien motivé à l’égard du commun des contemporains : ce philosophe était un noble esprit. » — « La philosophie, c’est le temple de la Raison qui a connaissance et conscience d’elle-même : un temple bien plus élevé que celui des Hébreux, où demeura le Dieu vivant. » – « Les penseurs sont des secrétaires qui écrivent, tout de suite et en original, les ordres de cabinet de l’histoire du genre humain : les penseurs ont de tout temps assisté chaque fois qu’un mouvement gigantesque se fit dans le monde humain ; ils y ont assisté au centre même du sanctuaire humanitaire, tandis que les autres mortels ne font que poursuivre des intérêts personnels au milieu du travail de l’humanité, des intérêts de richesse, de domination, d’amour, etc. (III, 96). » « La philosophie ne doit commencer que par la ruine d’un monde réel. La pensée philosophique ne tisse son réseau spirituel que là où il y a déjà une rupture entre la tendance intérieure et la réalité extérieure, où la forme actuelle de la religion ne suffit plus, où un organisme de la vie morale va se dissoudre. Ce n’est qu’alors que l’intelligence se réfugie dans les espaces du raisonnement et de la pensée, et le domaine des idées y naît comme l’opposite du domaine des réalités. L’esprit, toujours l’esprit attaque cette manière substantielle d’être, cette foi religieuse, ces mœurs nationales, ces opinions traditionnelles ; oui, c’est l’était qui les attaque et les fait chanceler (I. 66). »

Bien que professeur royal décoré dans l’état le plus bureaucratique de l’Allemagne, Hegel attaque les gouvernants : « Vivre en sommeillant, en employé et bureaucrate, c’est une existence qui ne nous est pas essentielle : l’homme ne doit pas être valet ni esclave (II, 118). » — « Chaque nation est obligée de changer sa constitution politique pour la rapprocher de la véritable. L’esprit de la nation quitte un jour les souliers d’enfant, et c’est précisément dans la constitution qu’il a acquis connaissance de lui-même. Il brise impitoyablement par le peuple soulevé l’ancien droit ; si l’idée et la réalité vont en divergeant, quelquefois aussi, avec une certaine tranquillité, l’esprit change la loi devenue vieille et décrépite ; il passe outre (II, 118). » « Mais si un gouvernement ignore le vrai, s’il s’accroche aux institutions temporaires, s’il protège le non-essentiel contre l’essentiel, alors ce gouvernement sera bouleversé par l’esprit qui marche en avant. Une existence temporaire qui n’a plus de vérité, et qui est assez effrontée pour vouloir se maintenir, doit être abolie ; cela s’ensuit de l’idée de la constitution. » — « L’esprit de notre époque a arboré un principe universel, qui consiste a maintenir les produits vivants de la force intérieure, et à refouler les produits morts de la force extérieure ; l’autorité est rejetée comme non apte, comme devenue un hors-d’œuvre (III, 328). » De là l’enthousiasme sincère que Hegel éprouve pour la première révolution française (Philosophie de l’hist., 441) : « Dans l’idée du droit, on y a érigé une constitution ; sur ce fondement, tout, selon la volonté de ses initiateurs, devait désormais être basé. Depuis que le soleil est au firmament, entouré des planètes qui font autour d’elle leur rotation, on n’avait pas encore vu ce que l’homme fit dans la révolution française : il se mit pour ainsi dire sur sa tête[4] (i) en se mettant dans la tête d’organiser la société d’après la pensée, de modeler la réalité d’après l’idée. Anaxagore avait le premier dit : le Noous gouverne l’univers ; mais dans la révolution des français, l’homme a reconnu pour la première fois que la pensée doit désormais diriger la réalité intellectuelle. C’était là assurément un magnifique lever du soleil ; une sublime tendresse s’est fait sentir, comme un frissonnement céleste, dans cette grande époque, et, en voyant l’enthousiasme de l’esprit qui alors parcourut le genre humain, on doit en conclure que la véritable conciliation n’avait pas eu lieu dans les siècles du passé ! » — « Les sophistes de l’ancienne Grèce (II, 24) avaient essayé de rendre chancelant tout ce qui était réputé solide. On peut inventer pour chaque objet des raisons et des contre-raisons. L’acte le plus abject peut encore être envisagé comme essentiel sous un certain rapport, et quand on le fait ressortir, on excuse par là l’acte. Certes, on n’a pas besoin d’une profonde et large instruction, pour savoir trouver de bonnes raisons pour une mauvaise chose. Les sophistes helléniques avaient étudié ce mouvement perpétuel de la réflexion, et compris que sur ce terrain il n’y a pas des choses fixes, puisque la pensée est trop puissante pour ne pas déraciner et entraîner tout objet par le courant dialectique. La philosophie française du xviiie siècle abolit l’ordre laïque, tant en matière de religion et de philosophie, que de politique. Elle est le spirituel dans sa forme spéciale ; elle est la notion absolue, l’idée, qui ose braver tout ce royaume terrestre des opinions constituées et des pensées fixes ; elle détruit radicalement tout ce qu’il y avait de solide ; elle se donne enfin la conscience de la liberté la plus pure.

Cette manière idéaliste de voir le monde se base sur la conviction, que tout ce qui a été institué en politique et en religion, n’existe que comme œuvre de la conscience de l’homme. Ainsi, les notions et les catégories qui régissent la conscience du moi, les notions du bien et du mal, de puissance, de richesse, de Dieu et de ses rapports à l’univers, de son gouvernement, des devoirs que la conscience humaine a envers lui, tout ceci n’est point de vérité absolue en et pour soi-même, n’est point en dehors de la conscience humaine. Toutes les formes du monde réel et du monde hyperphysique s’effacent donc et s’absorbent dans l’esprit qui a conscience de lui-même. Il ne se soucie pas à propos d’elles, il rit des idées telles qu’elles ont été héritées, des préjugés traditionnels, des pensées réputées vraies et indépendantes de la conscience ; l’esprit, quand il les respecte encore quelques instants, ne le fait que pour les frapper bientôt mortellement… (III, 506). » « Ce qu’il y a d’admirable dans les écrits des philosophes français, c’est l’immense énergie de l’idée qui se lève contre la politique, contre la foi, contre l’autorité depuis des milliers d’années. Il faut applaudir à ce grandiose caractère de la philosophie française, à cette indignation sublime et puissante contre tout ce qu’on avait osé imposer à la conscience du moi comme un être étranger, comme un joug. L’esprit humain, dans les livres dont je parle, est entièrement sûr de la vérité qui inhère à la raison ; il entreprend aussi la destruction du monde des intelligences, il est encore sûr d’en triompher. La philosophie française du xviiie siècle, il faut le dire, a pulvérisé tous les préjugés et remporté la victoire (III, 510). » « Elle a pris une tendance négative contre tout ce qui est positif ; elle attaque les religions, les coutumes, les habitudes, les opinions, le droit, le gouvernement, la constitution, l’autorité. Ce qui est essentiel dans cette philosophie, c’est que, comme poussée par l’instinct de la raison, elle frappe l’état du mensonge universel et parfait, par exemple, le positivisme d’une religion pétrifiée. Les philosophes français ont renversé les vieilles institutions qui n’avaient plus de place dans l’âme développée de l’homme émancipé, et qui ne s’étaient conservées si longtemps que dans le crépuscule d’une conscience esclave de la religion et de l’autorité ; l’esprit était cultivé, et malgré cela elles avaient toutes encore la prétention de valoir comme une chose juste et sacrée. Ils ont battu en brèche ce formalisme. Aujourd’hui, pour les bien comprendre, il faut se représenter ce sublime orgueil de la justice honnie, cette grandiose haine de l’immoralité, cette sainte colère dont les philosophes du xviiie siècle étaient remplis ces héros ont conquis le vaste droit humain de l’intelligence, de la science, de la conscience et de la conviction individuelles et personnelles ; ils ont combattu avec tout leur grand génie, avec esprit, avec courage, avec sarcasme, avec toutes les armes enfin (III, 414). » « Chez eux le soi-disant matérialisme ou athéisme se manifeste librement il est bien le résultat nécessaire de la pure et simple conscience du moi (III, 507). L’athéisme, le matérialisme, le naturalisme français y est combiné avec la plus profonde, la plus chaleureuse colère contre les imbécillités (les suppositions sans notion) et le côté positif de la religion, comme contre les institutions morales, juridiques et politiques ; ils ont lutté avec un zèle plein de grâce et d’esprit, et point avec des déclamations frivoles (III, 510). » « Maximilien Robespierre, il faut l’avouer, a proclamé principe de la morale le plus élevé de tous ; cet homme a pris au sérieux la vertu (Philos. de l’hist., 443). » « L’empereur Napoléon a soumis les nations européennes par l’immense puissance de son génie, et répandu partout ses institutions libérales jamais on n’a remporté des victoires plus générales, ni des campagnes mieux étudiées. » « Le système de la Nature de Holbach n’est guère français, il n’y a pas assez de vivacité dans ce livre (III, 519). » « Mais dans celui de Robinet, de la Nature, il y a un tout autre esprit, sérieux et profond, et plus d’une fois les lecteurs sont frappés de la grandiose sévérité que manifeste cet homme (III, 520). »

« Dans les auteurs allemands de ce temps-là, au contraire, se trouve un pédantisme, dit Hégel, une affèterie, une sécheresse insupportables. Ils veulent absolument être intelligibles pour tout le monde, ils deviennent on ne peut plus mesquins et abstraits. Nos Allemands sont comme des abeilles, ils rendent scrupuleusement justice à toutes tes nationalités ; ils sont d’honnêtes fripiers qui ramassent tout pour en faire leur petit trafic. Par malheur il leur arrive que ce qu’ils empruntent aux étrangers perd son originalité, son coloris particulier, et c’est précisément par ce côté-ci que les grands Français brillent tellement, qu’on leur pardonne volontiers quelques faiblesses de matière. Les Allemands, s’efforçant d’approfondir l’objet, remplacent les étincelles de l’esprit gaulois par des calculs raisonnés, finissent par avoir dans les mains un contenu délayé et insipide ; rien de plus ennuyeux que les dissertations dites profondes de cette sorte (III, 529). » « Les Allemands d’alors passaient leur temps à filer d’interminables discours plus ou moins savants, mais tous également décolorés et tièdes. C’était, qu’on me passe mot, une litanie démesurée sans goût et sans valeur intérieure. L’éternité des peines infernales, le bonheur céleste des païens, la différence entre la piété et la probité, voilà les objets philosophiques qu’ils étudiaient, tandis que les Français s’en souciaient très peu (III, 531). » « Les Français, comme s’ils étaient dépourvus de toute conscience religieuse, en avaient vite fini ; ils ont systématiquement su maintenir une pensée unique ; les Allemands, après avoir longtemps douté à gauche et à droite, produisent des travaux pour lesquels ils prennent comme point de départ la conscience religieuse ; ils se demandent toujours d’abord : est-il permis ou ne l’est-il pas ? Nos voisins ont combattu par les armes de l’esprit, nous avec celles de la réflexion. »

« Les Français d’alors sentent le besoin immense de faire leurs recherches philosophiques, un besoin profond et qui embrasse l’univers tout entier, c’est vraiment merveille à voir ; on ne peut point dire cela de nos Allemands. Chez les Français on trouve une vue générale et concrète du grand tout, et ils ont rompu aussi bien avec l’autorité quelle qu’elle soit qu’avec la métaphysique abstraite. Quelle grande et lucide manière d’envisager le monde ! Toujours et partout ils ont en vue le tout sans oublier les détails. C’est ainsi qu’ils ont réussi à établir et à garder des pensées universelles, des maximes générales qui proviennent directement de la conviction intérieure de l’individu ; c’est ainsi que la liberté devient état politique, en se combinant avec le développement du genre humain et y faisant époque ; c’est la liberté concrète de l’esprit, la généralité concrète, il n’y a rien qui soit abstrait. Chez les Allemands il est je ne saurais dire combien de pédanterie ; ils veulent tout définir, expliquer, circonscrire, peser, mesurer jusqu’au dernier phénomène, et ne mettent au monde que de pitoyables spécialités (III, 511). » « Nous autres Allemands sommes d’abord passifs en face des choses existantes nous avons supporté toutes les horreurs ; puis, sont-elles renversées, nous sommes nouveau passifs ; ce ne sont que les français qui ont renversé, et nous les avons regardés à l’œuvre (III, 517). » « Rousseau a déjà proclamé l’Absolu dans la liberté. Kant a érigé le même principe d’une façon théorique. Les Français l’ont fait du côté de la volonté ; ils ont le proverbe : Il a la tête près du bonnet, cela veut dire qu’ils ont le sens de la réalité, de faction, de l’aplomb de sorte que l’idée se transforme chez eux immédiatement en fait. Les Allemands ont je ne sais quel fatras dans et sur leur crâne ; la tête allemande reste encore tranquillement coiffée de son bonnet de nuit et n’opère qu’intérieurement (III,553). »

« Les philosophes de la France ont porté et planté, comme étendard des peuples, la pensée, la libre conviction, la conscience. Ils ont dit à l’homme : Tu vaincras dans ce signe ! Ils avaient en vue tout ce qui avait été fait sous la croix, tout ce qui par là était devenu foi religieuse, droit et religion ; car dans le signe de cette croix chrétienne le mensonge et la fraude avaient alors triomphé, sous ce sceau les institutions étaient pétrifiées et avaient fini par devenir de l’infamie toute pure. Mais, n’oublions jamais que le désir inextinguible et absolu de trouver en soi une boussole, est inné à l’esprit humain ; l’esprit sent l’urgence d’avoir un pivot immuable ; c’est à cette condition qu’il doit être libre au moins dans son monde à lui (III. 526) », et il ajoute à ces mots sublimes le mot plus sublime et plus grandiose que voici :

« La religion, dans son autorité, abstraite et rigide, jette le gant à la philosophie en disant Les portes de l’enfer ne prévaudront pas sur moi ; il faut répondre que les portes de la raison sont plus puissantes que celles de l’enfer (I, 97). »

« L’essence de l’univers, messieurs (disait-il dans un discours à ses auditeurs berlinois) est cachée, il est vrai, mais elle n’a pas une force qui pourrait à la longue résister au courage de la recherche scientifique. L’univers doit s’ouvrir à la science consciencieuse, il doit montrer ses trésors et ses profondeurs aux yeux de l’homme afin que celui-ci en puisse jouir. » « Gardons-nous de faire croire que nous voudrions laisser la religion intacte et inattaquée (I, 81) ; parlons au contraire tout franchement, publiquement, hautement, sincèrement du contraste qui existe entre la religion et la philosophie, en termes clairs et précis, ce que les Français appellent aborder la question. Évitons ici les ambages, comme si l’objet était trop délicat, ne cherchons pas des détours, des excuses, des tours rhétoriques ou poétiques avec cela personne n’y entendrait plus rien (I, 97). » « Il est un point où le Christ dit présent et inhérent à l’âme humaine, se retire rapidement de deux mille ans en arrière ; il est relégué dans une petite province de Palestine : devenu personnage historique, il reste désormais loin, fort loin à Nazareth, à Jérusalem. Mais ne nous arrêtons pas à ce point historique, ce serait renier l’esprit. Car l’esprit ne veut pas des mensonges, et dire que le Christ a été jadis là-bas une fois en Palestine, et maintenant encore quelque part, mais au-delà de l’univers matériel, dans le ciel par exemple, Dieu sait où, serait un mensonge contre l’esprit, qui est parfaitement infini et universel, qui s’entend et se comprend lui-même, mais jamais dans les bornes de l’espace et du temps. L’esprit dans l’infinité est au-dessus de tout cela (I, 90) ; » ici Hegel parle encore un peu en métaphysicien scolastique.

Quant à l’humitité et modestie chrétiennes, elles seraient entièrement fausses et erronées, si l’on voulait exceller par sa misère, il y aurait là une espèce d’orgueil intérieur, une sorte d’ambition et de préemption spiritualistes (III, 536). » « Du reste, l’état de l’innocence au paradis n’est bon que pour des animaux. Ce paradis est un parc, où les bêtes peuvent rester, mais point les hommes ; l’animal, en effet, ne sent aucune séparation douloureuse d’avec Dieu. La chute d’Adam c’est le mythe éternel de l’homme (Phil. de l’histoire. 333). »

« Quel grand et noble principe que celui qui se trouve dans la Raison pratique de Kant ! C’est que la liberté est réellement le dernier point pivotal, sur lequel l’homme tourne, la dernière et la plus élevée de toutes les positions où l’être humain ne se laisse plus imposer par qui que ce soit ; arrivé là, l’homme ne laisse plus subsister aucune autorité qui s’insurgerait contre la liberté humaine (III, 591). » « Dans le judaïsme le rapport entre Dieu et homme est exprimé par la formule de la crainte du Seigneur ; c’est le défaut absolu de toute liberté, un rapport comme entre un maître et son domestique (Phil. de la relig., II, 78), et le moi s’y évapore, pour ainsi dire, et va se disperser, ou se laisser absorber dans lui, l’Unique, le Seigneur ; c’est de l’égoïsme au fond, puisque le moi y est une identité abstraite avec soi-même. » — Or, sous ce point de vue l’homme n’a pas la moindre idée, pas la moindre expansion intellectuelle dont son âme aura besoin plus tard ; elle se contente encore du temporel, c’est toute sa richesse, toute sa réalité ; c’est bien peu… » « Le serviteur ne peut pas ennoblir de sa force la propriété qui lui est échue : le Seigneur doit la bénir ou la sanctifier, c’est la seule sanction, mais Sanction absolue et divine, qui y soit possible. » — « Cette possession y est déraisonnable, l’état du serviteur l’est donc nécessairement aussi. » — « Tout, tout y a été institué par Dieu, il n’y a pas de but universel, tout y est donné une fois pour toutes : c’est très simple, mais comme pétrifié, sans organisme, sans variété, la déduction des spécialités n’y est pour rien. La punition de même est un acte extérieur, un malheur arrivé du dehors, comme l’obéissance qui est aveugle ; il y a là des prières, des fois à exécuter par les serviteurs du Seigneur. Et ce qu’il y a de singulier,c’est l’énorme quantité d’exécrations, de malédictions et d’anathèmes de toute espèce, dont ce code religieux a cru devoir se servir pour assurer l’effet des peines ; voilà une nation qui est vraiment maître en matière de malédictions (Phil. rel., II, 86). »

« Quel immense contraste existe entre le judaïsme et l’hellénisme ! Chez les Hellènes nous voyons avec admiration et plaisir, que tout ce qu’il y a dans l’homme concret s’y trouve représenté comme quelque chose divine, essentielle (substantielle), et l’homme est présent dans la divinité avec tous ses rapports humains, avec toutes ses qualités humaines, bref, avec tout ce qui a de la valeur pour lui. L’homme, dit un philosophe de l’antiquité classique, a su faire ses dieux de ses passions et de ses affections, c’est-à-dire de ses puissances intellectuelles et morales (Phil. rel., II, 92). » « Ainsi, chez les Hellènes dans l’adoration des dieux, l’individu se reconnaît lui-même, il est pour ainsi dire chez soi ; non comme dans le mosaïsme, semblable à un serviteur ayant ses intentions égoïstes, mais d’après son universalité : les dieux helléniques sont le vrai pathos, la vraie essence humanitaire de l’homme spirituel et moral, bref, l’humanité. L’Hellène reconnaît donc ses divinités nationales, non comme de simples abstractions au-delà de toute réalité, mais comme la vraie et essentielle substantialité, concrète et vivante, de l’homme. De là vient que les puissances divines sont pleines de grâce de douceur pour l’homme, elles habitent dans l’intérieur de son âme et l’homme en les réalisant sait qu’il se manifeste par là lui-même. La réalité qu’il donne ainsi à ces divinités, c’est la sienne. La brise rafraîchissante de la liberté souffle par le monde hellénique tout entier ; la liberté, voilà le fondement du caractère et de l’organisme national de ce peuple (II, 128). » « Il y a chez lui la religion de l’humanité, l’humanisme ; rien qui n’y soit intelligible, clair, précis ; les divinités sont connues, elles ne cachent rien de mystérieux dans leur intérieur. La confiance que l’homme hellénique a en ses dieux, est la confiance qu’il met en lui-même (Phil. rel., II, 127). »

Hegel a beaucoup de sympathie pour la nation des Hellènes : « Le grand roi de l’Asie avec tous ses innombrables peuples marcha contre la petite ville d’Athènes mais l’énergie morale triompha de cette masse brute et colossale, qui ne put résister à la force supérieure de l’esprit. Voyez là, messieurs, des victoires d’une valeur historique pour le genre humain tout entier (celles de Marathon, Salamine, Platée) ; ces victoires ont maintenu la civilisation et la puissance intellectuelle et morale, elles ont ôté toute sa force au principe asiatique (Phil. de l’hist. 267). »

« Et remarquez bien la différence immense qu’il y a entre l’Occident et l’Orient. Dans la splendeur étincelante de l’Orient l’individu disparaît, tandis que dans l’Occident elle devient la lumière de la pensée ; cette pensée, elle frappe comme la fondre dans son propre sein, elle y éclaire et rayonne, elle rejaillit delà à l’extérieur et produit tout un monde (Hist. de la phil. I, 117). » « Hellénie ! Hellénie ! voilà un nom qui doit dans l’âme d’un Européen civilisé, et principalement d’un Allemand, éveiller un sentiment que je voudrais presque appeler la maladie du pays. Les Européens, il est vrai, ne sont point redevables à la Grèce de leur religion, c’est à dire de ce qui est au-delà du monde humain et naturel ; ils l’ont reçue de l’Orient, principalement de la Syrie, contrée plus reculée que la Grèce. Mais nous n’oublierons jamais que c’est directement par la Grèce, ou par le détour de Rome, que nous sont parvenus l’art, la science, bref tout ce qui ennoblit notre existence, la rajeunit, la tranquillise et l’embellit. » Hége) n’aime point l’influence de ce qu’il appelle le syrien ou galiléen, et le latin : « Ces races européennes, après s’être domiciliées chez elles en fixant leur attention sur le présent, ont compris enfin t’inutilité de l’historique ou de l’étranger. Ce n’est qu’alors que l’homme européen a commencé à être chez lui, et il s’est tourné vers l’antiquité hellénique. Laissons donc à l’église et à la jurisprudence leur latin et leur romanisme ; une science plus élevée et plus émancipée, nos beaux-arts libres, notre goût esthétique, l’amour de l’art, tout cela, nous ne l’ignorons pas, nous l’avons puisé dans la vie de l’esprit hellénique, qui en est la vraie source. Il y a quelque communauté spirituelle entre nous et les Hellènes ; chez eux il n’y a pas un au-delà, pas de religion proprement dite, rien de transcendant ; les belles statues, les beaux temples des Hellènes ce sont autant de jouissances de leur existence mais ils savaient aussi travailler comme les héros travaillent, dans leurs institutions politiques et dans leurs immortels exploits (I. 171). » « Ce qu’il y a de vraiment gigantesque chez les Hellènes, ce sont les individualités, tous leurs grands virtuoses en art, poésie, chant, sciences, probité, vertus (I, 176). »

Hegel paraît être content de ne pas y rencontrer aussi des virtuoses en religion et en transcendance, comme dans la race syrienne. Socrate lui est « un personnage d’une importance historique pour le développement du genre humain, un des grands points de halte où l’esprit humain se replie un moment sur lui-même, pour se redresser de nouveau plus haut que jamais et pour marcher dans une nouvelle direction. » « Socrate était un modèle rempli de vertus morales une image vivante de la vertu, image pieuse et douce (Hist. de la phil. II, 55). » « et ce qu’il fit, ce n’était point moraliser, prêcher, tourmenter les gens avec de sombres exhortations ; auo contraire, cette manière d’agir, qui n’est pas une conduite rationnelle et digne d’un homme vraiment libre, n’aurait pas même trouvé place dans l’urbanité attique. Ce que ce philosophe appela vertu, on peut le lire dans le Symposion de Platon ; après ce banquet plein de verve et de sagesse on rencontre Socrate toujours tranquille, toujours maître de lui-même, et sans se sentir fatigué après deux nuits entières passées dans le cercle des amis, on le voit dans la matinée, le verre de vin à la main, assis et s’entretenant avec Aristophane et Agathon sur la comédie et la tragédie ; on le voit comme il va à l’heure ordinaire aux endroits publics où il a coutume d’aller, et s’y promener en discutant comme s’il n’avait pas interrompu le cours habituel de sa vie journalière. Voilà évidemment une modération qui ne consiste pas à jouir matériellement le moins possible, une abstinence timide ou orgueilleuse, ni une mortification spontanée ou calculée d’avance ; c’est plutôt l’énergie grandiose de la conscience qui sait se maintenir debout au milieu de l’immodération physique. Gardons-nous de placer Socrate au rang de ceux qui se vantent du titre de moraliseur (Hist. de la phil. II, 55). »

Hegel, qui construisait un système philosophique assez compliqué, ou plutôt métaphysique et transcendant, sur ce qu’il prit pour base de la doctrine chrétienne, était naturellement ennemi du christianisme officiel : « Dans notre monde chrétien, messieurs, il court un prétendu idéal de l’homme parfait, mais cet idéal ne peut point exister en masse. On nous le montre comme réalisé dans les moines, dans les quakers, et d’autres gens pieux, mais ce sont là, qu’on me permette l’expression, de tristes personnages et jamais ils ne formeraient ce qu’on appelle une nation entière ; des végétaux parasites non plus ne sauraient subsister pour eux-mêmes, ils ont constamment besoin de se cramponner à un corps organique. Si l’on voulait constituer une pareille nation de végétaux parasites, il en arriverait nécessairement la ruine complète de tous ces individus, dont chacun est à la fois une incarnation de la douceur d’agneau et de la vanité, qui ne s’occupe que de sa propre personne et se regarde toujours au miroir pour jouir le plus amplement possible de l’image de sa perfection individuelle[5]. Certes, vivre pour et dans les intérêts de tous réclame une douceur énergique, et non une douceur louche et boiteuse, pour ne pas dire lâche ; il faut ne pas rêver perpétuellement dans son for intérieur à ses propres péchés, mais agiter hardiment les grandes et austères questions de la société (Hist. de la phil., II, 274). » « L’imagination, il est vrai, peut (que ne peut-elle pas ?) rêver une réunion universelle de gens pieux et saints, d’agneaux de Dieu (comme ils s’appellent si volontiers eux-mêmes) et de niais, une déplorable république des faibles d’esprit, un paradis extravagant et illusoire sur terre ; mais il ne s’agit point de cela ici-bas. Cette fantaisie appartient ailleurs, au ciel ou plutôt à la mort. La réalité organique a besoin de sentiments, d’institutions et d’exploits de tout autre sorte (III, 116). » « Ce qu’il y a de triste c’est que notre civilisation christianisée a deux espèces de ménages, elle tient deux livres, deux mesures, deux poids, et elle ne sait pas comment les réunir. Elle ne fait que les tenir séparées l’une de l’autre (III, 118). »

« Le christianisme est né du mosaïsme ; or, le mosaïsme, remarquez-le bien, était la perversité, l’abjection ayant conscience d’elle-même. Le judaïsme a de tout temps agité ce singulier sentiment de la nullité intérieure affublée d’orgueil. Voilà une bien misérable humilité, et qui ne contient pas la moindre trace d’énergie vitale d’un ordre un peu élevé. Cette particulière manière de voir est plus tard devenue une forme historique de signification universelle, et c’est dans cet élément du néant que le monde s’est vu absorbé (III, 116). » « L’esprit humain ne s’est émancipé qu’à la fin du moyen-âge, après avoir reconnu le tort qui avait été fait au monde réel par l’Église ; l’homme poussé à rechercher ce qui est vrai et juste, n’en trouva rien au fond de l’Église ; il fut donc obligé d’en sortir et de chercher ailleurs. Alors l’esprit se réconcilia avec le monde, et il le fit, non dans une vague et creuse abstraction, par l’espoir d’un jugement dernier et de la spiritualisation vaporeuse du monde, quand elle ne serait plus une réalité. Il s’agit du monde, messieurs, mais non d’un monde évaporé et sublimé. » (II, 212.) « Les réformateurs ecclésiastiques ont fait de la doctrine dogmatique comme d’un bas de laine, ils ont fini par en retirer fil par fil, et ils ont réduit le christianisme à un fil plat et uni qu’ils croyaient la parole divine telle qu’elle existe dans les livres du Nouveau-Testament. » (III, 109.) « Cette éternelle question : Serai-je damné ? Ne le serai-je pas ? est un vrai crime, parce qu’on s’y occupe toujours de soi-même sans penser aux grands intérêts politiques. » (II, 73.) « D’un autre côté, l’Église, il faut l’avouer, avait exécuté une sorte de réconciliation entre l’intérieur et l’extérieur. Église dominante et régnante, elle absorbe la réalité, le cœur humain avec toutes ses passions, mais cela y devient aussitôt dépourvu d’esprit et de spiritualité. C’est là un gouvernement basé sur l’absence de l’esprit, l’extérieur y devient principe et l’homme, tout en se croyant initié et rentré chez lui, reste misérablement dehors ; c’est une complète incarnation de la non-liberté. La vérité, au contraire, est le moral, le principe de la liberté entré dans la réalité mondaine, de sorte qu’il en puisse sortir une manifestation de la raison. Alors on aura la liberté devenue concrète, la volonté disciplinée et devenue raisonnable, l’État politique et social, qui à son tour va absorber le monde transcendant et ultérieur de l’Église ; or, comme là il n’y a plus rien qui reste religieux, l’Église se dissout, et voit proclamer sa non-existence. » (Phil. de la rel., II, 340.) « Cette scission de l’État et de l’Église a été pour l’État le plus grand bonheur ; ce n’est que par cette opération que l’État a pu devenir ce qu’il doit être, c’est-à-dire la moralité présente, la raison vivante et objective. (Phil. du droit, 270.) « On recommande la religion surtout pour les époques de la misère publique et de l’oppression, on dit qu’il faut s’adresser à la religion quand on a besoin de consolation pour des griefs, et quand on espère des dédommagements ; on dit aussi que la religion doit rester impassible en face des intérêts réels et mondains. Or, l’État politique a précisément jeté ses racines dans le monde, c’est l’esprit devenu mondain ; on ne le pose donc par là nullement comme but essentiel et sérieux de la religion, on abandonne même le gouvernement politique à l’arbitraire et à l’indifférence. Quelquefois on en a seulement l’air, on crie propos des tendances viles, et séculières de l’État, on se plaint de son injustice, de sa force brutale, de la fougue désordonnée de ses passions mondaines comme si elles étaient ce qui doit y prédominer ; quelquefois aussi on veut par là gouverner religieusement, c’est-à-dire de par l’Église, au lieu de le faire de par le droit. Dire à un opprimé : Tu dois te consoler, tu dois ne pas sentir la tyrannie qui pèse sur toi, tu dois toujours regarder la religion serait une mauvaise plaisanterie ; or, de même la religion est capable de prendre une forme tellement âpre, qu’il s’ensuit un esclavage des plus durs, une servitude hideuse, accompagnée des chaînes de la superstition et de la dégradation au dessous de la bête. Pour contrebalancer cette extrémité, il faut qu’il subsiste un pouvoir, qui prend vigoureusement en main les droits de l’intelligence et de la conscience du moi : c’est l’État politique. » « La religion, il faut l’avouer, porte en elle le sentiment de l’essence universelle, mais sans que celle-ci puisse se manifester d’une façon précise et concrète, la religion voudrait poser toutes les choses comme des choses accidentelles, qui émergent et submergent, qui viennent et vont. Ceux qui s’obstinent à maintenir la religion contre l’État, ressemblent à un individu auquel son médecin venait d’ordonner des fruits : on lui apporte des cerises, des poires, des pommes, et il les refuse en disant voilà bien des pommes, des poires, mais où tout donc les fruits ? »

« Si malheur l’État se soumet, s’il reconnaît la forme religieuse comme la sienne propre, alors c’en est fait de lui, il a perdu son essence ; d’organisme qu’il était, combiné de mille institutions et lois, il vient de tomber dans le chaos. » — « Il n'y a rien de plus affreux que cette passion capricieuse, qui sous le nom de fanatisme détruit toute institution politique comme indigne de l’amour et du sentiment. » — «  Les gens qui cherchent le Seigneur, qui d’après leur opinion barbare possèdent déjà tout immédiatement, sans s’imposer le travail de rompre leur subjectivité rebelle aux pénibles recherches du vrai, du droit et du devoir objectifs, ne peuvent faire rien autre chose que de détruire tous les rapports de la vertu ; ces gens-là n’engendrent que le mensonge et la niaiserie, et pour se rendre forts ils en appellent aux atrocités. Voilà les conséquences nécessaires d’un sentiment religieux qui tient opiniâtrement à sa forme particulière et exclusive, et qui s’attaque à la réalité et à la vérité manifestées sous des formes politiques. La religiosité d’aujourd’hui, je le sais, ne va pas si loin ; elle se contente de gémir et de se pavaner dans son ambition ; c’est qu’elle est affaiblie. » — « Ne nous arrêtons pas à la Bible, messieurs, marchons toujours en avant, pensons. Et quand on nous veut prouver la vérité d’un fait par le témoignage des miracles, répliquons alors que la sphère merveilleuse ne regarde pas l’esprit pensant ; comment l’idée éternelle pourrait-elle acquérir connaissance d’elle-meme quand elle devrait imaginer une puissance élevée au-dessus du connexe naturel des choses ? Un miracle, pour qu’il puisse témoigner, a d’abord besoin d’être accrédité ; il veut accréditer l’idée, mais heureusement cell-là n’a pas besoin de témoignage, et elle ne témoigne non plus en leur faveur. » (Phil. de la rel., II, 201 ; II, 325.) « Du reste, nous ferons mieux de ne nous occuper point des miracles. » — « Il suffit de savoir que cette sorte de témoignage, d’une façon purement extérieure et formelle, ne vaut rien, puisqu’elle voudrait forcer l’homme à croire une chose qu’il ne peut ni ne doit croire quand il est arrivé à un certain degré de civilisation. On nous crie croyez, croyez : mais il ne faut pas croire à un contenu qui est borné, c’est-à-dire l’œuvre d’un hasard et par conséquent non vrai, Les lumières se sont faites et elles ont maîtrisé les croyances. » (II, 324.) « On n’a pas même besoin de douter de la bonne volonté des témoins en fait de miracles, mais pour observer les phénomènes l’homme doit avoir une intelligence prosaïque et cultivée : les anciens ne l’avaient jamais, ils n’étaient jamais capables de comprendre l’histoire dans sa finalité en y trouvant la véritable signification. Pour eux la ligne de démarcation entre la poésie et la prose n’existait pas encore. » (I, 148.) « Ne leur en faisons pas un reproche ; l’homme qui n’a pas encore reconnu la connexité des choses comme leur nature objective et comme des lois générales, qui n’en a pas encore une intuition théorique, croit nécessairement aux miracles. » (II, 60)

L’origine du christianisme se fit dans un temps où il y avait un mépris universel pour la nature ; elle était censée ne signifier rien par elle-même, on lui imputait des forces qui n’avaient rien de plus pressé à faire que de servir l’homme, qui comme magicien pouvait arbitrairement en disposer pour les soumettre à ses désirs et à ses caprices. C’est là cette fameuse croyance qui fait venir les miracles, non des dieux, mais de l’homme ; il méprise hautainement la nécessité naturelle et y opère tout ce qui est contre nature. C’est là une incrédulité contre la nature présente ; elle marche d’accord avec l’incrédulité contre l’histoire du passé. Toute l’histoire des Grecs, Romains, Perses, Hébreux, leur mythologie comme leur histoire nationale, jusqu’à la phrase, jusqu’au mot, jusqu’à la syllabe et à la simple lettre, a désormais un double sens tout y reçoit une signification intérieure, qui en est l’essence, et une lettre morte qui en est leur réalité. On dirait que les hommes d’alors avaient entièrement perdu la vue et l’ouïe, et en général le sens pour la réalité et le présent ; ce qui est réellement vrai palpable n’existe plus pour leurs sens, ils ne font plus que de mentir ; incapables qu’ils sont de comprendre une chose réelle, leur esprit n’y trouve plus aucune signification. Et voyez là un singulier spectacle : toutes les religions vont confluer en une seule, toutes les diverses manières de voir sont absorbées dans une seule : la conscience de soi-même, dira-t-on désormais, c’est l’être absolu sous la forme d’un homme réel ; c’est désormais l’homme unique, le Christ, mais point encore l’homme en général, ni conscience de soi-même en général. À compter de cette époque, cette conscience est devenue l’âme du monde. L’unique, lui seul, est tout » (Hist. de la philosophie, III, 6) — « Les mythes font partie de l’éducation du genre humain, mais aussitôt que l’idée pensante est devenue forte et disciplinée, elle n’en a plus besoin » (II, 189). « La biographie de Pythagore, elle aussi, nous apparaît à travers le milieu des idées qui avaient cours aux premiers siècles de notre ère. C’est le même goût dans lequel, plus ou moins, la vie de Jésus-Christ est racontée : elle aussi se passe sur le domaine de la réalité la plus vulgaire, et point dans un monde poétique ; c’est un mélange de fables et d’aventures merveilleuses, c’est comme un hermaphrodite d’idées occidentales et orientales. Il y a de l’histoire des mages, de la confusion du naturel et du non-naturel, de la mysticité mesquine, des chimères pâles, comme on en rencontre chez des gens fantasques qui n’ont pas une forte et belle imagination. Cette biographie est évidemment faussée, et on y a joint tout ce que le sombre et triste allégorisme des chrétiens a été capable d’engendrer. Ainsi, les miracles que des biographes récents rapportent de Pythagore, sont en partie très niais, et leur esthétique ressemble beaucoup à celle du Nouveau-Testament. » (I, 220). » — « Les mythes du Nouveau-Testament n’ont pas une valeur poétique proprement dite par cela même qu’ils se bornent au côté religieux » (Esthétique, III, 333). – Il en est de même de l’Ancien-Testament. À une certaine époque de la civilisation, les fables qu’on raconte aux petits enfants sont naïves et innocentes : mais quand on les considère comme la base de la vertu et de la morale, comme la loi présente et éternelle, par exemple dans les livres sacrés des Israélites avec tout ce qu’il y a de plus atroce – des horreurs sans nombre et sans nom faites par David, l’homme-lige du Seigneur, des cruautés et des perfidies exercées par le clergé israélite et par Samuel contre Saül, etc. — : alors le temps est venu d’en faire main basse, en les remettant à leur place simplement historique, et de les rejeter aux époques les plus reculées et les plus tristes de l’histoire (hist. de la philos. II, 287). — "Du reste, quand on réduit le christianisme à ses phénomènes primitifs, on lui dérobe son esprit » (III, 111). « Les miracles peuvent être considérés comme des éclairs divins, qui ont la faute de tomber immédiatement dans des particularités comme un hors-d’œuvre. Ils y font une confusion insupportable en interrompant le cours ordinaire des choses tandis que le divin pour se mettre en contact avec la nature, ne saurait le faire que sous forme de la raison, des lois immuables de cette nature. Autrement, on n’y aura qu’un pêle-mêle dépourvu d’intelligence, et qui devient ridicule (Esthét., II, 163). »

Qu’est-ce que Dieu ? c’est l’absolument vrai, ce qui est universel en et par soi-même. C’est là la pensée, l’action de penser, ce qui reste immuable en soi-même (Phil. de la rel. I, 88). » « La religion chrétienne est bien la religion absolue, mais seulement par ce qu’elle est aussi la religion abstraite." Hégel donne ici une interprétation des dogmes. elle est cependant encore loin d’être celle de M. Feuerbach. Mais il y attaque déjà vigoureusement le pédantisme métaphysique et orthodoxe : « les auteurs de tant d’histoires de la philosophie sont en général savants, je voudrais toutefois les comparer à un animal qui aurait perçu de ses oreilles tous les sons d’une musique. sans en avoir compris l’harmonie et la mélodie (Hist. de la phil. I, 9). » « Ces historiens, si remplis de connaissances, sont comme les employés de comptoir d’une maison de commerce, ils s’occupent de la tenue des livres, ils font les affaires, mais tout cela sans en augmenter leurs propres fortunes ; ou leur paie leur salaire, et tout est dit. Ils sont comme des gens, qui nous racontent beaucoup de la biographie d’un peintre, de ce qui est arrivé à son tableau, du prix qu’il a eu dans un temps, de ceux qui ont possédé ce tableau mais ils ne nous laissent jamais voir la toile si vantée (Phil. de la rel, I, 42). » « L’érudition consiste surtout à savoir une foule de choses inutiles (Hist. de la phil. t, 23). » « On est très érudit là où on ne sait rien (I, 94). » « De collections, comme celle de Schleiermacher sur Héraclite sont remplies d’érudition mais on peut mieux les écrire que lire (I, 331). » « On a tort de plaindre la perte de tant d’écrits des anciens ; grâce à Dieu, nous n’avons plus, par exemple, ceux d’Épicure (II, 434, 477). » « L’érudition, c’est le savoir de ce qui est mort, enseveli, et tombé en pourriture (I, 53). » « Quant au latin, permettez-moi de tous dire que les hommes d’aujourd’hui ne s’en servent, ce semble, que pour y cacher les trivialités de leur pensée ; l’église surtout est la latinité par excellence (III, 476).  »



Chapitre I.

L’Homme considéré en général.


La religion se base évidemment sur ce qui fait la différence essentielle entre l’homme et l’animal. Les anciens naturalistes, très faibles, on le sait, dans la critique et le discernement, attribuèrent à l’éléphant, entre autres qualités moins sublimes, aussi cette d’être religieux. Cuvier cependant ne veut point qu’on place l’éléphant sur un degré plus élevé que le chien. Ainsi, la fameuse, religiosité de ce pachyderme des tropiques n’est qu’une fable. Aucun animal n’a ce que nous appelons religion.

Quette est donc cette différence essentielle entre l’homme et l’animal ?

La réponse la plus simple, la plus populaire, c’est que la conscience du moi distingue l’un de l’autre. Conscience est un mot qui se dit dans deux sens. Dans son sens plus large il signifie ce sentiment qu’un être a de lui-même et de son existence, la force distinctive, la force perceptive, la force de former des jugements sur les objets matériels selon leurs signes et symptômes extérieurs ; dans ce sens le mot conscience est fort bien applicable aux animaux. Mais chaque fois qu’il est pris dans un sens plus étroit, plus rigoureux, il n’appartient qu’à l’homme. En effet, les animaux, ayant chacun le sentiment de leur moi particulier, si je puis m’exprimer ainsi, ne peuvent jamais embrasser l’idée de leur race, de leur espèce, de leur genre, et c’est précisément ce que l’homme peut très bien. La conscience, dans ce sens, est parente de la science. Où il y a conscience du genre, de l’espèce de la race, là il y a aussi possibilité de science. On saurait même dire que la science est la conscience des genres. Dans la vie ordinaire nous traitons avec des individualités, avec des personnes, mais dans la science il s’agit des genres des choses. Aucun animal n’a ce que nous appelons science.

L’homme mène une double existence, l’une extérieure, l’autre intérieure. L’animal ne mène qu’une seule existence, dans laquelle se confond sa vie intérieure avec sa vie extérieure. Cette vie intérieure de l’homme, c’est sa vie mise en rapport avec le genre humain, avec l’essence générale de l’homme. L’homme réfléchit, pense en d’autres termes il converse, il discute avec lui-même. Cette fonction vitale se rapporte au genre, elle élargit l’horizon de l’individu : et, remarquez-le bien, elle peut être exercée par cet individu sans le concours d’un autre individu humain, tandis que l’animal, quand il veut manifester une fonction vitale se rapportant à l’espèce, au genre, est nécessairement forcé de réclamer l’assistance d’un autre animal. L’homme est à la fois son propre moi et toi ; il est ego et son alter ego à la fois ; précisément parce que l’individu humain a la capacité de faire un objet à sa méditation et à son activité, non-seulement de son individualité isolée, mais aussi de son genre, de son essence humaine.

La religion en général se trouve être identique avec l’être humain, avec l’essence humaine, avec la conscience humaine, cela veut dire avec la conscience que l’homme a de son être.

La religion est la conscience que l’homme a de l’infini ; par conséquent, elle ne peut être autre chose que la conscience qu’il a de son être infini. En effet, une individualité réellement finie, circonscrite, renfermée dans des bornes et des limites ne saurait jamais avoir conscience d’un être infini. Ce qui fait sa limite, cela même fait aussi la limite de sa conscience ; ainsi une chenille, dont l’existence se borne aux végétaux d’une seule espèce, ne saurait avoir une conscience au-delà de ces végétaux-ci. Cette chenille distingue sa plante parmi toutes les autres plantes, voilà tout nous ne dirons point que cet animal possède, proprement parler, une conscience d’elle-même. Nous disons qu’elle a de l’instinct. Du reste, c’est déjà Gassendi qui a écrit : « Objectum intellectus esse illimitatum sive omnium rerum, ac ut loquuntur, omne Ens ut Ens, ex eo constat, quod ad nullum non genus extenditur, nullumque est cujus cognoscendi capax non sit ; licet ob varia obstacula multa sint quae re ipsa non norit. »Avoir conscience de l’infini, signifie avoir conscience de l’infini de la conscience.

Des matérialistes disent quelquefois : « L’homme ne diffère de l’animal que par la conscience, et l’homme est un animal doué de conscience » ; ces matérialistes-là sont assez pauvres d’esprit. Ils oublient, en parlant ainsi, qu’un être qui naît à la conscience du moi, éprouve un changement qualitatif, se change jusque dans ses racines. Cela soit dit en passant, et sans vouloir jeter un mépris quelconque sur l’être des animaux ; l’espace me manque ici pour en dire davantage.

Eh bien ! quelle est donc cette essence de l’homme, dont il a conscience ? Quelle est la véritable humanité, pour ainsi dire, dans l’homme ? Je réponds que c’est la raison, la volonté, le cœur. La puissance de réfléchir, de méditer, c’est la lumière de l’intelligence ; la puissance de la volonté, c’est l’énergie du caractère. La puissance du cœur, c’est l’amour. Ces trois puissances sont les trois perfections de l’être humain ; perfections absolues, c’est-à-dire au-delà desquelles il n’y a rien, forces suprêmes, qui forment en même temps la base de son existence tout entière. L’homme a pour but l’exercice de son intelligence, de son amour, de sa volonté ; or, le but, le véritable but d’un être est toujours aussi sa racine. Le but de la raison c’est elle-même ; nous pensons pour penser ; nous aimons pour aimer ; nous voulons pour vouloir, c’est-à-dire pour être libres. Cette trinité humaine ou humanitaire existe donc, si je puis m’exprimer ainsi, pour elle-même, à cause d’elle-même ; cette trinité, je l’appelle absolue, divine, parce que sans elle, l’homme individuel ne serait rien. Il ne faut donc point dire l’homme possède ces trois forces-là ; ces trois forces, comprises sous un nom unitaire, c’est l’homme.

En effet, il se trouve sons leur empire, et quel homme raisonnable pourrait résister à la raison ? quel homme aimant à l’amour ? Ne sommes-nous pas assujettis à la puissance de la musique, qui n’est rien autre que le langage du sentiment ? Le son, le ton musical n’est-il pas du sentiment qui se communique ? L’amour, n’est-il pas plus fort que l’homme individuel ? tellement qu’il pousse l’homme à se lancer dans l’abîme de la mort. Le penseur n’éprouve-t-il pas la suprématie absolue de la raison, de la méditation de la réflexion ? Elle se manifeste dans l’intérieur du cerveau, sans bruit, en secret, mais aussi irrésistible que l’amour le plus fougueux. Nous méditons, nous descendons dans les profondeurs sacrées de la réflexion, tout autour de nous disparaît dans l’oubli, et nous-mêmes nous y disparaissons. Certes, cet enthousiasme scientifique, c’est le plus beau triomphe que la raison puisse célébrer sur les penseurs, en les dominant, en les absorbant tout entiers. Et quand l’individu supprime une passion détestable, se défait d’une vieille et mauvaise habitude, il n’arrive à cette victoire que par l’énergie de la volonté, de cette force morale qui s’empare de l’homme individuel et qui le remplit d’une sainte colère contre son propre moi et les misérables faiblesses de sa personne.

L’homme, sans objet, n’est rien. En effet, les grands hommes de l’histoire, ceux du moins qui méritent véritablement ce nom, ne connaissent qu’une seule passion dominante ; toute leur existence est vouée, sacrifiée, pour ainsi dire, à la réalisation du but auquel ils se sont donnés. Cet objet de leur activité n’est rien autre chose que leur moi devenu objet. Ainsi, dans la nature inanimée, le soleil est un objet commun à toutes ses planètes, mais il l’est d’une manière différente à Mercure, à Mars, à Saturne, à notre terre ; on peut fort bien dire que chacune de ces planètes a son soleil particulier à elle. Le soleil tel qu’il luit pour Uranus, n’a pour notre globe qu’une existence astronomique, scientifique, et nullement une existence physique ; le soleil, tel qu’il existe pour Uranus, diffère essentiellement du soleil tel qu’il est pour la terre.

La totalité des rapports donc, dans lesquels se trouve la terre au soleil ; la proportion, la mesure de la masse, du volume, de la densité, de l’intensité de la lumière et de la chaleur, tout ceci, prit dans l’ensemble, donne, ou plutôt, est la nature spéciale de notre planète elle-même. En d’autres termes, une planète quelconque possède dans son soleil à elle le miroir de sa propre nature planétaire et spéciale, le miroir de sa propre essence à elle.

Ainsi, nous le disons encore une fois, c’est en sentant, en observant les objets, que l’homme acquiert la conscience de lui-même, de son existence individuelle, de ses forces, de ses facultés personnelles. « Connais-toi toi-même,» lui crient le soleil, la lune, les astres. L’animal, au contraire, n’est saisi, n’est touché que par les rayons lumineux dont sa vie animale est immédiatement affectée, tandis que l’homme aperçoit même le rayon de l’étoile la plus éloignée.

L’homme est donc susceptible de cette joie sublime, intellectuelle, esthétique, qu’on nomme à juste titre joie théorique ; l’œil humain, qui, par son appareil optique, aperçoit, absorbe, inhale, qu’on me passe ce mot, la lumière universelle du ciel étoilé, lumière éternelle et innocente qui n’a rien à faire dans les besoins terrestres, l’œil humain, dis-je, rencontre sa propre source dans cette lumière du firmament. L’œil est de nature céleste ; la vue, la théoria des anciens Hellènes[6] offre quelque chose de plus qu’un simple jeu de mots du dictionnaire grec. Les premiers qui ont philosophé étaient des astronomes ; ils se rappelaient par l’aspect de l’azur et de la lumière de la voûte céleste que l’homme n’a point seulement à agir, mais aussi à réfléchir, à méditer, à penser, à faire de la théorie, et non-seulement de la pratique.

L’être absolu de l’homme, c’est son être à lui l’être humain. Ainsi le pouvoir qu’exerce sur l'’homme un objet qui s’est mis en rapport avec ses sensations et son sentiment est bien la puissance de ces sensations et de ce sentiment ; ainsi, le pouvoir qu’exerce sur l’homme un objet qui s’est mis en rapport avec son intelligence, sa raison, est décidément la puissance de cette raison de cette intelligence ainsi, le pouvoir qu’exerce sur l’homme un objet qui s’est mis en rapport avec sa volonté, est à coup sûr la puissance de cette volonté elle-même. Voyez ce jeune homme, son être se trouve sous la domination du ton musical ; il est gouverné, absorbé par le sentiment qui s’est mis en rapport avec la musique, ou qui a son élément spécial dans la musique. Le sentiment n’est donc déterminé, gouverné, dirigé que par ce qui est du sentiment ; de même la volonté, de même l’intelligence.

Et comme ces trois grandes manifestations de l’être humain, vouloir, penser et aimer, sont des perfections, des réalités, des puissances, cet être doit nécessairement percevoir ces trois puissances comme autant de puissances infinies, non bornées ; et, en effet, nous ne percevons point, par la volonté, la volonté comme puissance bornée, ni par l’intelligence, l’intelligence comme puissance bornée, ni par le sentiment, le sentiment comme puissance bornée. Je dis borné, limité, c’est un euphémisme, il faudrait dire nul, néant. Nullité, c’est le nom pathologique pratique ; finalité, c’est le nom métaphysique théorique ; l’un et l’autre sont identiques.

Avoir conscience du moi personnel, c’est avoir affirmé ce met, c’est se manifester en pensant, aimant, agissant ; avoir conscience du moi, c’est éprouver de la joie à cause des puissances de ce moi. Même la vanité humaine en fournit an exemple l’homme se regardant dans le miroir, est ému de joie de sa forme humaine ou, Ainsi le pouvoir comme Cicéron l’exprime (liv. I De la nature des Dieux) : Homini homine nihil pulchrius, pour l’homme il n’y a rien de plus beau que l’homme. Il ne faut point, du reste, reprocher à l’homme cette joie comme un égoïsme mesquin et étroit : il possède en même temps la faculté de trouver belles aussi les autres créatures qui n’appartiennent point au genre humain : il admire le beau dans les contours, les formes, les couleurs du règne minéral, végétal et animal, le beau partout dans l’immense nature de l’univers. Il s’ensuit de là que la figure humaine est réellement la plus parfaite de toutes, et l’homme est incapable d’imaginer une forme encore plus riche plus sublime, plus tendre, plus forte, bref plus parfaite que la forme humaine. Entendons-nous cependant sur ce que je viens d’avancer. On me demandera peut-être : Êtes-vous assez aveuglé par votre système dialectique pour méconnaître les innombrables bornes, les limites dans lesquelles l’homme est renfermé ?

Voici la réponse que j’aurai à faire : ces limites, ces bornes qu’on oppose à la raison de l’homme, à l’essence humaine en général, sont le résultat d’une illusion, d’une erreur, en ce sens que l’homme individuel n’est que trop enclin à appliquer les bornes où se trouve renfermée son individualité, à toute l’humanité. Il tombe dans cette étrange erreur, aussitôt qu’il identifie sa personne isolée, assez mesquine sans doute, avec la grande totalité humaine, avec le genre humain. Un individu humain qui sent douloureusement le peu de valeur qu’il possède, s’efforce à se débarrasser de cette situation plus ou moins gênante il s’en console en imputant ses faiblesses individuelles à l’être humain en général, à la nature humaine : ce qui imprime à un être son caractère spécial, cela est précisément son talent, sa richesse, son ornement et si les végétaux étaient doués de sens optique, de goût esthétique et de jugement, ils vanteraient chacun sa fleur comme la plus belle de toutes.

Le contraire serait un non-sens, serait contre la nature, car quel être pourrait percevoir sa richesse comme pauvreté, son talent comme impuissance, bref son existence comme non-existence ? Dans l’exemple cité, l’intelligence, la faculté critique et esthétique d’un végétal serait évidemment en harmonie complète avec la force productrice de ce végétal, ou avec son essence spéciale. La mesure de l’être existant est égale celle de l’intelligence ; un être borné n’aura qu’une force perceptive bornée, qu’une intelligence bornée. Mais, remarquez-le bien, aucun de tous les êtres si bornés dans le règne de la nature ne s’apparaît comme borné ; ses bornes n’existent qu’aux yeux d’un être supérieur. L’éphémère, dont l’existence est si courte en la comparant à celle de tout autre créature, trouve sa vie aussi longue qu’un animal plus durable une existence de plusieurs dizaines d’années ; la feuille verte à laquelle la chenille est restreinte, est pour elle un espace immense, un monde, ou du moins, un endroit suffisant.

Ainsi, l’intelligence d’un côté, la nature essentielle de l’autre, correspondent entre elles, ne cessent point d’être deux corrélatifs et congruents. L’intelligence, cet horizon spirituel de l’homme particulier, ne va jamais au-delà de sa nature ; le désaccord qu’on trouve entre la force intellectuelle d’un individu et ses forces productives, ses talents, bref sa nature essentielle, ce désaccord n’a parfois qu’une signification individuelle, et dans le reste des cas n’existe point en réalité ; celui, par exemple, qui reconnaît que les poésies qu’il a faites ne valent pas beaucoup, est évidemment moins borné dans son intelligence, et par conséquent aussi dans sa nature moins borné qu’un homme qui, non content de produire des poésies sans valeur, les admire, en méconnaissant le peu de forces productives, le peu de talent qui constitue la nature essentielle de son être individuel.

Ainsi, en pensant l’infini, nous affirmons en pensant l’infini de la force méditative, l’infini de l’intelligence ; ainsi, en sentant l’infini, nous affirmons en sentant l’infini du sentiment. L’objet de la raison, c’est cette raison, devenue objet à elle-même ; l’objet du sentiment, c’est ce sentiment devenu objet à lui-même. En effet, celui qui n’aime pas la musique, c’est-à-dire, auquel manque le sens pour la percevoir, est peut-être plus impressionné par tes bruits du vent et du ruisseau, que par les harmonies célestes de la musique. Et quand on autre est saisi par le ton musical, ce monologue du sentiment, ne l’est il pas, à vrai dire, par la voix intérieure du sentiment, de l’âme, du cœur, de l’imagination ? Je le répète donc : le sentiment ne parle, n’est concevable, intelligible qu’au sentiment : — et comme le long et solennel dialogue de la philosophie est, au fond, un monologue que la raison fait avec elle-même, je dis encore une fois que la pensée parle seulement à la pensée. Le nerf optique est frappé par le jeu si varié des couleurs dans le cristal, le goût esthétique s’en réjouit : les lois rigides de la cristallographie n’offrent un intérét attrayant qu’à l’intelligence. Le vieux Reimarus l’a déjà très bien dit : «La raison n’est susceptible que de la raison et de ce qui en émane (Vérités de la religion naturelle, 4, 8). » Je suis donc parfaitement autorisé d’en conclure, que tout ce qui, dans le domaine de la spéculation transcendente métaphysique (plutôt hyperphysique) et le religion, n’a qu’une signification secondaire, la signification d’un moyen, d’un milieu, d’un instrument, d’un organe, que tout ceci renferme, à la vérité, la signification du primitif, de l’essence elle-même. Ainsi, pour n’en citer qu’un exemple des plus vulgaires, la religion dit : « Le sentiment doit être appelé l’organe essentiel de la religion, une faculté de l’organisme humain par laquelle l’homme religieux se met en contact avec son Dieu » ; phrase qui, après sa transfiguration rationnelle et philosophique, devient celle-ci « Le sentiment est ce qu’il y a de plus sublime, riche, grandiose, le sentiment humain est divin. » En effet, comment pourrait l’homme religieux percevoir les choses divines, si ce soi-disant organe de la religion n’était pas lui-même l’essence divine ? Ce qui est divin, n’est reconnu comme tel que par ce qui l’est également ; Dieu n’est reconnu que par Dieu.

D’ailleurs, l’objet de la religion, cela soit dit en passant, le véritable noyau de la vieille foi chrétienne, pour ainsi dire, disparaît aussitôt que le sentiment se voit proclamé élément principal de la religion. Le sentiment, auquel on a attribué de la divinité, se voit ainsi sacré, canonisé ; de là il n’y a qu’un pas à l’indifférence sur l’objet de ce sentiment divinisé, et à la proclamation de la thèse suivante : « Le sentiment, c’est l’Absolu, c’est Dieu. »

Remarquons seulement que la seule manière de sortir de cette difficulté, est de distinguer entre le sentiment personnel de l’individu humain, et la nature générale du sentiment, l’essence du sentiment en général. Le sentiment, dans la personnalité individuelle, est toujours sous l’influence d’éléments plus ou moins hostiles, tandis que la nature du sentiment est illimitée, infinie ; delà nous arrivons forcément à dire, que Dieu est le sentiment pur, sans bornes, sans limites. Ce sentiment est athée aux yeux de la foi orthodoxe ; celle-ci rattache soigneusement la religion à un objet extérieur, celui-là nie et renie le Dieu objectif, extérieur, le sentiment est son propre Dieu à lui, son Dieu intérieur, et il ne verrait de l’athéisme que là où on lui dirait : « Le sentiment n’existe point. » Il en est de même quant à toute autre puissance humaine, faculté, perfection force, — n’importe le nom, — qu’on proclame comme étant l’organe essentiel et particulier d’un objet extérieur ; j’aurais pu choisir un autre exemple au lieu du sentiment.

Voilà donc ce qui est démontré : l’homme individuel ne peut point au-delà de la nature humaine en général, et même quand il imagine des individualités, des personnalités de ce qu’il appelle une espèce supérieure, il ne saurait faire abstraction de l’espèce humaine ; de sorte que les qualités élémentaires qu’il prête aux personnages de ses rêves mystiques sont toujours les attributs très positifs, très réels qu’il a trouvés dans la nature humaine. Il y a sans doute des personnalités sentantes, méditantes, voulantes, qui habitent les autres globes de notre système planétaire, mais par cette supposition astronomique nous ne changeons que le côté quantitatif de la question ; le côté qualitatif demeure immobile. En effet, les autres planètes subissent, comme la nôtre, les lois du mouvement ; Par conséquent aussi les mêmes lois des sensations, des sentiments, des idées. Christian Hugen dans sa cosmothéorie avait déjà dit : verisimile est, non minus quam Geomatriae, etc. « Il est probable que d’autres êtres encore sont susceptibles de jouir de l’étude de la géométrie, du plaisir de la musique ; aussitôt que nous supposons l’existence de créatures animées dans d’autres astres, créatures douées d’ouïe et d’intelligence, il serait étrange de croire que les mortels de cette terre seuls, etc. »

L’homme, il est vrai, porte ainsi en lui-même ce qu’il adore sous le nom de Dieu, de l’être suprême, mais non en lui comme individu. Aucun de tous les individus composant un genre, n’est égal en valeur à ce genre ; ceci est une vérité assez banale dans l’histoire naturelle. Mais j’insiste sur ce que l’individu humain seul a conscience de cet abîme infranchissable entre lui et le genre humain. La personne humaine, tourmentée par les innombrables faiblesses et les défauts rebutants de son individualité, désire vivement d’en être délivrée, c’est-à-dire de s’affranchir d’elle-même. Voilà l’origine de toute sorte de religion, de foi religieuse, de culte divin. Il ne faut pas oublier, en outre, que cette grande et belle nature de l’être humain, cette sublime et riche idée, apparaît à l’individu ordinairement sous la forme d’un individu ; ainsi, l’enfant s’incline devant elle sous l’image de son père, de sa mère, l’élève s’incline devant elle sous l’image de son précepteur ; homo homini deus est.

Et Valère Maxime (II, 1) dit : « Manifestum igitur est tantum religionis sanguini et affinitati quantum ipsis Diis immortalibus tributum ; quia inter ista tam sancta vincula non magis, quam in aliquo loco sacrato nudare se, nefas esse credebatur. » Les ancêtres des Romains montrèrent donc aux liens de la parenté un respect égal à celui qu’ils offrirent aux divinités célestes. L’homme, vis-à-vis de son Dieu, n’éprouve point d’autres sentiments que ceux qui naissent en son âme vis-à-vis d’un autre homme ; dans les dangers, dans les angoisses, il s’agenouille et prie, non-seulement son Dieu ou ses dieux, mais tout aussi bien un autre mortel.

L’homme, dans l’émotion du sentiment, s’écrie en se tournant vers un simple mortel « Ô toi, mon ange-gardien, mon sauveur, mon Dieu ! » Nous autres hommes ordinaires, nous nous sentons remplis d’un respect, d’un frisson parfaitement religieux, à la mémoire d’un homme qui a été en vérité grand et noble, bel et bon, Kaloskagathos : Nous nous sentons, pour ainsi dire, réduits à zéro vis-a-vis des héros de l’humanité. Je suis donc parfaitement autorisé de dire, que des sentiments qui sont vraiment humains, qui ne sont pas altérés dans leur valeur intérieure, sont des sentiments religieux, et que, par conséquent, des sentiments religieux sont des sentiments humains[7]. Martin Luther fait l’aveu suivant (I, 72) « Mon cœur, mon sentiment est comme Dieu, Dieu est comme mon sentiment, mon cœur. » En effet, chaque fois qu’un système religieux pose son Dieu sous la forme bien déterminée d’une personnalité positive, ce Dieu devient, par ce fait seul, un être positivement humain, réellement humain et terrestre : l’âme du fidèle tremble, son Dieu est donc en colère ; le cœur du fidèle se remplit de joie, d’espoir, de confiance, son Dieu l’aime par conséquent. Et quand Melanchthon parle si souvent d’un Dieu qui se met en colère contre les mortels (Deus vere irascitur), après avoir sympathisé avec eux, alors, il me semble, il est temps de trancher le mot, et de dire, sans détour et hypocrisie, que ce Dieu-là ne diffère en rien de l’âme humaine, de l’être humain. Ainsi, dans la religion l’homme s’incline devant l’homme, devant un Dieu qui est la personnalité humaine elle-même, et la célèbre phrase quod supra nos, nihil ad nos, doit se traduire par celle-ci : « Un Dieu, qui ne nous impressionnerait, ne nous influencerait pas d’une manière humaine, en d’autres termes, qui ne réveillerait pas en notre cœur des sentiments humains, ne nous répéterait, pour ainsi dire, nos propres sensations et sentiments d’homme, bref qui ne serait homme avec les hommes Dieu serait nul, n’existerait point pour les hommes. » Luther l’a déjà dit mille fois.

La religion se trompe donc, quand elle croit posséder des sentiments propres à elle seule. Elle a l’habitude de revendiquer exclusivement a Dieu tous les sentiments, toutes les affections qu’un homme éprouve, soit vis-à-vis de ses semblables, soit vis-à-vis de son moi, de sa conscience, soit enfin vis-a-vis de la grande nature de l’Univers qui l’environne ; la religion, par exemple, dit Ne craignez point l’homme, craignez votre Dieu ; n’aimez point l’homme (c’est-à-dire aimez pour lui-même, par lui-même et à cause de lui-même), mais aimez votre Dieu ; ne vous humiliez point devant l’homme, mais humiliez-vous devant votre Dieu ; ne mettez point votre confiance dans l’homme, mais dans votre Dieu. De là vient le chagrin que l’idolâtrie inspire à Jehovah ; il est jaloux ce Jéhovah : « Ego Jehovah, Deus tuus, Deus sum Zelotypus. Ut Zelotypus vir dicitur, qui rivalem pati nequit : sic Deus ocium in cultu, quem ab hominibus postulat, ferre non potest (Clericus, dans les Commentat. in exod., 20, 5). » On devient jaloux, chaque fois qu’un être aimé par nous tourne vers d’autres son affection, sur laquelle nous avions cru d’avoir un droit de préférence, sinon de possession exclusive.

Inutile d’ajouter que la jalousie serait entièrement impossible. si les sentiments que je fais naître dans l’âme aimée, étaient entièrement différents de toutes les impressions que mon rival pourrait faire sur elle. Si les sentiments engendrés par la religion étaient, par conséquent, essentiellement et objectivement distincts de ceux qui ne sont pas religieux, alors l’homme ne se rendrait jamais coupable d’idolâtrie, et Dieu ne serait jamais jaloux. Et pour finir ce chapitre d’un exemple un peu banal, mais, je l’espère, point déplacé : Si le grand objet de la religion, Dieu, était en effet un objet réellement et spécifiquement différent de l’être de l’homme et de la nature, en ce cas les hommes n’auraient jamais eu l’idée d’accommoder à un être humain ou naturel les sentiments religieux, et on ne pourrait jamais confondre les impressions de l’un avec celles de l’autre, pas plus que l’impression faite par une trompette avec celle que fait une flûte, dont l’une est évidemment séparée de l’autre par une différence qualitative et spécifique.


Chapitre II.

La Religion considérée en général.


Ce que je viens de démontrer sur la corrélation entre le sujet et l’objet en général, je le dois maintenir et appliquer à l’objet religieux en particulier, à Dieu.

En effet, dans les relations qui existent entre la conscience humaine et les objets naturels ou matériels, je distingue cette conscience en une conscience qu’on a de l’objet matériel et la conscience du moi, ou la conscience de la conscience. Dans la contemplation de l’objet de la religion, cependant, ces deux faces de la conscience ne font plus qu’une. L’objet matériel existe en dehors de l’homme, l’objet religieux existe dans l’intérieur de son âme ; l’objet matériel change de place, l’objet religieux ne le quitte jamais ; c’est l’objet le plus intime, et qui est inhérent à l’homme, tout à fait comme la conscience morale et la conscience du moi personnel ; Augustin a raison quand il s’écrie : « Dieu est bien plus rapproché de nous, plus parent de nous, et, par conséquent, plus facile à reconnaître que les objets physiques » (de Genesi ad literam, 516). L’objet de nos sens est, en quelque sorte, indépendant de notre jugement, indépendant de nos opinions, tandis que l’objet de la religion est un objet élu, l’être primitif, l’être suprême, l’être le plus sublime, et, par tant, un objet qui suppose un raisonnement, une comparaison critique, un discernement entre ce qui est divin et ce qui ne l’est pas, entre ce qui mérite d’être adoré et ce qui ne le mérite pas. Ainsi, nier que l’objet choisi, en ce cas, par le sujet reflète l’être intérieur du sujet, reflète comme un miroir sans tache la nature essentielle du sujet, serait se refuser à l’évidence la plus frappante et j’avance hardiment cette thèse : « L'objet religieux d’un homme individuel, c’est sa nature individuelle devenue objet. » Le Dieu d’un homme est, pour ainsi dire, mathématiquement accommodé à sa façon de sentir, à sa méthode de méditer, à sa manière d’agir ; le Dieu devant qui un homme individuel, on un homme collectif, un peuple, s’agenouillent, porte en lui rigoureusement la mesure de la valeur morale, intellectuelle et physique de cet individu, de ce peuple.

La science qu’un homme a de son Dieu, la conscience qu’il a de son Dieu, n’est qu’un autre nom pour désigner la science qu’il a de lui-même, la conscience qu’il a de son moi. Son Dieu, c’est son âme manifestée, son intérieur expliqué et interprété au dehors ; son Dieu, c’est son caractère sans masque, son cœur dévoilé.

Gardons-nous, du reste, de croire qu’un homme religieux pourrait savoir cette vérité si mystérieuse et si simple à la fois. Il l’ignore complètement, il le doit, sa religiosité cesserait sur-le-champ, car c’est précisément l’absence entière de toute réflexion de cette sorte, qui constitue la nature de la religion en général comme de chaque système religieux en particulier. La religion est donc partout antérieure à la philosophie, et l’histoire du développement d’un individu ressemble sous ce rapport exactement à celle du développement d’une nation et du genre humain tout entier.

La religion, c’est un état de l’homme comparable à l’enfance. L’enfant aussi voit son être sous la forme d’autrui, d’un père, d’une mère, d’un précepteur. De là vient que chaque religion ne reconnaît plus que comme quelque chose d’humain ce que la religion précédente avait vénéré comme quelque chose de divin : l’objectif se transforme en subjectif, dirait un métaphysicien. Cette manière de transformation perpétuelle, on pourrait presque dire de transsubstantiation, constitue ce qu’on est parfaitement autorisé d’appeler le progrès dans les religions. Chacune, il n’y a point d’exception, va taxer d’idolâtre et blasphème la religion antérieure, en lui reprochant d’avoir déifié et idolâtré l’homme ; en marchant ainsi péniblement, lentement et d’étape en étape, ce long développement historique des religions successives n’est point autre chose qu’une connaissance de plus en plus approfondie, qu’une étude de plus en plus élargie et enrichie, que l’homme fait de sa nature essentielle. Chacune aussi, après avoir lancé l’exécration et la proscription contre celle dont elle a pris la place historique, croit fermement que le triste sort des religions précédentes ne sera jamais le sien, parce que son objet diffère un peu de ceux des autres. Mais, hélas ! elle est à son tour irrévocablement condamnée, condamnée d’avance, de subir cette illusion fantasmagorique qui constitue la vraie nature de la religion en général : elle aussi doit se courber sous les lois éternelles qui régissent celle-ci. Il n’a été donné qu’au penseur, de jeter le regard pénétrant de l’intelligence philosophique sur les religions et de dévoiler leur essence secrète, leur nature intérieure et mystérieuse, dont elles-mêmes, je l’ai expliqué plus haut, n’ont jamais pu avoir conscience ; si — par impossible — une religion avait conscience d’elle-même, elle cesserait sur-le-champ d’être religion.

« Les perfections de Dieu dit Leibnitz dans la préface de sa Théodicée, sont celles de nos âmes, mais il les possède sans bornes… il y a en nous quelque puissance, quelque connaissance, quelque bonté, mais elles sont toutes et entières en Dieu. »

Grégoire de Nysse (édit. Krabinger. Leipz. 1837, p. 43) dit Nihil in anima, etc. « Nous croyons qu’il n’y a rien de grand, de sublime dans nos âmes, qui ne soit aussi la propriété de la nature divine ; tout ce qu’il y a d’étrange ou de contraire à Dieu n’entre point dans la définition de l’âme, » Quidquid a Deo alienum, extra definitionem animae, et Clément d’Alexandrie (paed. 3, 1) va plus loin encore, en disant hardiment plus : « La plus élevée, la plus belle de toutes les sciences c’est donc de se connaître soi-même : si quelqu’un se connaît lui-même, il connaîtra Dieu. » Si quis enim se ipsum novit, Deum cognoscet.

La religion chrétienne ne tient pas beaucoup aux attributs dont elle entoure son Être suprême, elle permet même d’assez bonne grâce de les nier comme divins et de les appeler des attributs humains ; mais elle est toujours prête de foudroyer l’anathème et l’accusation d’irréligiosité et d’athéisme contre celui qui oserait nier le sujet de ces mêmes attributs. Elle ne veut pas qu’on nie le sujet comme divin, mais pourquoi nous a-t-elle permis d’effacer les attributs divins ? Ne sait-elle donc pas que, détruire tous les attributs d’une chose signifie autant que détruire la chose elle-même ? Effacez les attributs, les manifestations, les fonctions d’un être vivant quelconque, et vous annulez d’un coup toute influence qu’il pourrait exercer sur les autres objets, vous l’annulez, vous l’annihilez lui-même. La religion ne doit jamais admettre la thèse sur l’impossibilité de connaître Dieu ; cette prétendue impossibilité renferme déjà en elle l’athéisme qui n’attendra pour éclater qu’un moment favorable. Ce Dieu qu’on n’est pas capable de connaître, on pourrait très-bien l’appeler une existence non existante, un être de contradiction, un non-sens, par la simple raison que toute existence réelle et véritable est en même temps une existence qualitativement spécifiée, différente de toute autre existence. Il n’y a pas d’existence en général ; ce qu’on serait tenté de nommer ainsi, c’est à peu près le néant, le zéro ; c’est au moins une existence insipide, languissante, et ce n’est que là où l’homme a perdu le goût de la religion de ses pères, que la religion elle-même et son Dieu perdent aussi, pour ainsi m’exprimer, le goût d’exister comme jadis. Je sais qu’il y a encore une autre manière moins directe de nier et d’effacer les attributs de Dieu : elle consiste en ce qu’on reconnaît leur origine humaine, mais en même temps leur nécessité pour l’entendement de l’homme, dont la faiblesse ne permettrait point, dit-on, de se faire de Dieu des idées autres qu’humaines. C’est la fameuse distinction entre Dieu tel qu’il est en lui, à lui, pour lui, et Dieu tel qu’il est à moi, pour moi. Cette distinction, assez subtile et spécieuse au premier coup-d’œil, a deux fautes également grandes : elle est louche, fausse en elle-même, et elle n’en détruit pas moins la tranquillité religieuse. Les attributs de Dieu, dites-vous, tels que nous les figurons par des qualités humaines, ne signifient rien objectivement, rien pour Dieu ; ils signifient assez pour nous, et le Dieu qu’ils constituent, quoiqu’un peu ressemblant à l’homme, est le seul que nous sommes en état de comprendre. Très-bien : mais savez-vous peut-être si Dieu est un autre pour moi, un autre en lui ? Et qu’aurez-vous à répondre si nous vous objectons que notre connaissance des qualités de Dieu constitue précisément son essence et son existence ? Un homme religieux se trouve parfaitement heureux de ce qu’il a reconnu de la nature de son Dieu, il n’en cherche point à savoir davantage ; mon Dieu, se dit-il, s’est révélé à mon âme, et aucune âme humaine ne serait capable d’en embrasser, d’en supporter une plus grande révélation. Dans la distinction faite entre Dieu en lui et Dieu pour moi, on subit cette illusion de croire qu’il pourrait se révéler, se manifester à nos yeux autrement encore. En effet, si un objet peut paraitre à mes yeux sous plusieurs formes, j’ai raison de parler d’un objet en lui et d’un objet pour moi. Or Dieu parait tel que l’homme est capable de le comprendre. Jamais le genre humain, dit la religion, ne pourra, même dans l’avenir le plus éloigné, comprendre Dieu différemment de Dieu tel que je vous l’ai donné une fois pour toutes. Son Dieu est donc parfaitement connu, circonscrit, pesé par elle pour ainsi dire. Elle, qui se proclame la religion absolue, qui avec un dédain souverain, de par le droit inexorable de l’histoire, passe en revue toutes les religions précédentes, en les condamnant sans exception, elle a sans doute le droit de se dire : « Dieu est Dieu : moi, je le reconnais tout entier et en sa vérité totale ; Dieu est personnalité, je déclare que la personne divine ou le Dieu personnel, c’est l’essence divine elle- même qui s’est montrée sous une forme religieuse. » Elle doit parler ainsi, sous peine de se tuer par le scepticisme ; la distinction susmentionnée entre Dieu en lui et Dieu pour l’homme n’est, au fond, qu’un beau sophisme sceptique et irréligieux.

L’homme appelle, sans hésitation, Dieu ou Être divin, celui qui est l’être le plus élevé, qui est si haut placé que l’homme ne saurait imaginer un être supérieur à celui-là. Comme d’autres créatures peuvent fort bien être comparées à la créature humaine, nous inférons que l’oiseau, si Dieu, par impossible, devenait objet pour l’intelligence de cet animal, se figurerait Dieu nécessairement sous la forme d’un être ayant des plumes et des ailes ; ceci arriverait nécessairement,je le répète, parce que l’oiseau ne doit point connaître une existence, une forme supérieure à la sienne. Mais, si l’oiseau disait : « Dieu qui m’apparaît à moi sous ma forme, sous la forme générale de l’espèce des créatures organiques à laquelle j’appartiens, ce Dieu est probablement en lui un autre ; seulement je ne le sais point au juste. » — L’oiseau ferait un raisonnement peu logique, encore plus, il ferait un raisonnement antireligieux. — Faisons maintenant un pas en avant, et disons que, quand les attributs ont été classifiés parmi les qualités humaines, leur sujet lui-même éprouve forcément le même sort aussitôt que ceux-là sont devenus des anthropomorphismes, celui-ci le devient également ; en d’autres termes, après avoir rencontré dans les qualités divines d’amour, de charité, de générosité, de personnalité intelligente et morale, autant de qualités humaines, nous voyons que l’existence du sujet divin, la foi religieuse elle-même, sont d’origine humaine, sont des idées humaines. L’homme qui dit que la sagesse, la charité, etc., sont des qualités de son Dieu, prouve par là indirectement qu’il aime la charité, la sagesse, la bonté, la pureté du cœur humain, qu’il les reconnaît comme les qualités les plus nobles, les plus essentielles de l’être humain. Cet homme, pénétré qu’il est des sensations et des sentiments qui se réveillent en lui à tout moment, à chaque impulsion du sang et à chaque mouvement de la respiration, se trouve tant d’existence énergique, tant d’instinct vital qu’il n’hésite point de dire : Mon Dieu lui aussi existe et doit exister.

L’homme déclare donc que son Dieu est un être réellement existant, un être intelligent, un être généreux, un être personnel ; il le déclare par ce très-simple motif que lui-même se reconnaît comme doué de personnalité, de générosité, d’intelligence, d’existence, et que, sans le moindre doute, ces biens-là sont pour l’homme les biens suprêmes, surtout l’existence. La seule différence qu’il y a entre les attributs divins et leur sujet divin, la voici : le sujet avec son existence, l’existence divine, n’apparaît point au raisonnement ordinaire sous la forme anthropomorphique, parce que l’existence de l’homme, cette base primitive de tous les autres biens, porte dans son sein une nécessité tellement impérieuse que l’existence de Dieu est devenue quelque chose d’immédiatement présent à l’esprit humain, quelque chose qui n’a pas besoin de réclamer l’appui de la réflexion tandis que les attributs divins et humains renferment une nécessité qui, n’étant point immédiatement identique avec l’existence de l’homme, doit être circonscrite, déterminée par la conscience, ce qui suppose un acte de méditation. En effet, nous voyons — et c’est une vérité un peu banale — que l’homme existe, soit bon, soit méchant, soit ignorant, soit savant.

De là, l’existence de son Dieu lui parait être au moins aussi indubitable, aussi primitive, aussi acquise à la réalité que la sienne ; j’existe, dit-il, donc mon Dieu existe.

Eh bien ? cette distinction n’est pas inattaquable par la critique ; au contraire, la nécessite des attributs est la base sur laquelle s’érige. pour ainsi dire, la solennelle pyramide de la nécessité de leur sujet, et quand cette base disparaît, la pyramide s’affaisse aussi. L’homme, le sujet humain (Il est permis, ce me semble, d’appeler philosophiquement sujet tout ce qui existe, soit une substance, soit une personne, soit un être ou autre) n’est sujet qu’en sa qualité spéciale d’homme ; ôtez-en les spécialités, les qualités humaines, et l’existence réelle du sujet-homme s’évanouit. L’attribut, voilà la véritable source d’où vient le sujet ; l’attribut, c’est la vérité du sujet, et le sujet, c’est l’attribut personnifié. Le sujet, c’est l’existence ; l’attribut, c’est l’essence.

Ainsi, la certitude de l’existence de Dieu est entièrement subordonnée à la certitude des attributs, des qualités de Dieu ; les chrétiens reconnaissent comme certaine l’existence de leur Dieu chrétien, tandis qu’ils refusent d’ajouter foi à l’existence des dieux des polythéistes. Le païen, de son côté, ne pouvait, ne devait avoir le moindre doute sur l’existence objective de son Jupiter, dont les attributs lui paraissaient tout à fait divins et dignes du roi de l’Olympe. En d’autres mots, l’existence de ce Jupiter n’était basée que sur l’existence des attributs que les croyants lui prêtaient. Ce dont l’homme a reconnu la vérité, il se le représente aussi comme réellement existant ; primitivement, ce ne sont que les choses réelles qui sont à ses yeux des choses vraies, et il les oppose aux choses non réelles, aux choses idéales, aux songes, aux rêveries. L’homme, dans son raisonnement, commence par déduire le vrai du réel, de l’existence, et ce n’est que plus tard qu’il déduit l’existence d’un objet de la vérité de cet objet. Dieu, c’est l’essence de l’homme, mais cette essence considérée comme vérité absolue, comme la vérité de l’homme ; or, l’essence, la nature de l’homme peut être considérée sous plusieurs points de vue assez différents l’un de l’autre ; par conséquent, les dieux de l’homme différeront entre eux également, et cela de la même manière. L’homme qui s’est fait une idée, un idéal si vous voulez, de sa nature essentielle, conclut nécessairement de là à l’existence réelle du Dieu qui, nous venons de le dire, est précisément cette nature essentielle humaine, mais représentée comme image dans des proportions gigantesques et transcendantes.

Au Romain de l’antiquité, par exemple, on ne pourrait ôter sa qualité de romanisme ; le Grec du paganisme ne saurait être dépouillé de l’hellénisme, sans cesser d’exister ; les divinités de la nationalité hellénique comme celles de la nationalité romaine étaient en effet des êtres grecs et romains, ou plutôt les incarnations des forces, des talents, des passions qui constituaient l’une et l’autre. De là la foi que ces populations ajoutaient pendant si longtemps à leur mythologie ; comment auraient-elles pu douter de l’existence de ces dieux et déesses, de ces héros et daimones, qui, au fond, n’étaient que l’être romain, l’être hellénique dans ses formes et manifestations si multiples et nombreuses ? Ces anciens païens auraient dû douter d’eux-mêmes pour douter des idoles et des mythes.

Plus tard, il est vrai, la réflexion abstraite se lève, elle observe, elle tourne et retourne son objet, elle le dissèque, elle le décompose chimiquement, et elle arrive cette fameuse thèse, qui établit une différence entre le sujet, l’existence d’un côté, et l’attribut, l’essence de l’autre ; mais cette thèse est fausse. L’identité du sujet et de l’attribut résulte de l’histoire du développement des religions, qui coïncide avec l’histoire des civilisations. Ainsi, l’homme sauvage, dit de la nature n’adore que des dieux de la nature ; plus tard, l’homme, en se construisant des maisons, renferme son idole dans un temple. L’architecture s’en trouve peut-être plus honorée que le dieu : les temples divins, il me semble, prouvent qu’un peuple a déjà une juste idée de la haute valeur de la maison humaine. L’homme, s’émancipant peu à peu de la brutalité primitive, établit des distinctions entre ce qui est convenable son Dieu, et ce qui ne l’est point, en même temps qu’il en établit entre ce qui convient à l’homme et ce qui ne lui convient point : voilà Dieu devenu l’idée collective de la dignité suprême, de la majesté, de la générosité ; le sentiment religieux devenu le sentiment de la morale. Ce ne furent que les artistes de la Grèce civilisée qui trouvèrent en eux assez d’intelligence et de goût esthétique pour incarner dans les belles idoles des anciennes divinités nationales et locales la tranquillité de l’âme courageuse, l’énergie du cœur généreux, la grandeur de la majesté souveraine, le sourire de la gaîté sans peur et sans remords. Toutes ces qualités essentiellement humaines n’étaient, aux yeux de l’artiste, des attributs divins que parce qu’elles lui paraissaient elles-mêmes des divinités, en elles-mêmes des perfections divines, des puissances absolument bonnes, fortes et belles[8].

Ces mêmes artistes excluaient de leurs dieux les désirs ignobles, les passions basses et mesquines, parce que ces attributs leur semblaient peu dignes des immortels et des mortels à la fois. Ainsi, les dieux d’Homère mangent et boivent en d’autres termes, manger et boire est une jouissance parfaitement divine. Les dieux d’Homère manifestent une grande force musculaire ; leur roi a le bras le plus fort parmi tous les habitants immortels du manoir céleste au sommet de l’Olympe ; en d’autres termes, la force, l’adresse musculaire en elle-même, et abstraction faite des divinités surhumaines, était considérée comme sublime, divine. Chez les anciens Germains, la vertu guerrière était la plus haute de toutes : par conséquent, le plus haut de leurs dieux était nécessairement le dieu de la guerre, Odin. Il résulte de tout ceci que les théologiens, comme les philosophes, jusqu’aujourd’hui se sont singulièrement mépris, en proclamant les qualités, les attributs de leur dieu, au lieu de proclamer la divinité de ces attributs, de ces qualités ; en effet, c’est la qualité, la réalité, si méprisée par eux, qui mérite pourtant le nom de « Dieu ». Un athée ne doit être appelé que celui qui ne voit rien dans les attributs divins, qui se moque de la charité, de l’amour fraternel, de la justice, de la liberté, de la générosité, de la science, de la vertu, etc. Mais ne dites point qu’on devient athée en ne reconnaissant pas, eu niant le sujet auquel tous ces attributs-là appartiennent. Les attributs sont d’une force assez grande pour survivre au sujet qui en avait été orné, car ils ont une réalité intérieure, indépendante de toute autre chose ; ils se font admirer et adorer, aimer et imiter par l’homme, qui ne cesse jamais d’éprouver leur vérité ; ils se produisent, ils se manifestent d’eux-mêmes. Quelle logique plus triste et erronée que celle qui conclut de la non-existence d’un dieu, à la non-existence des attributs dont il avait été composé ! Vous avez beau crier contre moi l’athée : tant que vous n’aurez pas démontré que la bonté, la charité, la justice et les autres qualités divines sont à mes yeux des êtres chimériques, des idées fausses et perverses, je ne suis point athée.

Le raisonnement de mon système me conduit à reconnaître que le sujet divin est déterminé par tout l’ensemble de toutes ses qualités divines déterminantes en d’autres termes, que ce dieu ne devient dieu qu’à la force collective de toutes les puissances qualitatives dont je l’entoure ; il en résulte, par conséquent, que les qualités sont primaires, et que le sujet divin est secondaire. L’origine de la religion s’oublie, quand on réunit plusieurs qualités diverses ou contradictoires en un seul être personnel, en relevant surtout la personnalité, et qu’on la décompose après, jusqu’à ce point qu’on transforme ses diverses qualités, ses désirs, ses passions, ses manifestations, en autant de divinités particulières[9]. Au reste, l’homme religieux incline continuellement à personnifier sous une forme divine quelconque tout ce qui a touché ses nerfs, frappé ses sens, excité son intelligence et son imagination ; il personnifie une couleur, un bruit, un ton, un corps d’une forme particulière, dont son intelligence ne peut pas se rendre compte : il les déifie, ce sont des fétiches pour lui. La religion embrasse ainsi tout, absolument tous les objets de la nature ; chacun à son tour a été un objet des divers cultes religieux, ou, si vous voulez, de la superstition. En d’autres termes, la religion n’a point quelque chose de particulier, elle ne reconnaît point des choses étrangères au monde naturel, étrangères à la conscience du Moi. À Rome, il y avait même des temples élevés à la Peur et à la Terreur, et les chrétiens ont personnifié les affections de leur âme et les qualité des choses ; ils ont fait de ces attributs de leur propre être autant de sujets indépendants, autant de puissances qui, selon eux, gouvernaient l’univers physique, intellectuel et moral. Leurs démons, leurs lutins, leurs fées, leurs sorciers, leurs anges, étaient autant de vérités sacrées, lorsque l’homme en totalité était sous l’empire de la religiosité sincère et indivise.

Pour obvier à l’identité des attributs divins et des attributs humains, on a dit que Dieu, l’Être absolument réel par excellence, est une composition d’une masse innombrable des attributs les plus divers, et que parmi eux nous ne pouvons reconnaître que quelques-uns offrent de l’analogie avec l’être humain, tandis que tous ses autres attributs ne sont à reconnaître par l’âme qu’après la mort de l’individu.

C’est précisément par ces attributs ultérieurs que Dieu, dit-on, est un être entièrement différent de l’homme. À quoi je réponds qu’une multitude innombrable d’attributs vraiment différents entre eux, tellement différents que nous ne pouvons déduire de quelques uns l’existence qualitative des autres ne peut se réaliser, se constituer que dans une multitude innombrable d’individualités différentes. L’être humain est en lui-même sans doute une abondance vivante d’innombrables attributs, et c’est à cause de cela qu’il doit se déployer, s’élargir pour ainsi dire en une multitude innombrable d’individus humains, qui tous différent entre eux. Chaque homme est lui-même un nouveau talent de l’humanité. Dans tous les hommes existe la même puissance qui existe dans chaque individu, mais elle se façonne particulièrement dans chaque individu, et elle se manifeste dans chacun comme puissance individualisée et caractéristique. Je ne me trompe donc point, en disant que le mystère religieux de cette abondance infinie des attributs qu’on prête à Dieu, équivaut au mystère de l’être humain infiniment multiple, varié, déterminable à l’infini. Précisément par là cet être est un être du monde physique, du domaine des sens, un être dans l’espace et dans le temps. La diversité des attributs ne se manifestera que dans la diversité du temps et de l’espace tel homme est bon musicien, bon médecin, bon écrivain mais il ne manifeste point toutes ces qualités en même temps. Ce n’est point la dialectique hégelienne, c’est le temps qui sait réunir dans un individu tant de contrastes et tant de forces contradictoires.

Voyez maintenant ce qui en arrive quand vous séparez de l’être humain cette variété immense d’attributs : vous en faites une idée sans réalité, une idée fantastique par conséquent, une abstraction, une ombre de la réalité physique qui est en même temps dépouillée de toute réalité physique ; vous en faites évidemment une idée qui harmonise fort mal avec l’être divin conçu comme être spirituel, être simple et abstrait ; les attributs de Dieu ont cette particularité qu’en posant un seul, vous les posez tous à la fois, parce qu’il n’y a pas entre eux une différence réelle. Ainsi, en n’ayant pas dans les attributs présens les attributs futurs, ou dans le Dieu tel que nous le concevons à présent, en deçà de la tombe, le Dieu tel que nous le concevrons dans l’avenir au delà de la tombe, nous n’aurons point le Dieu d’à présent dans le Dieu futur ; ces deux dieux seront deux êtres différens. Or, cette différence est insoutenable quand il s’agit de la parfaite unité, homogénéité, identité et simplicité du Dieu des théologiens[10]. Vous dites : tel attribut doit être un attribut divin, parce qu’il est de nature divine, c’est-à-dire, qu’il ne renferme point de bornes, point de limites ; or, les autres attributs de Dieu valent évidemment autant ; tout différens qu’ils sont entre eux, ils désignent tous une perfection illimitée ; vous pouvez donc imaginer des attributs divins innombrables qui tous coïncideront dans l’idée abstraite de Dieu, et qui tous auront de commun ce qui rend chaque attribut un attribut divin. Il en est ainsi chez Spinosa.

Ce philosophe parle d’une multitude innombrable d’Attributs divins que la Substance divine possède : il n’en nomme aucun, excepté l’Extension et la Pensée, puisqu’il est en effet très-inutile de les connaître particulièrement. Les attributs eux-mêmes sont inutiles et superflus, ils signifient évidemment chacun la même chose, et en les énumérant tous la philosophie spéculative ne prononcerait pas davantage qu’en énumérant deux seulement : le penser et l’extension. Le penser, pourquoi est-il chez Spinosa attribut divin sinon parce qu’il est compris, conçu, entendu par et de lui-même, ou parce qu’il exprime une chose indivise, primitive, parfaite, infinie ? L’extension de la matière, pourquoi est-elle encore un attribut spinoziste ? évidemment parce qu’elle est dans le même cas.

Ainsi, la Substance, Dieu, peut très-bien avoir des attributs d’un nombre indéfini ; ce n’est point la différence qualitative entre eux qui les rend dignes de figurer comme attributs divins, mais plutôt leur indifférence, leur identité absolue, leur égalité parfaite. En d’autres termes, cette Substance n’a une multitude innombrable d’attributs que, remarquez bien ceci, uniquement parce qu’elle n’a point d’Attribut exactement défini, exactement circonscrit et réel, c’est-à-dire parce que la Substance n’a point d’Attribut du tout. On peut s’étonner de la tournure inattendue que prend ici ce mouvement spéculatif, mais on se convaincra bientôt de sa vérité logique, en voyant comment la vide et simple unité de la pensée se complète par la multiplicité également indéterminée de l’imagination, de sorte que l’attribut, qui n’est point un multum, devient forcément multa. Le vrai est que le penser et l’extension sont les deux attributs positifs et précis ; ils sont déterminés, et, en ne nommant que ces deux-là, on dit infiniment plus que par tout le reste des attributs qui n’ont pas de nom.

Revenons à notre thèse. Il est maintenant acquis que, comme les attributs sont véritablement le sujet, un sujet divin, les attributs duquel sont des attributs humains, doit être un sujet humain. Les attributs sont des attributs généraux et des attributs personnels. Les généraux, de nature métaphysique, ne servent à la religion que pour point d’appui assez lointain, ce n’est pas de là qu’elle tire son caractère particulier. Les attributs personnels, au contraire, sont les éléments constituants de la religion ; Dieu est personnalité, Dieu est législateur, Dieu est père de l’homme, Dieu est le miséricordieux, le juste, etc. Or, toutes ces qualifications sont d’une manière plus ou moins évidente des qualités humaines. La religion, qui, on le verra bientôt, ne sait point ce que c’est qu’un anthropomorphisme procède pourtant uniquement par eux. Elle voit sous ces attributs humains l’essence divine, mais sans soupçonner le moins du monde leur nature humaine ; ce n’est que la réaction sur la religion qui nous apprendra que ce sont des images empruntées à l’humanité. Aux yeux de la religion la phrase : Dieu est le père de l’homme, est une réalité. La religion a cette particularité qu’elle exprime, par la bouche du Concile de Latran, par exemple, dans le 2e canon (Summa omnium Concil. Carranza, Antwerp. 1559, p. 326) de la manière suivante : Inter creatorem et creaturam non potest tanta similitudo notari, quin inter eos major sit dissimulitudo notanda ; ce qui se réduit en dernière instance indubitablement à ceci : Dieu est Ens; l’homme est Non-Ens, Dieu est Quelque chose, l’homme est Rien. Et c’est en effet la plus sublime hauteur à laquelle l’imagination spéculative et religieuse peut s’élever. Le raisonnement résulte nécessairement de la nature de la spéculation elle-même. Elle a retrouvé toutes les grandes qualités humaines dans l’être divin, elle les y considère comme le côté le plus positif, le plus réel, le plus divin de Dieu, comme elle dit : en se tournant après vers l’être humain, elle n’y voit qu’une large et triste lacune, qui a été formée par ce dépouillement préalablement opèré ; elle en conclut logiquement que l’être humain est un être mesquin, misérable et réprouvé.

On peut dire que la richesse et la pauvreté de l’être humain et de l’être divin sont en raison inverse l’une vis-à-vis de l’autre. La religion est loin de s’apercevoir de cette illusion, d’autant plus loin que tous les trésors dont elle dote son Dieu ne sont point ses yeux perdus pour l’homme, car le dogme dit que l’homme religieux va se retrouver en Dieu. Ainsi, pour ne citer que quelques exemples, les moines prêtant le grand serment de chasteté devant l’autel du Seigneur, condamnaient l’amour sexuel dans leurs personnes, mais ils retrouvaient l’amour dans le ciel, en Dieu, dans la Sainte Vierge, qui en elle représente le sexe féminin, la Femme par excellence, la femme divinisée. Les moines, on le sait, proclamaient la Mère du Christ la reine de leur cœur, et cela n’était point un jeu de mots ; cette Femme-Déesse était une femme idéalisée, mais en même temps un objet de leur amour également idéalisé.

Je suis convaincu que cet amour mystique du moine pour la Sainte-Vierge, dans les cas qui en offrent le véritable type, et qui, comme règle, dominent sur les exceptions, était un amour parfaitement sérieux : pas moins sérieux que l’amour de la nonne pour le Christ. Les moines plaçaient, pour ainsi dire, la Sainte-Vierge sur le trône de Dieu lui-même ; plus ils détestaient la sexualité, et plus leur Dieu, auquel ils sacrifiaient cette sexualité devait nécessairement entrer dans le domaine des sens. On ne sacrifie à Dieu que ce qu’on aime le plus, ou dont on fait grand cas. C’est toujours aussi ce que Dieu regarde avec le plus d’intérêt. Les Hébreux ne sacrifiaient point à leur Jéhova des bêtes qui faisaient naître en eux le dégoût, mais celles qui avaient beaucoup de valeur à leurs yeux : Cibus Dei, la nourriture de Dieu, dit le Lévitique 3. 11.

Par conséquent, lorsqu’on fait de la négation de la sensualité un sacrifice agréable à Dieu, on rétablit, on regagne involontairement, du moins indirectement, l’objet sacrifié, auquel on a évidemment imputé la plus haute importance, et on le remplace par ce Dieu qui vient d’accueillir le sacrifice. Ainsi, l’homme religieux renie sa raison ; il proclame hautement de ne point connaître Dieu par lui-même, et de ne le comprendre qu’à l’aide de la révélation divine. Mais voyez, en revanche, ce Dieu s’occupe des affaires humaines, il s’accommode paternellement à ses créatures mortelles, il se fait leur guide, leur précepteur, il ne perd jamais de vue ses élèves chéris ; en d’autres termes, l’homme en abdiquant son savoir humain, le place plus haut, le place en Dieu. L’homme abdique entièrement sa personnalité, il s’humilie jusqu’au dernier degré ; mais son Dieu en devient la personnalité suprême, le Moi par excellence, l’honneur personnifié ; gloriam suam plus amat Deum quam omnes creaturas. L’homme est méchant, dit la religion, et elle se hâte d’ajouter Dieu est bon ; assertion qui, soit dit en passant, se détruit elle-même. Un être absolument méchant, méchant par nature, ne saurait jamais aspirer vers le bien, et c’est précisément ce que la religion ne cesse d’exiger de lui. La moindre réflexion en démontre déjà le non-sens ; je ne saurais apercevoir la qualité d’un tableau si je manque absolument de la faculté esthétique. Il faut donc plutôt poser ce dilemme : ou le bien n’existe point pour l’homme, ou il existe pour lui, et en ce cas l’existence du bien prouve à l’homme individuel d’une manière frappante que l’essence, que la nature humaine en général, est belle, bonne et sainte. Et c’est précisément de là que nait le péché et, remarquez-le bien, la conscience du péché, la conscience du mal ; l’individu humain s’aperçoit de sa petitesse individuelle qui est en contradiction avec la grandeur sublime du genre humain ; il reconnaît ses péchés individuels en les comparant à la sainteté de la nature essentielle de l’homme ; il ne saurait la mesurer par la nature d’un autre être absolument différent de lui.

Toute la différence entre l’Augustianisme et le Pélagianisme se résume en deux mots : celui-là dit par la bouche de la religion ce que celui-ci dit par la bouche du rationalisme. L’un et l’autre font de la vertu une qualité humaine ; saint Augustin le dit indirectement, d’une manière mystique ou religieuse, Pélage d’une manière directe, rationnelle, morale. Si Augustin nie l’homme, il abaisse Dieu en lui imposant l’humiliation de la croix ; Pétage nie Dieu et la religion : Isti tantam tribuunt potestatem voluntati, ut pietati auferant orationem, s’écrie saint Augustin (de nat. et grat. cont. Pelag. c. 58). Pélage prend pour base uniquement le Créateur, c’est-à-dire la nature, et point le Sauveur, c’est-à-dire le Dieu de la religion ; il abaisse Dieu en élevant l’homme à la hauteur de Dieu ; Pélage fait de l’homme un être indépendant qui marche seul et sans l’appui de son Dieu. Bref, l’augustianisme n’est qu’un pélagianisme pris rebours, il pose comme sujet ce que celui-ci pose comme objet. Toute leur différence n’est qu’une pieuse illusion : il y a bien identité complète entre le pélagianisme qui met l’homme à la place de Dieu, et l’augustianisme qui met Dieu à la place de l’homme. Ce qu’on prête au Dieu de l’homme, on le prête réellement à l’homme même. L’homme a beau glorifier les qualités de son Dieu, il ne glorifie que les siennes. L’augustianisme serait une vérité opposée au pélagianisme, si l’homme adorait le démon comme Être-Suprême ou Dieu, et cela en ayant la conscience de cette adoration diabolique ; chaque fois au contraire que l’homme adore comme Dieu un être boa et bienfaisant, il fait par là même l’aveu solennel, quoique indirecte de la bonté naturelle de l’essence humaine, et tout cet échafaudage augustinien de la perversité primitive, du fameux péché originel, tombe nécessairement en poussière.

Il en est de même quand on nous parle de la doctrine, identique avec l’augustianisme, qui dit : l’homme ne peut point faire le bien par sa propre force. Cela signifie qu’il ne peut rien faire du tout. Chaque fois qu’on entendra sous Dieu un être moralement actif, moralement critique, un être qui possède au plus haut degré la faculté de discerner entre le bien et le mal de récompenser l’un et de punir l’autre en ce cas on nie si peu l’activité morale de l’homme qu’au contraire on en fait la faculté principale. Ce n’est que le panthéisme et le nihilisme des Orientaux, qui nient notre activité morale en niant l’activité morale de Dieu, en définissant Dieu comme un être indifférent au bien et au mal.

Le grand mystère, ou plutôt le grand secret, de la religion, le voici : l’homme objective son être, et après l’avoir objectivé il se rend lui-même objet de ce nouveau sujet. Dans la religion cette opération se fait d’une manière naïve, immédiate, involontaire pour ainsi dire ; dans la théologie elle se fait d’une manière réflective, spéculative. L’opération dans la religion doit toujours précéder l’autre ; elle est aussi nécessaire que dans l’art et dans la parole, qui sont également deux objectivations de l’être humain. On aura beau dire : l’homme, méchant et mauvais de nature, aspire vers le bien moral parce que Dieu, son créateur, est bon. – Cette phrase insolente, qui lance la plus affreuse de toutes les calomnies contre l’homme, va se changer victorieusement sous les yeux de la critique intelligente en celle-ci : l’homme aspirant vers le bien moral, est nécessairement bon de nature, Dieu dit-on, ne s’occupe que du salut de l’homme ; or, l’homme aspire vers Dieu, donc l’homme s’occupe du salut de l’homme. Voilà par conséquent l’homme, cette misérable et mesquine créature, humiliée par la religion jusqu’au dernier degré, qui s’élève tout coup jusqu’à devenir le seul but de toute l’activité de Dieu. On peut très bien comparer la religion dans ce double mouvement à la systole et à la diastole du cœur physique ; l’activité des artères, qui pousse le sang jusqu’aux extrémités de notre corps, c’est la systole religieuse par laquelle l’homme pousse au loin son être humain, qui par là devient étranger à lui ; l’activité des veines, qui ramène ce sang des extrémités de notre organisme vers le centre, vers le cœur, c’est la diastole religieuse par laquelle l’homme reçoit de nouveau son être humain.

Quand on contemple les religions qui vont en se développant dans le progrès historique, on voit que l’homme est occupé d’un travail anti-religieux, c’est-à-dire qu’il ôte à la religion peu à peu les trésors dont il enrichit insensiblement l’être humain.

Ainsi, la religion révélée des Hébreux (Moïse, V, 23, 12, 13), humilie l’homme tellement qu’elle lui fait voir des commandements positifs de Dieu dans les instincts primitifs et naturels de l’organisme humain : entre autres celui de la propreté, de la décence la plus vulgaire. Plus tard vient la religion révélée des chrétiens : elle sait déjà classer les affections, les instincts, les besoins de l’homme, selon leur but, leur contenu, leur objet, elle attribue les bons à Dieu, elle exclut de Dieu ceux qu’elle ne juge pas dignes de lui. Elle distingue ainsi entre la propreté morale intérieure, et la propreté matérielle extérieure ; le mosaïsme avait identifié l’une avec l’autre (Moïse, I, 35, 2 ; III, 11, 44, 20, 26, et le Comment. de Clericus). Le christianisme, comparé au mosaïsme, est la religion de la critique et de la liberté. L’israélite n’osait pas choisir ses aliments sans consulter son Code religieux, le chrétien était un esprit-fort, un athée sous ce rapport. Voyez donc combien ces choses changent ; la religion d’hier n’est plus la religion d’aujourd’hui, et ce qui est athéisme aujourd’hui, s’appelle demain religion.


Chapitre III.

Dieu, un Être de la Raison, de l'Intelligence.


Religion, c’est le mot technique pour exprimer la grande scission que l’individu humain fait en lui-même, en disant : « Dieu est infini, l’homme ne l’est pas ; Dieu est parfait, l’homme ne l’est pas ; Dieu est éternel, l’homme ne l’est pas ; bref, Dieu et l’homme sont deux pôles diamétralement opposés. » Nous prouverons dans ce livre que cette scission entre l’homme et le Dieu de l’homme, cette scission dont se sert la religion comme point de départ, n’est qu’une scission que l’homme a engagée d’avec l’être humain, d’avec l’essence humaine.

D’abord si Dieu était un être entièrement différent de l’être humain, il n’y aurait jamais une scission ; que se soucier, en effet, d’un Dieu qui n’a pas de contact avec notre nature essentielle ? La possibilité d’une scission n’existe qu’entre deux êtres qui doivent, qui peuvent s’entendre et harmoniser ; leur discorde est donc regardée comme quelque chose contre leur nature. L’être divin, en tant qu’impersonnel, c’est l’intelligence conçue comme objective, comme non appartenant à l’individu humain. L’être suprême, dans ce sens-là, est l’expression que se donne la raison ou l’intelligence. C’est l’idée par laquelle la raison a conscience de sa propre perfection, bref la conscience que la raison a d’elle-même. La raison ne connaît point les souffrances de l’âme ; elle n’a ni faiblesses ni passions, ni besoins, ni antipathies, ni sympathies. Des individus dominés par la raison pure et simple, jouissent à la vérité d’une liberté froide, mais limpide et lucide ; ils sont au-dessus des vagues si chaotiques, si brûlantes des passions ; ils ne s’engagent jamais, ils restent indépendants et ils en sont tiers, Ils disent : « Tout, absolument tout est vanité, soumettons les objets à nous, gardons-nous de nous soumettre aux objets, échappons le plus possible à nos besoins personnels, rendons-nous semblables aux dieux immortels, » voilà les épigraphes de ceux qui ont pris pour guide la lumière monotone et indifférente qu’on appelle intelligence. Impassible et apathique au fond, elle est bien la mesure des mesures, la règle des règles, la conscience absolue que l’homme individuel acquiert de la nécessité, du connexe causal, du droit incorruptible et salutaire ; la raison lève le voile qui cache tes défauts et les faiblesses de nos amis les plus chéris, car elle se tient éternellement dans l’abstraction qu’elle fait des créatures particulières. Elle marche droit au centre des choses — des phénomènes — elle construit la science. L’astronomie, la physique, les mathématiques, la philosophie, voilà ses manifestations. Elle doit donc sèchement, simplement nier l’anthropomorphisme religieux, et le dieu qu’elle décrétera ne sera que sa propre essence à elle, objectivée et élevée triomphalement au trône solitaire de l’univers. C’est l’Être-Suprême, sans passions, sans émotions, sans besoins, et surtout sans anthropomorphismes ; pourquoi, en effet, se ferait-il homme ? — Ce Dieu, qui n’est point fini, ni humain, ni matériellement perceptible aux sens, ce dieu n’est qu’un objet de la pensée. Ce Dieu est l’être abstrait et négatif, sans forme ni image, et qui voudra le reconnaître devra devra procéder via negationis, par la négation et l’abstraction. Ce Dieu n’est que l’essence objectivée de la faculté pensante ; pour concevoir l’idée d’un esprit, l’homme ne peut faire autrement que prendre pour modèle l’intelligence humaine, tout en la débarrassant des étroites limites de l’individualité ; tout autre esprit n’appartient qu’à la superstition religieuse et métaphysique. « Dieu, disent bien des philosophes païens, des pères de l’Église et des scolastiques, Dieu est l’Être immatériel, l’Intelligence pure, l’Esprit pur : à bas donc toute image divine. » Certes, ils ont raison mais ceux qui disent : « Tu ne peux pas te faire une image de l’Intelligence, » ont-ils peut-être tort ? Non, certainement non. Personne ne saurait dire comment se fait l’acte mystérieux qui s’appelle le penser, la méditation, la conscience du moi.

On ne voudra pas accuser d’exagération celui qui appellerait la conscience l’énigme des énigmes, et dans les ouvrages des antiques mystiques, des scolastiques et des pères de l’Église de trempe mystique, nous trouvons souvent une comparaison aussi mystique que magnifique entre l’incompréhensibilité de Dieu et l’incompréhensibilité de l’intelligence de l’homme ; comparaison qui constitue au fond l’identité essentielle des deux comparés. Saint Augustin, dans son ouvrage contre les académiciens, qu’il écrit étant presque païen, dit (3,12) : « Le plus grand bien de l’homme c’est l’intelligence. » Dans son livre des Rétractations, au contraire, il parle en théologien chrétien : « J’aurais mieux écrit : c’est Dieu car l’esprit humain, pour être heureux, jouit de son Dieu comme du bien suprême. » Saint Augustin se trompe s’il croit que ceci constitue une véritable rectification ; il oublie que son essence ne peut être que là où se trouve son bien suprême.

Certes, elle n’est perceptible, compréhensible qu’à elle-même, cette sublime conscience de la conscience, qu’on nomme la conscience du moi. Ainsi, Dieu, comme l’être métaphysique, c’est l’intelligence, c’est la conscience de la conscience parfaitement satisfaite et tranquille, ayant trouvé la paix de l’éternel équilibre en elle-même : ou plutôt vice versa, l’intelligence, quand on la représente comme étant en paix éternelle, c’est le Dieu des métaphysiciens. Toutes les descriptions métaphysiques qu’on a données de Dieu sont donc des descriptions réelles, quand on les reconnaît dans leur logique intérieure.

L’intelligence, à ses propres yeux, est le critérium de toute réalité ; elle doit rejeter comme non existant tout ce qui est en contradiction avec elle, ou, – ce qui revient au même – ce qui est contre Dieu, contre son Dieu, c’est-à-dire contre elle-même.

La raison ne trouve qu’en elle-même la source comme le but de l’univers ; elle déduit donc nécessairement toute chose de son Dieu, c’est-t-dire de la raison. Elle n’adore Dieu que quand il harmonise avec elle ; on disait même dans l’époque de la plus stupide foi religieuse : « Le Tout-Puissant ne saurait faire ce qui est contre la raison », en d’autres termes : la puissance de la raison est plus puissante que la Toute-Puissance.

La raison c’est l’être indépendant et libre, basé sur lui-même, l’être autonome par excellence : un individu déraisonnable n’a pas de volonté, pas de caractère, et incapable de se servir des objets environnants, il devient objet, il devient moyen, instrument lui-même. « Je pense, dit Kant, et comme penseur j’ai la conscience que c’est mon moi qui pense, et point un autre être : d’où je conclus que je suis substance, et non attribut d’un autre être quelconque. »

Nous respirons l’air, et comme organisme respirant, je me sens, en effet, dépendant de l’atmosphère sans laquelle je ne saurais exister ; elle est la condition de ma vie, elle devient par là sujet, moi je ne suis plus qu’objet, si vous voulez. Mais attendez, ce rapport sera bientôt interverti je pense, je médite comme physicien sur l’atmosphère, sur l’appareil anatomique et physiologique de l’acte respiratoire et mon rôle cesse d’être un rôle passif, objectif, je redeviens sujet, j’utilise l’objet en le soumettant à mon intelligence. Le végétal dépend de l’air et de la lumière qui sont, pour lui, deux sujets sans lesquels il cesserait sur le champ d’exister, mais en les absorbant il en fait ses objets. La vie organique du végétal et de l’animal est donc un échange perpétuel d’objet en sujet et de sujet en objet.

L’homme, au contraire, a le pouvoir suprême de faire un moyen, un objet de tout ce qu’il trouve autour de lui, et sa raison est le sujet absolu qui ne permet a aucun objet d’usurper, vis-a-vis d’elle, les droits de sujet par excellence ; c’est à cet égard qu’elle mérite le nom de l’être le plus réel (Ens realissimum) dont les anciens ontothéologiens ont tant parlé : « Au fond, disent-ils, nous ne pouvons concevoir Dieu autrement qu’en lui prêtant toutes les réalités que nous rencontrons en nous, mais toutes ces réalités débarrassées de leurs limites, et élargies à l’infini » (Kant, Leçon sur les relig. posit. 39). Cette opération ne se fait que par l’intelligence, ce dieu sans limites est donc l’intelligence illimitée, bref l’intelligence c’est l’Être-Supême. L’ontothéologie peut être réduite à la psychologie la plus simple.

L’intelligence, c’est l’être indépendant et autonome ; un individu dépourvu d’intelligence manque aussi de caractère ; il se laisse séduire et éblouir, et les autres individus s’en servent comme d’un simple instrument. Libre et indépendant n’est qu’un homme qui pense librement ; en pensant, il ne relève que de lui-même ; l’activité de la pensée est sans contredit une activité primitive, centrale, pour ainsi dire : « Quand je pense, je sais que c’est bien moi-même qui pense, mon moi, et point un autre être quelconque. J’en conclus donc que ce penser n’inhère pas à un autre être au-dehors de mon moi ; j’en conclus que je n’appartiens point à un autre être, que je ne suis point attribut, bref, que je suis un être existant et subsistant pour moi, que je suis substance (Kant, I. c. 80). » Ainsi, nous avons toujours besoin de l’air atmosphérique, et en même temps nous avons la faculté, comme physiciens, de changer cet objet de notre besoin matériel en un objet de notre activité réflective, en une simple chose théorique. En respirant je suis un objet pour l’air, je suis, en d’autres termes, dépendant de l’air, l’air est alors sujet, moi, je suis objet. Je médite, j’étudie les lois de la physique, et aussitôt ce rapport change, je deviens sujet, l’air devient objet, un objet de ma réaction scientifique. Abstraction faite de la conscience, le végétal lui aussi est un objet dépendant de la lumière et de l’atmosphère, qui sont sujet auprès de lui, et ce même végétal devient sujet, en ce sens que l’atmosphère est plus ou moins dépendante, plus ou moins objet du végétal. Nous ne nous trompons donc point, en soutenant que la vie physique est un échange perpétuel entre sujet et objet, objet et sujet, c’est-à-dire entre dépendance et indépendance.

L’animal et le végétal consument l’air, et l’air les consume son tour : l’intelligence seule, en jouissant de toutes les choses existantes, en les consumant ; théoriquement, ne peut pas être consumée ; elle est donc un être assez riche pour jouir de lui-même, sujet absolu qui ne peut plus être dégradé à devenir l’objet d’un autre ; l’être enfin qui embrasse tout objet comme ses attributs, l’être qui est libre de toute chose et de tout objet.

Autonome, indépendant est ce qui porte en soi son essence ; non autonome est ce qui doit chercher au-dehors son essence ; delà cette contradiction permanente qu’on appelle la vie, car il faut bien dire de la vie qu’elle a son essence tant en elle qu’en-dehors. La raison, l’intelligence seule est exempte de cette contradiction : je dois toutefois faire remarquer, pour éviter un malentendu, que dans ce chapitre je ne me sers point des expressions : être autonome, etc., dans mon sens, mais dans celui de l’ontothéologie, de la théologie métaphysique ; mon but à présent est de démontrer que la métaphysique est susceptible d’être réduite à la psychologie. Le résultat de cette réduction est que les attributs ontothéologiques sont purement et simplement les attributs de l’intelligence.

L’unité de l’intelligence se traduit, selon cette méthode, par le dogme de l’unité de Dieu. L’intelligence a pour caractère essentiel, on le devine, la conscience de son unité et de son universalité ; elle est précisément la conscience de son identité absolue, de sorte que tout ce qui lui apparaît comme raisonnable et rationnel, a par là même la valeur d’une loi absolue, universelle aux yeux de la raison.

Penser, c’est vivre en soi ; agir, c’est vivre hors de soi. Delà vient la thèse qui dit : la pensée est la liberté des dieux immortels, débarrassés qu’ils sont de toute influence extérieure c’est bien là le Brahma des Indiens. Malebranche (Hist. de la philos., p. Louis Feuerbach, p. 322) dit : « Il y a peut-être des êtres raisonnables qui ne nous ressemblent point, mais ces êtres ne pourraient pas ne pas adhérer aux fois de notre logique ; eux aussi trouvent sans doute que deux fois deux font quatre, et qu’il faut préférer son ami à son chien, » et Chr. Huygens (Cosmotheor. I) demande : « Exstaret ne alibi diversa ab hac ratio ? Jugerait-on comme infamie, comme crime chez les habitants des planètes, Jupiter ou Mars, ce que nous appelons vertu ? Certes, ceci n’est guère probable, ceci n’est point possible. » Bref, nous ne pouvons point imaginer une intelligence entièrement et essentiellement différente de la nôtre ; jamais un homme religieux n’adorera deux êtres suprêmes à la fois, et la cause en est que la raison humaine ne peut point abdiquer, se renier elle-même. Elle est et demeure une et indivisible, et partant infinie, éternelle ; elle n’a point de rival ni d’égal, elle n’est point espèce d’un genre, ni individu d’une espèce : elle est à la fois genre et individu, existence et essence. Elle est incomparable, elle porte en elle-même la source de toute combinaison, de toute comparaison ; elle est immense et incommensurable, nous mesurons l’univers à l’aide de notre intelligence. Elle ne se laisse jamais classer, comprendre sous un principe dit supérieur ; elle est assez puissante et vaste pour embrasser tout. Ainsi, c’est bien elle qui peut parfaitement bien revendiquer tout ce que les métaphysiciens ont dit de leur Dieu ; chacune des définitions spéculatives et théosophiques, par exemple, la coïncidence de l’existence de Dieu avec l’essence de Dieu, l’identité de l’attribut et du sujet, etc., peut également se dire de la raison.

Toutes les définitions métaphysiques de Dieu sont des idées abstraites dessinées d’après un original et cet original s’appelle intelligence de l’homme.

Enfin, elle doit aussi être regardée comme l’être de la nécessité, l’être nécessaire par excellence. La raison existe. Pourquoi existe-t-elle parce que sa non-existence serait un non-sens, parce que sans elle tout serait rien. S’il n’y avait pas des existences, le néant serait là, c’est-à-dire il n’y aurait rien du tout ce qui impliquerait contradiction. Ainsi la fameuse question : « Pourquoi l’univers existe-t-il ? » ne permettra que la réponse : « parce que le non-univers serait un non-sens. » L’existence, en effet, c’est la nécessité invincible, absolue. Les philosophes de la spéculation métaphysique nous disent que l’univers a été né du néant, ou plutôt de la négativité ; c’est ce nom-là qu’ils ont adopté pour désigner un néant qui porte en lui-même la nécessité de cesser et de devenir existence. Ce néant antémondain ne doit toutefois point être exprimé sous forme d’un être ontologique ; c’est plutôt tout simplement le rien qui existerait par impossible, si l’univers n’existait pas. J’insiste ici principalement sur ce que l’univers existe par nécessité intérieure, mais nullement par une nécessité extérieure qui aurait son point d’issue, son point d’appui dans un être différent de cet univers. La nécessité de l’existence universelle ou, si vous voulez, de l’univers existant est précisément la nécessité de l’intelligence. On a beau déclamer contre cette thèse, elle n’en sera pas moins rigoureuse et claire ; l’intelligence, cette lumière intérieure, est comme la lumière extérieure, sans l’une et sans l’autre, l’univers serait nul, et en disant que l’intelligence est l’existence ayant conscience d’elle-même, nous sommes sûrs de ne point dire trop.

On reproche à ceux pour qui Dieu et l’immortalité personnelle n’existent pas, d’être incapables de se sacrifier pour autrui mais c’est ou une calomnie grave ou une grave erreur. Ils sont du moins sincères, ils ne font des sacrifices que de bon cœur, tout autre leur parait être une hypocrisie, et partant un péché. Ils proclament comme principe supérieur la domination de soi-même, l’encratie, et ils rejettent l’abnégation de soi-même. Eux aussi ont des sentiments qu’ils appellent religieux pour les distinguer des sentiments vulgaires de la vie journalière : ce sont les nobles et mélancoliques sentiments qui naissent à l’idée de leur propre mort, au souvenir des bien aimés, à la mémoire des grands personnages historiques, à l’étude du passé du genre humain, et quand ils plongent le regard dans les ineffables profondeurs de l’âme, ou dans les abîmes si effroyablement silencieux et immenses de la nature : soit dans la goutte d’eau, soit dans le ciel étoilé. Mais il n’est pas convenable, ce nous semble, de vouloir se servir de ces sentiments anonymes et modestes en leur donnant le nom célèbre d’un Jéhova, d’un Jupiter, d’un Christ, d’un Brama, d’un Allah, pour prouver par là les prétendues vérité dogmatiques et rationalistes ; ils sont évidemment tout indépendants d’une foi religieuse quelconque, et leurs objets n’ont guère, aux yeux de la religiosité, une bonne valeur. Qu’on ne s’étonne pas, du reste, de ce que l’homme s’objective son essence, en la portant au dehors et la plaçant en face de lui ce phénomène, quand il s’appelle religion, n’est point plus singulier que quand il s’appelle poésie, personnification des sensations, dramatisation des doctrines sous formes de mythes et d’allégories, au point que l’homme se fait raconter par les animaux, les plantes et les pierres de la fable ce qu’il sait déjà et ce qu’il se dit, lui, à lui-même ; en un mot, quand l’homme matérialise au-dehors et redouble, pour ainsi dire, en signes et symboles les pensées qu’il a déjà dans sa tête, n’est-ce pas là un phénomène vital, une amplification organique de son être, et qui par conséquent est aussi clair, ou, si vous voulez, aussi peu explicable que tout autre phénomène primitif de la vie ?

La religion est un dialogue en poésie que l’homme prononce solennellement avec lui-même ; plus tard vient le dialogue en prose, la philosophie, qui est plus difficile. Mais les diplomates se trompent quand ils espèrent la permanence du dialogue en poésie : selon eux, l’état politique actuel est le nec plus ultra de l’essence humaine, et il n’était pourtant, pendant six mille ans, qu’un tissu des réciprocités les plus affreuses ; le droit s’y base sur l’injustice ; la liberté, sur la servitude ; la richesse, sur l’indigence ; la civilisation, sur la barbarie ; l’honneur du citoyen, sur l’infamie de l’homme ; la présomption des princes, sur l’humilité religieuse du peuple. Sous ce point de vue, la religion n’est rien autre chose que l’explication et le sanctionnement de l’exploitation politique et sociale ; mais heureusement les hommes sont inconséquents, ils renient parfois, dans la pratique, cette incroyable théorie qui leur dit : « Portez en patience vos souffrances ; j’ai souffert pour vous, souffrez aussi et m’imitez : tout vient de la volonté de Dieu. » Le chrétien est donc obligé, pour obéir à cette voix, de tendre à une vertu absolue, à un idéal irréalisable ; il se lance donc vers l’impossible, et ne réussit pas à obtenir le possible ; il cherche en théorie le ciel, et perd en pratique la terre ; il veut s’élever au-dessus de l’homme, et tombe bien profondément au-dessous : les scandales et les horreurs de la civilisation chrétienne, depuis près d’un âge du monde, en sont la preuve. Les doctrines dogmatiques, toutes surnaturelles et surrationnelles, rendent l’homme à la fois déraisonnable et dénaturé ; les doctrines morales, toutes surnaturelles et surhumaines, conduisent au mensonge intérieur et à l’inhumanité. L’homme devient ainsi un acteur, il étudie péniblement un rôle qui ne peut pas lui convenir, et toute manifestation de son être ne lui parait qu’une métaphore allégorique de son modèle céleste : mais il ne peut se renier entièrement, la nature essentielle se révolte et s’envenime : ce sont les tentations charnelles des saints. Le protestantisme en a eu raison, mais après avoir anéanti ce symptôme, il a laissé subsister la maladie intérieure, la secrète hypocrisie d’un principe extravagant ; il a commis la faute du catholicisme de diriger l’homme vers un but purement fantastique. J’insiste surtout sur la différence radicale d’un amour vrai et d’un amour ordonné par n’importe quoi, soit par un dogme, soit par la loi dite morale. Ce dernier a beau se croire pur de tout égoïsme et de tout intérêt, il n’en est pas moins faux et il se ment à lui-même quand il se persuade d’être vrai ; le premier, il faut l’avouer, est égoïste en ce sens qu’il cherche et obtient à la fois la satisfaction des deux êtres. L’amour vrai est comme le pain sacré qu’on donna en symbole dans les saints mystères du paganisme, l’amour faux et supranaturaliste tel que la théologie chrétienne l’enseigne, trouverait son symbole dans le gâteau ; l’un est simple et naturel, l’autre est du luxe. Très caractéristique pour la théologie est ce qu’elle enseigne sur le corps humain tel qu’il sera au ciel : ce corps sera tout à fait semblable à l’actuel, mais il n’y aura en lui aucune sécrétion ni excrétion, il possède tous les organes sans aucune de leurs manifestations physiologiques ; dans ce corps-mensonge, dans ce mensonge incorporé la théologie tout entière se résume. Il est corps incorporel, de même est son Dieu, un être personnel sans personnalité, réel sans réalité, vivant sans vitalité ; le corps au ciel possède tous nos organes, mais sans le moindre but et motif, de même Dieu a-t-il les qualités essentielles de l’homme, esprit, intelligence, amour et volonté, mais sans en avoir besoin, car l’esprit suppose la chair, l’intelligence l’inintelligence, la volonté l’apathie, et l’amour le désir ; or, toutes ces antithèses étant ici superflues et inutiles, cet être suprême t’est également.

Des chrétiens vraiment pieux[11] se moquent de la science, et parmi les papiers de Pascal ses héritiers trouvaient la note suivante : «Écrire contre ceux qui approfondissent trop les sciences : Descartes.» La piété ne fait donc qu’effleurer : voilà l’idéal du catholicisme pur-sang. Et en effet, à quoi bon faire des études prosaïques et mondaines ? le ciel n’est-il pas ouvert avec ses joies poétiques et surmondaines ? qui ne préférerait l’intimité avec des saints et des anges à celle avec des écrivains profanes, voire même avec des bêtes, des plantes, des pierres ? Quand on vient de goûter de la manne céleste, on n’aimera plus la pomme de terre… Mais ce qu’il y a de déplorable dans tout ceci, c’est qu’aux yeux de la piété, soit chrétienne, soit autre, les sciences ne sont qu’un jeu, qu’un passe-temps, qu’un hors-d’œuvre. La science n’est admise qu’à la condition humiliante de se choisir un objet sacré : ainsi la théologie catholique ne répugne ni à l’Église ni au sentiment catholique. Du bon vieux temps de Rabane Maure, où l’Église romaine n’était pas encore compromise par le contact de tant de choses profanes, l’affection qu’un homme alors éprouvait par hasard pour les occupations scientifiques, ne fut approuvée qu’en prenant pour objet une matière ecclésiastique ou dogmatique. Delà le sort si varié d’Aristote au moyen-âge : en 1209, on commence à le connaître à Paris, et dans cette année même un concile parisien le condamne sous peine d’excommunication, ne quis eos de caetero scribere et legere praesumeret vel quocunque modo haberee, non-seulement parce que sa métaphysique avait donné naissance à l’hérésie d’Almaric (ce reproche n’était qu’un impudent mensonge), mais aussi parce qu’elle pouvait engendrer encore des hérésies futures (Joann. Lanoy, théol. Paris, de varia Arist. fortuna, 1720, Witemb. ab Elswich, p. 127). En 1215, le légat du pape y donne son assentiment, et on condamne aussi le livre Sur la Philosophie Naturelle ; mais en revanche, ce légat introduit la dialectique du païen Aristote au grand détriment de la dialectique de saint Augustin. Cinquante ans plus tard, un légat du pape supprime encore la métaphysique et la physique, et cette fois sans phrase : mais en 1366 tous les ouvrages d’Aristote sont permis et déclarés légitimes par deux cardinaux, et Nicolas V en commande une traduction latine pour faciliter leur lecture. Le catholicisme dans sa vieille pureté logique rejettera toujours Aristote, représentant de la science : mais cet interdit est levé par le catholicisme devenu mondain, qui est capable de faire je ce sais quelles énormes concessions, soit pour se maintenir en vogue, soit parce qu’il se croit déjà à l’abri de tout danger. Thomas d’Aquin fut canonisé, il avait pourtant commenté les ouvrages d’Aristote, frappés de l’exécration papale ; mais la Sorbonne avait parfaitement raison d’accuser Thomas devant la curie de Rome, et elle reproche à ce docteur d’avoir enseigné : « Dieu ne peut pas faire des choses contradictoires, donc Dieu ne peut pas tout, il n’est point tout-puissant. » Saint Vincent Ferrera (canonisé en 1419) écrit : « Prêchez l’Évangile plutôt, car prêcher les paroles les paroles des damnés c’est la damnation, » et Jérôme dit que Platon avec Aristote est aux enfers ; ce Verba damnatorum praedicare damnaion doit être très rassurant pour les philologues et les penseurs.

Vous ne voyez aucune contradiction entre le vrai catholicisme et sa tolérance envers les sciences ? alors veuillez aussi admettre un accord complet entre lui et les mœurs si opposées à ses principes fondamentaux, les mœurs de ses moines et de son clergé : car la vie mondaine des ecclésiastiques est dans le domaine de la pratique absolument ce que dans celui de la théorie est l’intérêt scientifique. Si vous imputez au catholicisme ce que des catholiques ont fait pour les sciences, alors soyez logiques et imputez-lui aussi un mérite de l’art militaire, parce qu’il y eut jadis des évêques qui commandèrent des armées.

Mais sans répondre ici à la fameuse thèse du cardinal Pallavicini qui disait que l’Église, l’état de Dieu sur terre, devait non-seulement avoir la forme d’une magnifique monarchie solidement constituée, mais aussi faire usage du sabre, pour châtier les corps quand les âmes ne respectent plus l’autorité spirituelle : — nous trouvons dans le culte des miracles, des antiquités, de l’autorité, de la tradition, et dans l’idiosyncrasie fébrile contre les hérétiques, autant de preuves de l’inimitié éternelle entre le catholicisme et la science. Parmi ces attributs du catholicisme la croyance aux miracles occupe la première place : elle est, on ne le sait que trop, une croyance illimitée, et quand le scolasticisme dit que la toute-puissance ne peut que ce qui n’est pas contradictoire, il pose par là une restriction philosophique, païenne, et qui est approuvée par l’intelligence, mais écartée par la foi. Quel saint, quelle sainte, soit catholique soit autre, n’aurait pas fait ce que Dieu fait, des miracles ? Don Ignace de Loyola déclare dans Ribadaneira (première édition) qu’ils sont superflus, mais il en a fait beaucoup dans la deuxième (liv. V, 13). Du reste, même si saint Ignace n’eut pas jugé à propos de se légitimer par des miracles, son affidé saint Xavier en aurait exécuté suffisamment pour tous les deux : « On ne vit jamais, dit Bayle, plus de miracles que l’on n’en voit dans le livre Xaverius Thaumaturgus : On ne saurait faire un pas sans y en trouver, et l’on demanderait volontiers, qui des deux doit passer pour le miracle, ou l’interruption ou le cours de la nature ; on ne sait où est l’exception et où la règle, car l’une ne se présente guère moins souvent que l’autre (p. 350, Nouvelle de la répub. des lettres). » Les moines étaient assez bons catholiques pour croire les miracles opérés par les fondateurs de leurs ordres, au moins égaux à ceux du Christ (Dictionn. Bayle, Fr. Assisi Rem. N.). Or, la croyance aux miracles est un poison lent et mortel pour l’esprit scientifique ; elle efface radicalement toute ligne de démarcation entre le songe et la vérité, entre l’absurdité et la raison. Les écrits du jésuite allemand Athanase Kircher en sont un exemple éclatant : ce savant a débité des niaiseries sans nombre sur la nature. La croyance aux miracles ébranle la base de l’âme, elle la rend malade vis-à-vis de la nature, tandis que la croyance aux traditions lui ôte toute sympathie pour l’histoire scientifique, qui ne peut commencer que là où le mythe a cessé. Ce puéril engouement pour les choses merveilleuses et antiques est un héritage très édifiant que l’Église romaine tient du paganisme romain, qui lui aussi ne connut ni l’étude de la nature ni l’étude de l’histoire. Ainsi chaque fois que l’esprit historique apparut, le catholicisme lui barra le chemin : Abailard fut incarcéré pour avoir nié que saint Denis l’Aréopagite était le premier apôtre des Gaules, et la même chose faillit arriver a Launol, qui prouva que sainte Madeleine n’a jamais été en Provence, et que le prophète hébreu Élie n’est pas le fondateur des Carméites chrétiens. Cette obstination vient d’un instinct psychologique, qui ne se fait pas d’illusion sur les suites inévitables de la destruction d’une seule tradition ou d’un mythe isolé ; les autres vont irrévocablement être entraînés dans le même abîme de la critique[12].

Dans le vrai catholicisme il ne reste debout que la syllogistique, la sophistique, qui est une activité intellectuelle, mais secondaire et dépourvue d’esprit. Elle se base sur le fameux praejudicium auctoritatis, et n’a par conséquent pas le moindre judicium en elle-même, ou plutôt son jugement est précisément dans le préjugé. L’opposition contre les nouveautés comme on disait alors, fut poussée par la Sorbonne jusqu’à condamner comme hérésie la prononciation améliorée de la lettre Q, qui avant 1550 avait été prononcée comme K (Freig. in vita Rami, Dict. de Bayle) et un évêque français révoqua un chanoine qui n’avait pas prononcé Paraclytus mais Paracletus, la Sorbonne aussi condamna Érasme à cause de cette innovation lexicographique. La scolastique se montra bonne catholique, comme toujours, dans les luttes de l’église contre la pensée à l’époque de la renaissance : à un grand médecin à Venise, qui fit voir à son auditoire que le tronc nerveux descend du cerveau et non du cœur, un péripatéticien catholique répondit après un moment d’hésitation : « vous avez si bien démontré à mes yeux que vous m’auriez convaincu, si le texte d’Aristote ne me prouvait pas le contraire. » Pascal, ce bon catholique, était malgré ses études tellement scolastique qu’il n’abandonna la théorie de l’horror vacui qu’à regret.

Ce qui est très caractéristique pour le catholicisme, c’est qu’il ne procède que par un intermédiaire : entre l’homme et Dieu, il y a le Christ ; entre le Christ et l’homme, il y a le pape ; entre l’homme et la nature les scolastiques interposent Aristote, et encore quel Aristote ! La version latine ! De même érige-t-il entre l’homme et la bible un mur — il l’appelle un pont — sous le nom de vulgate : « L. Allatius fait mention d’un décret de la congrégation générale des cardinaux, daté du 4 janvier 1577, portant qu’il ne fallait pas s’en écarter (de la traduction latine), pas même à l’égard d’une syllabe on d’un iota. » (Bayle répub. 131, 333).

Beaucoup de beaux et magnifiques exploits scientifiques ont eu lieu dans le catholicisme, mais gardons-nous de les appeler ses résultats. Hroswithe au dixième siècle, la nonne allemande qui lit et imite les comédies de Térence, avoue qu’elle commet une faute antireligieuse. Saint-Ignace de Loyola déteste les études scientifiques au plus haut degré, par ce qu’il les fait dans un but pieux et partant opposé à la science : propter degustatam spiritus suavitatem a studiis litterarum abhorrebat (Ribandaneira, 69). En un mot, ce que des moines ont fait pour les sciences, n’a que la valeur d’une aumône jetée à l’esprit scientifique.

Il serait peu juste de mépriser ce qui dans quelques ordres a été exécuté, par quelques individus qui portaient dans leur âme plus que tous les autres une inextinguible soif de penser et de rechercher, mais il ne faut point estimer cette aumône prix égal à l’amour sacré qui fait de la science à cause de la science, et qui n’a plus besoin de placer la lumière sous le boisseau.

Érasme est un exemple de cette belle émancipation du génie littéraire et scientifique : ad litteras tantum rapiebatur animus. écrit-il au prieur de son couvent,et il le quitte pour toujours.

Les jésuites, tout en faisant de la science une de leurs occupations principales, n’y ont jamais eu un autre but que la propagande religieuse ; les sciences ne sont à leurs yeux qu’un instrument, le moyen est sanctifié par le but. Ils ont tort de ne pas avoir pardonné à Descartes ; ce penseur était assez bon catholique pour écrire : « peut-être Dieu est-il capable de rendre vraies à la fois deux notions contradictoires, une vallée par exemple qui est en même temps une montagne. » Machiavel, l’hérétique Vanini ont dit de semblables erreurs. Partout c’est la croyance aux miracles qui occasionne les faiblesses momentanées de ces grands lutteurs de l’idée : « Les médecins, dit Luther, quand ils attribuent les maladies mentales à des causes naturelles et non au démon, ignorent à ce qu’il paraît combien est grande sa puissance. » Et Réaumur, pour avoir cité Peircscius, qui avait démontré que la fameuse pluie de sang, très redoutée par les fidèles d’alors, n’était rien autre choses que des excréments d’insectes, fut blâmé par les journalistes de Trévoux de la manière suivante : « Le public a toujours droit de s’alarmer, il est coupable, et tout ce qui rappelle l’idée de la colère d’un Dieu vengeur, n’est jamais un objet faux de quelque ignorance philosophique qu’il soit accompagné. » Leur pensée intime, dit Réaumur, était que pour exciter à la piété il ne fallait pas s’embarrasser des idées exactes. Les théologiens se fâchaient contre Réaumur quand il leur avait prouvé que la prétendue métamorphose des insectes n’était qu’apparente ; elle avait été regardée par les plus célèbres écrivains de l’église comme une image de la résurrection.

Haller considérait les monstres comme des effets surnaturels de la volonté de Dieu, il tance d’impiété l’opinion contraire.

Mais ce que nous pouvons pardonner aux naturalistes et théologiens du passé, nous devons le poursuivre chez nos modernes, ceux-ci n’ayant plus l’excuse de l’ignorance ; nous blâmerons sévèrement ce que M. Hochstetter dit (Botanique popul.) : « Beaucoup d’animaux se nourrissent des petites graines du plantain, donc Dieu, à ce qu’il paraît, l’a fait croître tout le long des chemins et des prairies. » La théologie qui avait de tout temps insisté sur l’origine surnaturelle du langage humain, se sentit comme frappée de la foudre lorsqu’un théologien allemand en 1770 prouva le contraire : Herder, il est vrai, n’était théologien que de métier, son âme, son intelligence étaient celles d’un vrai philosophe, naturaliste et poète, et comme tel il réussit à prononcer la formule suivante : « La langue a été inventée, d’une façon aussi naturelle et aussi nécessaire à l’homme que l’homme est homme : elle n’est point un cadeau venu du ciel. » Les anciens physiciens, du reste, expliquaient si mal ce fait naturel, que les métaphysiciens contemporains préféraient l’interprétation théologique : voilà encore une preuve historique de ce que j’avais dit : « La déduction des choses naturelles d’une cause surnaturelle n’est que l’ignorance où nous sommes sur la cause naturelle », et chaque élargissement du cercle scientifique correspond à un rétrécissement du cercle théologique. Aux yeux du païen classique les phénomènes les plus vulgaires étaient des actes divins, le chrétien ne donna ce nom qu’aux faits extraordinaires. Thomasius et beaucoup d’autres métaphysiciens ou théologiens considéraient, encore au commencement du 18e siècle, l’art d’écrire comme un don directement venu de Dieu : jusqu’à ce que le vieux docteur Heumann (Acta philos. I, 807) les confondit par la simple question : « Dieu n’aurait-il pas mieux fait est apprenant déjà aux hommes de la plus haute antiquité l’art typographique ?  »

La vraie religiosité ne saurait exister que là où la religion est libre, c’est-à-dire séparée de toute influence politique qu’elle pourrait exercer ou subir ; un État politique qui fait de la religion un impôt indirect, organise par là l’hypocrisie. Elle n’est pas libre, non plus, là où la mécréance est épouvantée par un enfer, et la croyance alléchée par un paradis. La crainte et l’espérance privent l’homme de sa liberté, et surtout en religion ces deux agents sont aussi vils que dangereux : c’est comme si vous versiez à quelqu’un de l’opium pour lui arracher sa parole d’honneur au milieu de ses rêves. Il s’ensuit que l’Église était parfaitement logique en employant la force brutale, et que le contraire aurait été une absurdité : vous vous adressez aux passions matérielles de la peur et de l’espérance pour infuser à l’homme la foi, veuillez alors ne pas vous arrêter à moitié chemin, et si la parole ne suffit plus, employez en gradation rationnelle les moyens matériels, depuis le simple coup de fouet jusqu’à la mort la plus compliquée et combinée de mille sortes de tourments.

Le but sanctifie les moyens, c’est une maxime bien antérieure à don Ignace de Loyola, elle appartient au christianisme primitif (pia fraus) et sert de base à l’apologie que l’évêque d’Hippone fait des poursuites contre les hérétiques[13].

Le concile de Constance, disent les protestants, a prononcé le mot : fides non est servanda haeriticis ; les catholiques le nient, et avec raison. Il n’y a point été prononcé dogmatiquement, mais il s’ensuit logiquement du principe de l’intolérance prêché par Augustin, qui est le chef historique reconnu de l’Église (Carranza Summa om. Concil., 326). 11 recommande à l’autorité politique comme un devoir l’executiun de tous les hérétiques, et les catholiques du temps de Bayle justifient par là même les martyres qu’ils font endurer aux reformés français (Nouv. de la Rép., 688 Dict. , art. Léou). L’hérétique est plus infâme que les voleurs et les assassins, ce serait donc un crime de le protéger par un serment.

Ainsi, qui dit : le chrétien quand il est immoral, ne l’est que parce qu’il est homme, devrait en même temps comprendre que le chrétien quand il est vertueux, l’est précisément parce qu’il est homme. Cette distinction entre l’homme et le chrétien dans un même individu chrétien est louche, mais enfin, quand on y tient il faut être conséquent jusqu’au bout. L’homme a été déjà bon avant le christianisme. Et encore, un individu dépravé qui en chrétien suit la loi religieuse, ne le fera que parce qu’elle lui a été commandée, mais il la regardera toujours comme une puissance extérieure qui lui est imposée, et de tous les dogmes du christianisme cet homme ne s’inclinera que devant celui de la perversité innée à l’essence humaine ; ce dogme lui sera plus sacré que celui de l’existence de Dieu. Il se cramponne donc à la Bible, ce document extérieur, et il hait ceux qui ne font pas de même, comme capables de tous les crimes.

Le dogme de la perversité radicale de l’homme est lui-même au plus haut degré un dogme pervers, il lui suce la moëlle des os, il le rend machine, il l’avilit en même temps à ses propres yeux ; tant que l’humanité croira ce dogme, elle restera en effet misérable et abjecte. La vertu intérieure est déshéritée, quand le péché possède seul le privilège de se propager de naissance en naissance ; alors on ne peut plus croire au bien moral. Une religion poositive ne peut avoir une force vraiment morale que là où elle est une ecclesia pressa et militans en face d’une religion ennemie qui la frappe de proscription : voyez l’ancien christianisme et la reforme protestante. Dans sa première époque elle est négative contre une autre religion positive constituée ; elle est alors appelée athéisme, hors la loi commune, mais elle est puissante et belle par le droit imprescriptible et naturel de la conviction et de la conscience. Mais ces beaux temps passent vite ; le seul moyen de leur donner de la durée serait de laisser libre la non-croyance à côté de la croyance. La moindre distinction matérielle, directe ou indirecte, que la foi établit entre elle-même et la non-foi, y cause non-seulement une inextricable confusion, mais aussi la ruine complète de la foi : voyez encore le christianisme et la réforme.

Il serait absurde de déclarer pour autant d’anthropopathismes et anthropomorphismes très innocents et purement allégoriques, la colère, la jalousie, l’ambition dont le Dieu théologique s’est paré. Cette excuse vient du raisonnement et non de la foi ; les annales du christianisme prouvent clairement que la colère et l’orgueil de son Dieu possèdent toutes les qualités de la réalité la plus matérielle : les larmes et le sang des chrétiens des catacombes dans les trois siècles romains ne sont qu’une goutte, en comparaison avec cet océan de sang et de larmes des hérétiques que l’Église triomphante faisait couler pendant treize siècles. Ces idées se retrouvent même comme des raisons pénales dans les codes sanglants de Justinien et de Maximilien, ce qui met le comble au déshonneur du christianisme. Ce qu’il a de démoralisant, c’est la signification qu’il donne à la foi : « Elle seule, dit-il, vous rendra bienheureux, or sans les bonnes œuvres elle ne vaudrait rien, donc vous êtes obligés d’en faire. » Mais abstraction faite des sophismes de cette phrase, qui a permis à la foi de mettre de bonnes œuvres à la place des vertus ? C’est ravaler singulièrement la valeur de celles-ci ; là où la vertu n’est plus principe, elle est hors-d’œuvre et l’homme la perd de vue. Le christianisme tombe ici dans la faute immorale de l’épicurisme, qui lui aussi disait : « Le plaisir vous rendra bienheureux, or sans de la vertu point de plaisir, donc vous devez être vertueux » « Non est voluptas sine virtute, inquit. Sed quare ante virtutem est ? de ordine putas disputationem esse ? de re tota et de potestate ejus ambigitur, non est virtus si sequi potest ducere debet. (Sénèque, de benef., 4, 2.) »

L’ancien athéisme prétendu spéculatif consiste, on le sait, à nier l’existence de Dieu, il efface celle-ci, mais sans effacer les qualités de Dieu ; il a parfaitement raison vis-à-vis de la question « un Dieu existe-il ? » car cette formule est applicable à je ne sais combien d’objets. On demande alors : « Est-ce qu’il y a un Dieu ? » Comme : est-ce qu’il y vraiment une Amérique ? Dans l’un comme dans l’autre cas il s’agit d’un objet physique, matériel, objectif, tombant entièrement dans l’horizon de nos sens corporels, bref empirique, mais dans la question sur Dieu l’existence ne peut être vérifiée, il y a donc là contradiction intérieure, c’est là l’origine de l’athéisme des anciens. La notion de l’existence telle qu’on la comprend dans la formule précédente, est éminemment dépourvue d’esprit et d’intelligence, elle est applicable aussi au démon : «  Est-ce qu’il y a un Démon ? » Cette question vaut bien l’autre : Bayle peut donc dire que cette foi reste sans aucune influence sur le caractère moral de l’homme.

Leibnitz se fait l’avocat des dogmes du point de vue de la nécessité rationnelle : « puisque Dieu a permis le vice, dit-il (Théodicée 2, 124), il faut que l’ordre de l’univers, trouvé préférable à tout autre plan, l’ait demandé ; Dieu veut l’ordre et le bien, mais il arrive quelquefois (??) que ce qui est désordre dans la partie est ordre dans le tout… La permission des maux vient d’une espèce de nécessité morale » (128). C’est bien, mais comment des théologiens n’y ont-ils pas vu une hérésie ? car le mal, selon leur doctrine, est surnaturel, diabolique, et ne peut être anéanti que par quelque autre chose d’aussi surnaturel mais antidiabolique, par l’incarnation de Dieu. La théologie doit toujours maintenir l’origine du péché deo inrito et inscio, à l’insu et contre la volonté de Dieu, car le péché est si puissant, et il éprouve une si forte antipathie contre le péché, qu’il se voit obligé de verser son propre sang pour en triompher. La dernière folie de toutes dont la théologie se rend coupable, est donc de croire que le péché ait été prémédite d’avance par Dieu : s’il l’a prémédité, la grande tragédie divine n’est qu’une mesquine farce. Voilà comme la théologie blasphème à son insu.

De temps en temps les chrétiens se souvinrent, à ce qu’il parait, de la force innée de la vertu : Thomas d’Aquin, Hugo de Groot dirent que, même s’il n’y eut pas de Dieu, nous serions obligés de suivre les lois du droit naturel ; mais ces aveux isolés sont sans importance parce qu’ils contredisent la foi. Et du reste, quoi de plus contradictoire en soi, que la théologie ? la critique n’en doit pas prendre acte, et si elle le fait, ce ne sera que pour en conclure la guerre éternelle entre la foi et la raison.

Leibnitz[14] reproche à Bayle une idée sur le péché originel comme si elle était particulière au philosophe français, il ne voit donc pas combien elle est théologique ? il ne voit donc pas combien il contredit la religion quand il dit dans sa Théodicée, que la défense divine était comme celle qu’un père fait à son enfant de jouer avec des couteaux ? (112) Leibnitz veut par ce sophisme éviter le décret purement arbitraire, il ne voit donc pas que toute la scène se passe sur un sol supranaturaliste ?

Les scolastiques sont, comme saint Augustin, assez naïfs pour étudier, entre autres, les qualités physiques ou plutôt hyperphysiques du corps d’Adam avant le péché : ils ne se gênent point de s’exprimer avec beaucoup de franchise : « si le pèche originel n’eût pas eu lieu, sicut alia membra corporis aliis admovemus, ut manum ori sine libidinis ardore, ita genitalibus uterentur sine aliquo pruritu carnis » (P. Lombard. sentent. II. distin. 20, 83), et selon Albert-le-Grand (Summa. 63, 168), ce corps était exempt de douleur même quand des pierres fussent tombés dessus. Comment Leibnitz a-t-il pu démontrer la transformation, sans miracles, de ce corps adamite en un corps ordinaire. On a beau être génie universel, on n’a pas pour cela le privilège de se jouer des mots et des notions, et d’écrire : « je me rappelle le géomètre et astronome français Auzout, virum non vulgaris doctrinae, inter maxima argumenta existentiae Dei non inepte (?!) referre in diversis sexibus partium generationi dicaratum consensum (Opp. omn. II, 144). Et quant au péché originel, on connaît la ruse théologique pour le justifier aux yeux de l’équité : « Adam renferma en lui tout le genre humain, donc tout le genre humain pécha en et par lui, donc nous tous devons être punis » (P. Lomb. 2, 30. Alb. Mag. 197. Pro peccato originali punitur parvulus licet non sit suum personaliter, tamen suum est naturaliter). Charmant ! Mais ce qu’il y a de plus beau dans cette atrocité, c’est que si toute l’humanité a péché en Adam, elle a été punie aussi en lui ; Adam est censé représenter le genre humain dans le premier acte du drame, il doit l’être aussi dans le second ; Adam a été châtié par perte du paradis et de l’immortalité corporelle, sa mort était donc la plus cruelle, une mort de signification universelle. Dieu par conséquent, qui se disait un être aimant, devait être concilié, Adam est déjà le christ, et le péché originel, ou originant comme dit Albert-le-Grand, a été déjà effacé en Adam même. Il n’est donné qu’à la théologie de produire des thèses de cette force, où la conclusion anéantit la prémisse ; la théologie ne se base dès l’antiquité que sur le mendacium et la pia fraus, elle est condamnée à être continuellement ballotée entre le nihilisme des abstractions les plus creuses, et l’anthropomorphisme le plus abject. Elle n’a pas, Je le sais, doté son Dieu de cette sensualité charnelle qu’il y avait dans les divinités païennes, mais en revanche elle lui a prêté toutes les misérables et odieuses passions de la personnalité, toutes, entendez-vous ? sans aucune exception ; elle a institué ou du moins sanctionné par là l’idolâtrie de la personnalité, cette dégoûtante vénération pour l’orgueil, la présomption, la jalousie, l’envie, le faux honneur, le caprice, tout cela est respecte en tant que faisant partie immanente et inhérente (!) de la personne humaine. C’est le mauvais côté de l’individualisme, le subjectivisme, et devant lui il n’y a plus de moralité objective qui tienne ; tout à fait comme le Dieu des théologiens qui n’agit jamais autrement que d’après son bon plaisir, ce Dieu qui s’est immolé la justice, l’équité le bon droit en condamnant Adam et les enfants d’Adam. Ainsi, fonder la vertu sur la théologie, c’est-à-dire sur le dogme de l’existence d’un Dieu personnel, est un hysteron proteron et les vertus du chrétien risquent fort de n’être que spécieuses, apparentes, puisqu’elles ne naissent point, d’après son propre aveu, de l’amour direct de la vertu, mais indirectement, de ce qu’il appelle amour de Dieu. Or ce Dieu est un être personnel, et la notion de la personnalité embrasse tout ce qu’il y a dans l’homme, absolument tout ; donnez-lui en outre comme attribut la sainteté, attribut éminemment suspect par ce qu’il craint la lumière : et vous pouvez y placer tout intérêt égoïste, toute idée déraisonnable, et toute pensée immorale. Il me paraît nécessaire d’insister sur ce culte de la personnalité, je le considère comme diamétralement opposé à celui de la vertu antique (ethica), du Bien (Kalon Kagathon), qui est assez grand par sa force intérieure pour se passer de la forme individualisée. Avec le Dieu personnel vous intronisez un législateur extérieur, une très-haute police, et Fred. Schlegel avait raison de se moquer du Dieu éminemment juridique dans la Théodicée de Leibnitz. Si des théologiens comme Albertus Magnus (Tract. 16. Quaest. 102, 3.) ont deux ou trois fois dit qu’il fallait aimer la vertu pour elle-même, ils l’ont dit par mégarde, quandoquidem bonus dormitat Homerus… Mais cette idée est déplorable : vous dégradez les vertus si vous les aimez à cause de je ne sais quoi, au lieu de les adorer par et pour elles-mêmes.

Un fils qui ne ment pas pour ne pas déplaire son père, est assurément un enfant obéissant et louable, mais encore assez éloigné de la vertu. L’idée de la vertu, voilà la première, ce n’est que par elle que celle d’un Dieu se précise et se maintient dans la pureté ; si non, vous aurez bientôt le Dieu de la nonne hystérique et nymphomane, ou du piétiste langoureux et obscène. La personnalité divine ne doit donc être qu’un accessoire, et alors elle devient superflue.

Nicolle, l’ami intime de Pascal, écrit en bon théologien : qu’y a-t-il de plus dur en apparence (??) que la condamnation d’enfants pour le crime d’un seul homme (Adam)… C’est par la vérité des dogmes qu’il faut juger s’ils sont cruels. Tout ce que Dieu fait ne saurait être cruel, puisqu’il est la souveraine justice » (Rep. aux quest. 874). Cela signifie : toute chose que Dieu fait est bonne, même si elle était la plus atroce, la plus injuste, la plus infâme, car le bien tel qu’il s’applique à Dieu doit être entendu d’une façon tout autre que chez l’homme, dont les faibles idées, comme Nicolle s’exprime, ne peuvent pas juger sur ce qui est juste ou cruel.

Notre Leibnitz, dans sa chevaleresque complaisance pour une aimable reine, et parce qu’il était tolérant de nature envers des opinions contemporaines dont son intelligence universelle, je t’espère du moins, s’était émancipée au fond, démontre dans sa Théodicée entre autres thèses de la même valeur aussi celle que Dieu ne peut pas pécher tout faisant ce que l’homme appellerait crime (176).

Le calvinisme dit que Dieu qui désapprouve publiquement te péché, l’approuve en secret (Rép. aux quest. 842), et Xénophane reçoit pour réponse de ses compatriotes idolâtres : « Insensé, tu oses reprocher à nos divinités leurs actions parce qu’elles ont de la ressemblance avec ce que nous autres mortels appelons péché et crime ? Tu ne sais donc pas que l’adultère des dieux n’est point un adultère humain ? » Heureusement, chrétiens et païens valent un peu mieux que leurs divinités ; mais ne me dites pas qu’il faut suivre les commandements de Dieu et non ses actes : l’exempte est plus puissant que la parole. Il en est de même de tant d’actes des saints que la théologie donne pour modèles : l’assassinat d’Abraham sur son fils Isaac est un de ces faits bibliques qui, lui seul, est capable de bouleverser l’intelligence, le bon sens, le bon goût, le cœur et le caractère, parce qu’il efface toute différence objective entre le bien et le mal ; l’infanticide n’est donc qu’un crime formel, et point un crime essentiel, matériel. Jurieu dit avec une louable franchise : « ce qui va décider de tout, c’est le droit souverain de Dieu sur les créatures, cette puissance sans bornes doit imposer silence… Les noms d’être, de substance qui pense, volonté, liberté, justice sont tous noms équivoques qui ne signifient pas en Dieu, ce qu’ils signifient dans l’homme[15], (vie de M. Bayle : Desmaiseaux 105) ; c’est-à-dire, les attributs a, b, c ne signifient plus a, b, c : Dieu est en colère, dit le vrai théologien, mais en colère, sans colère. Le vrai théologien est donc un falsificateur de notions et paroles ?

Scientia sin charitate inflat, charitas sine scientia aberrat, scientia cum charitate aedificat dit saint Bernard, mais il ne faut jamais prendre à la lettre de pareilles expressions théologiques. Toute phrase, tout mot a un double sens dans la bouche théologique, un sens terrestre et un autre surterrestre ; le Langage religieux est une amphibologie d’un bout jusqu’à l’autre. Ainsi, science signifie ici, non ce que tout le monde païen et philosophique appellerait, mais science théologique, théologie proprement dite, et nos adversaires se rendent coupables de perfidie littéraire quand ils nous opposent des citations comme celle-là.


Chapitre IV.

Dieu considéré comme Loi Morale.


Niez l’homme, et vous niez implicitement la religion. Elle ne veut point de cet être purement abstrait, infini, indéfini, universel et dépourvu de tout anthropomorphisme, dont le chap. III s’est occupé ; elle se détournerait de cet être qui lui dirait, à tout instant, de sa voix terrible : Homme, tu n’es rien. La religion est avec Luther, qui s’écrie : « Dieu n’est pas sérieusement en colère, même quand il a l’air de l’être (8, 208). » Cette grande colère divine, c’est un anthropomorphisme, c’est la manière allégorique dont on se représente l’indignité et la méchanceté humaines ; c’est encore Luther qui vous le dira : « Écoute, mon ami : là où tu vas placer mon Dieu, tu dois aussi placer l’homme (Liv. de la Concorde, 8). » Pour trouver la paix de Dieu, il faut absolument que ce Dieu soit essentiellement co-naturel avec nous, qu’il nous ressemble au fond. Longtemps déjà avant Luther, le chef des grands mystiques allemands, le moine Tauler, déclarait : « Chaque être ne saurait se reposer que dans l’élément, dans l’endroit d’où il est né ; or, c’est de Dieu que j’ai mon origine, c’est en lui et de lui que je suis né, Dieu, c’est ma vraie patrie, à moi. J’ai déjà préexisté Dieu avant en ma naissance terrestre (Sermons de quelques Maîtres, 1621, p. 81. Hambourg, en allem.) »

Ainsi, vous le voyez, un Dieu qui n’exprime que la raison, ne plaît point aux âmes religieuses. La raison s’intéresse pour tout, à tout, de tout ; elle fait de l’insecte le plus mesquin, d’une substance vile et abjecte un objet de ses recherches les plus scientifiques : elle en fait autant de l’homme, qui s’appelle l’image de Dieu. Combien de reproches les premiers chrétiens n’ont-ils pas fait aux païens, de s’occuper de l’univers au lieu du salut de l’âme ? Ce n’est guère au christianisme dogmatisant, ce me semble, c’est à l’enthousiasme rationnel pour la nature, que nous devons la minéralogie, la botanique, la physique, la zoologie, l’astronomie et les autres sciences. La raison est panthéiste et universelle, le christianisme dogmatique est anthropothéiste.

La seule manifestation d’intelligence et de raisonnement dans la religion, c’est le postulat de la perfectibilité morale. Dieu, en ce cas, est le commandement suprême de la morale, la règle suprême du bien moral ; ce Dieu n’est rien autre chose que notre conscience humaine, qui nous crie constamment : tu dois te perfectionner, tu dois progresser.

Mais, je le répète, le Dieu de la morale abstraite, un Dieu séparé de l’homme, laissera ses adorateurs froids, parce que ceux-ci sentent l’énormité de la distance qu’il y a entre lui et eux. L’éternité et la toute-puissance sont trop immenses pour se prêter à la moindre comparaison avec ce petit point chétif et caduc qui s’appelle homme ; il faut donc nous prêcher, tant bien que mal, l’imitation de ce Dieu de la très-haute morale, représentée sous forme d’une loi. La loi s’adresse a notre volonté, elle éveille notre activité. Nous ne saurions, en effet, nous imaginer une volonté parfaite qui soit une avec la loi, sans y ajouter l’idée du devoir, de la stricte et rigoureuse observance. L’idée d’un être suprême de la morale pure et abstraite n’a rien de rafraîchissant, parce qu’elle nous fait trembler en nous excitant à courir vers un but que nous n’atteindrons jamais. Cette influence de la loi morale, adorée comme être suprême, s’opère en ce sens que nous plaçons, vis-à-vis de nous, un être qui n’est point autre chose que notre conscience, mais un être qui est étranger au nôtre, un être enfin qui ne sait que condamner et anathématiser.

Pour sortir de cette angoisse infernale, où nous sommes mis par l’adoration rigide et glaciale de la loi morale, il ne nous reste qu’un seul point d’appui le cœur. Le cœur est clément et doux, miséricordieux et pardonnant : la loi despotise, dit le vieux proverbe sacré, l’amour affranchit. Les anciens mystiques disaient : Dieu est l’être le plus sublime et le plus ordinaire à la fois. Leur dieu était le cœur, l’amour, tandis que la loi nous tue, comme Luther s’exprime (XVI, 320). L’amour, c’est l’idéalisme de la nature de l’univers, il est lui-même esprit ; les rossignols ne chantent, les roses ne fleurissent que par amour, et notre déplorable vie sociale d’aujourd’hui tressaillit plus souvent, plus profondément qu’elle n’ose en convenir, quand l’amour fait fuir sa grande et pénétrante lumière sur l’abîme de notre désorganisation. C’est bien lui qui unit ce qu’avaient séparé la foi religieuse et les préjugés ; il joint Dieu, à l’homme et l’homme à Dieu ; vrai terme moyen, comme disent les anciens docteurs du mysticisme, il est le principe médiateur entre ce qui est parfait et ce qui est imparfait, le lien entre l’être entaché de péchés et l’être qui est au- dessus de tout péché. Il est donc évident que les péchés ne sauraient être remis que par un être aimant, doué de chair et d’os, de nerfs et de sang, c’est-à-dire par l’Homme-Dieu ; un dieu moral, je veux dire la morale elle-même, ne pardonnerait jamais des actions immorales. C’est ici le point pivotal d’un dogme dont le chapitre suivant aura à s’occuper ; c’est d’ici que le sang du Christ, le sang humain devenu mystère, est tenu, car le véritable Dieu chrétien, personnifié dans la figure de Jésus-Christ, a le droit, a le besoin de pardonner, chose qu’il ne peut point faire tant qu’il reste renfermé dans la terrible et immense majesté de Dieu-père, de Jehova, de la loi morale : « Dieu seul, si vous voulez traiter avec lui sans son fils, n’est qu’un Dieu de la terreur, qui ne vous apportera aucune consolation (Luther, XV, 298). »

La nature, l’univers sont sans valeur aux yeux du vrai chrétien ; il ne pense qu’au salut de son âme ; saint Bernard dit : « A te incipiat tuya et in te finiatur, nec frustra in alia distendaris, te neglecto. Praeter salutem tuam nihil cogites, » Et encore : « Si te vigilanter homo attendas, mirum est si ad aliud unquam intendas (Tractat. de XII. grad.) Orbe sit sol major, etc. » « Il importe peu de savoir si le soleil soit plus grand que la terre, ou si n’ait que la dimension d’un pied ; si la lune possède une lumière propre à elle, ou si elle l’emprunte d’un autre astre quelconque ?  » « Quae necque scire competndium, neque ignorare detrimentum est ullum… Res vesira in ancipiti sita est : salus dico animarum vestrarum, » dit Arnobius (adv. gentes, 2, 61). Lactance trouve qu’il importe peu de connaître la source géographique du Nil, peu d’avoir appris le radotage des astronomes : « Quaero igitur ad quam rem scientia referenda sit : si ad causas rerum naturalium, quae beatitudo erit mihi proposita, si sciero unde Nilus oriatur, vel quicquid de coelo physici delirant ? (Instit. dic., 3. 8). » Aurèle Augustin (de More eccl. cath., I, 21) s’exprime aussi sévèrement : « Etiam curiosi esse prehibemur… sunt enim qui desertis virtutibus et nescientes quid sit Deus… magnum aliquid se agere putant, si universam istam corporis molem, quam mundum nuncupamus, curiosissime intentissime que perquirant… Reprimat igitur se anima ab hujusmodi vanae cognitionis cupiditate, si se castam Deo servare disposuit ; tali enim amore plerumque decipitur, ut nihil putet esse nisi corpus. » Écoutez Ambroise (Hexaem., 1,6) : « De terrae quoque vel qualitate vel positione tractare, nihil prosit ad spem futuri, cum satis sit ad scientiam, quod scripturarum divinarum series comprehendit, quod Deus suspendit terram in nihilo : » Il lui suffit de savoir que Dieu a suspendu notre globe dans le vide ; voilà toute la science naturelle dont Ambroise se contente, et saint Augustin qui sait que la chair humaine aura un jour sa résurrection est convaincu de savoir plus que les médecins qui étudient scientifiquement le corps de l’homme : « Longe utique praestantius est, nosse resurrecturam carnem ac sine fine victuram, quam quicquid in ea medici scrutando discere potuerunt (Sur l’âme et son origine, 4, 10). »

Luther dit : « Eh bien, laissez donc cette science naturelle : si vous savez que l’eau est fluide et que le feu est chaud, vous en savez assez ; vous savez comment administrer votre ménage, la terre, le bétail, vos enfants, et cela suffit. Mais apprenez avec zèle ce que c’est le Christ, il vous enseignera le reste ; vous connaîtrez ainsi Dieu et vous-mêmes, ce qu’aucune doctrine naturelle, aucun professeur naturel ne saurait vous dire (XIII, 264). » « Celui qui est bien malheureux, dit Augustin (dans les Confessions, 5, 4) qui connaît toutes les créatures sans connaître toi, ô mon Dieu bien heureux est celui qui te connaît sans les connaître. » on peut citer une quantité innombrable de passages comme ceux-là, sans en apprendre autre chose que l’indifférence singulière du christianisme dogmatique à l’égard des sciences et des beaux-arts, et il me répugne d’entendre cette frivolité de nos chrétiens modernes, ou mieux dit de nos pseudo-chrétiens (St. Augustin et les autres grands athlètes de la religion mystique ne les reconnaîtraient assurément point pour frères), quand elle nous vante toujours comme le glorieux résultat du christianisme la civilisation et la culture des nations modernes. Voyez plutôt avec quelle sincérité nos anciens chrétiens s’expriment sur ce point : « Pourquoi, mon cher Érasme, écrit Luther (XIX, 37) ne t’étonnes-tu pas aussi de ce que, depuis le commencement du monde, il y avait parmi les païens des hommes plus distingués, plus savants, plus intelligents, plus versés dans les beaux-arts et les industries, que parmi les chrétiens, ce peuple de Dieu ? Mon cher Érasme, le Christ l’a déjà dit : « Les enfants du monde sont plus savants, plus prudents que les enfants de la lumière divine ; c’est un mot important. Je passe les Grecs, Démosthène et tant d’autres, et je ne trouve personne parmi les chrétiens que je pourrai comparer à Cicéron, quant à l’intelligence et quant à l’esprit, » Philippe Mélanchthon (et al. declam. 3. de vera invoc.) s’écrie : « quid igitur nos antecellimus ? num ingénio, doctrina, morum moderatione illos (paganos) superamus ? Nequaquam ; sed vera Dei agnitione, invocatione et celebratione praestamus » : ainsi ce réformateur religieux, qui n’en est pas moins un ancien chrétien, dit que les chrétiens ne sont supérieurs aux païens qu’à l’égard de la connaissance et de l’adoration de de Dieu, et point quant au génie ni aux mœurs. Ceci est un aveu important. [16] Le caractère le plus saillant du christianisme dogmatique est sans contredit le dualisme. Des contradictions se trouvent aussi dans le paganisme ; où n’y aurait-il pas des contradictions et des contrastes ? Mais, remarquez le bien, les contradictions du paganisme n’ont point un sens métaphysique, elles n’ont point été poussées jusqu’au dernier mot ; ce ne sont que des contradictions naturelles, matérielles, secondaires, et qui ne naissent, comme les péchés et les souffrances des païens, que de la sphère de l’irritabilité de l’organisme humain, tandis que celles du christianisme viennent du principe psychologique de la sensibilité de l’organisme. Certes, elles ont inquiété et labouré le cœur du païen, mais sans attaquer aussi sa tête, sans détruire cette célèbre tranquillité de l’âme (tranquilitas animi), cette énergie si naïve et grandiose que nous admirons aux anciens Hellènes et Romains. Le christianisme, qu’il faut distinguer de la doctrine de Jésus le Nazaréen, a ajouté à tant de maux naturels encore des maux fort superflus, fort inutiles, aux luttes nécessaires des luttes transcendantes, aux souffrances du corps des souffrances spirituelles, aux contradictions naturelles des contradictions contre-naturelles : comme par exemple la contradiction si poignante, si navrante entre Dieu et l’univers, entre la terre et le ciel la grâce et la nature, la chair et l’esprit, la raison et la foi, etc. Le gigantesque combat de l’église et de l’état n’était que l’expression extérieure, politique de toute cette longue série de contradictions, les plus impitoyables qui aient jamais déchire l’âme de l’homme. Les philosophes parmi les païens connaissent, il est vrai, la discorde qui existe entre raison et passion, entre volonté ou science et action (Aristote dans l’Eth. à Nicom. 7, 3 ; Bayle, dictionn. artic. Ovide), et entre esprit et chair ; le mot chair, caro, sarx, se lit dans Sénèque (epist. 74, il dit : « ne mettons pas la somme du bonheur dans notre chair ») et cela opposé au mot animus. Sénèque dit : « peccavimus omnes » (de Clem. 1, 6) : omnes mali sumus (de Ira 3, 26) : « Il n’y a personne d’entre nous qui puisse s’appeler innocent absous », ajoute-t-il (1, 14 de Ira). Les stoïciens savent fort bien que la racine du mal existe dans notre intérieur ; elle nous rend tous malades, mais malheureusement nous ne le savons pas (epist. 50). De te apud te male existima (68) ; connais-toi toi-même.

Les païens, eux aussi, connaissent un état primitif, où l’humanité avait été meilleure et moins malheureuse mais ils se le représentent sous l’image d’une concorde naïve et simple, qui n’a rien de transcendant ni de magique : Illi quidem non aurum, nec argentum, etc. etc. « Les mortels de cet âge primitif n’avaient ni de l’or, de l’argent, ni des pierres précieuses arrachées aux entrailles de la terre, et ils ne tuaient point les animaux ; l’homme fort n’avait pas encore mis la main sur l’homme faible, aucun avare n’avait encore caché son superflu en appauvrissant les autres hommes ; chacun avait pour les autres autant de soin que pour lui-même » : par erat alterius ac sui cura . En même temps les païens comprennent tout ce qu’il y avait d’imparfait dans cet état primitif : sed quamvis egregia illis vita fuerit et carens fraude, non fuerunt sapientes, « les hommes d’alors étaient des ignorants, car ce n’est point la nature qui donne la vertu, et pour devenir bon il faut que l’homme se donne de la peine », dit Sénèque (epist. 90) : non enim dat natura vitutem, ars est bonum fieri, et il ajoute qu’ils n’étaient bons et vertueux que par ignorance : « Quid ergo ? ignorania rerum innocentes erant, multum autem interest, utrum peccare aliquis nolit an nesciat ; deerat illis justitia, deerat prudentia, deerat temperantia ac fortitudo ; » ils n’étaient donc ni justes, ni prudents, ni modérés par principe, comme les stoïciens l’exigent de tout homme raisonnable.

Les païens parlent de la chute de l’homme (Horace, Od. 3 liv. I. Sénèque : a natura descivit luxuria) ; mais ils le font comme si l’état primitif eût été destiné à se changer en un état moins innocent et plus développé. Ils sont trop intelligents pour croire que l’état de la naïveté primitive aurait dû continuer à l’infini et suivant l’ordre formel de Dieu, tandis que dans le christianisme dogmatique cet état n’a cessé que par la ruse imprévue, sinon improvisée, du démon: et remarquez-le bien ce démon lui-même avait été bon au commencement. Les païens philosophes se représentent Dieu comme un être qui, loin de participer à la matière, se concilie avec nous par son essence, par sa nature : dii immortales, qui nec volunt obesse nec possunt (Seneca, De Ira 2, 37), natura enim illis placida et mitis est ; les dieux immortels, selon le chef des stoïciens romains, sont des puissances personnelles, bienfaisantes envers l’homme parce qu’elles ne sont exposées ni aux souffrances, ni aux injures et insultes. Les classes inférieures des païens voyaient dans leurs dieux immortels des êtres passionnés comme elles ; on s’adressait à un dieu quelconque pour obtenir de lui les objets désirés, et ce désir rempli, on lui en rendait grâce ; si le dieu faisait la sourde oreille, on lui grondait mais il n’y avait point de rapport métaphysique, point de relations mystérieuses entre l’âme du bas peuple païen et ses innombrables fétiches. Aux yeux d’un païen élevé dans les écoles stoïciennes, au contraire, la vertu était le Bien absolu sans être toutefois une abstraction, sans être une qualité personnelle ; elle était le bien commun des mortels et des immortels, une force universelle, la source de sa vie morale et intellectuelle. La vertu était à ses yeux la vraie intelligence.

Ce qui révolte le plus tous ces stoïciens, c’est la prétention du christianisme dogmatique de déduire la conciliation de Dieu avec l’homme d’un événement extérieur, d’un fait historique comme l’incarnation du Christ. Comment, disent-ils, vous savez la distance qu’il y a entre votre force individuelle et l’idée du beau, par exemple, et vous n’y voulez pas de médiateur ? Pourquoi vous faut-il un médiateur seulement dans la science, dans l’art de la vertu ? Faites-vous donc si peu de cas de vos autres faiblesses, que vous devez pourtant percevoir à chaque moment, quand vous mesurez votre Moi et un idéal vers lequel vous marchez ? Vous avez beau dire Dieu a été concilié par le grand sacrifice du Fils éternel : ce Dieu ne se défait point de la possibilité, de la faculté qu’il a de manifester sa colère ; cette terrible colère divine reste en essence, et la conciliation n’est qu’une apparence, qu’un remède palliatif. Saint Aurèle Augustin, ce sophiste fervent, se trompe singulièrement (Cité de Dieu, IX, 5 ; XV, 95), et Lactance a raison : la colère du Dieu chrétien veut être entendue dans un sens littéral ; elle est loin d’être une allégorie, d’autant plus que la négation de cette colère, la conciliation, est entendue littéralement, comme ayant été un fait isolé, matériel, historique, local. Si vous appelez l’une allégorie, appelez l’autre aussi allégorie. Or, votre Dieu est une personnalité ; vous appuyez si fortement sur cette conception : agréez-lui donc ce qui appartient spécialement aux personnalités, c’est la faculté de s’apercevoir d’un affront et d’y réagir, c’est-à-dire, de se mettre en colère. Le stoïcien, au contraire, ne demande pas qui, mais quoi est Dieu ? Et, content de savoir que c’est la vertu qui est l’Essence de ce Dieu, le stoïcien parle de la Divinité en singulier et en pluriel, sans attacher beaucoup d’attention à cette différence grammaticale.

L’individualité personnelle n’est point un attribut exclusif de Dieu, et le Démon des chrétiens lui aussi est un être individuel, tandis que le vrai criterium, le véritable caractère distinctif de la divinité est l’ensemble de toutes les qualités sublimes, belles et bonnes ; bref, le divin, en sens neutre et impersonnel : To théion, comme disaient les Hellènes. Mélanchthon a parfaitement le droit de dire : Deus vere irascitur (dans sa Philos. Mor.), et, en le disant, il a raison contre des théologiens qui nous parlent d’allégorie ou de symbole.

Les païens avaient du péché une idée aussi profonde que riche ; il leur était le plus affreux de tous les malheurs dont l’homme peut être accablé : Tibi persuade, dit Cicéron (Epist. ad. famil., 5, 24), praeter culpam ac peccatum homini accidere nil posse quod sit horribile aut pertimescendum. Le péché lui-même était, selon eux, le châtiment du péché ; cette idée est assurément plus sublime que toute autre : Prima et maximus peccantium est poena paccasse… sceleris in sceler supplicium est (Epist. Cic. 97), et Senèque (De Ira, II, 30 ; III, 26), Jam sibi dedit paenas qui peccarit. Les religions orientales ajoutent au péché une punition surnaturelle, après cette vie ; le philosophe païen, au contraire, avait dans la vertu une force plastique (vis plastica), une puissance réelle, un motif suffisant (causa efficiens), une source morale et même physique où il puisait l’énergie nécessaire pour rétablir la santé de son âme, de son cœur, de son esprit.

Quicquid animam rexit etiam corpori prodest : studia mihi nostra saluti fuerunt, dit Senèque (Epist. 78), et il ajoute ces grandes paroles ; « Oui, je dois ma résurrection à la philosophie ; « je lui dois ma convalescence, ma vie (morale), et c’est assez. » Le sage du paganisme, en reconnaissant la nullité intérieure du péché, reconnaît en même temps cette indestructible toute-puissance de la vertu qui se manifeste même dans le méchant (Seneca, De benefic., IV, 17), et il demeure fort et content sous l’égide de cette énergie vertueuse.


Chapitre V.

Le Mystère de l’Incarnation de Dieu.


L’Incarnation, voilà le cœur, le centre du christianisme dogmatique. C’est une larme de la miséricorde divine ; mais un Dieu qui pleure sur la misère humaine, sympathise avec l’homme, est lui-même un être humain. Dieu devenu homme n’est que l’homme devenu Dieu ; avant que Dieu se fit homme, l’homme avait été élevé à Dieu. En effet, si Dieu n’eut point été homme, comment concevoir la possibilité de son incarnation en forme humaine ? Augustin dit très-bien : « Il se fit homme, afin que celui-ci devint Dieu » (Sermon au peuple, I, 371), et Luther se prononce dans même sens spéculatif quand il dit : « Moïse, appelant l’homme une image ressemblante de Dieu, a voulu faire entendre qu’un jour Dieu deviendrait homme, » c’est-à-dire, l’Incarnation est une conséquence de la divinité de l’homme. Rien, d’ailleurs, ne nuit davantage à la réflexion religieuse, que si l’on oublie de séparer la raison et l’âme affective, le cœur, l’amour : le dieu du raisonnement, Dieu le Père, et le dieu du sentiment, Dieu le Fils. Si, au contraire, on comprend l’essence de Dieu comme humaine, on ne rencontrera plus de difficulté d’admettre logiquement sa forme également humaine. La doctrine dogmatique exprime cette vérité logique à sa manière, quand elle dit : Ce n’est point la première de Dieu, c’est la deuxième qui s’est incarnée, ou qui représente l’homme en face de Dieu ; il s’agit donc de prouver que cette deuxième n’est au fond que la première, la Personne totale, toute et entière de la religion. Sans ce médiateur (terminus medius a quo de l’incarnation), le phénomène devient inintelligible. Il faut rejeter comme appartenant au matérialisme religieux le plus grossier et le plus stupide cette autre thèse, qui dit : « L’incarnation est un fait historique qui n’est enseigné que par une révélation théologique. » L’incarnation est au contraire, une conclusion basée sur des prémisses qui sont très-claires, très-nécessaires. Il faut encore éviter l’erreur de vouloir déduire l’Incarnation par la méthode métaphysique ; elle n’est bonne que quand il s’agit de la première Personne, qui ne s’est jamais incarnée. Ma méthode, que je voudrais appeler la méthode critique et génétique (ou développante) est opposée à celle des métaphysiciens mystiques et spéculatifs ; elle ne s’étonne point de l’incarnation, et, loin d’y voir un mystère inconcevable, elle va l’expliquer nettement en le réduisant à ses éléments constitutifs, l’amour humain. La méthode métaphysique ne se rapporte qu’à la première Personne (celle-ci, comme je viens de le dire, ne s’incarne pas, elle n’est point dramatique) : on n’en saurait faire usage à l’égard de la deuxième Personne que quand on voudrait, avec intention et évidence, déduire de la métaphysique la négation de la métaphysique.

Dieu est l’Amour, dit le dogme. Nous y trouvons deux termes : Dieu–Amour. Mais quelle est la signification de cette phrase ? Est-ce dire que Dieu est un Être qui diffère de l’Amour ? Comme si nous disions d’un individu humain que nous aimons : « C’est l’Amour lui-même, c’est l’Amour en personne ? » Évidement, il en est ainsi ; l’Amour est ici comme attribut particulier de Dieu, il forme l’appendice de Dieu. Dieu qui est Amour, est aussi et en même temps Toute-Puissance, Sagesse, Éternité, etc. En d’autres termes, Dieu et l’Amour ne sont point identiques ; l’Amour n’est point Substance, il n’est qu’Attribut et Accident ; Dieu peut aussi se manifester autrement, par exemple comme Toute-Puissance, qualité si peu exclusivement divine et si peu dirigée par l’amour, que le Démon lui-même y participe jusqu’à un certain point. Si vous appelez l’amour lumière, vous appellerez la toute-puissance ténèbres ; derrière l’attribut si attrayant dont vous venez de décorer la divinité, il y a en ce cas toujours un autre être, une puissance dépourvue d’amour, un monstre diabolique qui se repaît du sang et des douleurs de l’homme ; ce terrible fantôme, quand il prend réalité historique, s’appelle fanatisme religieux ; il n’y a pas loin de là à Satan…

Les anciens héros du mysticisme chrétien ne s’y trompaient point; ils chantèrent avec une voix touchante et solennelle le triomphe que l’Amour remporte de Dieu, Amor triumphat de Deo, dit saint Bernard, lui qui à coup sûr vaut plus que toute une longue série de théologiens orthodoxes, piétistes et rationalistes des temps modernes ; je ne m’occuperai donc point des auteurs de cette catégorie ils ne sont pas à la hauteur d’une discussion sérieuse.

L’Amour divin qui, d’après le dogme de l’Incarnation, avait poussé Dieu à mourir sur la croix, était réellement du dévouement, tel que nous autres mortels l’éprouvons quand nous nous sacrifions pour le bonheur d’autrui et Mélanchthon dit avec raison : « Dieu compte les gouttes de nos larmes ; comme Dieu le Fils il se sent réellement affligé par nos douleurs. » (Declamat. 3, 286, 450.) À ceci on a objecté : Dieu est impassible sans être incompassible ; c’est une objection qui fait pitié à tout penseur, car la compassion n’implique-t-elle pas aussi une passion douloureuse, une souffrance ? Ainsi, je dis : le véritable texte de l’Incarnation c’est l’amour, abstraction faite de toute modification ; l’amour, sans y introduire une distinction sophistique entre l’amour divin et l’amour humain. Dieu en s’incarnant ne nous a sauvés que par l’amour, c’est donc bien l’amour qui est le Sauveur, et point Dieu. Dieu s’est sacrifié, dit le dogme, par amour ; il en résulte la nécessité de sacrifier, à son tour, Dieu à l’amour ; sans cela nous sacrifierions l’amour a Dieu, nous rétablirions donc de nouveau Dieu le Père, la première Personne, ou le démon du fanatisme religieux.

Maintenant, après avoir dévoilé le mensonge qui se cache sous la formule dogmatique, nous avons réduit celle-ci à sa véritable expression, nous l’avons traduite en une vérité qui, loin d’être la propriété exclusive du christianisme, appartient à la religion en général. Le mystère est devenu une idée simple et commune à l’humanité entière.

Nous arrivons désormais a un fait quant à la prière ; chaque prière est en effet une incarnation de Dieu. Les hommes, quand ils lui adressent la prière, supposent indirectement l’unité de l’Être divin avec l’Être humain. Dire que le résultat des prières a été déjà déterminé d’avance et préétabli, décrété et scellé dans le plan général de la création du monde, n’est qu’une fiction, et en contradiction avec tout ce qu’il y a dans la religion de plus essentiel. En outre, cette fiction n’a pas de consistance, parce que Dieu ayant prémédité les prières et leurs résultats avant la création de l’homme, n’en serait pas moins un Être qui cède à la parole humaine : toute la différence reviendrait à un reculement du présent jusqu’aux ténèbres illusoires d’un passé anté-mondain, l’Éternité ; cette différence est nulle, car céder à quelque chose et avoir cédé sont identiques.

Un défaut de logique a fait décrier comme un anthropomorphisme peu digne de Dieu, la théorie de l’action de la prière. La force de la prière, c’est la force de l’âme, voilà tout ; or le Dieu auquel l’âme humaine s’adresse, est nécessairement censé avoir une âme analogue, donc l’âme s’adresse en priant à l’âme. Il n’y a là rien qui soit en contradiction avec la dignité de l’âme ou, ce qui revient au même, de l’amour.

On pourrait objecter à l’interprétation que je viens de donner, la différence qui existe entre l’incarnation chrétienne et celle des religions païennes. Les incarnations des divinités indiennes et grecques, pourrait-on dire des hommes déifiés : Jupiter prend même la forme d’un taureau, ce qui prouve que quand il se fait homme, cela n’est qu’une fantaisie, qu’un caprice ; tandis que l’incarnation chrétienne exprime d’une manière infiniment plus profonde l’union de l’Être humain et de l’Être divin. Je réponds à ceci : L’incarnation chrétienne contient déjà dans ses prémisses l’Être humain tout entier ; la divinité, qui aime l’homme, a un fils en elle ; ce qui constitue une analogie, une identité avec l’homme, et l’essence est ici comme au paganisme en proportion avec la forme. La théologie spéculative, qui ne fait que semer des contradictions pour en récolter des difficultés et des énigmes qu’elle est incapable de résoudre, a tort d’appeler son homme-Dieu une combinaison mystérieuse, un fait synthétique ; l’homme-Dieu est, au contraire, un fait analytique.

C’est un mot humain avant une signification également humaine. S’il y avait ici contradiction, elle existerait déjà avant l’incarnation, dans la combinaison des notions Dieu, Providence, Amour ; tandis qu’il a été prouvé précédemment que l’amour, pour se manifester, a absolument besoin de se montrer à l’objet aimé, de le voir et d’être vu. Un poète a dit : « J’aime celui qui me veut du bien, et je veux voir mon bien-aimé ; le regard de l’amour me portera du bonheur. » La poésie est ici une meilleure dialecticienne que toute la doctrine sophistique des théologiens spéculatifs. Et saint Jean l’exprime très-clairement (I, 4, 19) : « Aimons Dieu, puisqu’il nous aima le premier. » Ainsi, l’homme est l’objet de l’amour de son Dieu ; le but de cet amour, c’est l’homme ; en d’autres termes, l’homme, en aimant ce Dieu, ne fait qu’aimer l’amour, ou l’amour est ce qu’il y a de plus sublime, de plus riche, de plus beau dans l’homme. L’amour est divin ; voilà le mot de l’énigme. Ce mot, si simple et si grandiose, n’existe pour la réflexion des théologiens que comme un mot accidentel, comme un appendice peu important mais, pour l’essence de la religion, ce mot est la vérité, la seule vérité. — Quant à l’adoration de l’homme par l’homme chez les païens et chez les chrétiens, elle a été différente, mais dans un autre sens différente que la théologie raisonnée voudrait l’interpréter[17].

Le christianisme adore Dieu, mais il l’adore dans l’homme ; saint Paul dit « que Dieu, avec toute sa richesse infinie se trouve corporellement dans le Christ ; tu ne chercheras donc plus Dieu dans le soleil, ni dans la lune, ni ailleurs, mais dans son Fils, né de la Vierge Marie. Tout ce qu’on pense de Dieu, si ce n’est dans le Christ, n’est que de l’illusion et de l’idolâtrie (Luther, VI, 47). » Cette adoration de Dieu dans l’homme n’est que l’adoration de l’homme comme Dieu ; Luther dit : « Voyez les Juifs, les Turcs, ils nous reprochent d’adorer un homme qui avait des besoins matériels et naturels (48). » Et, en effet, quand on adore Dieu dans la raison, on l’adore comme être de la raison, ou, mieux dit, comme la raison ; adorez Dieu dans les beaux-arts, et vous adorez l’être des beaux-arts, l’art lui-même comme étant votre Dieu ; adorez donc Dieu dans l’homme, et vous adorez l’homme comme votre Dieu. Vous n’adoreriez point Dieu en ce cas, s’il était à vos yeux un être différent de l’homme, un être non-humain, anti-humain, inhumain. Vous effacez la différence entre Dieu et le soleil, en l’adorant sous l’image de cet astre ; en ce cas, Dieu est à vos yeux la lumière, la chaleur, parce qu’elle est pour vous ce qu’il y a de plus beau, de plus puissant. Vous ne savez pas ce motif logique, ce nerf logique pour ainsi dire, qui régit votre adoration ; mais si votre bouche n’en parle pas, vos actes le prouvent clairement. Plus tard, la théologie, la réflexion s’agitera : doutant de la divinité du soleil, elle fait d’un dieu primitif un dieu secondaire, et elle dit : Le soleil n’est qu’une allégorie, qu’un symbole. Les classes populaires, cependant, n’aiment point cette distinction érudite ; elles rejettent les symboles, elles maintiennent l’identité. — Application faite au dogme chrétien, l’adoration de l’homme par l’homme persiste malgré toute l’érudition de nos théologiens ; vous avez beau réclamer : « L’homme, ce n’est en quelque sorte que l’habit que Dieu a revêtu. » — Vous comprendrez sans difficulté que l’habit de Dieu doit toujours être en proportion avec Dieu ; or, l’habit étant humain, Dieu est humain aussi. Voilà le cercle dans lequel vous restez enfermés de par la logique : franchissez-le, si vous osez. Mais, dites-vous, comment donc distinguer l’adoration païenne de l’homme par l’homme, de cette adoration chez les chrétiens ? À ceci Je réponds : Le paganisme adore les qualités, le christianisme adore l’essence de l’homme. Les païens grecs et romains déifient un empereur, un héros, un philosophe, un politique, un artiste parce qu’il avait eu des qualités qui paraissaient dignes d’être vénérées ; les païens se gardent bien de déifier ce personnage purement et simplement parce qu’il est homme. Les chrétiens, au contraire, font abstraction de toutes les qualités spéciales, qui, à leurs yeux, sont bien au-dessus de l’essence humaine : ils disent avec Luther : « Être prince, roi, valet, servante, ce n’est pas quelque chose : être homme, voilà tout. »

Le païen est idolâtre en déifiant telle individualité, qui, au fond, n’est qu’une image de l’essence humaine : il est polythéiste, parce que les qualités à cause desquelles il déifie un individu humain, appartiennent aussi bien à d’autres individus. Le chrétien est monothéiste, parce que l’essence, l’être de l’homme n’est qu’un. Le païen a des dieux et des déesses, des divinités nationales et locales ; le chrétien a un Dieu qui n’a aucune de ces particularités spéciales. L’Homme-Dieu des chrétiens a pour caractère particulier l’absence de toute particularité ; Jésus le Christ, sans doute, est individu, mais un individu généralisé et universel, dans lequel il y a toutes les personnes et tous les nombres : moi, toi, nous, vous. Le païen n’adore point l’homme en général, il est donc forcé à suppléer par la quantité, tandis que le chrétien, qui adore l’être humain une fois pour toutes, se passe facilement de toute autre idolâtrie personnelle.

On a tant parlé de l’humilité des chrétiens et de l’orgueil des païens, qu’il vaut la peine, ce me semble, de regarder la chose de plus près. Dans le christianisme, les hommes héritent la noblesse divine de la part de leur père, qui est l’homme : Cyprien dit que le Christ est le prototype de l’homme, c’est-à-dire du chrétien, et que le Christ a voulu être ce que l’homme est, pour que celui-ci puisse devenir ce que le Christ est. Le chrétien est ce qu’il est par l’essence humaine, il est donc forcément modeste et résigné, car on ne saurait raisonnablement s’enorgueillir de ce qu’on n’est pas par et de soi-même, mais par un autre être.

Le chrétien est déjà Dieu dans sa première enfance ; le païen n’acquiert l’état divin qu’au prix des labeurs les plus pénibles, s’il ne préfère pas de devenir un dieu par un décret du sénat, comme les Lacédémoniens disent à Alexandre qui leur ordonne de le placer parmi les dieux : « Le roi macédonien veut être dieu ; eh bien, qu’il le soit. » Le chrétien est Dieu-né ; il est Dieu par nécessité intérieure et métaphysique ; Le païen ne devient Dieu que quand les autres hommes l’ont proclamé Dieu, et il en est justement fier. Bref, les païens de l’antiquité sont superficiels, les chrétiens sont profonds quand ils adorent l’homme ; ceux-là font de la divinité une aristocratie, ceux-ci une démocratie communale, dans laquelle tout individu peut dire : Moi aussi je suis Dieu.

L’élévation au rang des dieux immortels, telle qu’elle se montre surtout dans la période de la décadence hellénique et romaine, fait voir d’une manière éclatante la nature essentielle du paganisme ; quand une chose périt, son être apparaît plus distinctement aux yeux de l’observateur que jamais. Les païens élèvent au rang des dieux les hommes individuels si facilement, parce que leurs dieux sont tous sans exception des individualités humaines.

Il n’y a pas trop loin de leurs dieux aux hommes : il n’y a donc non plus très-loin des hommes aux dieux. Le mythologiste Euhemère, si terrible aux païens, ses compatriotes, par sa critique, et si cher aux Pères de l’Église, peut fort bien être justifié du point de vue que je viens de développer ; seulement il se trompe en expliquant les dieux comme ayant été des personnes historiques.


Il ne serait en outre point inutile d’apporter quelques pièces d’appui à ce qui a été dit sur la signification de l’Incarnation chrétienne. Ainsi nous lisons dans Clément d’Alexandrie : « Credimus in unum Deum Patrem et in unum Dominum J. Christum Fitium, Deum ex Deo, qui propter nos homines et propter nostram salutem descendit et incarnatus et homo factus est passus — Fides Nicaenae Synodi. — Servator ex praeexcellenti in homines charitate non despexit carnis humanae imbecillitatem. — Saint Augustin (Sermon. ad pop. 371, 3) dit : « Videte, fratres, quantum se humiliavit propter homines Deus… Unde non se ipse homo depiciat, propter quem utique ista subire dignatus est Deus ; » et 380, 2 : « O homo propter quem Deus factus est homo, aliquid magnum te credere debes ; » le même(De agone 11) : « Quis de se desperet, pro quo tam humilis esse voluit Filius Dei ? »

Dans les écrits apocryphes de saint Augustin on lit : « Quis potest hominem odisse, cujus naturam et similitudem videt in humanitate Dei ? Revera qui odit illum, odit Deum (Manuale, 26). » Salvien de Marseille : « Plus nos amat Deus quam filium pater… Propter nos Filio non peperit; Et quid plus addo ? et hoc filio justo et hoc filio ungenito et hoc filio Deo. » — Saint Bernard : « Venit siquidem universitatis Creator et Dominus, venit ad homines, venit propter homines, venit homo (De adr. Domin.). » — Pierre le Lombard : « Quid enim mentes nostras tantum erigit et ab immortalitatis desperatione liberat, quam quod tanti nos fecit Deus (III, 20, 1) ? » — Thomas a Kempis (De Imit. 3, 10) : «  Ecce omnia tua sunt quae habeo et unde tibi servio, verum tamen vice versa tu magis mihi servis quam ego tibi : ecce coelum et terra quae in ministerium hominis creasti, praesto sunt et faciunt quotidie quaecunque mandasti… Quin etiam Angelos in ministerium hominis ordinasti… transcendit autem omnia, quia tu ipse homini servire dignatus es » ; et ainsi C. 13 ; 18. Plus sublime et plus énergique encore est Ambroise (De fide ad Gratian, 2,4) : « C’est pour mot que le Christ a subi mes faiblesses et les passions de mon corps physique ; pour moi, c’est-à-dire pour l’homme en général, il s’est fait maudire… Lui a pleuré pour t’épargner des larmes à toi, homme. » Et Luther « Oui, le Seigneur nous a cru dignes du plus grand de tous les honneurs ; il a fait de son Fils un simple homme égal aux autres hommes ; je ne sais comment il aurait pu se rapprocher davantage du genre humain (XVI, 533). »

C’est surtout dans les hymnes des Herrnhuthiens, Méthodistes et Piétistes, qu’on peut observer l’amour pour Dieu se changeant d’une manière vraiment naïve en amour du moi ; cette phase, je le sais, est détestable aux yeux d’un mysticisme plus élevé et plus riche, qui plutôt dit avec Bernard (Tract. de dilig.) : « La cause pour laquelle on aime Dieu, c’est Dieu ; il faut l’aimer pour lui et non pour soi, » et le grand docteur mystique promet à l’âme d’être absorbée en Dieu. Mais cet amour désintéressé pour Dieu n’existe que dans les transports sublimes de l’enthousiasme religieux qui n’est Jamais de longue durée ; ordinairement cet amour mystique est essentiellement égoïste : Qui Deum non diligit, se ipsum non diligit, Celui qui n’aime pas Dieu, n’aime pas lui-même.


Chapitre VI.

Le Mystère du Dieu martyrisé.


La première hypostase, Dieu le Père, devenue homme sous la forme de Dieu le Fils, est essentiellement exposée aux souffrances humaines. Le Père est l’expression de toutes les perfections humaines, le Fils celle de toutes les douleurs, et tandis que les philosophes païens s’inclinent devant la spontanéité de l’Intelligence comme la véritable manifestation divine, les chrétiens adorent la Douleur comme divine. Le Christ, c’est la Passio pura; Dieu le Père, c’est l’Actus purus. La souffrance, surtout celle que l’Être suprême subit, l’Être sans péché, l’Être pur par excellence, est sans contredit ce qu’il y a de plus dramatique, de plus tragique pour le cœur, pour l’âme de l’homme. Cette immense histoire de la Passion du Christ, qui fait vibrer le cœur humain dans toutes ses fibres, n’est cependant point autre chose que l’histoire du cœur lui-même ; elle n’est point une invention poétique ou, si tous voulez, un raisonnement, elle ne saurait nier son origine, elle est née du cœur.

Le cœur invente d’une autre manière que la réflexion : il est passif ; ce qui naît en lui doit lui paraître comme une nécessité extérieure, comme une puissance irrésistible, comme un fait donné ; par conséquent se trouve-t-il par sa propre énergie poussé au sacrifice, au dévouement. Voilà le vrai christianisme, celui qui n’est pas encore entaché des sophismes de la théologie.

Dieu aime, dit la religion. cela doit se traduire par aimer est divin ; Dieu souffre, cela veut dire souffrir est divin, bien entendu souffrir pour autrui, pour le bonheur de ses semblables.

Ce qui est Attribut dans le langage fleuri de la religion, il faut le regarder comme Sujet, et ce qui y est Sujet, il faut le changer en Attribut. Ce n’est qu’en prenant à rebours tous ces oracles si , qu’on arrive au vrai sens.

La souffrance du Christ représente non-seulement les douleurs de la charité, de l’amour du prochain, la douleur qui est inséparable du dévouement, mais aussi la souffrance en soi, expression simple et nette de la passibilité. Le philosophe païen s’écrie à la nouvelle de la mort de son enfant chéri : « Je savais bien que j’avais engendré un être mortel » ; le Christ verse des larmes sur la mort de Lazare qui n’est pas même une mort réelle. Socrate boit sans sourciller la ciguë, le Christ s’écrie dans ses angoisses : « Que ce calice passe, s’il est possible ! » Ces mots tragiques, qui sont l’aveu formel de notre sensibilité naturelle, ont provoqué l’explication suivante d’Ambroise (In Luca Erang. 10, 22) : « Haerent plerique hoc loco ; ego autem non solum excusandum non puto, sed etiam nusquam magis pietatem ejus majestatemque demiror : minus enim contulert mihi, nisi meum suscepisset affectum ; ergo pro me doluit, qui pro se nihil habuit quod doleret » ; et Saint Bernard ajoute avec raison : « S’il en était autrement, comment oserions-nous approcher de Dieu enveloppé dans une rigoureuse impassibilité (traité des XII Degrés) ? » L’essence de la religion chrétienne est évidemment le culte des larmes et des douleurs : « Le Sauveur n’a point ri, il a pleuré, comme nous lisons dans l’Évangile ; voilà l’exemple qu’il nous a laissé, » dit Salvien (VI, 181) : « Christianorum est pressuram pati in hoc saeculo et lugere, quorum est aeterna vita (Origène, explan. in Ep. Paul. ad Rom 2, 2, interp. Hieron.), comme saint Augustin dit : « Quid ergo cupimus, nisi ita non esse ut nunc sumus ? et quid ingemiscimus, nisi pœnitendo quia ita sumus (Serm. ad pop. 351, 3) ? » Et Thomas à Kempis : « S’il y avait quelque chose de mieux à faire, de plus utile pour le salut de l’homme, que de souffrir (pati), certes, le Christ nous en aurait informé par sa parole et son exemple ; nous n’entrerons donc au règne de Dieu que par beaucoup de tribulations (De imitat. 2, 12). »

Le protestantisme s’opposa vivement à cette théorie ; la Passion du Christ ne lui fut plus le principe fondamental de la morale.

Saint Bernard (Form. bon. vitae) demande : « Comment me serait-il permis de jouir sur cette terre, tandis que mon Dieu est attaché au gibet ? » et Jean Gerhard (Médit. 37) dit sévèrement : Memoria crucifixi crucifigat carnem tuam in te ; ceci est au moins clair, et en contradiction directe avec la doctrine des théologiens sophistes. Les anciens chrétiens se fortifièrent dans la mortification de la chair par l’image de la croix, qui était perpétuellement présente à leurs yeux ; comme les païens, selon Augustin, se sentirent excités à la débauche par l’aspect de leurs idoles.

Résumons. Dieu dans la Passion est le cœur de l’homme ; le cœur, l’âme est la totalité de toutes les souffrances quelles qu’elles soient, c’est la sensibilité humaine ; le Christ est donc la sensibilité, en d’autres termes, la sensibilité est divine. Elle doit se manifester, s’exhaler en larmes, en paroles, en musique, n’importe comment[18]. Ainsi, le Christ crucifié est l’image du cœur humain qui se reflète en Dieu ; Dieu, c’est l’éternel miroir de l’homme. En d’autres termes, le Dieu crucifié, c’est le cœur humain deifié et adoré comme puissance surnaturelle. Ce culte si ravissant et si tendre du cœur humain existe nécessairement là où le stoïcisme n’existe plus.


Chapitre VII.

Le Mystère de la Trinité.


L’homme est un être infiniment multiple et varié ; il ne veut pas d’un Dieu sans cœur, il ne veut pas non plus d’un Dieu qui représente le cœur sans l’intelligence ; force lui est donc de se composer un Dieu qui embrasse la totalité de l’essence humaine. Ce Dieu total et intégral, c’est la Trinité unitaire, ou, ce qui revient au même, l’unité trinitaire telle que le christianisme dogmatique l’enseigne.

Nous procéderons ici comme toujours : nous aurons la clef du dogme de la Trinité en prenant pour essence, pour original ce qu’il nous montre comme allégorie, comme symbole, comme copie. Les théologiens ont essayé de le comprendre par de prétendues images, surtout par mens, intellectus, voluntas, amor, etc. par amour, volonté, intelligence, mémoire : voyons maintenant où nous conduira ce chemin.

Dieu, dit-on, aime, pense, et c’est lui qu’il aime, c’est lui qu’il pense ; l’objet aimé, l’objet pensé par Dieu, c’est Dieu. Son existence est donc identique avec la conscience qu’il a de son moi, de sa personnalité ; un Dieu qui n’a pas conscience de son existence, n’a pas d’existence ; ainsi donc la conscience que Dieu a de lui-même, c’est en langue dialectique la conscience que la conscience a d’elle-même comme d’une vérité absolue ou divine. C’est là une première interprétation de la Trinité.

Plus loin nous y rencontrons Dieu le Père, cet être surmondain, surnaturel et retiré de l’univers, trônant dans toute la splendeur solitaire de son incomparable et terrible majesté ; Dei essentia est extra omnes creaturas, dit Jean Gerhard (Médit., 31) ; sicut ab aeterno fuit Deus in seipso, ab omnibus ergo creaturis amorem tuum abstrakas, ce que Tauler, le grand frère-prêcheur allemand, exprime comme suit : « Tu dois te passer de toutes tes créatures, si tu veux posséder leur créateur. » Il en résulte que Dieu, l’être solitaire par excellence, s’appelle, en langue ordinaire, l’indépendance absolue, la solitude intérieure où l’homme descend pour rester tranquille avec soi-même, retiré du monde et de la nature universelle. Cette phase de l’être humain est ce que des philosophes grecs entendaient par le mot autarkia, la méditation qui, contente et heureuse de sa propre énergie. fait abstraction de l’univers et vit en t’He-met’ie. Or, ce Dieu autarque ne peut plus suffire à l’homme ; il y place une deuxième personne ou hvpostase, Dieu le Fils, qui est différent de lui à l’égard de la personnalité et identique avec lui à l’égard de l’essence. Dieu le Père, c’est le moi, l’Ego ; Dieu le fils, c’est le toi, l’Alter-Ego. Dieu le Père, c’est la pensée solitaire, Dieu le Fils, c’est l’amour, la charité qui ne saurait exister seule. Ces deux Dieux, qui ne font qu’un Dieu, sont par conséquent l’homme pris en totalité, l’homme complet. La vérité du dogme mystérieux est donc celle-ci : La vie commune est la seule vraie, la seule bonne, la seule divine ; ce que la religion, comme toujours, ne dit que d’une manière indirecte et louche, quand elle enseigne que Dieu est la vie (ou l’existence et l’être) de l’amour, de l’amitié, de la charité. La religion déplace chaque fois l’attribut et la substance. — La troisième hypostase, le Saint-Esprit, n’est qu’une personnification peu logique du lieu qui existe entre père et Fils ; il doit son existence personnelle à un petit mot, à un nom. Les orateurs de l’Église primitive, on le sait, l’identifiaient avec le Fils, et notre analyse ne s’occupera pas de lui ; il suffit de dire qu’il est la représentation de l’âme religieuse concentrée à elle-même, l’enthousiasme religieux qui se reconnaît et s’adore lui-même, la créature qui soupire après Dieu, bref la religion personnifiée et représentée à la religion. Sa personnification n’est qu’un hors-d’oeuvre oriental.

Ce qu’il y a de vrai et de beau dans la Trinité, c’est qu’elle ne contient au fond que deux hypostases ; deux personnalités et pas davantage sont la véritable expression de l’amour, de la charité et de l’amitié. Le Père, la lumière : Le Fils, la chaleur ; Exigit ergo Deus timerit ut Dominus, honorari ut pater, ut sponsus amari ; quid in his praestat, quid eminet ? Amor dit saint Bernard (Sup. cant. serm. 83).

Le Cœur n’embrasse que ce qui vient du cœur ; l’intelligence pure niera toujours le Fils, mais l’intelligence modifiée par le cœur l’adorera plus qu’elle n’adore le Père. Le Fils, le cœur, est un mystère, et c’est précisément la particularité du cœur d’être un mystère, non à l’intelligence pure, mais au cœur. Le catholicisme romain représente l’âme, le cœur de la femme, tandis que le protestantisme prend pour principe, l’âme, le cœur de l’homme ; de là, entre autres, le culte de la Mère de Dieu dans le catholicisme. Et en effet, il ne faudrait point prendre dans un sens allégorique et détourné le rapport qui existe dans ce dogme entre le Père et le Fils ; les chrétiens primitifs, et ce n’est que d’eux que je parle ici, remplaçaient de bon cœur l’amour réel de la famille humaine par cet autre amour aussi intensif, mais purement idéal, qu’on qualifie aujourd’hui de mystique. Ils s’absorbaient pour ainsi dire dans cet amour hyperphysique, absolument comme s’il eût été un mouvement naturel et ce n’est que de cette manière qu’ils étaient capables de sentir une admiration sans bornes, une sainte ivresse en méditant sur le dogme de la Trinité ; écouta, par exemple, saint Anselme (Hist. de la phil. p. Rixner II, append. 18) : dum Patri et Filii, etc. « Quand je contemple les propriétés et la communion si sublime, si délicieuse de Dieu le Père et de Dieu le Fils, alors je n’y trouve en effet rien de plus délicieux que l’affection mutuelle de leur amour. » La véritable troisième personne, hypostase infiniment plus vraie que l’Esprit saint, était par conséquent la Mère de Dieu, un complément aussi logique qu’esthétique de la famille divine. qui prenait de droit la place de la famille terrestre[19].

En observant la nature humaine, nous y trouvons un fait psychologique qui a évidemment servi de modèle au dogme dont je parle ; c’est que l’amour instinctif qu’un fils a pour sa mère, est la première inclination qu’il sent pour un être féminin. L’amour dont il entourera plus tard la fiancée et l’épouse, a son explication et pour ainsi dire sa sanctification précisément dans cet amour filial sans bornes qu’il porta jadis à sa mère ; l’homme ne s’incline devant la femme qu’après avoir pleuré et joué aux genoux de sa mère ; c’est elle qui reçoit nécessairement les prémices de cet hommage qu’il offrira un jour à la femme, c’est elle qui lui reste perpétuellement présente jusqu’à la mort. Un fils peut bien remplacer la mère dans l’âme du père, mais jamais vous ne verrez la mère remplacée par le père dans l’âme du fils ; en termes dialectiques, le fils est inné ou immanent au père, tandis que la mère est innée ou immanente au fils.

Ceci constaté, le culte de la Mère de Dieu devient parfaitement clair[20]. La Trinité montre ainsi aux chrétiens non-seulement un père qui sacrifie son fils sans péché pour leur salut, elle montre aussi, chose encore plus précieuse peut-être, l’âme maternelle avec toutes les profondeurs ineffables de l’amour maternel. La Trinité chrétienne nous fait voir un Père compatissant, sans doute, mais qui, comme vrai représentant du principe des stoïciens, se console de la mort du fils, et une mère qui ne se console jamais, la mater dolorosa, riche en douleurs. De là le charme inexprimable que ce dogme a exercé.

Affaiblissez le culte de Marie, et vous affaiblirez implicitement ceux de Dieu le Père et de Dieu le Fils.

La mère de Dieu est au moins aussi réellement, ou aussi idéalement mère que Dieu est père ; la maternité n’est pas plus un paradoxe que la paternité. La Vierge Marie est une antithèse nécessaire à côté du Père divin, comme Augustin l’avait déjà entendue : « Natus est de patre semper et matre semel, de patre sine sexu, de matre sine usu ; apud patrem quippe defuit concipientis uterus, apud matrem defuit seminantis amplexus Serm. ad pop. I, 372). » En outre, le Fils divin, qui naît sans faire naître à son tour, est évidemment un être passif, il reçoit son existence du Père divin, il dépend en sa qualité de fils de celui-ci, qui représente en ce cas la spontanéité virile ; le Christ est donc l’âme de Dieu regardée dans ce qu’elle a de doux, de touchant, de pardonnant, de conciliant, bref de féminin. Dans la doctrine mystique du judaïsme talmudiste, en effet, Dieu est selon les uns un être mâle et l’Esprit-Saint un être féminin, qui ont engendré sexuellement le Fils divin et l’univers (Le siècle du salut, p. Gfroerer, I, 332), ce qui se retrouve à peu près dans la doctrine des Herrnhuthiens, qui appellent l’Esprit-Saint la mère du Christ.

Croire à l’amour de Dieu, veut dire croire à la Femme, car l’amour appartient à la femme comme l’intelligence à l’homme, et je ne crains point d’affirmer que ceux qui n’aiment pas la femme, ne peuvent point aimer l’humanité, l’homme en général. Le protestantisme a détrôné la Sainte-Vierge, et cela malgré le Livre de la Concorde (Nv. 8. Confession d’Augsbourg) qui dit : « Marie est la Vierge bénie, digne des plus grandes louanges, elle qui est réellement mère de Dieu et Vierge en même temps ; » mais le protestantisme n’en a point à se féliciter. Les armes du raisonnement dont il usa contre la femme du ciel, se sont tournées contre le Fils divin, contre toute la Trinité qui fut renversée comme n’étant qu’un anthropopathisme, qu’un anthropomorphisme. Cela fait, le système protestant lui-même fut aussitôt sapé et miné en tout sens : il remplaça, je le sais, la femme céleste par la femme terrestre, mais il aurait dû avoir le courage d’effacer à la fois la mère, le père et le fils de Dieu, toute cette famille divine. Il ne l’a point fait, il a voulu s’arrêter a moitié chemin : il a renversé lui-même en punition de cette inconséquence. Sit monachus, dit si bien le Pseudo-Bernard (spec. mon.) quasi Melchisedech sine patre, sine matre, sine genealogica, et il ajoute : « Que le moine ne connaisse point de père sur terre ; qu’il se regarde plutôt comme existant tout seul au monde, lui avec Dieu[21]. » Ambroise dit la même chose : « Melchisedech… refertur ad exempum, ut tanquam sine matre et sine patre sacerdos esse debeat : Le prêtre doit vivre comme n’ayant ni père ni mère. – Ce culte de la Sainte-Vierge est trop important pour ne pas exiger encore quelque mots[22].

En 1841, Eusèbe Emmeran, théologien catholique, publia un recueil de légendes et de poésies sous le titre : La gloire de la Sainte-Vierge. Le marianisme y trouve une de ses plus belles expressions ; la tendance du livre est toutefois bien moins une tendance pieuse, chrétienne que poétique et esthétique. Il est assurément permis de greffer un but didactique et pratique sur une tendance poétique ; il faut seulement que le but et la tendance coïncident. Notre théologien allemand ne prouve cependant par son ouvrage qu’une chose : c’est que la vierge Marie est en effet parmi toutes les figures du christianisme la seule divine et positive, la seule qui soit adorable et poétique ; il la représente comme déesse de la beauté, de la nature, de l’humanité et de la douceur, de l’amour, voire comme la déesse de l’émancipation ou de l’affranchissement du dogme. Il cite une ballade espagnole (p. 78, 80) où un Maure chante avec un enthousiasme sans bornes l’incomparable beauté de la gracieuse Reine céleste ; ce mahométan se fait baptiser parce qu’il l’adore, après être resté insensible à toutes les menaces, à toutes les doctrines des prêtres chrétiens. Bovius, dans son recueil de légendes, appelle Marie la reine de la beauté (3, 31). L’Église appliqua à Marie la description de la fiancée qu’on lit dans le cantique de Salomon :Tota pulchra es, etc. « Tu es toute belle, mon amie, ma colombe. » Le cantique de Salomon s’écrie : « Que ton sein est beau, ô ma sœur, ma fiancée chérie (4, 10) ! » Il en est de même dans la poésie IX d’Emmeran, où la Reine des cieux offre à un chanoine malade la neige céleste de son sein. » En 1742, il se forma en Italie la secte des Mammillari en l’honneur de cette beauté mariane. Les jésuites de la ville de Munich chantèrent particulièrement les beaux cheveux de la Sainte-Vierge voyez Bucher : Les Jésuites de Bavière avant et après leur abolition (1, 88).

Le père J. Pemble, président de la congrégation latine à Munich, apostropha en 1760 (dans sa pieta quotidiana) la Vierge comme suit : Maria est cellaria totius Trinitatis, échanson de toute la Trinité, et cela évidemment parce que les jeunes filles qui a Munich versent à boire chez les marchands de bière, se distinguent par leur beauté ; mais personne n’en fit un reproche à ce jésuite, pas plus qu’à Raphaël quand il choisit sa maîtresse pour modèle de la madone. La Sainte-Vierge comme déesse de l’amour possède, selon l’expression heureuse d’un chartreux français, la force de la chasteté pénétrative, ce que Bayle interprète par communicative, l’aspect de la Sainte-Vierge suffit déjà pour rendre chaste. Le père J. Pemble, qui est encore aujourd’hui en vogue chez les membres de la congregatio litteratorum de Munich, explique comment on doit adorer par exemple appliquer un baiser à ce nom sacré chaque fois qu’on y fait attention en lisant ; dire à la Sainte-Vierge qu’on voudrait volontiers lui donner sa place au ciel si elle n’en avait pas déjà ; de ne jamais manger de pommes, parce que la Sainte-Vierge ne s’est point rendue coupable du pèche d’Eve. C’est ici qu’on peut dire à J. Pemble : Amare et sapere vix Deo competit. — Elle est la personnification de l’affranchissement de tout dogme : Le Salva, sancta parens, ave, Maria, suffit parfaitement (p. 56), il est superflu de connaître la Trinité (Nv : VI), la lettre initiale du mot Marie a la force de bannir le démon. — Elle est la déesse de la nature ; son image est reflétée par des étangs, et croît sur des arbres en guise de fruit ; des animaux s’agenouillent devant elle, des poissons lui prêtent leur dos, des fourmis ailées arrivent d’outre-mer chaque année pour mourir sur l’autel de Marie (XXXIII) ; elle aime tant les collines, les montagnes où l’air est pur et embaumé, que souvent elle y est retournée quand on l’avait descendue dans l’église de la vallée. « Pourquoi dit l’Évangile (S. Luc 21, 21) : fuyez aux montagnes ? Parce que c’est là qu’elle demeure, sainte Marie, cette mère de la miséricorde, ce nuage rempli de rosée et de pluie, » écrit un bénédictin. Voilà Marie devenue une véritable déesse pluvia, comme le Jupiter pluvius, le dieu de la pluie des Romains païens. — Elle est la déesse de la douceur, de la charité, de la philanthropie, en un mot, la personnification déifiée du sexe féminin.

Et cependant, quand on regarde de plus près, on trouve que notre bon Emmeran ne nous a dit que la moitié de la vérité. Tout en reconnaissant ce qu’il y a de sublime et de vrai dans cette figure céleste, il faut avouer qu’elle représente en même temps, comme magistra castitatis, virginitatis, le principe anti-naturel de l’abstinence absolue, la castration théorique qui ne diffère point essentiellement de la castration physique ; celle-ci, je le sais, fut toujours sévèrement interdite par l’Église romaine. Détruire la fonction, la manifestation vitale d’un organe, s’appelle ainsi moral, agréable à Dieu, et faire disparaître cet organe mort, s’appelle immoral ; c’est illogique, c’est de l’hypocrisie, c’est un crime de lèse-physiologie. De là les horreurs intellectuelles et morales, les maladies physiques[23] et mentales dans les couvens inutile d’en parler davantage.

Qu’on ne nous objecte pas les trois déesses virginales du paganisme : Vesta, Diane, Minerve ; elles n’ont point la moindre analogie avec la Sainte-Vierge du christianisme, qui est la chasteté personnifiée, puisqu’elle ne peut pas ne pas la conserver. En d’autres termes : Marie, c’est la chasteté contre-nature, car ce qui est surnaturel est aussi antinaturel, ce qui est surhumain est aussi antihumain. Il n’y a de vérité et de perfection, que là où l’amour et la pensée, dont les individualisations existantes sont les deux sexes, se réunissent : tandis que le culte marian, ce cultus hyperduliae, comme l’appelle la théologie catholique, affaiblit les forces de linttelligence, du caractère pur, de la volonté. La raison s’endort, si elle n’est pas exercée, et, pendant son sommeil léthargique, la brutalité se réveille, le fanatisme atroce, sanguinaire, cannibale : Don Ignace de Loyola, ce Don Quichotte du catholicisme, en aurait founi un exemple, quand il disserta avec un Maure espagnol sur la conception de la Sainte-Vierge (Maffei, De Vita et Moribus sancti Ignatii, I, 3), si un mulet n’eût pas par hasard apaisé la colère homicide de son matîre. Les héritiers de cette doctrine, malheureusement, n’ont que trop souvent exécuté ce que le fougueux docteur avait été empêché de faire le père Xavier Gruber, jésuite précheur de la paroisse de Malthe, à Munich, dit dans un sermon, en 1781 : « Nous aussi, les pasteurs des âmes, devons être de bons chiens gardiens, de chiens d’église, chaque fois que les faux prophètes attaquent l’Église ; alors nous devons aboyer, et, au besoin, nous devons même mordre avec les dents si solides de notre foi (Bucher, II, 94). » C’est bien la frénésie hydrophobique du fanatisme religieux, la fureur du chien enragé. Ajoutons encore quelques mots, pour compléter notre explication : le mystère de la Trinité est la personnification transcendante de la vie en commun, de la vie en société, c’est le mystère du moi et du toi.

« Unum Deum esse confitemur (dit le Concile de Calcédoine, Carranza, Summa, A. 1559, p. 139) ; non sic unum Deum quasi solitarium, nec eundem qui ipse sibi pater, sit ipse filius, sed patrem rerum, qui genuit filium verum, id est Deum ex Deo. Non creatum sed genitum. » Et le Concile de Syrmiam (I. I, p. 68): « Si quis quod scriptum est faciamus hominem, non patrem ad filium dicere, sed ipsum ad semetipsum asserit dixisse Deum, anathema sit. » Athanase (Contra gentes, Orat. Athan. opp. Parislis, A. 1627, I, 51), dit : « Jubet autem his verbis : jaciamus hominem, prodeat herba. Ex quibus apparet, Deum cum aliquo sibi proximo sermones his de rebus conserere. Necesse est igitnr aliquem ei adfuisse, cum quo universa condens, colloquium miscebat. » Pierre Lombard, de même : « Professio enim consortii sustulit intelligentiam singularitatis, quod consortium aliquid nec potest esse sibi ipsi solitario, neque rursum solitudo solitarit recipit : fasciamus… Non solitario convenit dicere faciamus et nostram (I, Distinc. II, c. 3). » Les protestans aussi interprètent comme suit : « Quod profecto aliter intelligi nequit, quam inter ipsas Trinitatis personas quandam de creando homine instituam fuisse consultationem (J. F. Buddei, Comp. Inst. Theol. Dog. cur. J. G. Walch, II, c. I, 45). » « Il a été dit : Faisons. Voilà un mot comme on parle dans un conseil…, et il s’ensuit clairement qu’il existe en Dieu plus d’une personnalité… Il dit Nous, cela suffit. Laissez les Juifs s’en moquer : ils disent que Dieu a voulu dire Moi ; ils se trompent (Luther, I 19). » Les personnes divines ne font pas seulement des consultations, des délibérations, elles font aussi des traités, des décrets, absolument comme dans une société humaine : « Nihil aliud superest, quam ut consensum quemdam patris ac filii adcoque quoddam velut pactum (sur le salut du genre humain) inde concludamus (Buddéus, Comp. IV, c. I, 4, 2). » Or, comme l’amour est le lien le plus intime des hypostases divines, il en résulte que la Trinité est le modèle de l’alliance la plus intime de l’amitié et de l’amour de l’alliance conjugale : « Nunc Filium Dei… precemur, ut Spiritu sancto suo, qui nexus est et vinculum mutui amoris inter aeternum Patrem et Filium, sponsi et sponsae pectora conglutinet (Or. de conjugio, Declam. Melanchth. III, 453). » Voilà donc la Famille trinitaire là-haut devenue le prototype de la famille humaine. Les différences dans l'Être trinitaire de DIeu sont des différences naturelles, physiques : « Jam de proprietatibus personarum videamus… Et est proprium solius patris, non quod non est natus ipse, sed quod unum filium genuerit, propriumque solius filii, non quod ipse non genuit, sed quod de partis essentia natus est (Hylarius in l. III de Trinitate). Pierre Lombard dit (I Dist. 26, c. 2 et 4) : «  Nos filii Dei sumus, sed non talis hic filius ; hic enim vertus et proprius est filius origine, non adoptione, veritate, non nuncupatione, nativitate, non creatione. » Et Athanase (Contre les Ariens, II, tome I, 320) dit : « Quodsi dum eum aeternum confitemur, profitemur ipsum filium ex patre, quomodo is qui principio praexistente Pater et Filius procreati sunt, ut fratres existimari queant, sed Pater prinicipium Filii et genitor est ; et Pater, Pater est neque ullius Filius fuit, et Filius Filius est et non frater. » — « Qui (Deus) cum in rebus quae nascuntur in tempore, sua bonitate effecerit, ut suae substantiae prolem quae libet res gignat, sicut homo gignat homonem, non alterius naturae, sed ejus cujus ipse est, vide quam impie dicatur ipse non genuisse id quod ipse est, » dit Augustin (Ep. 170, 6 Edit. Antio. A. 1700). – « Ut igitur in natura hominum filium dicimus genitum de substantia patris, similem patri : ita secunda persona Filius dicitur, quia de substantia Patris natus est et ejus est imago (Melanchthon, Loci prac. theol., p.30 Wittenb. 1595). » Et Luther (IX, 408) : « Absolument comme un fils charnel a sa chair et son sang et son être de son père, de même le Fils de Dieu, né du Père, a son être divin, sa nature divine du Père d’éternité en éternité. » . Le théologien H. A. Hoel, de l’école de Descartes et de Coccéjus, avait posé la thèse suivante : « Filium Dei, secundam Deitatis personam, improprio diei genitam ; » mais son collègue Camp. Vitringa s’en scandalisa énormément, et opposa cette autre thèse : « Generationem Filii Dei ab æterno propriissime enunciari. » D’autres théologiens aussi déclarèrent « Generationem in Deo esse maxime veram et propriam » (Acta Erudit., I, 7, p. 377). » L’Évangile aussi a dit « Ainsi Dieu a tant aimé le monde, qu’il donna son fils inné, » c’est-à-dire, son Filius proprius, son véritable fils, son fils réel. Si ce verset évangélique n’est pas un mensonge, le Fils de Dieu doit être une vérité aussi ; en bon langage commun une vérité physique et matérielle.

« Dieu est un Être triple, composé de trois personnes, » signifie donc qu’il n’est pas seulement un Être métaphysique, abstrait, spiritualiste, idéal, mais en outre un Être physique. Le centre de la Trinité est le Fils, car le Père ne l’est que par le Fils, et le mystère de la génération est, on le sait, un mystère physiologique. Le Fils de Dieu est donc la satisfaction que le cœur se donne en Dieu ¡ tous tes besoins du cœur sont des besoins qui tombent en deçà de l’horizon des sens, par conséquent le désir d’avoir un Dieu personnel, le désir de profiter de la félicité céleste ; sont des désirs matériels, physiques. Qu’on ne se récrie pas contre cette déduction, elle est logique et physiologique à la fois ; le cœur est toujours matérialiste, il ne se trouve satisfait que par un objet qu’il peut voir et sentir ; ainsi arrive-t-il nécessairement que Dieu le Fils, au milieu de la Trinité divine, garde éternellement son corps humain ; il ne se sépare jamais de cet attribut terrestre. Ambroise : « Scriptum est Ephes. I : secundum carnem igitur omnia ipsi subjecta traduntur. » − Chrysostomus : « Christum secundum carnem pater jussit a cunctis angelis adorari. » Theodoretus : « Corpus dominicum surrexit quidem a mortuis, divina gtorificata gloria… Corpus tamen est et habet, quam prius habuit, circumscriptionem. » (Voyez le Livre de la Concorde, appendice : Témoignages de l'Écriture, etc. − Pierre Lombard, III, 10, c 1, 2. − Luther XIX, 464-68.) De là vient que le Fils de Dieu est le fils favori du cœur de l’homme, le fiancé de l'âme, un objet de l'amour personnel : O Domine Jesu, si adeo sunt dulces istæ : lachrymæ, quæ ex memoria et desiderio tui excitantur, quam dulce erit gaudium, quod ex manifesta tui visione capietur ? Si adeo duice est flere pro te, quam dulce erit gaudere de te ? Sed quis hujusmodi secreta colloquia proferimus in pnbiicum ? Cur ineffabiles et innarrabiles affectus communibus verbla conamur exprimere ? Inexperti talia non intelligunt ! Zelotypus est sponsus iste… Delicatus est sponsus iste… (Scala Claustralium sive de modo orandi : écrits apocryphes de saint Bernard.) Le même (De Modo bene viv. Sermo, X). dit « Pleurez à cause de l’amour de Jésus-Christ, qui est votre fiancé. » Et Buddéus (Comp. Inst.theol. dogm., III, 3, 10) : « Quod oculis corporis Christum visuri simus, dubio caret. » La différence entre Dieu le Fils, Dieu physique, et Dieu sans Fils ou Dieu non-physique, Dieu immatériel, se réduit a la différence qui existe entre l’homme mystique et l’homme rationaliste. L’homme raisonnant et raisonnable vit, pense, agit, il complète par l’action les lacunes de sa pensée, et celles de la vie par la pensée ; il fait cela d’une manière théorique, quand il s’assure par son raisonnement de la réalité des choses, et d’une manière pratique en combinant l’activité vitale avec l’activité spirituelle. Ce que j’ai dans ma vie, je n’ai pas besoin de le mettre en Dieu, dans l'Être métaphysique de l’esprit ; l’amour, l’amitié, l'institution de la nature, le monde enfin me donnent ce que la pensée me refuse. La pensée ne peut ni ne doit donner tout. Mais c’est précisément a cause de cela, que je mets de côté, en pensant, les besoins de mon cœur matérialiste, je ne veux pas obscurcir ma raison par les désirs et les passions ; je sépare mes activités, je fais une division des travaux de mon être, j’organise son travail : voilà la sagesse de la pensée de la vie. Ainsi, je me passe facilement d’un Dieu, qui par son essence mystérieuse et imaginaire, pour ainsi dire par une métaphysique physique (quelle combinaison monstrueuse !) voudrait remplacer la physique réelle. Mon cœur est satisfait quand j’exerce mon activité intellectuelle et je tourne tranquillement le dos à mon cœur qui ne fait que des soubresauts fantasques et capricieux : c’est là la froide abstraction vis à vis du cœur chaleureux. Je me garderai donc de méditer pour plaire mon cœur, je ne médite que dans l’intérêt de ma raison, je ne demande a Dieu que la pure et sublime jouissance scientifique.

Il s’ensuit que le Dieu de la tête rationaliste diffère du Dieu d’un cœur qui, même quand par hasard il se met a méditer, n’y cherche que le cœur. Le mysticisme est le cœur qui pense, il déteste donc le feu et le creuset de la critique. Le cœur d’un penseur mystique fait monter tant de vapeurs que son cerveau en devient enveloppé et obscurci ; cet homme n’arrive ni à la méditation abstraite pure et tranquille, ni à l’intuition des objets dans leur simplicité naturelle et réelle ; il ne reconnaît jamais le vrai, et comme un hermaphrodite en fait d’esprit, il identifie immédiatement et sans critiquer le principe mâle, le penser, avec le principe féminin, l'intuition. Il se crée un Dieu avec personnalité : il y combine son désir de la science avec celui de la sexualité ; car qui dit personnalité, dit sexe. Il n’y a pas de personnalité sans sexe. C’est de cette métastase maladive, de cet hermaphroditisme mystique, que le monstre est né qui s’appelle la Nouvelle philosophie de M. de Schelling ; c’est là une création tristement avortée.

Les théologiens anciens disaient que les attributs essentiels de Dieu étaient déjà compréhensibles par la raison naturelle. Soit ; mais si la raison est capable de comprendre d’elle-même l’être de Dieu, il faut bien qu’il soit l’essence objectivée de la raison. Ce Dieu est donc la raison, voilà tout. « Mais, se hâtaient-ils d’ajouter, vous ne comprendrez la Trinité que d’après la révélation surnaturelle. » Cela veut dire que la Trinité est un objet rebelle à la raison, un objet Irrationnel, déraisonnable ; un objet du cœur matérialiste et non un objet de la tête spiritualiste. Tout dogme religieux ne nous est parvenu que par voie traditionnelle, il est né dans une époque reculée qui diffère de la nôtre sous tous les rapports politiques, scientifiques, sociaux, etc. ; aujourd’hui, on ne le comprend plus qu’avec difficulté, par cela même que notre époque est une autre que celle qui lui a donne naissance. Et ne nous en effrayons point ; souvent l’homme individuel ne saurait plus penser, sentir, faire ce qu’il a fait, senti, pensé, sans peine il y a quelques années, et sous d’autres conditions. L’homme doit se convaincre que ce qui est nécessaire et vrai dans toute la force du terme, ne l’est qu’à une époque et dans un endroit donné ; cette époque, cet espace, peuvent être de très grande extension, mais, enfin, sachons que le hapax legomenon soit le sent qui ait du droit et du mérite historiques. L’univers n’aime pas des répétitions ; ton individualité existe, tu penses, tu crées, mais tu vas cesser d’exister pour ne plus revenir : hapax legomenon.


Chapitre VIII.

Le Mystère du Logos et de l’Image divine.


L’intérêt de la chrétienté se porta, nous l’avons dit, spécialement sur la deuxième hypostase, sur la personne du Christ comme Fils de Dieu ; « negas Deum si non omnia Filio quae Dei sunt, deferuntur (Ambroise, Ad. Grat., 3, 7) ; » et l’Église de Rome insista par conséquent sur le dogme qui fait naître le Saint-Esprit du Père et du Fils à la fois, tandis que l’Église de Constantinople se déclara pour cette autre formule d’après laquelle il naît seulement du Père (voyez Walch, Hict. contr. gr. et lat. de proc. spir.). La dispute sur homo-ousios et homoï-ousios, dont toute la différence extérieure se concentra dans la petite lettre i, n’était donc vide de sens ; il s’y agissait de la dignité du christianisme et du Christ lui-même. Le Christ, comme médiateur, est réellement le Dieu chrétien. Prenez une religion dite révélée quelconque, vous y aurez toujours un médiateur, et c’est lui qui est l’objet immédiat de cette religion, auquel s’adressent les prières. On ne prie un saint que parce qu’on est convaincu d’avance de l’influence qu’il va exercer sur la volonté de Dieu. La prière, humble et douce en apparence, est toutefois l’instrument par lequel on fait fléchir celui à qui on l’a envoyée. Le saint, la sainte, qui se chargent de la transmettre à l’oreille divine, gouvernent réellement Dieu, et ce que les théologiens romains disent de la différence qui doit exister entre hyperdoulie, doulie et latrie, n’est qu’un tissu des sophismes les plus illogiques et tout à fait contraire à la psychologie. Le Dieu qui plane au-dessus du médiateur, est, en effet, la froide intelligence qui s’est élevée au-dessus du cœur : elle ressemble un peu à ce Fatum, auquel les dieux olympiens eux-mêmes étaient subordonnées.

L’homme, en tant que personnalité accessible aux impressions des sens, cherche partout l’image, l’allégorie, le symbole ; de cette tendance naît le Fils de Dieu. On donnerait de ce procédé psychologique, logique et imaginatif, une interprétation entièrement fausse, en disant : l’homme est incapable de penser cet objet autrement que par allégorie. le vrai est que cette deuxième hypostase, le Fils divin, est essentiellement une image, une allégorie, on ne peut donc point ne pas le penser allégoriquement. Ici, comme ailleurs, la théologie, avec sa méthode antilogique, est arrivée à l’absurde elle ne peut jamais donner une explication suffisante, surtout quand elle appelle le Fils une entité métaphysique, au lieu de reconnaître que le Fils est diamétralement opposé à l’idée métaphysique de Dieu le Père. Le Fils, c’est l’essence de l’imagination humaine personnifiée et déifiée ; or, il n’y a rien de commun, que je sache, entre imagination et métaphysique.

Le concile de Nicée, en admettant l’adoration des images religieuses, allégua aussi un passage de Grégoire de Nyssa, qui assure de n’avoir jamais pu regarder sans verser des larmes, un tableau représentant le sacrifice d’Isaac. Mais ce qu’on oublie presque toujours, c’est qu’un tableau, une statue d’église, exercent leur influence sur l’âme religieuse par l’art, et non par l’objet qui y est représenté. L’art, qui s’incarne pour ainsi dire dans l’image, se sert d’un objet religieux comme d’une auréole, au milieu de laquelle il sait déployer toute la magie de l’esthétique. L’art ou, ce qui revient ici au même, l’imagination, pour dominer sans obstacle l’âme humaine, prend les objets religieux pour prétexte, et non pour modèle, et quand on veut nous faire prouver le contraire par la conscience religieuse, qui, nécessairement, ne rattache la sainteté de l’image qu’à la sainteté de l’objet, alors il nous faut répondre à cette objection plus que banale par notre formule ordinaire : la conscience religieuse, l’âme religieuse n’est point faite pour mesurer la vérité. L’Église se donne beaucoup de peine pour établir des distinctions entre l’image et l’objet de l’image, elle assure que l’adoration ne s’adresse qu’à l’objet, et en même temps elle prononce implicitement la sainteté de l’image en décrétant ce qui suit : « Sacram imaginem domini nostri et omnium salvatoris aequo honore cum libro sanctorum evangeliorum adorari decernimus… dignum est enim ut… propter honorem qui ad principia refertur, etiam derivative imagines honorentur et adorentur » (Gen. Const. Conc. VIII, 10, can. 3) ce qui n’est qu’une des inconséquences innombrables dont fourmille nécessairement, forcément tout système religieux.

Le caractère tout particulier du dogmatisme chrétien[24] est précisément le dualisme. On a beau déclamer sur le progrès que les arts ont fait depuis dix-huit siècles ; jamais on ne pourra sérieusement le présenter comme un résultat produit par l’Église. L’amour de Pétrarque pour Laure le lit poète : mais cet amour est en contradiction flagrante avec le catholicisme dogmatique, il le confesse à saint Augustin, cette personnification stéréotype de la conscience catholique. » Saint Augustin dit : « Non hominem sed Deum in homine ama, » et le pieux Pascal : « Il est injuste qu’on s’attache nous, quoiqu’on le fasse avec plaisir et volontairement. Nous ne sommes la fin de personne… nous devons les avertir qu’ils ne doivent pas s’attacher à nous, car il faut qu’ils passent leur vie à plaire à Dieu ou à le chercher. » Or, l’amour aime précisément l’homme dans l’homme ; l’amour est une sublime magie, a dit un poète, qui élève le fini à la hauteur de l’infini ; aux yeux de l’amour, les choses terrestres deviennent des choses célestes, il se contente parfaitement du bonheur qu’il sait trouver sur cette terre. Est—ce Pétrarque le catholique qui écrivait ces magnifiques sonnets, ces stances incomparables, qui harmonisaient si peu avec sa foi dogmatique qu’il en sentait le plus vif repentir ? assurément non. Les stances adressées à Laure venaient au contraire de la plume de Pétrarque le poète. Le pape Léon X était, bien que pape, en contradiction permanente avec l’essence du catholicisme, et c’est précisément sous les auspices de ce pontife que les beaux-arts ont repris leur essor. Un chef-d’œuvre doit être beau non-seulement aux yeux d’un chrétien, mais aussi à ceux de tout autre homme ; la catégorie de la beauté est sans contredit la catégorie essentielle dans l’art : la force païenne, l’humilité chrétienne, lui sont subordonnées. L’art doit élever les objets dont il s’occupe au-dessus des étroites limites d’une religion particulière, il doit les transférer dans la sphère universelle de l’humanisme.

Un grand artiste assujétit la religion à l’art, il n’assujétit jamais l’ art à la religion ; ce qu’ il y a de religieux dans un chef-d’œuvre, n’ a qu’ une signification formelle qui sert de base ou d’enveloppe au vrai et au beau ; celui-ci est l’essence du chef-d’œuvre. La forme religieuse impressionne profondément un pieux catholique chez lequel la foi coïncide avec le goût esthétique ; il s’incline avec ferveur même devant des images sacrées qui ne brillent que par leur laideur, puisqu’elles lui sont de simples signes, des symboles dont le but unique est de lui rappeler le souvenir d’un saint, d’un ange, de Dieu. Plus une image religieuse est en opposition avec les lois de l’esthétique, plus elle répond à ce catholicisme dogmatique, qui ne cesse de tourner les regards de l’homme vers le ciel.

L’image d’un saint, si elle a de la valeur comme œuvre d’art, loin d’être une paire de lunettes à travers lesquelles notre pieux regard pénètre à l’objet sacré est plus un diamant qui brille par la lumière et les couleurs qui lui sont propres et qui attire l’adoration, l’absorbe même, au lieu de la conduire modestement vers le saint. Voyez ce beau tableau de la Madone ; il ne vous impressionne saintement que parce que l’art a été la religion de l’artiste ; l’art était devenu son soleil religieux, la Madone de son âme, et pour l’exprimer cet artiste choisit la Madone telle qu’elle se trouve dans la foi populaire. Cette auréole qui entoure la Madone peinte, n’émane point de l’objet sacré, mais de l’art, de l’enthousiasme des peintres ; voilà pourquoi ce tableau sera admiré aussi par des non-catholiques.

Je me dispenserai de donner des preuves ; je n’en veux citer que quelques-unes des plus marquantes. Pascal, dit sa sœur, se donna beaucoup de peine pour ne point jouir du goût des mets succulents que les médecins lui venaient de prescrire dans sa maladie, à peu près comme don Ignace de Loyola qui, à l’aide d’innombrables mortifications, avait en effet réussi à émousser les nerfs gustatifs de sa langue (Vita sancti Ignac. Loyola, par P. Ribadaneira). Pacal dit que la maladie est l’état naturel du chrétien, c’est-à-dire de l’homme, ce qui revient au célèbre mot de Salvien : « La maladie du corps, c’est la santé de l’âme. » Eh bien, là où cette théorie règne qui condamne la jouissances comme anti-chrétiennes, il n’y plus de place pour les beaux-arts. Elle serait si dangereuse la jolie figure d’une belle madone ! des statues de marbre n’ont-elles pas quelquefois déjà inspiré de l’amour à un jeune homme, à une jeune fille ? Ainsi le pieux pontife Adrien VI avait-il raison de tourner le dos au Lacoon païen : Ornamenta insignis picturæ et statuarum priscæ artis nequaquam magni fecit ; il n’aimait non plus la poésie, parce qu’elle parlait trop des divinités antiques (impiæ gentis simulacra). Et en effet, un poète, même quand il chante la religion, s’exposera toujours au soupçon de l’hérésie ou de l’indifférentisme parce qu’il transfère les objets religieux dans les régions fluides de l’imagination, au lieu de les laisser tranquillement enracinées dans le terrain si solide de la foi orthodoxe ; la poésie religieuse, la religion rédigée en forme de poèmes, a sans doute des charmes religieux, mais elle en a malheureusement encore d’autres qui ne sont point religieux : l’esthétique est de nature indépendante, elle ne cesse jamais de faire valoir ses richesses à côté de toutes les autres, elle fait naître dans l’âme pieuse une distraction anti-religieuse. Quelques Pères de l’Église primitive se scandalisaient même à propos des images du Christ ; il suffit disaient-ils (La Mothe le Vayer, lettre 15, de la Beauté), « de savoir que Notre-Seigneur était tellement exténué par les mortifications de la chair, qu’à trente ans il avait l’air d’en avoir cinquante et presque d’un lépreux. » Nous voilà arrivés à un culte tout particulier, celui de la Laideur, témoin tant de légendes, tant de biographies, de saints et de saintes qui détruisaient, pour plaire à Dieu, la beauté de leurs corps par des moyens chimiques et mécaniques, témoin enfin les déplorables restes de l’art statuaire et de la peinture du moyen-âge[25].

On m’objectera peut-être l’exemple du peintre Fiésole, qui ne prit jamais le pinceau avant d’avoir fait une fervente prière (Kapp, L’Italie, p. 552) ; mais le soldat aussi prie avant d’entrer en bataille pour tuer son prochain. Pascal a donc raison de dire (Lett. provinc. 212) d’un saint « Il est sans yeux pour les beautés de l’art et de la nature… Une belle personne lui est un spectre. » Les autres catholiques ont, ce me semble le devoir d’imiter leurs saints ? L’Église, en sanctionnant le culte des images, se hâte d’y ajouter « Sanctorum apostolorum etc. Imagines colimus, non in maieria aut in coloribus honorem constituentes, cum sciamus juxta Basilii Magni sententiam quod imagini honor exhibitus ad ipsum prototypum referatur (Carranza, Sumnui omnium coucil. 289), » et comme elle appelle ce culte un usage pieux et utile, il en résulte qu’une image religieuse, pour ne pas détourner l’attention de son prototype et de son saint, ne doit pas être belle.

Une preuve historique nous est fournie par ce fait que la renaissance des beaux-arts coïncida avec la décadence, ou si vous voulez la décroissance de la foi catholique ; Politien préféra ouvertement aux psaumes de David les odes de Pindare ; le cardinal Bembo conseilla de ne point lire Plaute, et ne voulut pas même, dit-on, lire la Bible et le Bréviaire pour ne pas gâter la classicité de son beau style latin ; le goût esthétique de Léon X ne fut guère utile à l’Église.

Le culte des reliques, que l’Église poussa un peu trop loin (on adora à Munich en 1595, la chevelure et le peigne de la Sainte Vierge, et on érigea une chapelle en leur honneur)[26], et qui ne fut point étranger au piétisme germanique (on s’extasie dans cette secte surtout à propos de la blessure latérale et des gouttes de sang du Christ) se base sans contredit, en dernière analyse, sur l’idée de la personnalité. Adorez la personne, déclarez-la sainte et sacrée ; vous aurez aussi à adorer tout ce qui est en rapport direct ou indirect avec elle. Le Cantique des cantiques chante les appas de sa fiancée il chante ceux de tous ses membres ; pourquoi nier la force miraculeuse d’une esquille de la croix où le Christ avait été attaché ? Ce n’est que l’intelligence qui, se plaçant entre le principe et les conséquences du principe, rejette quelquefois celles-ci pour sauver celui-là ; l’intelligence seule était capable d’empêcher le culte de la personnalité de se transformer partout et toujours en culte des reliques.


Nous avons dit que le principe central de l’adoration des images était l’image divine, l’image par excellence. Toutes les images des saints et des saintes ne sont que les multiplications optiques de cette grande image. Quand on a une fois admis l’existence physique d’un Dieu mouillé de larmes et de sang, il n’y aura point de difficulté d'admettre également celles de ses saints. Dieu est réellement le Christ attaché a la croix, dit l'Église, et elle rejette, sous peine d'anathèmes, les hérétiques qui parlent d'une image magique, d‘un spectre mis par Dieu a sa place et crucifié sous la forme de Jésus-Christ ; pourquoi l'image d'un saint ne serait-elle donc pas aussi véritablement ce saint même ? Vous objectez peut-être: la statue du saint a été faite par des mains humaines, tandis que la grande image primitive, le Christ à la croix, avait été produite par Dieu ; mais vous oubliez que l'inspiration de l'artiste était, elle aussi, venue de Dieu et du saint prototype ou original, dont la statue est une copie. — Bossuet dit[27] (Exposition, 79): « Pour les images, le concile de Trente défend expressément d’y croire aucune divinité ou vertu pour laquelle on les doive révérer, de leur demander aucune grâce et d'y attacher sa confiance , et veut que tout l’honneur se rapporte aux originaux qu'elles représentent. Toutes ces paroles du concile sont autant de caractères qui servent à nous faire distinguer des idolâtres, puisque, bien loin de croire, comme eux, que quelque divinité habite dans les images, nous ne leur attribuons aucune vertu que celle d'exciter en nous le souvenir des originaux... Il faut être peu équitable pour appeler idolâtrie ce mouvement religieux qui nous lait découvrir et baisser la tête devant l'image de la croix, en mémoire de celui qui a été crucifié pour l'amour de nous ; et ce serait être trop aveugle que de ne pas apercevoir l'extrême différence qu'il y a entre ceux qui se confiaient aux idoles, par l'opinion qu'ils avaient que quelque divinité ou quelque vertu y était, pour ainsi dire, attachée, et ceux qui déclarent, comme nous, qu‘ils ne se veulent servir des images que pour élever leur esprit au ciel, afin d'y honorer Jésus-Christ ou les saints , et dans les saints Dieu même… On doit entendre de la même sorte l'honneur que nous rendons aux reliques, à l'exemple des premiers siècles de l'Église ; et si nos adversaires (les iconoclastes protestants) considéraient que nous regardons les corps des saints comme ayant été les victimes de Dieu par le martyre ou par la pénitence, ils ne croiraient pas que l'honneur que nous leur rendons, par ce motif, pût nous détacher de celui que nous rendons a Dieu même; etc. »

Toute cette célèbre argumentation est parfaitement vraie dans la forme, et entièrement fausse au fond vraie, car les choses se passent, en effet, comme elle le dit, au moins dans l’âme d’un adorateur éclairé et instruit fausse ; parce qu’elle oublie qu’il n’existe point de différence essentielle entre une image de bois et une image imaginative, pour ainsi dire. image qui n'est présente qu’aux yeux de l’esprit, mais perpétuellement présente et enracinée aux profondeurs les plus intimes de l’âme. L’adoration de l’image sculptée ou peinte, l’encens qu’on lui brûle, les hymnes, les larmes, les offrandes, les prières qu’on lui adresse, ne sont que la manifestation extérieure, physique de l’adoration intérieure, spirituelle ; ce n’est qu’un sophisme matérialiste et illogique que d’y vouloir établir une distinction essentielle qui n’existe pas, qui ne peut pas exister. Les statues du Jupiter d’Olympie, de la Minerve d’Athènes, de la Junon d’Argos furent tous les matins essuyées, frottées d’huile, parfumées et habillées, absolument comme si c’étaient des hommes ou des femmes de l’aristocratie grecque qui se faisaient faire la toilette ; voyez, par exemple, Bötticher (Idées de la Mythologie) et Creuzer (La Symbolique) ; à Rome, on servit la table aux grandes divinités, gardiennes de la république. On est convenu d’appeler ceci idolâtrie : soit. Mais n’oublions pas que cette sorte d’adoration matérielle était aussi bien l’expression de l’adoration intérieure païenne, que le culte des images catholiques est l’expression matérielle d’un culte intérieur : le paganisme avait des dieux joyeux, amis du plaisir, le christianisme dogmatique a un Dieu austère uni avec un Dieu tendre et touchant ; le paganisme adorait donc les images par des danses, des rires, des spectacles, le christianisme adore les siennes par des larmes, des extases et des mortifications de l’âme et du corps. Il n’y a là qu’une différence de forme ; une image reste bien partout essentiellement image, soit sculptée et peinte, soit simplement imaginative — pour ne pas dire imaginaire — et spéculative, et en adorant le dieu qu’elle représente on ne peut pas ne pas l’adorer en même temps ; elle est l’intermédiaire, le médiateur sans lequel l’adoration du dieu n’aurait pas lieu.

Ainsi, Bossuet lui-même, avec tout son grand talent de sophiste et de rhéteur, n’a pas plus réussi dans cette question que son prédécesseur saint Aurèle Augustin, parce que la question reste insoluble tant qu’on persévère dans le cercle vicieux de la théologie, Messieurs de religion prétendue réformée étaient également incapables de donner le mot de l’énigme, et Bossuet avait raison quand il leur disait (p. 82) : « Au reste, il n’y a rien de plus injuste que d’objecter à l’Église qu’elle fait consister toute la piété dans cette dévotion aux saints ; puisque, comme nous t’avons déjà remarqué, le concile de Trente se contente d’enseigner aux fidèles que cette pratique leur est bonne et utile, sans rien dire davantage : Ainsi, l’esprit de l’Église est de condamner ceux qui rejettent cette pratique par mépris ou par erreur. Elle doit les condamner parce qu’elle ne doit souffrir que les pratiques salutaires soient méprisées, ni qu’une doctrine, que l’antiquité a autorisée, soit condamnée par les nouveaux docteurs. » Bossuet cite souvent le concile de Trente (sess. XXV), sans s’apercevoir des avantages qu’il donne par là aux adversaires qui lui reprochent précisément ce que le concile de Trente et le second concile de Nicée avaient ordonné : « Le Concile conclut que dire, comme quelques-uns, qu’il faut avoir les images en vénération sans les adorer c’est se contredire manifestement, car… c’est faire des choses contraires que de confesser qu’on a de la vénération pour les images, et cependant leur refuser l’adoration, qui est le signe de l’honneur. C’est pourquoi le Concile ordonne non-seulement la vénération, mais encore l’adoration pour les images, parce que nul homme sincère ne fait difficulté de donner des marques de ce qu’il sent dans le cœur. » Bossuet donne même gain de cause aux iconoclastes quand il a l’imprudence (p. 261) de citer un passage de Cicéron pour prouver la superstition romaine, car ceux-ci n’ont qu’à rétorquer l’exemple en l’appliquant au culte catholique, et il n’aurait point dû reprocher aux païens (p. 263) ce qui suit : « Ils ne concevaient rien en Dieu, pour la plupart, qui fut au-dessus de l’effort d’une belle imagination. » Comme si les images catholiques n’étaient pas précisément les produits de l’imagination religieuse, comme si tout ce judaïsme platonisé et romanisé, connu sous le nom d’Église catholique, n’était essentiellement dû au travail de l’imagination la plus abondante, la plus magnifique !

Bossuet a raison, d’un autre côté, de blâmer des réformés qui cherchent a justifier le paganisme du reproche qu’on lui fait, d’avoir cru a la présence corporelle des divinités dans ses idoles : « Ce n’est qu’une exagération, comme fait M. de Condom (Bossuet), que de dire que leurs fausses dignités habitaient dans leurs images ; les païens ne convenaient nullement qu’ils adorassent la pierre ni le bois… » Dans une discussion entre deux théologiens, tout le vrai n’est nulle part, et cela doit être ainsi, parce que chacun d’eux part d’un faux principe ; l’intérêt que la philosophie y prend ne peut donc être que celui de la critique dialectique, qui fait voir cette impuissance égale, perpétuelle et forcée des deux adversaires, d’arriver à une solution décisive sur le sol mouvant et magique de la théologie.


Une autre détermination de la deuxième Personne en Dieu est le Logos, le Verbe, la Parole de Dieu. On a beaucoup discuté sur la signification du mot logos au Nouveau Testament. Sur le Logos, dans la philosophie de Philon, voyez l’ouvrage de M. Gfrorer, Philon l’appelle aussi rhéma theou, comme Tertullien, qui prouve (ad Prax. 5) qu’on peut indifféremment traduire logos par sermo et par ratio. Il signifie, selon nous, principalement la parole, et l’Ancien Testament fait créer le monde par la parole divine. Logos signifie aussi virtus, spiritus, et cela doit être, puisqu’une parole sans force, sans énergie, sans intelligence, n’a aucune valeur.

La parole elle aussi est une image, une image éminemment abstraite ; on s’imagine en effet, en prononçant le nom d’une chose, de connaître la chose même. Dans nos rêves, dans nos hallucinations, notre imagination est profondément agitée : nous parlons. Les animaux n’ont pas le talent de la poésie, ils ne parlent non plus. Le talent poétique est une manifestation de l’imagination : poiein en grec, faire, former, créer, imaginer. Sans hasarder ici dire un jeu de mots dans cet objet sérieux et intéressant, on peut dire que l’imagination est bien une force magique, et c’est ainsi que la parole, cette imagination devenue perceptible au nerf de l’oreille, était, chez les peuples de l’antiquité, censée posséder une force magique. Origène, avec d’autres Pères de l’Église primitive, était convaincu de pouvoir guérir les maladies et faire des miracles en prononçant le nom de Jésus-Christ « Ce nom est tellement fort contre les démons, qu’il manifeste sa puissance, quelquefois même quand il est prononcé par un homme pervers (Origène, Adv. Celsum, I, 3.) »

La parole, cette incarnation de l’imagination, doit ment exercer une influence narcotique en assujettissant l'homme à l'imagination. Des mots, oui des mots n'ont-ils pas souvent une force révolutionnaire irrésistible ? Plus d'une fois le monde politique s'est laissé changer par un mot. Personne n'ignore la puissance mystérieuse qu'exercent les mythes[28].

La parole de l'homme est divine, en d'autres termes : elle est une puissance immense et incommensurable comme la pensée, dont elle est le corps invisible. La pensée quand elle éclate, quand elle se révèle, quand elle fait naître son écho dans la nature, devient parole.

La parole, c'est comme la lumière spirituelle de l'univers ; elle dure, les hommes viennent et s'en vont. La parole, c'est la clef de tout secret et mystère ; elle représente le passé, elle fait disparaître les distances, elle transforme l'infini en fini, elle éternise le moment. La parole fait des miracles, les seuls qui, en harmonie avec la raison, méritent ce nom dont les théologies de toutes les religions et de toutes les époques ont si ridiculement abusé. La parole est le vrai consolateur du genre humain, le vrai Mithras, le vrai Paraclet. Qu'on se représente un individu humain, isolé et désolé, mais sachant et comprenant la langue humaine sans l'avoir jamais entendue, et que l'oreille de cet homme soit tout à coup frappée d'un mot quelconque prononcé par un autre homme : certes, ce mot l'impressionnerait comme si c'était la voix de Dieu, comme si c'était un archange en personne, ou la musique des sphères célestes. Le ton musical paraît être infiniment plus expressif que la parole ; mais ce n'est qu'une illusion. Ah ! qu'elle est grande et belle, cette puissance si magique et pourtant si naturelle de la parole ! Voyez ce pécheur sur son lit de mort, il ne veut, il ne peut expirer avant d'avoir confessé un crime qu'il avait su cacher durant sa longue vie ; le péché ne sera pardonné que quand il aura été confessé par la parole. Vous souffrez, parlez à un ami de vos secrètes douleurs et elles sont déjà soulagées. Parlez, parlez, et vos passions n’opprimeront plus d’un poids surhumain votre âme ; elle s’éclaire peu à peu d’une douce et sereine lumière, qui vous fera voir dans toute leur abjection les objets naguère idolâtrés de vos désirs.

Vous doutez, vous hésitez : parlez, discutez, et vous verrez clair. La parole rend l’homme libre ; tant qu’il ne peut parler, il est esclave : une passion outrée, une joie démesurée, une douleur excessive, sont également muettes.

C’est un grand et noble acte de liberté que de parler ; la parole en elle-même est de la liberté, et on a raison de regarder la culture, j’ose presque dire le culte, de la parole comme un noble moyen de l’éducation de l’humanité ; l’histoire est là avec ses exemples[29].

« Ainsi, vous le voyez, dit Luther (1, 302), Dieu parle, il a à côté de lui sa parole divine qui est d’éternité en éternité ; c’est par elle qu’il a créé l’univers ; par une simple et légère parole il l’a créé, d’où s’ensuit que créer n’est point plus difficile pour Dieu que parler pour nous. »

Résumons. L’homme religieux place en Dieu ce qu’il a reconnu pour la vraie réalité ; de cette disposition naît le dogme du verbe de Dieu ; ce dogme, traduit en langue vulgaire, signifie : la parole humaine est divine, digne d’être un attribut du Dieu de l’homme, le Verbe divin exprime donc la nature essentielle de la parole humaine.


Chapitre IX.

Le Mystère du Principe cosmogonique en Dieu.


La deuxième hypostase, Dieu qui se manifeste, ou comme l’exprimaient les anciens (Deus se dicit) qui parle et se prononce lui-même, est le principe créateur dans la Trinité ; en d’autres termes, Dieu le fils est l’être médiateur qui se tient au milieu entre l’être divin extramondain et l’être non-divin du monde. Un fils humain est identique avec son père, en ce sens qu’il a la même essence, tout en ayant une personnalité différente de celle de son père : et c’est précisément d’après cet original terrestre que la copie céleste a été formée.

Dieu le Fils est ainsi une entité mixte dans laquelle il y a un Être qui n’existe pas de lui-même et par lui-même, a se comme disent les théologiens du moyen-âge, par conséquent un Être non-éternel ; il y a là aussi en même temps un Être qui n’est point encore réellement entré dans le domaine des choses finies et des sens, qui conserve ainsi encore en quelque sorte l’identité avec Dieu l’Infini.

Comment faut-il faire pour sortir de la contradiction si choquante de ces deux notions opposées ? Il faut appeler au secours l’imagination, qui seule est capable de faire une cosmogonie. L’imagination seule est le terme moyen entre les Idées abstraites et les choses concrètes ou réelles c’est-a-dire la matière. Nous sommes donc de nouveau arrivés sur le terrain de la psychologie.

Tout être médiateur entre Dieu et l’univers est donc un être de l’imagination ; mais pour répondre victorieusement à la théologie spéculative qui entend le principe cosmogonique d’une façon plus abstraite, il nous faudra, à notre tour, nous armer d’une vérité psychologique, plus abstraite que l’imagination.

L’univers n’est pas Dieu, il est même, tranchons le mot, le contraire de Dieu. Or, ce qui diffère de Dieu, ne saurait provenir directement, immédiatement de Dieu, mais bien d’une scission, d’une différence préalable que Dieu aurait faite en lui-même ce qui veut dire que Dieu s’est devenu objet à lui-même. L’acte psychologique où l’homme se devient un objet dont il a conscience, s’appelle, comme on sait, la conscience du Moi, la conscience de soi-même. Dieu, en se différenciant ainsi en lui-même, a donc manifesté sa conscience du Moi. Traduisons cette phrase en langue vulgaire et nous aurons la formule suivante : Le principe cosmogonique en Dieu, c’est la conscience du moi de l’homme.

Tout le procédé cosmogonique divin dont nous parle la théologie, n’est point autre chose qu’une périphrase mystique d’un procédé psychologique humain.

Développons maintenant en peu de mots cette opération. Quand nous contemplons l’univers, nous sommes bientôt frappés de stupeur et nous nous sentons petits, bornés, comprimés de tout côté. En même temps notre être aspire vers l’indépendance, vers l’expansion, et pour échapper au choc violent de ces deux mouvement contraires il nous faut absolument nous rapprocher d’un autre être qui ne soit point identique au nôtre, qui nous rassure et qui nous prête son secours, bref un alter ego, un autre moi. L’homme ne peut se consoler que par la société d’autrui par la vie social ; existant tout seul au monde il se perdrait, il serait infailliblement absorbé par cet océan immense de la nature. La philosophie dite de la nature ne vient que tard ; chez les Hellènes, par exemple, elle fut précédée de ces sept sages qui n’enseignèrent que des maximes immédiatement en rapport avec la vie journalière, avec les relations qui existent directement entre l’homme et l’homme, abstraction faite de tout le reste. Ainsi l’homme est un dieu pour l’homme : le moi et le toi, voilà le pivot primitif de son existence et de sa conscience. La force réunie de plusieurs hommes est non seulement quant à la quantité, mais aussi quant à la qualité une toute autre que la force isolée : elle porte désormais le cachet ineffaçable de l’infini. Tout le progrès social est là. Ce n’est qu’après une marche plus ou moins longue dans la voie de la civilisation, que l’homme individuel parvient à réfléchir seul, à penser seul avec lui-même : au commencement, il avait eu besoin du concours d’un autre homme pour méditer et mettre un peu d’ordre à ses idées. Ainsi trouve-t-on presque dans toutes les langues de l’antiquité un mot qui signifie à la fois et penser et parler, et encore aujourd’hui beaucoup d’hommes du peuple ne comprennent un livre qu’en le lisant tout haut. Hobbes n’a point tort en faisant dans son système l’intelligence naître des oreilles.

Le principe cosmogonique en Dieu, réduit aux catégories de la logique abstraite, exprime la tautologie suivante : ce qui est différentiel ne peut venir que d’un principe de différence, et point d’un principe simple. Les philosophes et les théologiens du christianisme dogmatique, tout en prêchant leur fameuse création tirée du néant, ont malgré eux cédé à l’évidence inexorable de cette autre thèse logique : rien de rien ; ils ont remplacé la matière préexistante et réelle des philosophes païens par une matière spirituelle, pour ainsi dire. C’est en effet une matière préexistante spirituelle que l’intelligence préexistante de Dieu le Fils, et c’est précisément lui qu’ils appellent le germe, le résumé, la totalité de toutes les choses qui furent créées plus tard. Toute la différence entre eux et leurs prédécesseurs païens se réduit à ceci, qu’ils attribuent a l’univers une éternité imaginaire, idéale, et les païens une éternité matérielle, réelle objective. Selon la philosophie de nos théologiens, l’univers a existé dès l’éternité, non comme un objet des sens, mais comme un objet de l’intelligence subjective de Dieu le Père, et cette théorie est parfaitement d’accord avec leur principe suprême qui est la subjectivité absolue. Spiritualistes, ou plutôt subjectivistes qu’ils sont, ils tournent le dos aux objets réels, ils rejettent comme impie la préexistence de la matière sans s’apercevoir que celle-ci, qui existe dans la pensée de leur Dieu, mérite bien le nom de préexistante. Le seul moyen d’ôter à cette matière en Dieu la préexistence ou l’éternité, ce serait de la faire naître par une idée subite de Dieu, par un coup improvisé et capricieux mais il faut espérer qu’aucun théologien, aucun philosophe du christianisme dogmatique ne voudra adopter cette hypothèse qui serait la déification d’un non-sens humain et fort contraire à la dignité de leur Dieu. Ainsi, il n’y a plus à contredire : l’univers est né de lui-même, comme au reste chaque existence qui est une entité générale, un genre, une espèce ; elle restera toujours inexpliquée, une chose primitive et basée sur elle-même. Croire que l’existence du monde s’explique par un créateur, est une illusion psychologique ; la création, ainsi comprise, ne résout point la difficulté qu’il y a de métamorphoser une entité purement abstraite en un objet matériel. L’être de l’univers est au contraire l’être de Dieu conçu comme réel et matériel, l’être de Dieu est l’être abstrait et idéal de l’univers, et l’acte de la création n’est qu’un acte formel, aussi formel que l’est la différence entre l’univers et le créateur de cet univers.

La multiplicité ne peut être déduite que d’un être qui porte en lui la différence, ce qui est une tautologie, ou si roui voulez un axiome des plus simples. Mais cet axiome est une notion primitive, nécessaire en elle-même, un nec plut ultra de la pensée, une vérité absolue ; pensez des différences tant qu’il vous plaira, chacune enchaînée dans l’autre, et vous arrivez forcément à une dernière, qui est ce qu’on doit appeler la différence d’un être de lui-même et en lui-même. Toutes les autres innombrables différences entre plusieurs êtres sont des différences appartenant au domaine réel des sens. La dernière différence, c’est l’intérieur d’un être en lui-même, et là elle est à combiner avec la loi de l’identité. Cette dernière de toutes les différences possibles, à laquelle la pensée n’arrive qu’après avoir parcouru la longue échelle des différences extérieures, s’impose impérieusement à la pensée quand celle-ci prend au sérieux le mot de multiplicité ; elle est donc la vérité de toutes les différences possibles. Cette réflexion abstraite nous conduit ainsi à reconnaître que le principe cosmogénétique en Dieu, réduit à son abstraction élémentaire, est l’acte de la pensée, le penser, représenté en dernière analyse. Éliminez de Dieu la différence, il cessera d’être un objet pour votre pensée.


Chapitre X.

Le Mystère de la Nature en Dieu ou du Mysticisme.


M. de Schelling a renouvelé la doctrine du théosophe allemand Jacob Bœhme, celle de la nature éternelle en Dieu ; nous allons nous en servir pour la critique du principe cosmogonique et théogonique.

Dieu, disent les théosophes, est un esprit pur, une conscience lucide, une personnalité morale, tandis que la nature n’est que trop souvent confuse, ténébreuse, et tout à fait séparée de la loi morale. Comment expliquer cela ? comment faire remonter à Dieu, ce principe de la lumière et de la pureté, la nature, ce principe des ténèbres, et de l’impureté nous ne le pouvons point autrement qu’en plaçant en Dieu même les ténèbres et l’impureté.

En d’autres termes, pour nous expliquer logiquement l’origine de cet ténèbres, il nous faut rayer tout à fait l’idée d’une origine et poser les ténèbres comme primitives. Je ne m’occuperai point ici de critiquer ce système mystique, qui est même assez grossier ; je dirai seulement qu’on ne pourra jamais expliquer les ténèbres si l’on ne les déduit de la lumière ; cette explication si simple et logique effraye ceux qui ne sont pas habitués de voir de la lumière même dans les ténèbres, ceux qui ne comprennent pas que l’obscurité loin d’être absolue est une obscurité toujours plus ou moins modifiée par la lumière (voyez Goethe : Théorie de la lumière et de la couleur).

Et d’abord, les ténèbres naturelles sont précisément le côté irrationnel, réfractaire à la raison, le côté grossièrement matériel de la nature ; c’est pour ainsi dire la nature proprement dite en opposition avec l’intelligence. Cela signifie que la nature, en tant que matière, ne se laisse point déduire ni expliquer comme née de l’intelligence ; cette nature est plutôt le fondement primitif de celle-ci, le piédestal de la personnalité comme dit un poète, et ainsi définie elle n’a plus besoin, à son tour, d’une autre base ; l’esprit sans elle serait une abstraction vide de sens et de réalité ; le moi ne naît que de cette nature. Cette doctrine n’est point spiritualiste, mais on l’enveloppe soigneusement d’un voile mystique et mystérieux en y faisant intervenir Dieu, au lieu de l’exprimer dans un langage clair et rationnel. Or, les deux principes en Dieu dont cette théorie parle, sont la Nature telle qu’elle existe dans notre tête, abstraction faite de toute réalité, d’un côté, et Dieu, c’est-à-dire, esprit, conscience, personnalité de l’autre ; on appelle celui-ci Dieu, c’est pour ainsi dire la face, mais on refuse ce nom à l’autre au revers. La lumière en Dieu selon cette doctrine, naît des ténèbres en Dieu cela veut dire que ce Dieu n’est qu’un attribut du non-Dieu, qui est ici sujet. Voilà l’erreur, mais cette erreur est un résultat nécessaire de l’imagination mystique, qui en effet précède le raisonnement logique.

Qu’est-ce que le mysticisme dont il s’agit ici, si non une véritable deutéroscopie, une double vue ? Le philosophe mystique médite sur la raison d’être de la nature et de l’homme, mais il le fait dans l'imagination, il croit méditer ou spéculer sur un autre Être personnel, différent de l'homme et de la nature. Le philosophe mystique s'occupe assurément de tous les objets qui sont aussi accessibles au simple penseur rationnel : mais un objet réel quelconque n'entre dans la spéculation mystique que sous forme imaginaire. Par conséquent un objet imaginaire devient-il là un objet réel; c'est un bouleversement complet de la pensée. Dans la doctrine mystique des deux principes en Dieu, l'objet réel et l'objet imaginaire se sont mutuellement remplacés l'un l'autre. On voudrait peut-être dire : le procédé spéculatif n'a rien de choquant parce qu'il opère ce changement en bonne connaissance de cause ; mais on s'y tromperait. Ce procédé a précisément le malheur de tomber dans une faute toute théologique ou du moins fantastique : il promet de nous révéler la vie d'un autre être différent de l'être humain, et cet être est néanmoins le nôtre. C'est contre cette illusion, qui est une véritable fantasmagorie, que la critique doit lutter.

Comment, vous dites de Dieu que la Lumière, ou son Intelligence, a été précédée par ses Ténèbres, par le confus et sombre chaos de ses instincts et passions ! Les aveugles terreurs des ténèbres, dites-vous, auraient été, en Dieu, antérieures aux pures évolutions des lumières ! Quel anthropomorphisme ! Et vous, théosophes mystiques, ne voyez-vous pas encore que votre être divin est tout simplement l'être humain ?… Le procédé cosmogonique (vrai procédé chimique) en Dieu se manifeste donc par la Lumière de l'Intelligence ; de même, les Ténèbres en Dieu sont représentées dans la philosophie de Leibnitz par les Pensées confuses, puissances divines qui sont l'expression mystique de la Matière, de la Chair. Bref, les Ténèbres en Dieu se traduisent par la phrase suivante : Dieu est un Être spirituel et charnel à la fois. Voilà ce que c'est que le Mystère du Mysticisme, quand on le réduit à dire son dernier mot, et M. Schelling a beau faire, il n'en prouvera jamais le contraire, quand il écrit, par exemple : « Dieu doit avoir en lui l'origine de son existence, car il n'y a rien qui soit en dehors de Dieu, comme le disent tous les philosophes sans exception. Seulement, ils parlent de cette base de l'existence de Dieu comme d'une simple abstraction, et ils ne veulent point en faire quelque chose de réel. Eh bien ! cette base, ce point de départ de l'origine de Dieu, il faut l'appeler Nature en Dieu, c'est un Être inséparable de Dieu et en même temps différent de Dieu. La physique nous en montre une analogie dans la lumière et la force de la pesanteur. Ce qui est à l’origine d’une intelligence, ne peut pas être intelligent ; l’Intelligence naît de la Non-Intelligence, et les Ténèbres précèdent nécessairement l’Existence réelle, la Créature réelle. On n’avance point quand on s’attache trop aux conceptions abstraites des philosophies précédentes, par exemple, de Dieu comme actus purissimus ; la philosophie moderne les imite malheureusement, elle aussi veut que Dieu s’éloigne le plus possible de la Nature. Nous, au contraire, disons que Dieu est infiniment plus réel que, par exemple, le simple ordre moral du monde ; Dieu possède en lui des forces productrices bien autrement énergiques qu’on serait tenté de croire en lisant les systèmes si subtils et si mesquins des idéalistes abstraits. L’idéalisme, si vous ne lui donnez pas pour base un réalisme vivant, dégénère et devient un système aussi creux, aussi aridement abstrait que les systèmes de Leibnitz, de Spinosa ou tout autre système dogmatique. Et, sachez-le bien, la science sincère devra nier un Dieu personnel tant que le Dieu du théisme moderne reste ce qu’il est dans dans tous vos systèmes modernes : un Être simple, auquel on impose d’être Essence pure, c’est-a-dire, Essence nulle ; enfin, tant que vous ne reconnaîtrez pas en Dieu une dualité réelle, une force expansive, affirmative et une force restrictive, négative. Conscience du Moi est toujours une collection, une concentration de soi-même ; cette force négative d’un être qui se replie sur elle-même est la véritable énergie de sa personnalité, de son égoïté. La crainte de Dieu ne peut pas exister, si ce Dieu n’a pas de la force et de la consistance. Il y a en Dieu quelque chose qui est Force pure, énergie pure mais à coté de cela, il y a en lui encore autre chose » Schelling, Essence de la Liberté humaine, 129, 432, 427 ; Monument de Jacobi, 82, 97-99).

Soit. Or, quelle est cette Force pure, cette Énergie pure, sinon la Force physique ? Il existe en effet, à côté de la Force spirituelle qu’on appelle Bonté morale ou Énergie intellectuelle, une autre Force, mais c’est bien celle des muscles. Lorsque vous ne pouvez plus rien faire par des démonstrations rationnelles, vous aurez assurément recours à la force de vos bras. Vous me parliez tout-à-l’heure d’une force différente de la force intellectuelle et morale : ne serait-ce pas la force de la chair et des os, des nerfs et du sang, la force animale des instincts, la fore du corps organique et vivant ? Ne disiez-vous pas tout-à-l’heure : « La Nature sans un corps organique, sans un organisme corporel, n’est qu’une abstraction sèche et mesquine ? » Ayez maintenant le courage de votre opinion, et ne reculez point devant les conséquences de vos prémisses. Faites encore un pas en avant cette Nature, opposée à la Lumière intelligente, vous voulez qu’elle soit placée aussi en Dieu, cherchez donc à cette Nature en Dieu l’expression la plus précise, la plus réellement physique, la plus concrète, et vous trouverez la Chair avec son instinct charnel ; en d’autres termes l’Instinct sexuel, l’Instinct de la Génération ; lui, sans doute, est le plus énergique, le plus despotique de tous. Ainsi, voyez votre Dieu-Nature, ou, si vous voulez, votre Nature-Dieu c’est amare et sapere, c’est Esprit et Chair, c’est Liberté spirituelle et Instinct sexuel. Vous frémissez d’horreur. Cette impitoyable rigueur de la logique ne vous plaît pas ? Mais je n’ai fait que développer le germe de l’idée que vous venez d’émettre.

Personnalité, égoïté, connaissance de soi-même sans nature, n’est qu’un spectre ; la nature, de son côté, sans corps organique, n’est qu’un fantôme. Le corps organique, c’est la base, le sujet de la personnalité ; c’est lui qui donne à cette personnalité ce qui la distingue de toutes les autres ; l’impénétrabilité de son corps est le sceau caractéristique d’une personnalité, Or, l’organisme individuel ne l’est que comme organisme sexuel ! la personnalité de la femme se distinguera toujours de celle de l’homme, et je vous défie de me montrer un vrai organisme réel, individuel, qui ne soit ni homme ni femme.

Vous dites qu’il ne faut pas s’effrayer de la réalité physique mise en contact avec ce qu’il y a de plus spirituel ; ne vous effrayez donc pas non plus quand nous en inférons la nécessité logique de donner à Dieu un sexe. Vous reculez, parce que votre Dieu-Nature vous convient mieux enveloppé dans ses Ténèbres divines et mystérieuses, et que vous n’aimez point la Lumière de la logique, qui est pourtant aussi divine. Nous vous sommons, par conséquent, de prouver d’abord a priori, sans détours et spéculativement, que l’idée de Dieu n’est point incompatible avec forme, localité et différence sexuelle, et de démontrer ensuite a posteriori par la méthode empirique, quelle est sa forme, où il existe, et quel est son sexe. Un simple théologien, en 1682, avait déjà hardiment demandé : « Est-ce que Dieu est marié[30] ? » Vous riez, philosophes allemands de la haute spéculation ; mais veuillez enfin, je le répète, avoir le courage d'aller jusqu'au bout.

Dans les écrits de Jacob Boehme, le cordonnier de la ville de Goerlitz, la doctrine de la Nature en Dieu a une signification beaucoup plus intéressante et profonde, que dans ceux de ces imitateurs modernes. Jacob Boehme a une âme profondément religieuse, la religion est le centre de ses actions et de sa pensée. En même temps, il a ouvert ses yeux à l'étude moderne de la nature, au spinosisme, au matérialisme philosophique, à l'empirisme scientifique, et il s’effraie à l'aspect de l'essence mystérieuse de cette natures il 8e sait plus comment faire pour mettre tout cela en harmonie avec ses idées religieuses. Écoutez-le, comme il décrit cette terrible lutte (Extrait de J. Boehme, p. 58, Amsterdam, 1718)[31] : « Lorsque j'avais jeté un regard dans les grandes profondeurs de cet univers, avec le soleil et les astres, les nuages de pluie et de neige, je contemplai en mon esprit toute le création, et j'y trouvai dans chaque chose du bien et du mal, de l'amour et de la colère dans les créatures dépourvues d'intelligence, dans les bois, dans la pierre, dans la terre, dans les éléments, comme dans l'homme ; et quand je vis qu'il y avait du bien et du mal, et que les impies se trouvaient mieux que les pieux, et que Les barbares jouissaient des meilleures contrées, alors j'en devins triste et mélancolique, et les livres bibliques, que je connais si bien, ne purent point me consoler, et le démon m'aura probablement envoyé les affreuses pensées que je veux taire ici. » D'un autre côté, Boehme admire ce qu'il y a de beau dans la nature ; il jouit de la minéralogie, de la botanique, de la chimie il s'enivre des couleurs des pierres précieuses, du son des métaux, du parfum des fleurs, du caractère doux et folâtre de quelques animaux : « Cette grande révélation de Dieu dans le monde lumineux, lorsqu'en Dieu se manifeste la figure merveilleuse et belle du ciel avec force couleurs diverses, je ne la saurais comparer qu’aux plus nobles pierres, émeraudes, jérubines, deltines, onix, saphirs, diamans, jaspes, hyacinthes, améthystes, sardes, berilles… Quant aux nobles pierres, jérubines, delfines, émeraudes et autres, qui sont les plus belles, elles ont leur origine là où l’Éclair de la Lumière est monté dans l’Amour. Car cet Éclair est né de la Douceur de l’Âme, il est le Cœur au centre des Esprits des Eaux ; c’est pour cela que les pierres dont je parle sont si douces, si puissantes, si sublimes. » Boehme, on le voit bien, avait du goût esthétique aussi pour les végétaux : « Les puissances célestes font naître des fruits et des fleurs célestes, riches de plaisir et de délectation, et beaucoup d’arbrisseaux et de buissons et d’arbres, c’est la que croissent les jolis et tendres fruits de la vie ; et les belles couleurs célestes s’épanouissent dans les fleurs odorantes. Ah ! voyez, voyez donc comme leurs ornemens sont variés, chacune a sa parure à elle selon sa qualité et son espèce tout ceci est tout beau, tout divin, tout joyeux… Si tu veux contempler l’immense splendeur et la majesté célestes de Dieu, et savoir les plantes et les joies qui sont là-haut, tu n’as qu’à regarder avec soin ce monde d’ici-bas, les fruits magnifiques qui poussent chez nous sur le sol de la terre, les arbres, les herbes, les fleurs, les vignes, les grains, les oliviers, enfin tout ce que ton âme puisse embrasser et observer, car tout ceci n’est qu’une copie de la grande splendeur des cieux (p. 480, 338, 340, 323). » Cet homme ne peut pas se contenter de la notion d’un Dieu despote qui aurait dit : « Que l’univers se fasse, car tel est mon plaisir ; » Boehme aime trop passionnément, adore trop saintement la nature pour ne pas chercher un autre motif de l’existence de sa bien-aimée, un motif naturel au lieu de l’explication morte et scolastique que lui en fournissent les théologiens. Il n’en trouve point d’autre explication que les qualités naturelles, et c’est par conséquent à celles-ci que son âme s’ouvre avec un indicible enthousiasme. Boehme mérite en effet d’être mentionné comme philosophe ou théosophe-naturaliste, il est neptuniste et volcaniste à la fois : « Toute chose est née du feu et de l’eau. » dit ce philosophe teutonique comme ses contemporains l’appelaient.

Son âme religieuse est fascinée par l’univers, la nature a jeté un charme sur elle c’est par le rayon éblouissant d’un vase d’étain, on le sait, que la lumière mystique s’était enflammée dans cet homme si étrange et aimable. N’oublions pas du reste que sa ville natale repose sur un terrain volcanique ; les rues sont pavées de basalte. — Un homme religieux est tout à fait incapable de voir le monde autrement que par le médium de la religion, dans les brouillards resplendissants de l’imagination comme dans un miroir merveilleux, et Boehme avec sa sympathie infinie pour la nature est forcé de distinguer en Dieu deux êtres divins. Il aurait été affreux pour cette âme pieuse d’admettre la co-existence de deux principes indépendants l’un de l’autre, comme les anciens mages et les manichéens l’avaient fait : mais il déduit tout ce qui est amer, acide, âcre, froid, sombre de l’Acreté et de l’Amertume de Dieu ; tout ce qui est doux, suave, tiède, lumineux, il le déduit de la Douceur et de la Lumière de Dieu. « Voilà donc, dit-il, les créatures sur la terre, dans l’eau et dans l’air, chacune ou bonne ou mauvaise : des bêtes venimeuses de par le centre des Ténèbres, d’après la force de la sombre Fureur, ce sont des animaux qui demeurent dans des trous obscurs et n’aiment point à sortir, le soleil leur fait peur. Tu dois savoir l’origine d’une bête quand tu sais ce qu’elle mange et comment elle demeure, car chaque créature veut rester là où est sa source et sa racine : ce que je dis n’est guère difficile à comprendre. » II continue dans son langage naïf et éloquent : « Regardez l’or, l’argent, le diamant, bref tout métal luisant, cela vient de la Lumière qui a lui avant l’époque de la Colère de Dieu, etc. » Tout ce qu’il y a sur terre, la théosophie le met pour ainsi dire en double en le répétant dans le ciel. Swédenborg trouve dans ses visions que « les anges ont là-haut des maisons à plusieurs étages, avec des chambres à coucher, des salons, des antichambres, entourées de jardins à fleurs et de prairies, ils ont aussi des vêtements, mais tout bien plus beau que chez nous » (Écrits choisis, 1, 190), et Boehme voit même une faible image de l’Éternité céleste dans tout ce qui est liquide et vaporeux sur terre. « Mais, dit il, je vous prie, n’entendez pas cela à la lettre, comme s’il y avait réellement un arbre de bois dans le ciel, ou un rocher de qualité terrestre : non, ce n’est pas ainsi je veux dire qu’il y est véritablement et spirituellement à la fois. » Boehme veut dire imaginativement, imaginairement ; les objets terrestres se reflètent dans le miroir de son âme et leurs images sont transférées dans le ciel par son imagination, après avoir été embellies. La simple intuition, au contraire, reproduit les objets directement et sans les idéaliser : « Je ne suis point un savant, je ne décris point d'après l'intuition, mais d'après l'imagination de mon esprit ; je ne veux point écrire ce qu'il y a à apprendre à l'égard des astres ; toute la science, par exemple, qui s'en occupe a été déjà inventée et étudiée par les grands génies qui y ont calculé, observé et publié des livres (339, 69). »

La doctrine de la nature en Dieu tâche de soutenir par le naturalisme ce théisme qui adore l'Être suprême sous forme d'un Être personnel.

Le théisme personnel se représente Dieu comme un être abstraitement personnel séparé de toute matière, la simple unité de essence et existence, réalité et idée, volonté et action : Deus suum esse est ; le théisme dans cette forme est, comme toute autre phase de la religion en général, en rapport direct avec la manière d'être de l'homme, avec sa politique, avec sa science, avec son caractère. Or toute abstraction exprime un jugement, affirmatif et négatif à la fois, il implique à la fois un reproche et une louange, car ce que l'homme rejette, c'est le contraire de son Dieu, et ce qu'il loue, c'est son Dieu : « Ce qu'un homme adore (colit) plus que toute autre chose, cela est Dieu pour cet homme, » dit Origène (Explan. in epist, Pauli ad Rom. 1). Ainsi la religion est un jugement, une critique, et le culte est en effet un acte perpétuel de discernement (Krisis) entre ce qui est bon et mauvais.

Dans la religion l'homme franchit les étroites barrières de son existence ordinaire, il s'y émancipe de tout ce qui le gène et aigrit : elle est son dimanche, pour ainsi dire; ce Dieu est la subjectivité de l'homme, la plus abstraite de toutes les abstractions, le vrai nec plus ultra : « Là où la nature finit, Dieu commence, » Id, quo majus nihil potest cogitari, Deus est. Ce Dieu est le dernier résultat d'une longue et pénible série de raisonnemments, c'est l'oméga. Mais cet oméga devient aussitôt l'alpha, le Dieu-résultat devient le Dieu-commencement du raisonnement, et par un procédé syllogistique qui s'opère dans l'homme religieux à son insu, Dieu est placé subitement en arrière, à l'origine de l'univers, Voilà la Création du Monde.

Reprenons. Ceux qui veulent déduire de la Nature impersonnelle la personnalité de Dieu, font une confusion très illogique entre religion et philosophie, et ils ne savent pas mème ce que signifie la Personnalité de Dieu dont ils viennent de parler. Ils mêlent ensemble la Personnalité et l’Impersonnalité.

Dieu comme Esprit pur, Substance pure, ne convient qu’à un homme abstrait, à celui qui se trouve heureux et tranquille dans l’intuition des choses objectives, dans les études astronomiques, dans les recherches de ce que Hegel appelle la raison qui est dans les objets. De là l’aversion de Jacobi pour le Dieu-substance de Spinoza. Voulez-vous, personnalistes, construire logiquement l’idée de la Personnalité, alors vous ferez bien de la réduire à celle de l’homme naturel et concret, rayez hardiment la personnalité de celle-ci, n’y mêlez jamais la nature impersonnelle. Et en effet, pourquoi voulez-vous expliquer la Nature ? Vous avez posé la Personnalité comme vérité absolue, et à côté d’elle l’Impersonnalité ne signifie plus rien ; Dieu est ici UN, et la Nature n’est que ZÉRO.


Chapitre XI.

Le Mystère de la Providence et de la Création.


La Parole divine prononcée, c’est la Création ; prononcer une pensée est un acte de la volonté, la Création est un produit de la volonté. En d’autres termes : Dieu a crée le monde signifie, la volonté est divine, absolue. Mais cette volonté n’est point celle de la raison, c’est plutôt la volonté de l’imagination, la volonté du bon plaisir, la volonté subjective et illimitée : « Pourquoi Dieu a-t-il fait le ciel et la terre ? Parce qu’il la voulu (Quare fecit Deus cœlum et terram ? Quia voluit) » Et Aurèle Augustin continue : « Ainsi la volonté de Dieu, qui est la cause de leur existence, est plus grande que le ciel et la terre. Et si vous vous demandez : pourquoi l’a-t-il voulu ? Vous faites une question plus grande que la volonté divine, or il n’y a rien qui soit plus grand que cette volonté (Sur la Genèse contre Manichée, 1, 2). » C’est bien là, ce nous semble, le point culminant du principe subjectif.

L’éternité de la matière ou de l’univers, veut dire que la matière est une chose réelle, essentielle ; la création du monde signifie qu'il n'est qu'un fantôme, une chose nulle, Avec le commencement d'une chose est nécessairement posée aussi sa fin ; le commencement de la matière est déjà le commencement de sa fin. Et certes, il n'y a rien à opposer : la volonté absolue l'a fait naître, elle la fera aussi disparaître ; elle a été tirée du néant, c'est au néant qu'elle retournera. Il importe peu quand elle s'en ira ; il suffit de savoir que la possibilité de son existence comme de sa non-existence est renfermée dans la volonté d'un autre être.

La création de rien est la toute-puissance élevée à sa plus haute expression, Or, quelle est la faculté de poser subjectivement en réalité tout ce qui n'est qu'une idée, et en idéalité tout ce qui est déjà réel ? C'est l'imagination arbitraire, le bon plaisir. La création de rien est donc le miracle des miracles, et la théologie avait raison de prouver par celui-là tous les autres ; ici du moins elle était logique. Un être personnel qui a tiré le monde du néant, n'éprouvera aucune difficulté de transformer de l'eau en vin, de faire parler un mulet, de faire couler une fontaine d'un rocher. Nous verrons que le miracle à son tour n'est qu'un produit et un objet de l'imagination. Les philosophes païens respectaient trop la réalité pour permettre cet élan illimité à leur subjectivité ; ils posaient tous comme base fondamentale de leurs systèmes la formation du monde par l'intelligence divine, mais, bien entendu, la matière brute de ce monde avait déjà préexisté.

La création tirée du néant est identique avec le miracle, identique par conséquent avec la providence, car l'idée de la providence l'est primitivement avec l'autre. Certissimum divinæ providentiæ testimonium præbent miracula, dit Hugo de Groote (De verit. rel. 1,13).

Croire à une providence, signifie croire à une puissance qui dispose librement, arbitrairement de toute chose, de sorte que le monde réel vis-à-vis d'elle n'a plus la moindre valeur. La providence abolit quand elle veut les lois de la nature, de sorte qu'elle interrompt ce lien de fer, la nécessité, qui rattache la conséquence à la cause, Et quant au miracle proprement dit, il est dans toute sa beauté dans la creatio ex nihilo : la transformation de l'eau en vin est égale à une création du vin de rien, car la cause suffisante d'où le vin naît, n'existe point dans l'eau ; si elle y existait, le changement de l’eau en vin n’aurait pu être appelé un acte miraculeux du Fils de Dieu, mais tout simplement un acte naturel.

La providence se rapporte spécialement à l’homme, car c’est pour lui qu’elle bouleverse arbitrairement, ou plutôt capricieusement, les lois qu’elle avait jadis établies ; elle se manifeste surtout dans le miracle de l’Incarnation, qui est le centre de la religion chrétienne. Dieu, disent les chrétiens, ne s’est jamais fait plante ni animal, mais homme ; Dieu ne s’occupe donc en opérant les miracles que du genre humain. Un malheureux figuier qui était sans fruits dans une saison où aucun arbre n’en a, fut maudit par le Dieu chrétien et se dessécha pour donner aux mortels un bel exemple de la puissance divine ; les esprits infernaux furent chassés de l’âme possédée et introduits dans des quadrupèdes. « Aucun moineau, est-il dit, ne tombe du toit sans la volonté du Père céleste ; » mais ces oiseaux n’ont pas une importance plus grande que les cheveux qui tous sont comptés sur la tête de l’homme. La providence naturelle donne à manger aux corbeaux, elle a vêtu les lis ; elle laisse se noyer un individu qui n’a pas appris l’art de nager. La providence religieuse lui tend une main et le fait marcher sur l’eau.

L’admiration pour la providence naturelle appartient surtout au naturalisme religieux ; elle est un élément moins essentiel dans le christianisme que dans le mosaïsme, qui est une religion très amie des animaux. L’animal, sans parler de l’instinct, n’a pas d’autre ange gardien, d’autre providence que ses sens, ses organes. Un oiseau devenu aveugle, doit mourir. Le prophète Élie reçoit des aliments d’un corbeau, mais je ne me rappelle pas d’avoir lu dans la bible d’un animal qui serait sauvé d’une façon autre que naturelle. Croire donc que l’homme aussi n’a pas d’autre providence que ses forces physiques et psychiques, est aux jeux de la religion une hérésie ; la providence naturelle ne vaut rien, la providence religieuse est tout.

Jonas dans le ventre d’un poisson, Daniel parmi les lions, font voir combien la providence distingue entre l’homme religieux et l’animal ; et si tant de naturalistes très chrétiens en Angleterre se plaisent a admirer la providence dans les organes de la locomotion ou l’appareil mandibulaire, ils oublient qu’ils dégradent, qu’ils nient par cela la providence religieuse. La Bible et la nature sont deux pôles éternellement ennemis, jamais vous n’y découvrirez le moindre rapprochement ; le Dieu naturel, par exemple, se manifeste en donnant au lion de la force musculaire et des organes convenables pour défendre sa vie même aux dépens de celle d’un individu humain, tandis que le Dieu biblique arrache un homme aux griffes d’un lion.

La providence est évidemment la conviction que l’homme a de la valeur infinie de son existence ; c’est l’idéalisme religieux. Sous ce point de vue l’homme ne croit plus à la réalité des choses extérieures. Il y a identité entre la providence et l’immortalité personnelle de l’âme ; seulement cette dernière exprime la valeur de l’existence personnelle sous l’image d’une durée perpétuelle. On ne croit pas à une providence quand on s’identifie avec l’univers, quand on se regarde comme une particule de l’immense totalité qui nous absorbe sans retour ; mais la providence est vénérée comme un article principal de la foi, quand on fait grand cas de l’égoïté.

De là les conséquences de cette croyance, en partie salutaires, en partie dangereuses : une fausse humilité, l’orgueil religieux qui ne se repose pas, il est vrai, sur lui-même, mais sur un Dieu qui n’est rien autre chose que l’être humain idéalisé. Dieu, en effet, se soucie de moi, il veut mon salut, je le veux aussi, mon but est donc ici le sien propre, ma volonté la sienne propre, donc l’amour que Dieu a pour moi n’est rien autre chose que mon amour-propre divinisé et personnifié ; je crois donc a moi-même et à nulle autre chose.

La providence est un article de foi plus énergique que l’existence de Dieu : nier une providence divine, c’est nier Dieu comme étant Dieu. Un Dieu qui n’est en même temps la providence pour l’homme ne mérite pas d’être adoré, c’est un Dieu ridicule qui manque de la plus divine et la plus adorable de toutes les qualités essentielles. Croire en Dieu, c’est donc croire à la dignité humaine, comme Vérulame a dit : Qui deos negant, nobilitatem generis humani destruunt (Baco Ver. Serm. fidel. 16). Toutes les choses n’existent donc que pour l’homme, et non pour elles-mêmes, et les naturalistes dits très chrétiens ont tort d’appeler cette thèse un produit orgueilleux, car cela posé le christianisme lui aussi serait orgueilleux quand il dit, comme saint Paul, que Dieu ou un être presque Dieu n’est devenu homme que pour sauver l’homme : voilà, ce me semble, un orgueil plus grand que celui à l’égard du monde matériel, que les naturalistes très chrétiens ne veulent pas qu’il soit déclaré existant pour l’homme.

Mais, si l’homme est le but de la création, il en est aussi le motif : tout but est en même temps l’agent moteur de l’action. La différence entre l’homme but et l’homme motif de la création est fort simple : le motif est occulte, le but est manifeste. L’homme se comprend bien comme le but, mais non comme motif ; celui-ci lui apparaît sous la forme d’un autre être personnel. Clément d’Alexandrie déjà s’est prononcé (Coh. ad gent.) dans une phrase remarquable comme suit « At nos ante mundi constitutionem fuimus, ratione futuræ nostræ productionis, in ipso Deo quodammodo tum præexisantes[32]. Divini igitur Verbi sive Rationis, nos creaturæ rationales sumus, et per eum primi esse dicimur, quoniam in principio erat Verbum. » Le mysticisme chrétien est encore plus vrai et plus explicite « L’homme qui date de l’éternité, avant tout temps, fait avec Dieu toutes les œuvres que Dieu a faites il y a mille ans ou qu’il fera dans mille ans. C’est par l’homme que toutes les créatures sont entrées au monde (Sermons de quelques maîtres allemands avant Tauler, p. 5, p. 119). » Mais cette puissance supérieure et créatrice est évidemment son propre être à lui, sa volonté illimitée, sa personnalité mise hors tout contact avec l’univers, sa subjectivité séparée de tout le reste et idéalisée. l’intérêt qu’on prend à ce mythe d’une création tirée du néant, et l’antipathie pour les cosmogonies panthéistes. Tout effort de la théologie spéculative, ou de la philosophie spéculative, de dériver de Dieu l’univers, doit donc rester stérile, puisqu’on ne sait pas même ce que c’est que création.

L’homme se distingue de la nature. Cette différence, c’est le Dieu de l’homme : la différence de Dieu et de la nature est identique avec celle de la nature et de l’homme, le panthéisme et le personnalisme arrivent à la fin également à cette simple question : « L'être humain est-il transcendant et surnaturel, ou est-il immanent et naturel ? Toute recherche spéculative sur la personnalité et l'impersonnalité de Dieu est vide de sens et de critique, parce que les défenseurs du Dieu personnel manquent de cette sincérité sans laquelle la science ne peut pas subsister. Ces hommes font de la philosophie sur le principe de leur bonheur personnel et individuel, tandis qu'ils s'imaginent de traiter des mystères d’un autre être. Le panthéisme identifie l'homme avec la nature (soit la mature phénoménale, matérielle, soit la nature abstraite), mais le personnalisme l'isole d'elle, en le rendant, de partie qu'il était, un être absolu. Pour s'éclairer sur ces choses, il faut remplacer l'anthropologie mystique et contradictoire, la théologie, par une anthropologie réelle : en d'autres termes, il faut discuter la différence ou l'identité de l'être de l'homme et de l'être de la nature. Vous-mêmes ne voyez dans l'essence du Dieu panthéiste que l'essence de la nature, et vous avez raison ; mais permettez aussi que nous ne trouvions dans votre Dieu personnel que votre essence personnelle, votre personnalité. Vous construisez votre Dieu personnel et hyperphysique en transformant votre propre personne en un être surnaturel.

Le principe de la création est un peu embrouillé par une foule de termes généraux, métaphysiques, voire panthéistes ; mais si on l'en a déblayé on voit qu'il n'est rien autre chose que l'affirmation de la subjectivité prise dans sa différence d'avec la nature : Dieu produit l'univers en le mettant hors de lui, l'univers n'était auparavant qu'une pensée, qu'une résolution de Dieu, plus tard elle devient action et se manifeste en sortant du sein de Dieu. Ainsi Dieu est sujet en face de l'univers créé, qui est son objet, au moins relativement objet. En mène temps, d'un autre côté, la subjectivité est posée comme extra-mondaine, séparée du monde ; voilà votre Dieu : et ne m'objectez pas ici sa toute-puissance, sa toute- présence, sa présence en toute chose, ou l'existence en Dieu de toute chose, Car malgré cela Dieu est si peu inhérent au monde qu'il le détruira un jour, ce qui prouve d'une manière irréfutable la non-divinité du monde ; en outre, Dieu n'existe particulièrement et par préférence que dans l'homme : « Nulle part Dieu n'est si proprement Dieu que dans l'âme humaine, » dit le grandiose mystique allemand Tauler (p. 19): « dans toute créature il y a quelque chose de divin, mais dans l'âme, oui dans l'âme, Dieu est divin ; elle est son domicile et son séjour. » Or, un être ne demeure que là où il demeure par préférence. Quant à l'existence des choses en Dieu, elle peut avoir une signification panthéiste, mais ici elle ne l'a point, elle est ici une idée creuse et vide, elle n'exprime pas ici les vrais sentiments de la religion. Dieu est donc précisément votre être subjectif, aussitôt que ce Dieu est pensé comme en dehors de l'univers; la réflexion qui procède volontiers avec de l'astuce, nie cette différence entre extra et intra, mais c'est une réflexion qui n'a jamais réfléchi sur l'essence de la religion, et qui ne mérite pas qu'on s'en occupe. Si, au contraire, nous prenons au sérieux ce raisonnement qui nie la différence, alors toute la conscience religieuse s'écroule comme par enchantement, et la possibilité d'une création, même son principe qui n'est basé que sur la réalité de cette différence entre extra et intra, disparaît. L'âme et l'imagination n'ont assurément plus rien à admirer dans l'acte de la création, tout l'effet théâtral et lyrique de cette manifestation majestueuse tombe infailliblement aussitôt que vous ne comprenez plus réellement et à la lettre l'existence du monde hors de Dieu, et l'existence de Dieu hors du monde. 11 ne faut pas faire des jeux de mots, il faut savoir penser et maintenir la pensée : alors on verra que produire signifie objectiver ce qui n'est que subjectif, rendre visible ce qui n'est qu'invisible, de sorte que désormais aussi les autres êtres, et non-seulement moi, le connaîtront et s'en réjouiront. Mais pour que cela arrive, il est indispensable que j'émette, que je sépare la pensée de moi en la réalisant ; il n'y a pas de possibilité de produire ou créer si je m'obstine à ne pas me séparer de moi. Dieu est éternel, l'univers a pris une origine ; Dieu est hors du domaine des sens, l'univers ne l'est pas, car comment croire que la matière brute existerait en Dieu ? Le monde est hors de Dieu, absolument comme cet arbre, cet animal, cette pierre, bref, cet univers existent hors de ma tête ; ce sont autant d'êtres parfaitement distincts de ma subjectivité. Les théologiens et philosophes de l'ancien christianisme affirment tous cette séparation du Dieu créateur et de sa création ; ils ont ainsi la doctrine théologique pure et unie, tandis que les philosophes et les théologiens du moderne christianisme spéculatif se plaisent à y Introduire, en vrais contrebandiers, je ne sais quelles notions panthéistes tout en rejetant le principe du panthéisme, Delà l’immense dégoût qu’inspire au philosophe critique ce christianisme spéculatif de nos modernes ; ce n’est qu’un misérable bâtard qui n’engendre plus, c’est un insupportable hermaphrodite contre nature, qui contredit à chaque mot l’essence de la religion et de la philosophie. Ah ! qu’il en était autrement du saint christianisme des anciens !

La création du monde est donc la subjectivité. La subjectivité se dit : « Voilà le monde qui a été créé par la force de la volonté arbitraire et capricieuse, il n’a donc qu’une existence précaire, révocable à tout moment, existence méprisable, sans énergie et sans puissance, » et en raisonnant de cette sorte, elle s’élève intérieurement, elle sent un juste et noble orgueil. Mais, remarquez-le bien, en proclamant la création d’un monde tiré du néant, vous ne faites rien autre chose que de proclamer le néant de ce monde : vous pensez ce monde comme affranchi de toute limite extérieure et intérieure, vous effacez toute ligne de démarcation qu’il y avait dans votre imagination, dans votre intelligence, dans votre volonté, vous les aplanissez toutes et vous restez ainsi seul avec votre propre essence bienheureuse, avec votre Dieu, car c’est sous ce nom personnel que vous adorez votre être idéalisé. Vous détruisez donc subjectivement le monde, vous pensez Dieu comme étant tout seul, comme subjectivité illimitée, comme âme jouissant d’elle-même sans avoir besoin du concours misérable du monde réel et de la matière douloureuse. Au fond de votre cœur vous nourrissez le désir secret « que cet univers n’existe plus, » car où il y a un univers, là il y a une matière et avec elle il y a espace et temps, pression et répression, action et réaction, nécessité et obstacle ; or, le monde, la matière, existent malheureusement : comment faire donc pour sortir de cette difficulté ? Comment faire pour oublier le monde limité et existant, qui contredit si opiniâtrément l’essor de l’âme illimitée ? Le seul moyen est de faire le monde un produit de la volonté, en lui prêtant une existence mesquine qui balance entre exister et non exister. Certes, on ne peut pas expliquer l’univers (ou la matière, ce qui est la même chose) par l’acte créateur, mais pourquoi adresser cette question à la création ? vous avez en la laissant une arrière-pensée, vous désirez l’absence de ce monde, de cette matière, et vous êtes conséquent si vous regardez tous les jours l’heure de la fin du monde. Sous ce point de vue, l’univers n’existe point comme réel ; il n’existe que comme une triste et terrible chaîne attachée à la subjectivité ; comment l’univers pourrait-il s’expliquer par un principe qui nie précisément le droit d’existence de cet univers même ?

Que celui qui ne se trouverait pas encore convaincu de la vérité de cette déduction, veuille se rappeler le point principal dans la création ; c’est évidemment l’existence des êtres personnels, dits esprits, et nullement celle des végétaux et des animaux, de l’eau et de la terre. Dieu est Dieu pour ceux-là, mais point pour ceux-ci ; il est la notion, l’idée personnifiée de la personnalité il est l’apothéose de la personne humaine, le moi sans le toi, la fière subjectivité séparée d’avec l’univers, l’égoïté qui se suffit à elle-même. Or, l’existence absolument égoïste répond mal à la véritable idée de la vie et de l’amour, elle serait à la longue remplie de monotonie et d’ennui, ainsi on ne se contente plus de cette personnalité condensée en un seul être, mais on la fait se déployer en plusieurs personnes. De même, la création signifie sous ce point de vue non-seulement la puissance de Dieu, mais aussi son amour : Quia bonus est Deus, sumus (St. Augustin), ante omnia Deus erat solus, ipse sibi et mundus et loctus et omnia ; solus autem qui nihil extrinsecus præter ipsum (Tertullien). Mais le plus grand bonheur est de rendre heureux autrui, dans cet acte de communication il y a une jouissance vraiment céleste or, comme elle ne se fait pas sans la joie, sans la charité, sans sympathies, on transfère le principe de l’amour communicatif dans le principe de l’existence. Extasis boni non sinit ipsum manere in se ipso (Dionys. A.). En d’autres termes, comme tout ce qui est positif repose sur soi-même, l’amour divin n’est qu’une expression poétique ou rhétorique pour la joie de la vie, cette joie qui puise ses forces et ses jouissances non au-dehors mais dans elle-même. Le plus haut bonheur vital représenté sous une forme personnelle, s’appelle donc Dieu. Et, remarquez-le bien, si cette personnalité personnifiée et divinisée devient l’objet de la spéculation théologique, il n’y a pas à hésiter, Dieu-Personne doit être mis à la tête de l’univers, comme le titre d’un livre sur la première de ses pages ; dans ce cas l’homme est pensé abstraitement comme personnalité, et il s’agit ainsi pour les philosophes de la spéculation, de faire remonter la personnalité humaine directement en dernier lieu à celle de Dieu, Mais si, au contraire, la personnalité humaine est comprise concrètement, physiquement l’homme réel et non abstrait, on lui trouve nécessairement des besoins physiques, et par conséquent cette personnalité ne se montrera qu’a la fin quand toutes les conditions physiques de sa subsistance terrestre ont été créées ; dans ce cas l’homme est imaginé comme but de la création universelle.

Ne nous arrêtons pas aux distinctions plus ou moins sophistiques, qu’on voudrait établir entre la personne de Dieu et la personne de l’homme, leur identité percera toujours malgré tout ce qu’on y oppose.

Ces objections sont quelquefois purement des illusions quelquefois ce sont des assertions dénuées de tout fondement, dont la nullité est démontrée par voie de déduction. Les raisons positives de la création ne se réduisent qu’à la nécessité que le moi éprouve d’évoquer un autre être personnel. Vous avez beau faire de la théologie spéculative jamais vous ne déduirez votre personnalité de votre Dieu, si elle n’y a pas été préalablement introduite par vous ; en d’autres termes, si ce Dieu n’est pas déjà l’idée de votre personnalité, votre propre essence subjective.

Pour ne pas laisser la moindre obscurité dans mon explication, je vais y ajouter encore deux mots. Créé est ce qui jadis n’exista pas et n’existera pas toujours ; on peut donc se le représenter comme non-existant, comme n’ayant pas en lui-même la cause de son existence : « Cum enim res producantur ex suo non-esse, possunt ergo absolute non-esse, adeoque implicat quod sunt necessariæ (Duns Scot. chez Rixner, II, 78). » Or, une existence qui n’est pas nécessaire n’est pas digne d’être appelée existence : « Creatio non est motus, sed simplicis divinæ voluntatis vocatio ad esse eorum, quæ antea nihil fuerunt et secundum se ipsa et nihil sunt, et ex nihilo sunt (Albert-le-Grand, Sur la Science Merveill., Dei P. II, tr. 1, qu. 4, art. 5, mem. II). » D’où s’ensuit, comme le monde est une ombre inutile et passagère, que Dieu, qui la projette à volonté, est un être éternel et nécessaire « Sanctus dominus Deus ! dit Aur. Augustin (Confess. XII, 7), omnipotens in principio, quod est in te, in sapientia tua, quæ nata est de substantia tua, fecisti aliquid et de nihilo ; fecisti enim cœlum et terram non de te, nam esset æquale unigenito tuo, ac per hoc et tibi et nullo modo justum esset, ut æquale tibi esset quod in te non esset ; et aliud præter te non erat, une faceres es, Deus !… Et ideo de nihilo fecisti cœlum et terram[33] ; vere enim ipse est, qui incommutabilis est, non potest esse contrarium nisi quod non est. — Si solus ipse incommutabilis, omnia quæ fecit, qui ex nihilo id est ex eo quod omnino non est, — fecit, mutabilia sunt (de nat. boni, adv., Manich. I, 19) : Creatura in nullo debet parificari Deo, si autem non habuisset initium durationis et esse, in hoc parificaretur Deo (Albert. Magnus : quæst, in ord., I). » Le côté essentiel et positif du monde n’est pas ce qui donne à celui-ci sa qualité particulièrement mondaine, ou qui fait la différence entre le monde et Dieu (cette différence est précisément la nullité du monde), mais au contraire ce qu’il y a en lui de Dieu, ce qui n’est pas du monde : « Toutes les créatures ne sont qu’un pur et simple rien, sans essence, car leur essence ne se maintient que comme suspendue à la la toute-présence de Dieu : et si le grand Dieu ne s’en détournait que seulement un petit moment, elles s’évanouiraient toutes d’une fois et redeviendraient néant (Sermons de Tauler, 29 ; et August. Confess., VII, H). » Ceci est parfaitement vrai du point de vue religieux, car Dieu est l’essence du monde, mais l’essence représentée comme être personnel et différent du monde. Le monde existe tant que Dieu le veut ; il est périssable, mais l’homme est éternel : « Quam diu vult, omnia ejus virtute manent atque consistunt, et finis eorum in Dei voluntatem recurrit, et ejus arbitrio (car tel est mon plaisir) resolvunlur (Ambros., Hexæ, I, 5). Spiritus enim a Deo creati numquam esse desinunt… corpora cœlestia tam diu conservantur, quam diu Deus ea vult permanere (Buddeus, Comp., H, 11, 47). » Et Luther : « Ainsi, le bon Dieu ne crée pas seulement, mais aussi maintient ses créatures dans son essence tant qu’il lui plaira qu’elles existent. Et viendra le temps où il n’y aura plus un soleil, ni une lune avec des étoiles (IX, 418). La fin de ce monde viendra plus vite que nous ne le pensons (XI, 536). »

C’est à l’aide de cette création, tirée du néant, que l’homme manifeste sa fierté : il dit par là que l’univers tout entier ne peut rien contre l’homme ; « Oui, nous avons un maître plus grand que l’univers, un Seigneur si puissant, qu’il n’a qu’a parler pour faire naître tout objet. et si ce Seigneur nous veut du bien, nous n’avons rien à craindre (VI, 293). » De là l’identité de la croyance à la création tirée du néant, avec celle à la vie éternelle, à la défaite de la mort corporelle, cette dernière entrave naturelle de l’homme, à la résurrection des morts. « L’univers, il y six mille ans, n’était rien : qui l’a fait ? Dieu. Eh bien, ce Dieu créateur peut te réveiller du sommeil des morts. Il le voudra, il le pourra (XI, 426, 421). » « Nous autres chrétiens sommes plus grands que toutes les créatures ; cela ne vient pas de nous, mais de Dieu le Christ, contre qui le monde ne peut rien (XI, 377). »

La providence est la conscience religieuse que l’homme a de la différence qui existe entre lui et les bêtes, ou la nature en général. Prenons le fameux mot de St. Paul (1. Corinth. 9. 9) « Dieu a-t-il aussi soin des bœufs ? Numquid curæ est Deo bobus ? inquit Paulus. Ad nos ea cura dirigitur, non ad boves equos, asinos, qui in usum nostrum sunt conditi. (J. L. Vivis Val. de veritate fid. 108). Providentia Dei in omnibus aliis creaturis respicit ad hominem tanquam ad metam suam. (Matth., 10. 31). Multis passeribus vos pluris estis {Rom. 8. 20). Propter peccatum hominis natura subjecta est vanitati (M. Chemnitzii Loci theol. 1, 312). Numquid enim cura est Deo de bobus, et sicut non est cura Deo de bobus, ita nec de aliis irrationalibus. Dicit tamen scriptura (Sapient. VI), quia ipsi cura est de omnibus. Providentiam ergo et curam universaliter de cunctis quæ condidit, habet… Sed specialem providentiam atque curam habit de rationalibus (Pierre Lombard. I. dist. 39, c. 3). Voilà un joli échantillon de la sophistique chrétienne, elle est évidemment un produit de la foi, surtout de la foi biblique ; Dieu ne se soucie pas des bœufs, or, Dieu se soucie de tout, donc aussi des bœufs. Ce sont là des contradictions, mais la parole divine n’en doit point avoir. Comment faire alors ? La foi va vous interposer entre la négation et la position du sujet un attribut, qui a l’avantage d’être à la fois une position et une négation, c’est-à-dire, d’être elle-même une contradiction, une illusion théologique, un sophisme, un mensonge. Ainsi elle intercalera ici le petit mot : général. Une providence générale est illusoire ; ce n’est qu’une providence spéciale qui mérite ce nom aux yeux de la théologie. La providence universelle qui ne distingue pas entre un homme et une fleur de lis, entre un homme et un moineau, ne serait point autre chose que la nature, et pour avoir cette idée on n’a pas besoin d’être religieux. La théologie le sait, elle dit qu’une providence qui se soucie des animaux comme de l’homme, mettrait celui-ci au même niveau avec ceux-là : elle trouve que c’est très irrévérencieux. En d’autres termes, la providence est la nature intérieure, l’essence intrinsèque d’un objet, son ange gardien, son génie, sa nécessité d’exister.

Plus un être a de la valeur, plus il a des motifs d’exister ; sa nécessité augmente, son hasard diminue. Or, un être n’est nécessaire qu’en tant qu’il diffère d’autres êtres ; la différence est donc la cause de son existence. L’homme n’est ainsi nécessaire que par le coté qui le distingue des bêtes ; la providence, par conséquent, est la conscience que l’homme a de la nécessité de son existence, de la différence qu’il y a entre lui et les autres êtres naturels. La providence ne mérite donc ce nom que là où elle présente à l’homme la différence qu’il y a entre lui et l’animal ; cette providence est toute spéciale, c’est l’amour divin. Providence sans amour ne signifie rien ; ce serait une idée sans réalité. Dieu aime donc les hommes, il n’aime point les animaux.

Il fait des miracles pour l’homme, des faits par lesquels il prouve son amour. Quel lien, en effet, y aurait-il entre Dieu et l’animal ? La religion voit dans les événements religieux, dans des miracles, la meilleure preuve de l’existence de son Dieu. « Quamquam autem hæc consideratio universæ naturæ nos admonet de Deo… tamen nos referamus initio mentem et oculos ad omnia testimonia, in quibus se Deus Ecclesiæ patefecit, ad eductionem ex Ægypto, ad vocem sonantem in Sinaï, ad Christum resuscitantem mortuos et resuscilatum, etc.… ideo semper defixæ sint mentes in horum testimoniorum cogitationem (ainsi les dogmes, les sacrremens sont des miracles par excellence) et his confirmatæ articulum de creatione meditentur, deinde considerent etiam vestigia Dei impressa naturæ (Melanchton, Locti de creat., p. 62). Mirentur alii creationem, mihi magis libet mirari redemptionem ; mirabile est quod caro nostra et ossa nostra a Dco nobis sunt formata, mirabilius adhuc est, quod ipse Deus caro de carne nostra et os de ossibus nostris fieri voluit (J. Gerhard, Med. s. M 15).»

Niez la providence et vous niez Dieu. « Qui ergo providentiam tollit, totam Dei substantiara tollit et quid dicit nisi Deum non esse ?… si non curat humana, sive sciens, sive nesciens, cessat omnis causa pietatis, cum sit spes nulla salutis (J. Trithem. Tract. de prov.) » Et Salvien : « Nam qui nihil adspici a Deo affirmant, prope est ut cui adspectum adimunt, etiam substantiam tollant (IV). » Ainsi, dans l’essence divine, il ne s’agit absolument de rien autre chose que de l’homme ; le secret de la théologie est l’anthropologie, le contenu de l’être infini et l’être fini. Cela se prouve par la providence. Quand on dit : Dieu voit l’homme, on veut dire que l’homme ne voit que lui-même en Dieu ; Dieu a soin de l’homme, signifie le soin que l’homme a de lui-même, c’est son être suprême. La réalité de ce Dieu dépend ainsi de son activité ; un Dieu inactif n’est plus Dieu ; or, le but de cette activité est l’homme ; donc, si l’homme n’existait pas, Dieu ne serait pas actif, donc l’homme est l’agent moteur qui pousse Dieu à l’activité ; donc Dieu, sans l’homme, serait un Dieu vide, aveugle, oiseux, bref ; nul. La divinité de Dieu est donc précisément l’humanité. L'épicurisme, le stoïcisme, le panthéisme disent Moi pour moi ; le christianisme, plus consolant et plus riche, dit : Dieu pour moi. Aux yeux de la religion, qui ont la particularité de voir les choses à l’envers, l’homme existe pour Dieu, mais Dieu existe pour l’homme : J’existe pour Dieu parce qu’il existe pour moi. La providence est identique avec la puissance de faire des miracles ; la liberté supranaturaliste, qui consiste à être indépendant de la nature, est identique avec la providence : Liberrime Deus imperat naturæ ; naturam saluti hominum attemperat propter Ecclesiam. Omnino tribuendus est Deo hic honos, quod possit et velit opitulari nobis, etiam cum a tota natura destituimur, contra serjem omnium secundarum causarum… Et nulla accidunt plurimis hominibus, in quibus mirandi eventus fateri eos cogunt, se a Deo sine causis secundis servatos esse (C. Peucer., de præ. divin, gen. Servestæ, p. 44). Hic tamen qui omnium est conditor, nullis instrumentis lndiget. Nam si id continuo fit, quicquid ipse vult, velle illius erit auctor atque instrumentum ; nec magis ad hæc regenda astris indiget, quam cum luto aperuit oculos cœci… Lutum enim videbatur obturaturum oculos, quam aperturum… Sed ipse osteudere voluit nobis omnem naturam esse sibi inslrumentum ad quidvis, quantumcunque alienum (J.-L. Vives, 102). Etsi (Deus) sustentat naturam tamen contra ordinem jussit aliquando solem regredi… Ut igitur invocatio vere fieri possit, cogitemus Deum sic adesse suo opificio, non ut stoïci fingunt, alligatum secundis causis, sed sustentantem naturam et multa suo liberrimo consilio moderantem… Multa facit prima causa praeter secundas, quia est agens liberum (Melanchthon, Loci de causa pecc., p. 82) Scriptura vero tradit, Deum in actione providentiae esse agens liberum, qui ut plurimum quidem ordinem sui operis servet, illi tamen ordini non sit alligatus, sed 1, quicquid facit per causas secundas, illud possit etiam sine illis per se solum facere, 2, quod ex causis secundis possit alium effectum producere, quam ipsarum dispositio et natura ferat, 3, quod positis causis secundis in actu, Deus tamen effectum possit impedire, mutare, mitigare, exasperare… Non igitur est connexio causarum stoïca in actionibus providentiae Dei (Chemnitz, p. 316). »

Luther dit (III, 594) : « Qu’est-ce que je lis ? L’air donne à manger, les rochers donnent de l’eau, c’est miraculeux. Mais quand les grains de blé poussent dans la terre, c’est miraculeux aussi. Dieu seul peut faire ces choses contre-nature, afin que nous puissions comprendre par là son immense puissance, et que nous ne désespérions jamais de lui il peut aussi changer en or le cuivre de notre poche, en blé la poussière du sol, et on vin l’air de ma cave. Nous avons un Dieu qui peut faire tant de miracles que tout en sera rempli comme d’autant de flocons de neige. » Voila au moins une foi forte et naïve, et messieurs les théologiens d’aujourd’hui ont eu tort de se la laisser dérober car s’ils la conservaient, certes, ils ne la cacheraient pas.


Chapitre XII.

la Signification de la Création mosaïque.


Le judaïsme repose sur la théorie de la création. le principe de cette théorie fondamentale, son signe caractéristique est plutôt l’égoïté, l’égoïsme, que la subjectivité. Cette théorie ne peut naître que là où l’homme veut dominer la nature en l’exploitant pour son usage ou pour son bon plaisir, là où par conséquent il la dégrade en quelque sorte pour en faire un simple instrument, un produit de sa volonté. Il s’explique l’univers en t’expliquant d’après son entendement humain ; la question « D’où vient l’univers ? » est pour ainsi dire la suite de cette autre question : « Je suis étonné qu’il existe, pourquoi existe-t-il ? » Or, cet étonnement à propos de l’existence de la nature n’entre dans l’esprit que là où l’homme avait déjà commencé à faire scission avec elle, la où il l’a déjà déprimée au point d’en faire un simple objet de son bon plaisir. L’auteur du Livre de la Sagesse dit avec raison, que les païens admirent tellement la beauté de la nature qu’ils ont oublié par là de s’élever à l’idée de son créateur. Quand on regarde la nature comme un objet rempli de beauté infinie, on la conçoit indubitablement comme un objet nécessaire ayant en elle-même la cause motrice de son existence, et on ne pense jamais demander pourquoi elle existe ? Aux yeux de cet admirateur de l’univers, il existe parce que et puisque il existe ; une tautologie qui lui suffit parfaitement. Dans l’esprit cet homme, il y a fusion et identité des deux notions nature et Dieu ; le monde tel qu’il se meut devant ses yeux, lui parait bien être un produit, mais nullement créé dans le sens particulièrement religieux de ce mot, nullement un produit arbitraire.

L’homme ne dit ici rien d’irrespectueux en l’appelant un monde engendré, produit, né ; il ne déroge pas à l’admiration qu’il porte pour la nature, car les notions d’engendrement, de production, de naissance lui sont si peu choquantes qu’il appelle ses divinités même des êtres produits. La force génératrice de la nature[34] lui est la force primitive, l’homme se croit par là fondé à supposer la base de nature une force réelle, toute présente. C’est l’homme dans son intuition esthétique (l’esthétique est la véritable philosophie première ; le goût et le dégoût, la sympathie et l’antipathie forment le fonds des rapports que l’âme de l’homme primitif a avec le monde) qui adore ce monde comme le vrai mundus et kosmos c’est-à-dire, l’ornement par excellence ; sous ce point de vue l’univers est pour lui la divinité. Certes, ce n’est que là qu’un Anaxagore a pu prononcer ce mot immortel[35] : « L’homme est né pour regarder et contempler l’univers ; » thèorein, horân, thèos, templum.

Une joie pure et presque indicible fait tressaillir l’âme du philosophe critique des temps modernes, quand il jette son regard en arrière dans les profondeurs des époques anciennes, et qu’il y rencontre ces héros antiques de la pensée qui eux aussi avaient largement ouvert leurs nobles cœurs au respect que la nature universelle inspire ; dans biogène Laërce on lit (II, 3, 6) que les mortels sont nés pour contempler le soleil, la lune, les astres ; d’autres penseurs, par exemple, les stoïciens, disent : Ipse autem homo ortus est ad mundum complandum et imitandum (Cicéron de nat. d.). Aux yeux des chrétiens et des juifs le bien moral n’existe pas par et pour lui-même, leur Dieu l’ordonne, donc il est bon ; de même la beauté universelle n’existe pas pour eux, par et pour elle-même, leur Dieu l’a faite, donc elle est belle. Il en doit être de même chez les mahométans : dans leur religion si grandiose et si monotone toute la dialectique compliquée du christianisme et du mosaïsme est tellement réduite, qu’il n’y reste plus que l’unité une et indivisible :« J’aurai toujours ce qu’il me faut (dit l’émir Saladin, dans Nathan le sage de Lessing) : un cheval, un glaive, un seul Dieu. » Ne nous arrêtons pas ici à quelques poètes mahométans, à Saadi l’immortel, par exemple, car ce n’est point l’islam qui parle par leur bouche divine, c’est la philosophie panthéiste, qui est plus grande que lui. La philosophie, ou si vous voulez, la théorie, c’est le centre duquel vous découvrirez l’harmonie de l’univers ; là vous pouvez sentir l’imagination matérielle comme votre unique activité subjective ; là, la nature universelle et le moi subjectif vivent en harmonie : il ne se construit ses beaux châteaux enchantés qu’avec des matériaux naturels, il appelle cela faire des cosmogonies.

Mais quand l’homme se place obstinément sur le point de vue pratique, pour contempler delà le monde en faisant un point de vue théorique de celui de la pratique, alors l’homme se sépare de la nature, il en fait l’humble servante de ses intérêts égoïstes. Il y a une formule suprême pour cette manière de voir et d’agir : Toute la nature est nulle. Dieu dit : Que le monde soit, et le monde fut ; cette obéissance illimitée signifie que le monde n’a pas la moindre valeur intérieure : « Hebræi numen verbo quidquid videtur efficiens describunt et quasi imperio omnia creata tradunt, ut facilitatem in eo quod vult efficiendo summamque ejus in omnia potestatem ostendant. (Psalm., 33, 6.) Verbo Jehovæ cœli facti sunt. (Psalm., 148, 5) Ille jussit eaque creata sunt, » dit fort bien déjà le vieux J. Cléricus (Commen. in mos. gen., I, 3). En effet, l’utilisme appartient spécialement au mosaïsme ; c’est là que nous pouvons étudier à notre aise la connexité entre la Providence et le miracle, qui à son tour a pour fondement l’égoïsme tout pur.

L’eau se sépare en deux ou se consolide, la poussière se métamorphose en vermine, un bâton devient un serpent, une rivière roule des flots de sang, le roc devient une fontaine, il y a jour et nuit à la fois, le soleil s’arrête, le soleil rebrousse chemin, une ânesse parle en langue humaine : tous ces miracles contre nature se font pour le salut d’Israël et sur le commandement de Jéhova, qui ne pense qu’à Israël. Jéhova, c’est l’intolérance absolue en personne, l’égoïsme national personnifié : c’est le monothéisme dans sa plus simple et dans sa plus forte expression. Les chrétiens reprochaient cet orgueil à la nation juive, mais ils avaient tout à fait les mêmes sentimens exclusifs : « Sache, dit Luther, que Dieu prend soin de toi, tes ennemis sont aussi les siens (VI, 99). » « C’est à cause des chrétiens que Dieu pardonne au monde entier. Le Père céleste laisse briller les astres et tomber la pluie sur les têtes des justes et des injustes, des bons et des méchants : mais il ne le fait qu’à cause des chrétiens peu reconnaissants (XVI, 506). « Qui dit du mal de moi, le dit de mon Dieu (XI, 538). » « C’est dans notre personne que Dieu est méprisé et poursuivi dans nous (IV, 577). » Tout ceci, il me semble, est une série d’arguments ad hominem qui prouvent l’identité de Dieu et de l’homme. Les Hellènes contemplent la nature avec leurs sens théoriques, c’est-à-dire par l’ouïe et la vue ; ils entendent de la musique céleste dans le cours des astres, ils voient Vénus Anadyomène qui surgit de l’écume de l’Océan universel. Les Hébreux ouvrent à la nature principalement leurs sens gastriques : il leur faut de la manne à manger pour s’apercevoir de leur Dieu ; « Vous aurez à souper avec de la viande, et le matin vous déjeunerez jusqu’à la satiété avec du pain, et vous verrez ainsi que je suis le Seigneur votre Dieu (Moïse, II, 16, 12). » Et Jacob fit un vœu en disant : « « Si Dieu veut être avec moi et me garder du pain à me nourrir et sur mon chemin de voyage, et me donner des vêtements pour m’babiller, et me reconduire en paix chez mon père, alors le Seigneur sera mon Dieu (Moïse, 1, 28. 20). »

Manger, voila l’acte le plus solennel, ou du moins l’initiation, dans le judaïsme. En mangeant, l’homme prouve en effet la nullité de la nature objective, il se la soumet, et plus encore, il se l’assimile : « Les soixante-dix chefs montèrent la montagne avec Moïse, et ils y virent Dieu, et après l’avoir vu, ils mangèrent et burent (Moïse, II, 24, 10, 11). » Tantum abest ut mortui sint, ut contra convivium hilares celebrarint (Clericus).

Le monothéisme, c’est l’égoïsme divinisé : l’égoïste adore son moi, et devient indifférent envers ce qui ne se rapporte pas directement à ce moi. Le polythéisme, au contraire, est le père des beaux-arts et des sciences, il a toujours les yeux ouverts pour le bien et le beau, pour l’univers tout entier. Salomon, il est vrai, dépasse tous les peuples vers le Levant en intelligence et sagesse, il parle même des arbres et arbrisseaux, du cèdre du Libanon jusqu’à l’hysope qui croît sur des murs, il parle des animaux, des oiseaux, des poissons, des vers (Liv. d. Rois, I, 4, 30) mais ce prince n’était guère un bon serviteur de Jehova, témoin son idolâtrie [36] et son harem étranger, il avait plutôt des tendances polythéistes, qui. je le répète, sont toujours et partout la base des sciences et des beaux-arts.

À cette signification de la nature répond nature répond l’origine de la nature. La manière dont on se représente la naissance d’un objet, doit être la même pour son essence. Les anciens et les hommes du moyen-âge, peu naturalistes comme on sait, dérivent l’origine de la vermine d’animaux morts et d’autres objets dégoûtants : ils font cela parce que l’essence des insectes et des vers leur paraît dégoûtante, et il serait erroné de croire qu’ils les trouvent dégoûtants parce qu’ils leur supposent cette origine méprisable. De mémo, aux yeux des Hébreux la nature universelle n’est qu’un simple instrument du bon plaisir, de l’égoïsme le plus capricieux, ils lui donnent donc une origine qui exprime ouvertement le peu d’estime qu’ils ont pour la nature. Un égoïste par exemple est aigri quand, pour satisfaire ses besoins, il se voit obligé de recourir a autrui, quand il y a une scission entre la réalité et le désir, ou entre le but imaginé et le but réel ; il voudrait que sa volonté fit des miracles. Et le mosaïsme, en effet, fait créer l’univers par voie de miracle, par le simple sic volo, par la volonté absolue et arbitraire de Jéhovah, par un Impératif catégorique, tandis que les philosophes païens voyaient dans la nature une réalité ; ils parlaient par conséquent d’une matière éternelle. Il y avait chez eux des opinions diverses la-dessus, il est vrai, mais la différence était peu importante, puisque l’être créateur à leurs yeux est plus ou moins un être cosmique. Les païens étaient des idolâtres en contemplant la nature mais des nations ultra-chrétiennes le sont aussi, en observant et recherchant les lois générales de la nature. Les païens adoraient des objets naturels : entre adorer et contempler il n’y a pas beaucoup de différence ; le naturaliste chrétien lui aussi s’agenouille devant la nature, quand il découvre, au péril de sa vie. un cristal, un lichen, un insecte, pour les glorifier dans la lumière de l’intuition et pour les éterniser dans la mémoire scientifique de l’humanité. Étudier la nature n’est pas loin de l’adorer, et cela s’appelle idolâtrie dans le sens du Dieu israélite et chrétien. La religion n’est rien autre chose que l’intuition primitive que l’homme se fait de la nature et de lui-même ; elle est par là naïve et populaire, ou plutôt enfantine, mais en même temps opposée à la liberté. Tout le développement historique des religions devient clair quand on le considère sous ce point de vue.

« La religion Israélite, dit Boetticher (Idées sur la Mythol. des beaux-arts)[37] fut regardée par les païens de l’antiquité comme un culte sidéral très spiritualisé : Juvénal appelle les Juifs cœlicolœ, adorateurs de la voûte du ciel. Les années célestes, dont la Bible et le Talmud parlent si souvent, en sont une preuve. En Égypte, ils étaient des fétichistes. En Cananée, ils adoptaient souvent le sabéisme dégénéré des habitants. Dans l’exil, ils étudiaient Zoroastre, et ce n’est qu’alors que la Thora, ou Bible, fut conservée, comme objet trois fois sacré, par les soins d’Esra, cet autre Moïse, qui probablement est le seul et véritable Moïse. En général, il faut placer à droite les religions de la lumière et du feu ou le sabéisme, à gauche, le fétichisme, ou les religions des images. Les religions sabéennes, ou célestes, ou sidérales, vont se spiritualiser en Zoroastre, et se matérialiser étrangement chez les Phéniciens dans le culte de Baal-Moloch-Saturne ; les religions fétichistes commencent, en Grèce, par exemple, par l’adoration du serpent, du bouc, du hêtre, d’une pierre, et arrivent à l’adoration de la figure humaine. Les Grecs ne représentent plus comme les Hindous leurs divinités composées de mille attributs ; les hardes des cercles d’Homère et d’Hésiode regardent plutôt les rapports humains que ceux des dieux, et pour dignement décrire les rois du ciel, ils les comparent au roi hellénique, avec son château fort, sa cour, sa famille, ses passions ; ils font des théogonies et des cosmogonies. Après eux vient Platon, l’interprète allégorique (en hypnoïa), et fait beaucoup par la pour soutenir les croyances déjà un peu délabrées, à ce qu’il paraît, aux mythes populaires et poétiques. Arrive la Stoa avec sa fameuse physique, elle allégorise aussi. Mais, remarquez-le bien, ni le platonisme, ni le stoïcisme, ne font plus beaucoup changer le cœur de la religion nationale ; elle semble même se préoccuper très peu de tous ces philosophismes, mais elle se révolte chaque fois qu’elle croit voir un essai de démonisation ; elle ne veut point qu’on lui démonise ses dieux nationaux. Alexandre le Macédonien mêle davantage les systèmes occidentaux et orientaux ; des Israélites hellénisés, domiciliés par toute l’étendue de l’empire, vont spiritualiser les religions fétichiste et sabéenne, la prêtraille du Sérapis va les matérialiser. La démonisation est désormais le point central : Platon déjà avait proclamé un idéalisme oriental, et démonisait la mythologie homérique ; il appelait ce poète un homme impie, asebès (Repub. II) : les stoïciens allégorisent en trouvant toute la géogonie dans la fable du Protée : les néoplatoniciens proclament la theoria ou l’intuition du divin, avec de la théurgie et de la démonisation des divinités et des puissances qu’ils avaient rencontrées dans l’ancienne foi hellénique, et ils déclarent par la bouche de Saccas, Porphyre, Plotin et Jamblique, que les divinités de l’antiquité nationale sont de pures manifestations du logos ou du démiurge ; tandis que Macrobe, par son panthéisme cosmique, protège les païens pieux contre les moqueurs païens (Lucien) et les déclamateurs galiléens (Pères de l’Église et autres) c’est ainsi que le néoplatonicien Julien l’Apostat croit confondre les chrétiens en rattachant (de rege sole) le magisme oriental aux mythes nationaux de l’antiquité hellénique. Viendront après cela les allégoristes alchimistes (Fabric. Biblioth. græc. IV), qui diront que la toison d’or des Argonautes n’était rien autre chose qu’un livre alchimiste griffonné sur du parchemin ; viendront les allégoristes moraliseurs dans les Académies de la Grèce, le texte d’Homère à la main (Strabon, I, 36) ; mais les Péres de l’Église se tiennent de préférence à l’interprétation historique d’Euhemère (dite athée, avec plus de raison symbolique) et à l’interprétation sophistique (voyez Sext. Empiric), qui explique les dieux d’une manière réaliste : du vin, c’est Bacchus ; du pain, c’est Cérès, etc. Contre Euhemère éclate la fureur religieuse de Callimaque et de Plutarque (de Isi) ; Ennius le latinise, et Lactance s’en empare avec empressement… Il faut absolument se rappeler tout ceci quand on veut comprendre le mosaïsine, qui occupe évidemment la place au milieu, entre la gauche et la droite, entre les sabéens et les fétichistes. Les sabéens orientaux adorent des corps naturels des astres, les éléments) et des forces naturelles (génération, conservation, destruction, ou Trimurti indienne ; changement des saisons, ou Thammuz Adonis en Phénicie et Attis en Phrygie) : dans tous ces cas, le sens intérieur restait un mystère presque jamais expliqué, et la figure humaine n’y était qu’un symbole, elle dégénéra par conséquent scandaleusement, tandis que, chez les idolâtres ou fétichistes civilisés de la Grèce, la forme de l’homme, dans toute sa beauté et dans toute sa force, était regardée comme fétiche suprême. Les Hellènes ont donc pour dieux des hommes élevés à la dernière puissance : les passions y sont aussi au plus haut degré, et le culte divin est tout composé de manifestations humaines : théâtre, musique, danse, course, lutte. Mais, remarquons-le bien, jamais ils ne posent leurs dieux comme des modèles, ni en vertu ni en vice ; tandis que le christianisme arrive avec ce commandement : Tu dois ressembler à ton Dieu et aux anges. Or, comme ceux-là sont des esprits, le chrétien est tenu à se spiritualiser. Les mystères religieux en Grèce païenne, les Orphiques et les Éleusinies avaient prêché une apothéose orientale des puissances naturelles et des abstractions de la nature, sans s’occuper en même temps d’anthropologie : on y avait les trois puissances de la Trimurti, des cosmogonies, la fin du monde, la vie éternelle, l’agriculture ; on voit bien que Schelling (Phil. de la Relig. 1804) se trompe quand il croit que le christianisme a toujours existé dans l’intérieur du paganisme classique, d’où il serait sorti a l’époque de la vulgarisation des mystères païens, et quand il les appelle les centres de la vertu publique : c’est exagérer. Mais dans le christianisme se sont conservées toutes les sectes païennes, et toutes les sectes païennes, depuis l’an 3000 avant Jésus-Christ, ont eu quelque chose qui se manifesta plus tard dans le christianisme ; les spéculations des philosophes, le Nous d’Anaxagore, les mystères païens dévoilés, le mysticisme des platoniciens et pythagoriciens, l’atomisme de Démocrite et d’Épicure, l’allégorisme des stoïciens, le messianisme judaïque, le démono-magisme des Perses, tout cela conflua peu à peu, et il en naquit le christianisme. Le dogme principal du christianisme l’Homme-Dieu, appartient à toute religion théocratique, despotique ou cléricale, tandis que les religions populaires, celles qui s’occupent des choses divines sans l’intermédiaire d’une caste, ont des apothéoses (voyez l’ouvrage éminent de Benjamin Constant, de la Religion, 1824). Ce qui reste désormais avéré, c’est que la lutte entre le jeune christianisme et le vieux paganisme n’était rien autre chose que celle entre la démonologie ou angelologie orientale, et le culte des images ou fétiches : de là la douceur des césars romains natifs de l’Orient envers tes chrétiens. Constantin organise la staurolâtrie, l’adoration de la croix qui était un fétiche comme tant d’autres, et depuis il y a en quelque sorte fusion du fétichisme et du démonisme (ou angélisme) sons le nom chrétien ce qui n’empêche pas la vieille haine de l’un contre l’autre, d’éclater dans des conditions données. Mais j’insiste avec force sur ce que le culte des astres, culte sabéen ou céleste, produit enfin le Moloch et la Melitte-Astarte, les orgiasmes du Dionyse Sabazios, de la Cybèle avec des bellonaires, galles, hiérodoules ou fakirs tandis que le culte des images, culte terrestre, conduit insensiblement à l’adoration du Mithras-Ormuzd, du médiateur divin. Le culte des astres et du feu dégénère en spadonisme (l’empereur Héliogabale, la nésos theleïa des Scythes d’après Hippocrate, la fable de l’Attis réalisée dans les galles et les fakirs devenus eunuques il s’idéalise en Ormuzdisme. Le culte des images commence par un culte des animaux, il s’idéalise en hellénisme[38].

Le judaïsme n’est certes ni du fétichisme ni du sabéisme : Deuteron, IV, 19. Clément l’Alexandrin dit « Licet enim ea quæ sunt in cœlo, non sint hominum artificia, at hominum tamen gratia condita fuerunt : ne quis igitur solem adoret, sed solis effectorem desideret (Coh. ad gent.). » La création tirée du néant n’est point un objet digne de la philosophie, on n’y trouve aucune matière pour agiter la pensée, tout y est vide, vide comme la doctrine de l’utilisme ou de l’égoïsme dont elle est l’expression systématique et métaphysique. Qu’y-a-t-il de plus vide qu’un commandement simple et absolu ? D’un autre côté, plus cette sorte de création est dépourvue de sens pour la philosophie naturelle, plus elle est chère à la spéculation rêveuse. Il en est des dogmes comme de la politique : une institution, après avoir perdu toute valeur et signification, reste encore longtemps debout, et les faux avocats de la pensée arrivent qui démontrent que ce qui était bon dans un temps donné, l’est pour toujours, et que la signification intrinsèque de cet objet est éminemment profonde. Ils disent cela parce qu’ils ignorent la véritable ; et remarquez-le bien, ils se prononcent à cet égard en même temps très dédaigneusement sur toute autre religion non-chrétienne : au lieu de comprendre que, si le Parse ou l’Indien boit de l’urine de la vache sacrée, il n’y fait point une chose plus ridicule que si le catholique adore le peigne de la Sainte-Vierge : dans les deux cas l’homme cherche également la rémission des péchés, et c’est toujours très sérieux. La spéculation théologique contemple les dogmes en les isolant les uns des autres, elle détruit maladroitement leur connexité et les rend ainsi incompréhensibles. Elle ne les réduit jamais à leur origine intérieure, qui est la seule vraie ; elle n’est pas critique, elle fait un primitif du secondaire, un secondaire du primitif, elle renverse l’ordre et la cohérence des idées. Elle dit que l’homme ne vient qu’après Dieu, au lieu de dire le contraire. Incapable de contempler la nature, elle s’égare aussi quand elle veut définir l’homme. D’abord, n’oublions pas cette vérité fondamentale, l’homme sans le vouloir, sans le savoir, se crée Dieu d’après son image humaine : plus tard ce Dieu créé crée, en le voulant, en le sachant l’univers et l’homme. »

La théologie dit alors : voilà Dieu qui crée l’homme d’après son image divine.

Cette vérité se manifeste principalement dans le développement de l’israëlitisme. La théologie, qui fausse tout et ne reconnaît les choses qu’à moitié, dit alors que la révélation divine marche toujours a pas égal avec le progrès du genre humain ; ce qui n’est juste dans notre sens que quand nous disons la révélation divine est la révélation, ou la manifestation spontanée de l’essence humaine. L’israélite, créant son Dieu créateur et archi-égoïste, y révèle son propre égoïsme national. Il était cependant homme, et ne pouvait donc pas se refuser à toute contemplation théorique de la nature. Il l’admire, il chante la grandeur incalculable de Jéhova en chantant celle de l’univers. Cette grandeur de Jéhova se montre au comble quand elle se rapporte aux israélites par des miracles sans nombre : voila donc encore le regard de l’israélite tourné vers lui-même. Le soleil s’arrête pour lui ; la terre tremble, d’après Philon, pendant la publication de la loi de Sinaï. Dieu donne, d’après Philon, à Moïse le pouvoir sur toute la nature, et chaque élément lui obéit comme à un maître (Gfroerer : Philon). Jéhova c’est le salut du peuple, (salus populi suprema lex) le salut suprême, devant lequel tout doit disparaître. Jéhova, c’est la flamme dévorante de la colère, qui jaillit des yeux d’Israël quand il frémit d’impitoyable fureur, quand il se lève comme un jeune lion mugissant de Juda pour se ruer sur les ennemis avec son glaive exterminateur. « Que Dieu soit béni ! Jéhova est notre force il obéit au héros Josua, il combattit pour Israël ; Jéhova est le Dieu de la guerre (Herder). » Plus tard ce Jéhova se radoucit, il étend son amour aussi sur d’autres peuples, comme dans le livre Jona ce n’est plus là le véritable Dieu patriotique et national[39].

Chapitre XIII.

Le Mystère de la Prière.


Israël est une véritable définition historique de la nature spéciale de la conscience religieuse : effacez-y ce qu’il y a d’historique, de national, et vous aurez la religion absolue ou chrétienne. Le mosaïsme est le christianisme devenu mondain, et le christianisme est le mosaïsme devenu spiritualiste. Voilà toute la différence.

Le christianisme, en se débarrassant des limites étroitement nationale du judaïsme, devient déjà par là même une religion nouvelle chaque novation en matière religieuse est d’une signification essentielle. Aux yeux des Hébreux, Israël était le médiateur entre Dieu et homme, et Jéhova n’était rien autre chose que la conscience qu’Israël avait de lui comme nation la loi commune de la patrie, le centre politique ; Herder a déjà bien dit que toutes les poésies judaïques qu’on croit être religieuses, sont en majeure partie politiques.

L’Israélite, sans ses bornes nationales, est homme, chrétien. Le chrétien impose à l’univers le joug des velléités et volitions humaines, Israël lui avait imposé celui de la nationalité israélite. Les miracles judaïques ont pour but le salut national, les miracles chrétiens celui de l’âme humaine en général, bien entendu de l’âme christianisée. L’égoïsme du judaïsme a été idéalisé dans le christianisme au point de devenir subjectivité, et le désir du bien-être terrestre, si puissant dans le judaïsme, est devenu le désir du bonheur éternel dans une vie future. La plus haute idée le Dieu d’une nation qui a une politique religieuse ou si vous voulez, une religion politique, c’est la Loi et la conscience qu’elle a de cette loi comme puissance divine et absolue tandis que la plus haute idée, le Dieu, de l’âme humaine retirée de la politique c’est l’Amour, qui sacrifie l’objet chéri tout ce qu’il y a de beau et de magnifique au ciel et sur la terre ; l’Amour enfin qui emprunte sa puissance de l’imagination merveilleuse, et qui n’a pas d’autre loi que le désir manifesté par le bien-aimé.

Dieu est l’amour qui satisfait nos désirs et nos affections. Dieu est le désir déjà réalisé le désir qui ne veut plus douter, qui ne permet plus aucune contradiction. Cette certitude intérieure sur laquelle l’homme se repose, est un pouvoir imaginaire, mais néanmoins puissant. L’homme est sûr d’une chose, et cette chose est pour lui le divin ; Dieu est l’amour, mot suprême du christianisme est l’expression de la certitude et de la sûreté intérieures de l’âme. Ces trois mots Dieu est l’amour signifient qu’il n’y a pas de bornes ni d’obstacles pour l’âme et ses affections car amour est ici bien identique avec âme et affection. Dieu est ici l’essence de l’âme objectivée, l’âme pure et libre de toute limite. Dieu est le désir du cœur changé d’avance en réalité (l’optatif, pour parler en grammairien, changé en tempus finitum), c’est l’écho de nos cris de douleur, c’est l’âme qui s’entend et s’exauce elle-même. La douleur doit se manifester : l’artiste prend sa lyre presque involontairement, pour faire vibrer les cordes des angoisses de son âme. Ce n’est qu’ainsi, en écoutant sa douleur objectivée, qu’il rend moins lourd le fardeau qui pèse sur sa poitrine ; on dirait qu’en communiquant ainsi sa douleur à l’air atmosphérique, il la rend un être général d’être particulier et personnel qu’elle était. Or, la nature ne comprend jamais les plaintes humaines : l’homme se tourne donc vers l’intérieur, il y parle à lui-même, il est sûr d’être entendu et compris par quelqu’un, par son âme. Ce mystère prononcé à voix basse, à voix haute, — n’importe, son âme l’entend — cette douleur psychique manifestée par la parole, cette délivrance intrinsèque opérée dans et par son cœur, s’appelle Dieu. Il n’était donné, comme de raison qu’au mysticisme chrétien de trouver ici le véritable mot : « Dieu, c’est la larme de l’amour versée dans l’ombre sur la misère, humaine : Dieu, c’est un soupir ineffable qui reste perpétuellement renfermé dans la profondeur de l’âme (Sébastien Frank von Woerd, dans les Apophthegmes de la nation allem. p. Zinkgref). » Cette phrase est en même temps la plus profonde et la plus mémorable du mysticisme.

Ainsi, nous voyons que l’essence la plus profonde de la religion est révélée par son acte le plus simple, par la Prière. Cet acte dit autant, si non beaucoup plus, que l’Incarnation, tant admirée par la théologie spéculative ; je parle de la véritable prière, non de celle qui se fait assez mesquinement avant et après dîner pour ouvrir l’appétit et pour faciliter la digestion, mais de cette autre qui commence dans les transes du désespoir pour finir dans les transports du bonheur suprême ; c’est là la prière de l’amour inconsolable ou du moins inconsolé, la prière douloureuse comme une Mater dolorosa portant les pointes de tant de glaives en pleine poitrine, la prière enfin qui exprime la puissance immense du Cœur. Quand l’homme prie, il apostrophe son Dieu en le tutoyant, c’est-à-dire, il l’appelle tout haut son Alter-Ego; il confesse à Dieu, comme à l’être le plus intime, toutes les secrètes pensées qu’il s’était si longtemps gêné de prononcer. Il prononce ces désirs, dans l’espoir de les voir remplis ; autrement il ne prierait point. Si l’homme pieux voit que Dieu ne lui donne pas ce qu’il a prié, il se console par l’idée que la réalisation de cette prière salutaire : « Nullo igitur modo vola aut preces sunt invita aut infrgiferae, et recte dicitur, in petitione rerum corporalium aliquandoOcum exaudire nos, nuit ad vuluntatem nostram, sed ad salutem (Mélanchthon : Derlam. III, orat. de precat.) » : mais cela ne fait rien à la tendance générale. Ne prie pas qui veut : il faut pour cela totalement oublier l’idée de l’univers, d’après laquelle tout ici-bas n’est que médiat, tout effet a une cause naturelle ; un désir ne se réalise que quand on se le propose sérieusement pour but, et qu’on y emploie les moyens suffisants. Un individu qui ne se défait pas de cette manière de penser, ne priera jamais, il travaillera à la sueur de son front pour réaliser ce qu’il peut de ses désirs, mais ceux qui restent en état imaginaire, il les regardera comme subjectifs ou de pieux désirs, et cela sans une émotion énorme ; il tempérera toujours son chagrin par l’aspect raisonné des rapports et des relations sans nombre de l’univers matériel et intellectuel. Dans la prière au contraire l’homme ne prend aucun égard à la connexité et à la nécessité des choses : l’âme n’y veut qu’elle-même. L’homme priant oublie les limites, et cet oubli rend heureux.

La prière est un dialogue de l’individu humain séparé en deux ; elle doit donc être prononcée à haute voix, distinctement, avec ex- pression. La prière monte du fond du cœur, et l’impulsion de celui-ci est si forte qu’elle détruit la serrure des lèvres : la prière les franchit avec une force irrésistible et, remarquez-le bien, spontanée, involontaire : oratio signifie aussi bien prière que discours. Dans la prière l’homme s’objective à lui-même, de là son incalculable puissance morale. Pour discourir, il faut se recueillir ; de même pour prier. En religion le subjectif, le secondaire, la condition est cause première et objective, la chose elle-même : ainsi dans ce cas les qualités subjectives de la prière : sincérité, cordialité, confiance, etc. sont l’expression de l’essence objective de la prière. Par une raison subjective très simple une prière faite en commun peut plus qu’une prière isolée ; la psychologie en donne l’explication. « Multorum preces impossibile est, inquit Ambrosius, ut non impetrent… Negatur singularitati quod conceditur charitati (Sacca hist. de gent. hebr. orta : P. Metzger, p. 668). »

Il s’ensuit qu’il ne faut pas regarder la prière comme simple produit de la dépendance en général : ce serait une manière superficielle de voir. La prière exprime la dépendance, dans laquelle l’homme est de son cœur et de ses sentiments. Quand on n’a pas d’autre sensation que celle d’être en dépendance, on n’ouvre assurément pas sa bouche pour prier, mais on prie quand l’âme s’épanouit en confiance, quand elle est remplie de la conviction inébranlable que l’Être-Absolu s’occupe de nos affaires particulières, quand elle sait que l’être tout-puissant est le père de l’homme. De cette conviction s’ensuit cette autre, que les sensations humaines les plus chères, les plus saintes sont des réalités en Dieu. Un enfant, remarquons-le bien, se sent dépendant de son père, mais non comme père l’enfant trouve plutôt dans celui-ci le sentiment de sa propre force, la conscience de sa propre valeur, la garantie de son existence, la certitude de l’accomplissement de ses désirs ; l’enfant se décharge sur son père de tout soin et souci, et voit dans son père un ange gardien vivant qui ne vit que pour faire le bonheur de l’enfant. Un développement excellent de cette série d’idées se lit dans Théanthropos, recueil d’aphorismes (1838, Zurich) très bon ouvrage qui traite des notions de la toute-puissance, de la prière, de l’amour et du sentiment de dépendance.

L’enfant qui s’adresse à son père, ne le fait point parce qu’il reconnaît en lui un maître, un être indépendant, mais parce qu’il y voit un cœur qui cédera au sien ; la prière de l’enfant, en vérité, n’est rien autre chose que le pouvoir du cœur paternel dont le cœur de l’enfant se sert pour obtenir ce qu’il souhaite. Or, le langage humain ne possède qu’une seule expression pour prier et pour ordonner, c’est l’impératif ; nous pouvons donc dire que la prière est formellement et réellement l’impératif de l’amour, qui est bien plus puissant que l’impératif du despotisme. L’amour ne commande pas, il n’a besoin que de laisser entrevoir ses désirs et déjà il peut compter sur leur réalisation ; le despotisme est forcé d’appuyer avec sévérité sur les mots de son ordonnance pour faire fléchir ses serviteurs. L’impératif de l’amour ressemble à la puissance électromagnétique, celui du despotisme à la puissance mécanique d’un télégraphe de bois. L’expression la plus intime dans la prière est sans doute le mot père, qui signifie l’identité la plus intensive de deux êtres personnels. La toute-puissance à laquelle l’homme s’adresse en priant, n’est rien autre chose que la toute puissance de la bonté, qui, pour le salut des hommes, est capable de rendre possibles les choses impossibles. C’est donc la toute-puissance du cœur enthousiasmé, du sentiment qui a renversé toutes les limites de l’intelligence et franchi toutes les barrières de la nature c’est ce sentiment qui veut qu’il n’y ait dans le cœur que ce qui soit d’accord avec lui. Si vous croyez à la toute-puissance, vous croyez à la non-réalité du monde extérieur, de l’objectivité, vous croyez à la réalité absolue de l’âme. L’essence de la toute-puissance exprime l’essence de l’âme affective, et pas d’autre chose. Cette toute-puissance est telle, que ni loi, ni détermination ne peut se maintenir devant elle. La toute-puissance exécute toujours en fidèle servante le commandement de l’âme affective. En priant, l’homme adore son cœur comme être suprême.

La Providence toute-puissante est évidemment la toute-puissance de l’âme humaine, qui s’est affranchie de toute détermination et de toute gêne naturelle ; cette toute-puissance se voit réalisée dans la prière, donc la prière est toute-puissante : « La prière de la foi portera du secours au malade ; la prière du juste peut beaucoup, Élie était un mortel comme nous, il fit la prière contre la pluie, et il ne pleuvait pas sur terre pendant trois années et demie ; il pria encore une fois, et le ciel donna de la pluie, la terre fournit ses fruits (saint Jacques. V, 15-18). » – « Si vous croyez, si vous ne doutez pas, alors vous ne ferez pas seulement au figuier, mais vous direz aussi à la montagne : Lève-toi d’ici, va te jeter à la mer. Et cela se fera. Enfin, tout ce que vous demandez dans la prière, si vous croyez. vous l’aurez (saint Matth., {{{1}}}XXI, 21). » Ces montagnes. vaincues par la force de la prière, ne sont nullement des choses difficiles en général, comme disent les exégètes, mais bien réellement des choses impossibles ; il ne s’agit pas ici d’un sens simplement hyperbolique, mais de ce qui est impossible d’après la raison ; voyez le figuier qui s’est desséché à l’instant même, et c’est à cet exemple que la phrase susmentionnée doit être rapportée. Nous y voyons clairement prononcée la puissance de la prière croyante, devant laquelle la nature va disparaître comme une vapeur : « Mutantur quoque ad preces ea quae ex naturae causis erant secutura, quem ad modum in Ezechia contigit, rege Juda, cui, quod naturales causarum progressus mortem minabantur, dictum est a propheta Dei : morieris et non vives : sed is decursus naturae ad reges precis mutatus est et mutaturum se Deus praeviderat (J.-L. Vives, p. 132). Saepe fatorum saevitiam lenit Deus, placatus piorum votis (Melanchthon, epist. Sim. Gryn.). Cedit natura rerum precibus Moysi, Eliae , Elisaei, Isaiae et omnium piorum, sicut Christus inquit (Matt. 21). Omnia quae petetis, credentes accipietis (Melanch. Loci de creat., 64). » Celse somme les chrétiens de secourir l’empereur, de ne pas se refuser au service militaire ; voici la réplique d’Origène : « Par nos prières, nous terrassons déjà les mauvais génies et démons qui troublent et les alliances, et qui excitent à la guerre ; par nos prières, nous sommes aux souverains plus utiles que ceux qui tirent le glaive pour la défense de l’État (adv. Cels., S. Gelenio int. VII).) »

La misère humaine nécessite la volonté divine : un homme priant est actif, déterminant, tandis que Dieu qui l’exauce est passif et se laisse déterminer. « Plus nous supplions notre bon Dieu, comme de pauvres mendiants qui ne se laissent pas chasser, plus il nous écoute ; il aime à entendre les prières humaines ; il est bien moins dur que tes hommes (Luther, XVI, 150). »


Chapitre XIV.

Le Mystère de la Foi et du Miracle


La croyance à la puissance de la prière est celle de la puissance du miracle. Il faut qu’on lui attribue une puissance réelle, objective, autrement la prière ne serait plus une vérité religieuse. Qu’est-ce que le miracle, sinon un exemple palpable et vivant de la force de la foi ? Plus l’âme croyante est transcendante, plus le miracle le sera aussi. Transcendance, voilà le mot de la foi : {{lang|la|« Resurrexit Christus, absoluta res est, dit Augustin avec justesse ; ostendit se ipsum discipulis et fidelibus suis, contrectata est soliditas corporis… Confirmata fides est non solum in cordibus, sed etiam in oculis hominum (Serm. ad pop. 242, 1 ; 361. 8. — Melanchth., Loci de resurr.) » « Les philosophe, dit Luther, ceux qui sont les meilleurs, ont cru à l’affranchissement de l’âme, qui sort de la prison du corps pour monter libre et légère à l’assemblée des dieux. Mais ils n’ont jamais réussi à !e prouver ; tandis que la sainte Écriture enseigne tout au long la résurrection et la vie éternelle, et cela avec tant d’assurance que nos yeux n’en doutent plus (I, 459). » Aucun doute, en effet, ne saurait inquiéter une vraie et solide foi. Le doute ne naît que là où j’ai déjà franchi les limites de ma subjectivité, où je fais des concessions à ce qui n’est pas moi, où je daigne m’occuper du monde extérieur en reconnaissant sa réalité et son droit d’exister indépendamment de moi ; pour douter, il me faut donc me savoir comme un être subjectif ou limité. Dans la foi, il n’y a pas de place pour le principe du doute ; dans elle, la subjectivité est regardée comme objectivité, comme l’Absolu même. Nous disons donc, que la foi religieuse consiste dans la foi à la réalité absolue de notre propre subjectivité.

« Par l’incrédulité, dit Luther, vous changez Dieu en Démon (XV, 282 ; XVI, 491). » « La foi. c’est le courage et la conviction qu’on a de Dieu, qu’il nous portera toujours et partout du secours. Moi le Seigneur, dit-il, je suis ton Dieu à toi et pour toi… c'est-à-dire, qu’il se charge tout seul de nous aider. Nous n’avons donc pas besoin de chercher un autre Dieu. Il est tel que nous le croyons ; nous le croyons en colère, et il l’est ; nous le croyons miséricordieux, et il l’est encore. Telle croyance, tel Dieu. Et si nous le croyons Démon, il est Démon et une flamme dévorante. » Cette explication, traduite en langage moderne, signifie ceci : la foi en Dieu est le Dieu de homme, en d’autres termes : l’essence de notre Dieu est l’essence de notre foi. Or, tu ne trouveras jamais un Dieu qui soit bon pour toi, si tu n’es pas bon pour toi-même, ou si tu désespères de l’homme au point de le jeter de côté ; l’être de ton Dieu est donc évidemment l’être de l’homme. Et quand tu crois que Dieu existe pour toi, tu crois par là que rien pourrait être contraire ; cela veut dire, tu crois que tu es Dieu toi-même. « Dieu est tout-puissant, et un individu croyant, est lui-méme Dieu, » dit Luther (le Christ et l’Histoire universelle, p. 11, par Chr. Kapps) et XI. 161, il appelle la foi directement la Créatrice de Dieu. Luther ajoute en se reprenant : « Je veux dire que la foi crée Dieu en nous, et non qu’elle peut créer Dieu, cet Être divin et éternel ; » cette restriction n’appartient qu’au point de vue théologique de Luther, et ne contredit en rien notre thèse dialectique.

Dieu est regardé comme un être différent de l’homme ; mais c’est là une pure illusion, tandis que l’identité complète de ce Dieu et de ton être est déjà constatée par ton aveu que Dieu est un être pour toi.

La foi ne se borne pas à l’idée d’un univers, d’une nécessité d’une grande totalité dont l’homme n’est qu’une minime particule. Aux yeux de la foi il n’y a que Dieu, c’est la subjectivité sans bornes et sans limites. On peut dire quand le soleil de la foi religieuse se lève dans l’âme humaine, le soleil du monde existant va se coucher, ou plutôt il est déjà couché. La croyance à la destruction matérielle et prochaine d’un monde qui déplaît souverainement aux pieux désirs chrétiens, est par conséquent un phénomène psychologique qui, loin d’être paradoxal, est un signe intégrant de l’essence intrinsèque de la foi chrétienne. Vous ne pouvez le séparer des autres croyances chrétiennes, sans renier le christianisme et sans méconnaître le sens biblique de bien des passages. Ainsi saint Pierre (II, 3, 8) ne se prononce point contre une fin prochaine du monde : « Le ciel et la terre sont encore épargnés par la parole du Seigneur, afin qu’ils restent jusqu’aux flammes du jour où se fera le jugement et la condamnation des impies. » —  « Il faut cependant vous dire une chose, chers amis, c’est que devant le Seigneur un jour est comme mille années, et mille années sont un seul jour ; » car, comme d’après ce célèbre verset un seul jour est égal à mille années, l’univers pourra très bien s’écrouler dans vingt-quatre heures. Le Nouveau Testament, sans en préciser l’heure, s’attend à une fin très prochaine, cela ne saurait être nié que par un homme qui ne peut ou ne veut le lire (voyez les écrits de M. Lützelberger). Des chrétiens véritablement religieux ont donc toujours cru à la destruction prochaine : Luther aussi dit (XVI, 26) souvent que le dernier jour n’est plus loin ; d’autres, tout remplis qu’ils étaient du désir de voir le plus tôt possible disparaître cet univers, préféraient par prudence de ne pas préciser d’avance la date (saint Augustin, De fine sæculi ad Hesych. c. 13).

Foi, charité. espérance, voilà la trinité chrétienne. Cela veut dire que l’espérance nous remplit de voir réalisés nos désirs transcendants et les promesses divines ; que l’amour est dû à cet Être personnel qui nous a fait des promesses, que la foi enfin nous garantit l’accomplissement déjà fait de quelques-unes de ces promesses. Ces trois notions embrassent toute la subjectivité de l’homme tel qu’il est compris dans le christianisme. La disparition du monde est une partie intégrante de cet ensemble de désirs ; le monde existant n’est point très propre au libre essor de l’âme qui aspire vers le bonheur sans bornes, donc il devra cesser d’exister. Tout ce que cet homme souhaite, immortalité, toute-puissance, omniscience, il le réalise dans la foi ; lui-même vivra sans fin, son Dieu peut tout et fait tout. L’essence de la foi est donc que les désirs soient accomplis.

Le miracle, dit un poète allemand, est l’enfant le plus chéri de la foi. Celle-ci est le sommet de la félicité intérieure, sur lequel l’âme se trouve dans la plénitude de sa liberté fantastique ; les miracles et tous les autres objets dont la foi s’occupe, sont donc également imaginaires, ils contredisent au plus haut degré la nature universelle, et la raison qui représente la nature. « Quid magis contra fidem, quam credere nolle, quidquid non possit ratione attingere ?… nam illam quæ in Deum est beatus papa Gregorius negat plane habere meritum, si ei humana ratio præbit experimentum, » dit Bernard contre Abélard (Ep. ad dom. Papam Innocentium). Ainsi, point de concession : tu dois croire sans t’appuyer, même furtivement, sur ta raison. « Partus virginis nec ratione colligitur, nec exemplo monstratur ; quod si ratione colligitur, non erit mirabile, » décident les Pères du concile de Tolède (XI. artic. 4. Summa. Carranza), et ils ont cette fois raison contre la raison. « Quid autem incredibile, si contra usum originis naturalis peperit Maria et virgo permanet : quando contra usum nature mare cedit et fugit atque in fontem suum Iordanis fluenta remearunt ? Non ergo excedit fidem, quod virgo peperit, quando legimus, quod petra vomuit aquas et in montis speciem maris unda solidata est. Non ergo excedit fidem, quod homo exivit de virgine, quando petra profuit, scaturivit ferrum supra aquas, ambulavit homo supra aquas (Ambrosius, Epist. X, 81 edit. Basil. Amerbach. 1492 et 1516). » Et Bernard « Mira sunt, fratres, quæ de isto sacramento dicuntur… Hæc sunt quæ fidem necessario exigunt, rationem omnino non admittunt (de cœna Dom.). » « Quid ergo quæris hic naturæ ordinem in Christi corpore, cum præter naturam sit ipse partus ex virgine ? » dit Pierre Lombard (IV, dist. 1O. c. 2). « Laus fidei est credere quod est supra rationem, ubi homo abnegat intellectum et omnes sensus (Add. Henric. de Vurimaria, ibid., dist. 12, c. 5). » « Tout article de notre foi est ridicule et absurde aux yeux de la raison… Oui, nous sommes chrétiens, et devant le monde nous sommes de grands fous, qui croyons que Marie, une vierge pure et Immaculée, puisse être la véritable mère d’un enfant. Cela contredit non-seulement notre raison, mais aussi la création naturelle, car Dieu avait à Ève et Adam : Soyez féconds, et multipliez-vous, dit Moïse ; mais il ne faut jamais demander si une chose est possible ou si elle ne l’est pas ; Dieu l’a dit, cela suffit, il la rendra possible, voilà tout (XVI, 570). » « Qu’y a-t-il de plus merveilleux qu’un Dieu qui est a ta fois Dieu et homme ? Il est le fils de Dieu et de Marie, et en même temps Dieu ; il est homme, il est à la fois créature et créateur: personne ne le comprendra jamais (VII, 128). » Pour sortir de cette difficulté Luther en appelle hardiment à la puissance miraculeuse de ce Dieu, c’est-à-dire, il explique le miracle par le miracle. Le protestantisme lui aussi croit à la perpétuité non-interrompue de cette puissance, à cette restriction près, dit-il toutefois, qu’elle n’a plus besoin de se manifester aujourd’hui par des signes matériels dans un but dogmatique : « Car enfin, l’Évangile du Dieu trinitaire a été répandu par les Apôtres et publié au monde, il n’est donc plus nécessaire de faire des miracles comme au temps des Apôtres ; mais si le besoin se faisait sentir, si l’Évangile était mis en danger, alors nous devrions prendre en main sa sainte cause et faire des signes (XIII, 642). » Le miracle est aux yeux de la religion identique avec la nature, la confusion est complète : « Dieu a dit au commencement : Que la terre fasse naître de l’herbe et des plantes, etc. Cette parole divine, toujours la même, produit encore aujourd’hui les cerises du rameau sec et ligneux de l’arbre, cette même parole fait naître le cerisier d’un peut noyau. C’est la toute-puissance divine qui change tes œufs en poulets et en oies. Dieu prêche encore tous tes jours la résurrection des morts, il donne de cet article de foi tant de preuves et d’exemples qu’il existe des créatures (X, 432 ; III, 586, 592. —  Augustin, par exemple, Enarr. in Ps. 90. Serm. II, c. 6). » En un mot le mouvement vital de l’univers est pour le vrai croyant une fantasmagorie permanente la sainte mascarade, la comédie divine : « Dieu, s’il le voulait, pourrait très bien nous créer comme il a créé Adam et Ève, sans père ni mère ; il pourrait nous gouverner sans des princes, nous donner de la lumière sans le soleil et sans la lune, nous fournir notre pain sans le travail aux champs, mais il ne le veut pas (XVI, 614). » « Il aurait pu soutenir aisément Noah et toux ses animaux sans aliments pendant toute une année, comme il a soutenu Moïse, Élie et le Christ sans nourriture pendant quarante jours. » Ainsi, ce que ce Dieu thaumaturge a fait une ou plusieurs fois, il peut le faire tant qu’il lui plaira. Un miracle n’est qu’un exemple isolé, une demonstratio ad oculos… « Le passage d’Israël à travers la mer rouge n’est qu’un exemple, pour nous démontrer clairement ce qui pourrait arriver à nous (III, 596). » « La foi change l’eau en pierre, le feu en eau et l’eau en feu (III, 564). » Le miracle est le vrai terme technique de la foi religieuse, et sa puissance est celle de l’imagination.

Sans doute, l’activité miraculeuse poursuit un but ; la résurrection de Lazare était motivée par le désir de ses parents. Et c’est ici que nous voyons nettement l’origine humaine du miracle ; Lazare est ressuscité pour l’honneur de Dieu, il est vrai, afin que le Fils divin en soit honoré, mais n’oublions pas que tes sœurs du mort out envoyé chercher le Seigneur : Regarde, celui que tu aimes, est tombé malade, et les larmes que le Christ verse à cette occasion, sont encore une preuve du but humain. Le sens est : une puissance qui est capable de ressusciter un cadavre, peut réaliser tout désir humain : « Le monde entier ne saurait faire un pareil miracle, mais le Seigneur l’a fait sans la moindre difficulté : que cela nous soit donc un signe de notre résurrection future ; il la fera infailliblement au jour dernier (XVI, 518). » Voilà par conséquent Dieu un sauveur de l’homme, c’est-à-dire un être essentiellement humain, et toujours prêt à répondre aux désirs de l’homme. En d’autres termes, la signification positive du miracle est l’identité de Dieu et de l’homme.

Il y a toutefois une remarque à faire sur le rapport du but et des moyens. L’action ordinaire, qui poursuit une tendance naturelle décrit, on le sait, un cercle : elle prend pour point de départ le but et elle y retourne, la périphérie qu’elle parcourt, c’est la réalisation à l’aide des moyens. L’action miraculeuse au contraire réalise son but sans employer des moyens, elle effectue une identité immédiate du désir et de son accomplissement ; cela signifie qu’elle décrit aussi un cercle, non curviligne, mais en ligne droite. C’est là en effet la figure mathématique du miracle, figure impossible, mais ni plus ni moins impossible que de vouloir construire le miracle par déduction philosophique. Un cercle sans périphérie, un fer de bois ou un bois de fer, sont aussi contraires à la raison que le miracle. Avant de discuter la possibilité pratique du miracle, il faudrait d’abord prouver sa possibilité théorique ou idéale, c’est-à-dire, prouver que l’idée du miracle peut être pensée. Cela serait penser ce qui n’est pas susceptible d’être pensé, ou donner sens au non-sens.

On se laisse égarer par la présentation du miracle comme fait physique accompli, et cela fait croire à la possibilité de le penser. On s’imagine le miracle, mais on ne le pense pas pour cela ; l’imagination n’est pas la pensée, une chose imaginable n’est pas pour cela même pensable. On intercale des représentations matérielles pour remplir la lacune de la contradiction, et cette intercalation séduit notre intelligence. Le miracle de l’eau métamorphosée en vin, par exemple, ne dit rien autre chose que : de l’eau, c’est du vin ; voilà l’identité de deux sujets, ou de deux attributs, absolument contradictoires qui s’excluent l’un l’autre car dans la main du faiseur de miracles il n’y a pas la moindre différence entre ces liquides, et la métamorphose n’est que la manifestation matérielle de cette identité absurde. Mais, remarquez bien que la métamorphose couvre ici la contradiction, parce que l’imagination y interpose la notion du changement. On oublie cependant que ce changement n’est pas organique, mais brusque, absolu, immatériel, une véritable creatio ex nihilo. Dans l’acte mystérieux qui constitue le miracle, l’eau est en même temps et au même endroit du vin, ou — ce qui revient au même, du fer est du bois.

De l’eau est un objet pour nos sens, du vin l’est aussi ; nous voyons là de l’eau, plus tard nous y voyons du vin, mais le miracle n’est pas un procédé de la nature, c’est un simple temps parfait sans être précédé d’un temps imparfait sans modus, sans milieu, sans expérience. C’est à cause de cela qu’il flatte tant notre imagination, qui est une force sublime et irrésistible ; mais plus encore exemple, il affecte doucement notre âme. notre rêverie. Voyez, par exemple, Lazare : au moment où il est ressuscité, ses amis frissonnent, il est vrai, à l’aspect du pouvoir inouï qui leur rend tout à coup un frère bien-aimé, mais dans le même moment (l’action miraculeuse est indivisible et rapide comme l’imagination) où le grand miracle est fait, et Lazare se lève, ses parents le serrent dans leurs bras et le conduisent joyeusement chez eux, pour lui donner une fête de famille. Ainsi, le ton de cette narration évangélique est également doux et tranquille, on ne se douterait presque pas qu’il s’agit d’un miracle sans exemple. C’est là le ton caractéristique des légendes catholiques, qui, quand elles ont quelque valeur (ce qui ne leur arrive pas toujours) ne sont que l’écho du ton fondamental qu’on aperçoit dans ce récit biblique. Le miracle en général peut être regardé comme de la jovialité religieuse, et c’est principalement le catholicisme qui l’a cultivé de ce côté-là.

Les Apôtres étaient des hommes du peuple, le peuple ne vivait alors que dans une rêverie enfantine, et par conséquent dans un contraste on ne peut plus tranchant avec l’esprit civilisé. Les évangélistes étaient loin d’être des hommes scientifiques, et facilement le proverbe se réalisa qui dit : Vox populi vox Dei ; le christianisme plut au peuple, mais il déplut au philosophe, au poète, à l’historien classique. Les philosophes qui l’embrassaient, on l’a déjà remarqué, étaient des gens excellents, mais ils n’excellaient guère dans la philosophie ; tout homme qui avait encore un peu du génie classique de l’antiquité, se détourna de la nouvelle doctrine ou se tourna contre elle. Le triomphe du christianisme était identique avec la défaite de la civilisation et de la culture. Et cela devait être ; l’esprit classique, l’esprit de la civilisation est objectif, un esprit qui ne se détermine pas d’après des lois capricieuses, mais bien d’après des lois vraies, basées sur elles-mêmes, par la nécessité de la nature des choses, un esprit qui discipline rigoureusement ses sentiments et son imagination. Il fut supprimé par l’esprit chrétien, qui arbora comme principe la subjectivité illimitée, exaltée, extravagante enthousiaste, rêveuse, sans contre-poids et sans mesure, bref supranaturaliste. C’étaient deux antipodes comme l’histoire du monde n’en avait pas encore vu. Je n’ai pas besoin, du reste, de dire ce que j’entends ici par culture et civilisation ; j’aurais voulu ajouter mondaine, si ce mot n’eût pas déjà reçu une signification suspecte ; mais ce qui est essentiel, c’est que le style évangélique, cet idiome si peu correct et précis, si insoumis aux règles de la langue hellénique, a été proclamé jusqu’à ce jour le langage de la révélation divine ; celui de Sophocle et de Platon, en effet, s’y serait mal accommodé : dans le christianisme l’homme perdit la faculté de se répandre avec sa pensée dans la nature de l’univers, et il y suppléa par l’exaltation, souvent sublime, mais aussi souvent vaporeuse et fantastique, d’un sentiment transcendant, c’est-à-dire par sa subjectivité sans bornes.

Remarquez en outre que l’homme, arrivé à cet état intérieur, ne distingue point une activité spirituelle supérieure à son imagination ; celle-ci crée des images, il la croit donc sincèrement créatrice réelle, et il se construit d’après elle son Dieu créateur de l’univers. Cet homme ne vit que par et pour l’imagination rêveuse, il ne peut distinguer entre une intuition subjective et une intuition objective ; l’imagination est pour lui une activité essentielle involontaire, tandis que pour nous, enfants disciplinés de la civilisation, loin de s’identifier avec notre être. elle constitue une puissance particulière, subordonnée à notre volonté ou du moins à notre conscience du moi. Peut-être cette interprétation du miracle paraîtra-t-elle superficielle à beaucoup de mes lecteurs ; je les prierai alors de se placer dans le premier âge de notre ère, où la réalité des objets naturels n’était pas encore un article sacré de la raison, où la croyance au miracle vivant et présent subsistait encore dans sa vigueur, où les hommes s’attendaient tous les jours à la fin de la création, où ils vivaient par conséquent dans une retraite théorique absolue des affaires du monde qu’ils touchaient, pour ainsi dire, sans le sentir, où ils appelaient enfin par tous les désirs de l’âme enthousiaste la réalisation de leurs espérances célestes : et on ne me trouvera plus que mon explication soit insuffisante. Quant aux miracles faits en commun, en présence d’une assemblée, la psychologie et la psychiatrie y donnent encore une réponse aussi rationnelle que réelle. Quelques-uns de ces miracles avaient probablement en outre une base physique et physiologique ; je ne m’en occupe pas ici, mon point de vue doit être celui de la critique religieuse. Si cependant mon explication était vraiment superficielle, la cause en serait, non à moi, mais à l’objet ; le miracle n’étant rien autre chose que la puissance déréglée de l’imagination.


Chapitre XV.

Le Mystère de la Résurrection et de la Naissance surnaturelle.


Il en est, comme des miracles dits pratiques, de même aussi des miracles dits théoriques ou proprement dogmatiques, je veux dire ceux de la résurrection et de la naissance surnaturelle. Dans ceux-ci, qui rapportent directement au salut de la personne individuelle, on voit sans difficulté le désir individuel, dans ceux-ci nous le découvrons également. Et d’abord, l’homme qui jouit de la santé physique et psychique, a le désir naturel de ne pas mourir ; ce désir est primitivement identique avec l’instinct conservateur. Tout ce qui vit, veut se conserver, se maintenir, ne pas mourir.

Ce souhait originairement négatif, ou se manifestant sous une forme négative, change plus tard de forme. Sous la pression incessante des relations politiques et sociales il devient peu à peu positif : c’est ainsi que naît le désir d’une autre vie meilleure après la vie actuelle. Dans ce désir nous avons en même temps l’espoir de sa réalisation, or cet espoir ne peut être rempli par notre intelligence. On a dit, et avec raison, que toutes les preuves sans exception de l’immortalité sont insuffisantes, ou, ce qui revient au même, qu’elles ne peuvent être reconnues comme valables par l’intelligence. L’intelligence, en effet, ne donne que des démonstrations générales, elle ne me donne donc point la certitude que je lui demande à propos de mon existence personnelle d’outre-tombe. Celle-ci a besoin d’une assurance toute personnelle et immédiate, d’un fait constatant. Il me faut donc absolument un événement historique ; il me faut voir un homme mort, réellement mort, qui revient de la tombe. Et encore, il faut que ce mort ne sois point un mort quelconque, mais bien un mort qui dans sa vie a été le modèle, le prototype de tous les autres hommes ; ce n’est que sous cette condition que sa résurrection sera bien réellement un modèle. une garantie de toutes tes autres résurrections humaines. Voilà pourquoi la résurrection du Christ est le désir satisfait que l’homme éprouve d’être sûr de son existence éternelle après la mort : le Christ est ici devenu l’immortalité personnelle comme fait. Rien de plus frappant, de plus immuable qu’un fait accompli.

Les philosophes païens s’occupaient de la question de l’immortalité, mais sans y appuyer fortement sur la personnalité. Chez eux il s’agirait surtout de la nature de notre âme, de l’esprit, du principe vital. La pensée de l’immortalité du principe vital ne renferme point immédiatement celle de l’immortalité personnelle, et encore moins la certitude absolue de cette dernière ; ils s’expriment par conséquent d’une façon assez douteuse et contradictoire sur cet objet. Les chrétiens au contraire, profondément persuadés de la réalisation de tous leurs désirs personnels (car ils adorent, sans le savoir, leur âme individuelle comme être suprême), changent le problème théorique des païens en un fait immédiat, en une affaire de conscience ce qui n’avait été chez les anciens qu’une simple question théorique. Nier par conséquent, l’immortalité subjective est aux yeux du chrétien le crime lèse-Dieu, c’est de l’athéisme. Niez la résurrection des corps, et vous niez celle du Christ, vous niez en même temps le Christ, vous niez donc Dieu. C’est ainsi que le christianisme, si spiritualiste, changea un objet spirituel en un objet dépourvu d’esprit. A ses yeux l’immortalité païenne de la raison, de l’esprit, de l’intelligence était beaucoup trop abstraite et trop négative ils exigeaient quelque chose de plus solide, de plus palpable. L’immortalité de la personne individuelle. La seule garantie suffisante de celle-ci est dans la résurrection de la chair, et en effet, c’est cette dernière qui exprime le triomphe du christianisme sur la spiritualité objective et abstraite, mais sublime, des anciens philosophes du paganisme. On comprend que les païens avaient besoin de bien des efforts pour adopter enfin la croyance chrétienne à la résurrection charnelle.

La résurrection miraculeuse est la fin du drame chrétien, elle est, je le répète, un désir métaphysiquement réalisé : il en doit être de même du commencement, qui s’exprime par la naissance surnaturelle.

Plus l’homme s’éloigne de la nature, ce qu’il ne peut sans donner dans une manière de voir surnaturelle ou contre nature, et plus il se sentira une aversion invincible pour la nature et les choses naturelles. L’homme, en devenant de plus en plus subjectif, souffre alors de tout ce qui se rapproche objectivement de lui ; il devient extrêmement sensible, son imagination se détourne avec dégoût aussitôt qu’elle vient de heurter contre une chose qui a le malheur de lui déplaire ; « Si Adam n’eût pas été séduit par Ève et le serpent, nous n’aurions pas aujourd’hui des ours, des loups, des lions ; il n’y aurait aucun désagrément pour l’homme dans toute la création ; point des épines, des chardons, des orties, point des des maladies, point des rides au front, il n’y aurait point à souffrir des maux à la tête, à la main, au pied… Voilà tout ce que le péché originel nous a préparé, toute la créature en a été souillée et polluée : le soleil aurait été plus brillant, l’eau plus limpide, la végétation plus abondante (Luther, I, 322) »[40]. Un homme indépendant et objectif trouve certainement beaucoup de choses rebutantes dans la nature, mais il ne s’en révolte pas à tout instant, il les comprend comme une partie du Grand-Tout, il les évite, il discipline en même temps sa subjectivité trop chatouilleuse, et tout est dit. Un homme subjectif, au contraire, qui ne vit que dans l’intérieur de son âme et de son imagination, éprouve un dégoût tout particulier, et, ce qui est un vrai tourment pour lui, il ne peut plus détourner son regard des choses qui lui répugnent.

Il ressemble a ce malheureux enfant-trouvé, qui dans la plus belle fleur ne voyait rien si non les petits scarabées noirs qui y couraient ; cet individu ne pouvait jamais jouir de ses formes, de sa couleur ni de son odeur. Un homme tellement subjectif prendra toujours ses sensations individuelles pour mesure de ce qui devait être et qui n’est pas ; il ne sait pas que ce qui lui plaît, ne saurait exister sans ce qui lui déplaît. Il ne veut point entendre parler des lois si ennuyeuses de la logique et de la physique, il voit tout par les lunettes de son imagination, Tout, se dit-il, doit me plaire, et s’il rencontre une chose affectant désagréablement ses sens, il crie. Ainsi, il trouve belle la vierge, il trouve belle aussi la mère : mais ce qui est entre l’une et l’autre, la femme enceinte, la femme en couches, il s’en détourne avec désenchantement et dégoût ; voilà le christianisme.

Cet homme objectif admire la virginité pure et immaculée comme la plus sublime notion morale c’est là la corne de l’abondance de tous ses sentiments supranaturatistes, de toutes ses idées hyperphysiques. Il s’en fait fort, il appelle cela la personnification de son sentiment d’honneur, de sa pudeur vis-à-vis de la nature : Tantum denique, s’écrie Minuce Félix (c. 31) abest incesti cupido, ut nonnullis rubori sit etiam pudica conjunctio. Le bon père Gil était d’une chasteté telle, qu’aucune femme n’avait jamais vu sa figure, et il craignait même de se toucher lui-même, se quoque ipsum attingere quodammodo horrebat ; le père Coton avait un odorat si développé qu’il sentait une puanteur insupportabte à l’approche des personnes moins chastes que lui (Bayle dict. artic. Mariana Rem. C.). Le principe suprême de cette délicatesse ultraphysique est la vierge Marie : « Virginum gloria, corona virginitatis, typus virginitatis, puritatis forma, virginum vexillifera, prima virginum, virginitatis magistra, virginitatis primiceria. » Or, l’homme tout subjectif qu’il est, ne saurait se défendre d’un sentiment naturel, de l’amour maternel si charitable et si doux. Que faire alors pour sortir de cette lutte d’une sensation naturelle et d’un sentiment contre-nature ? Il faut en appeler au supranaturalisme, à ce grand sorcier qui sait toujours combiner les extrêmes, en confondant bon gré malgré en un seul sujet les deux attributs qui s’excluent l’un l’autre. Salve, sancta Parens, enixa puerpera Regem : —  Gaudia matris habens cum virginitatis honore (Mezger, théol. schol. IV, 132).

Delà ce phénomène singulier du catholicisme qui canonise la à la fois le célibat et le mariage ; c’est une contradiction logique et physique, mais il s’en moque.

Ne croyez pas toutefois qu’elle ait été un produit récent elle est déjà tout entière dans le rôle ambigu que le mariage joue chez l’apôtre saint Paul. La doctrine de l’engendrement et de la conception du Christ est bien une doctrine essentielle du christianisme, une doctrine qui en révèle l’essence intrinsèque et dogmatique, et elle repose sur le fondement qui porte tous les autres miracles et articles de foi. Un philosophe, un naturaliste, un individu intérieurement émancipé et objectif reconnaît la mort comme une nécessité naturelle ; les chrétiens s’en sentent choqués, comme de toute autre limite de la nature, Ils se trouvent donc scandalisés de l’acte naturel de la génération, et, pour l’écarter ils s’adressent à la force du miracle. La conception de la Sainte-Vierge, qui n’a pas été tachée par le contagium du pèche originel, était le premier acte de purification de l’humanité souillée par le péché, c’est-à-dire par la nature ; il en est de même de la naissance hyperphysique du Christ, de même de sa résurrection : le théanthropos, pur de tout contact avec la maudite nature, est donc le vrai prototype du genre humain, le vrai sauveur, le vrai libérateur pour tous ses adorateurs.

Les orthodoxes protestants, eux aussi, ces pédants si arbitrairement critiques, admirent la conception immaculée de Marie comme un mystère de la foi, comme un mystère ineffable (Winckler, philol. Lactant., s. Brunsvigæ, p. 247) ; tandis que chez des protestants qui réduisaient le chrétien à la foi seule, en lui permettant de rester homme dans la vie ordinaire, ce mystère perdait insensiblement toute signification pratique et n’en conservait qu’un sens simplement dogmatique. Ils se mariaient comme si ce mystère n’existait pas. Aux yeux du vrai chrétien des anciens temps, du chrétien qui abhorre la critique et qui veut la foi sans phrase, pour ainsi dire, un mystère dogmatique était toujours aussi un mystère moral. La morale catholique est donc chrétienne et mystique ; la morale protestante était déjà, à son origine, un peu rationaliste. Dans celle des protestants, deux êtres faisaient une alliance charnelle : le chrétien d’un coté et l’homme social, politique, naturel de l’autre. La morale catholique restait la Mater dolorosa, la morale protestante devenait une bonne mère de famille entourée d’enfants. Le protestantisme est déjà, dans sa racine, la contradiction de la foi et de la vie ; c’est pour cela même qu’il est devenu la condition de la liberté. Les protestants, ne voyant dans le mystère de la Virgo deipara qu’un article théorique ou plutôt dogmatique, n’ont jamais voulu l’aborder par la théologie spéculative ; selon eux, on ne saurait jamais en parler avec trop de précaution et de réserve. Et cela devait être : ce qu’on nie pratiquement n’a plus une signification réelle pour celui qui nie ; ce n’est plus qu’un spectre idéaliste, qui, comme tout autre spectre, se retire devant la lumière du soleil et de la raison.

Saint Bernard dit, dans une lettre, que, aux yeux de quelques-uns, la Sainte-Vierge, elle aussi, a été conçue sans péché. Saint Bernard ne veut pas de cette thèse, mais il a tort, et elle ne mérite point d’être appelée, par un historien moderne, une singulière opinion scolastique. La femme qui donne naissance à Dieu, est un miracle, et elle a bien le droit, ce me semble, de revendiquer à son tour une origine merveilleuse et immaculée. Certes, si vous mettez la prémisse, cette naissance surnaturelle du Sauveur, vous n’avez plus le droit de vous récrier contre les conséquences aussi naïves que sincères que le catholicisme, le vrai catholicisme bien entendu, en a tirées.

Ce qui est ici historiquement remarquable, c’est l’aplomb avec lequel déjà le Père des Pères avait soutenu la combinaison forcée des polairement contraires[41].


Chapitre XVI.

Le Mystère du Christ chrétien ou du Dieu personnel.


Tous les dogmes fondamentaux du christianisme sont des désirs humains exaltés et mystiquement réalisés dans cette exaltation. L’essence de cette religion réside sans contredit dans la passivité de l’âme humaine. dans ses émotions si profondes, si chaleureuses, si enthousiastes, mais passives : bref, dans ce qu’on désigne en allemand par le mot collectif de Gemuth. Ainsi, il est plus doux et plus saisissant de souffrir que d’agir, de se laisser affranchir que de s’affranchir soi-même, de faire dépendre son salut spirituel d’une personne étrangère que de sa propre activité individuelle. Il est plus doux à ce Gemuth, à cette passivité affective de se savoir aimé de Dieu, que de s’aimer soi-même par l’amour égoïste, mais naturel de tous les êtres organiques ; il est plus attendrissant de mettre un objet d’amour à la place de l’objet de tendance ; l’âme affective et passive préfère de se mirer dans les yeux resplendissants d’amour d’un autre être, que de regarder dans le miroir concave du propre moi, ou dans tes profondeurs tranquilles et cristallines, mais glaciales. de la grande nature universelle, dont l’océan pacifique ne parle guère à l’âme passive. Il est plus doux de se laisser affecter de sa propre âme âme comme si elle était un autre être, que de se déterminer soi-même selon les règles immuables de la raison. Cette passivité est, pour ainsi dire, le cas oblique du moi, c’est le moi comme accusatif, comme quatrième cas de la déclinaison tandis que le moi de Fichte est éminemment antipathique à cette passivité, parce qu’il est accusatif et nominatif à la fois, un vrai indéclinable. La passivité de l’âme, c’est précisément le moi qui se laisse affecter par soi-même, comme si l’affectant était ici différent de l’affecté. Le moi passif, c’est cette passivité (Gemuth) qui change le modus passif en modus actif, et vice versa. Cette phase du moi a cela de particulier, qu’elle prend le pensant pour le pensé, et le pensé pour le pensant : elle ne fait que rêver, elle ne saurait agir qu’en rêvant, et rêver lui est la plus sublime manifestation possible. Or. qu’est-ce que le rêve ? C’est le revers de la conscience du moi : dans le rêve l’actif est le passif, et vice versa ; dans le rêve, je prends les émotions que mon âme se fait à elle-même pour des émotions venues du dehors ; mes sensations affectives me paraissent des événements, mes représentations me paraissent des êtres extérieurs : le rêve a la faculté de la double réfraction des rayons, et c’est là la véritable cause pourquoi il nous plaît tant. En rêvant, le même moi existe comme en veillant ; l’unique différence est que, pendant le jour, le moi s’agite en lui-même, et, pendant le sommeil, est agité, —  par qui ? Par lui-même, comme si cela était un autre être. Le rationaliste dit : Je me pense ; la religion dit : Je suis pensé par Dieu et je le sais. La passivité de l’âme est comme un rêve à l’œil ouvert, la religion est le rêve que la conscience du moi fait ; le rêve est te mot de l’énigme en matière de religion.

La suprême loi de l’âme affective, passive est l’unité immédiate de ta volonté et de l’action, du désir et de la réalisation : cette toi se trouve accomplie par le Christ comme Sauveur. Car absolument comme un miracle extérieur réalise immédiatement, et en faisant contraste avec l’activité naturelle, les besoins et les désirs physiques : de même le Sauveur fait contraste avec l’activité spontanée de l’homme naturel ou rationaliste en fait de morale, et satisfait immédiatement tous tes besoins et tous les désirs moraux. Le miracle extérieur épargne a l’homme l’emploi pénible des moyens, et le Sauveur rend superflue pour l’homme toute activité médiatrice intérieure Tu désires la félicité future au paradis : l’as déjà de par le Sauveur. Tu n’as pas besoin de t’occuper de la vertu, pour arriver à la félicité céleste : celle-ci t’est déjà assurée, ne te donne donc plus la peine de t’acquérir ; la seule condition est de croire fermement ce que ton Dieu sauveur t’a prescrit, tu soupires après un soulagement de ta conscience : elle est déjà soulagée, le médiateur divin s’en est chargé, et la paix ne te manquera plus. Ainsi, ce point de vue tu n’as plus à suivre la loi divine, mais le médiateur, lui qui a accompli la loi ; voilà ton unique boussole ; le médiateur est désormais la loi de ton existence. Le médiateur est ici la loi vivante, c’est-à-dire il l’a réalisée ; or en la révisant complètement il l’a annulée, il l’a rendue superflue, il l’a absorbée. La loi de l’Ancien Testament, c’est la loi non accomplie, celle du Nouveau-Testament est la loi accomplie.

Cette loi nouvelle abroge l’ancienne, elle est bien plus douce : « mon joug est doux, » puisque le commandement est remplacé par l’exemple vivant, qui est un objet de l’amour, de l’admiration et de l’imitation ; voilà donc comment le médiateur me sauve de mes péchés. La loi telle qu’elle est ne me donne point l’énergie nécessaire pour la remplir, la loi est même barbare, elle menace sans faire attention mes faiblesses, tandis que celui qui me donne un bon exempte me communique par là en partie sa propre force. L’exemple fait des miracles, dit un proverbe. La lettre de la loi est morte, mais l’exemple vivifie ; il entraîne avec lui ceux qui y manquaient d’abord de force. La loi parle durement à l’intelligence, elle s’oppose aux besoins de la chair : l’exemple en appelle à une faculté humaine qui est des plus puissantes, à l’imitation involontaire, il saisit irrésistiblement l’âme affective et l’imagination. Et un mot, l’exemple possède des forces magiques, et appartient par là à la matière ; la force magique n’est rien autre chose que la force d’attraction, qui est une qualité essentielle de la matière.

Les anciens avaient dit que la vertu, si elle pouvait se montrer aux yeux des mortels, les charmerait tous par sa beauté et les enthousiasmerait : les chrétiens étaient si heureux d’en voir la réalisation dans la personne du Dieu médiateur ! Les israélites avaient une loi divine écrite, les païens une loi traditionnelle, non écrite ; mais les chrétiens avaient mieux que tout cela, une loi devenue chair, une loi incarnée, vivante, humanisée. Delà l’immense joie des premiers christicoles, de là aussi la réputation du christianisme de pouvoir résister tout seul au péché et à l’enfer. Cette gloire, personne ne la niera ; seulement veuillez remarquer que la force de l’exemple de la vertu n’est pas tant la force de la vertu que plutôt celle de l’exemple en général : la puissance de la musique religieuse de même n’est pas celle de la religion, mais la puissance de la musique en général. Augustin en fait un aveu intéressant : « Ita fluctuo inter periculum voluptatis et experimentum salubratis : magisque adducor… cantandi consuetudinem approbare in ecclesia, ut per oblectamenta aurium infirmior animus in affectum pietatis adsurgat ; tamen cum mihi accidit, ut nos amplius cantus, quam res quæ canitur moveat, pœnaliter me peccare confiteor (Confess. X, 33) ; » le chant dans l'église lui plaît davantage que l’objet mis en musique il en est désolé comme d’un péché affreux ; mais cela ne nous regarde pas, prenons seulement acte de son observation. L’exemple de la vertu fait naître des actes vertueux, le sentiment de la vertu peut toutefois y faire défaut.

Il y a cependant encore un autre sens religieux dans la conciliation chrétienne opérée par le médiateur, ce sens doit être cherché dans la composition extraordinaire de la personne médiatrice, qui est à la fois Dieu et Homme. Nous sommes donc encore arrivés au miracle comme centre de la médiation, et elle se présentera à nous désormais comme ce désir accompli de notre âme affective, d’être affranchie de toutes les règles montes, qui sont autant de conditions pour acquérir la vertu dans une voie naturelle. Nous dirons donc que ce dogme est le désir transcendant de jouir de la félicité et du salut éternel par un tour de force, par un coup de main pour ainsi dire, et d’une manière tout à fait merveilleuse, sans avoir besoin de subir le travail assez dur et quelquefois ingrat de nous débarrasser pas à pas de nos maux moraux. La nature du miracle est par conséquent la même partout, dans le domaine des choses spirituelles comme dans celui des choses corporelles. Luther (XVI, 490) dit qu’il nous faut seulement écouter et entendre la parole divine pour être sauvés. Mais prenez y garde, entendre cette parole et par conséquent en apprendre la foi, cela est à son tour un don de Dieu ; d’où s’ensuit que la foi est un miracle psychologique que Dieu opère dans l’homme. Or, comme l’homme, d’après la théologie, ne devient bon et vertueux que par sa foi, sa bonté et sa vertu ne pourront être que le résultat d’un miracle, et les vertus du paganisme ne sont au fond que des vices éblouissants.

La force miraculeuse, disions-nous tout a l’heure, est identique avec la notion de l’être médiateur et s’il était nécessaire d’en apporter encore une preuve historique, la voici : les miracles de l’Ancien-Testament, la législation, la providence ; bref, tous les éléments constitutifs de la religion sont plus tard transplantés chez les israélites dans la sagesse divine, dans le Logos. Dans Philon, ce Logos balance encore un peu dans l’air entre le ciel et la terre ; il y est tantôt un abstrait, tantôt un concret, parce que Philon balance entre la philosophie judaïco-hellénique et le mosaïsme orthodoxe de ses pères. entre l’élément positif de la religion et l’idée métaphysique de la divinité ; ce qu’il y a là de remarquable, c’est que l’élément abstrait, chez Philon, devient plus ou moins fantastique. Ce Logos n’acquiert de la consistance complète que dans le christianisme ; l’abstrait se change en un concret sans retour : en d’autres termes, la religion se concentre alors exclusivement dans un objet qui constitue une différence caractéristique, de sorte que l’essence de la religion se personnifie dans le Logos.

Dieu, comme Dieu le Père, c’est l’âme affective, mais l’âme encore fermée ; Dieu, comme Dieu le Fils, c’est l’âme épanouie et devenue objet à elle-même. Voilà donc pourquoi l’âme affective, le cœur, ne trouve la paix que dans le Christ ; Dieu le Père, c’est le cœur qui soupire, qui n’ose pas encore dire ; mais le Christ c’est le cœur qui se prononce sans arrière-pensée. Le soupir devant la première Personne de Dieu, se transforme en chant triomphal devant la deuxième ; en face de la première, on ne fait qu’espérer, on y est même exposé au doute ; mais en face du Christ, on est rempli de la conviction la plus forte d’avoir une résurrection, la rémission du pèche, la victoire sur la mort, le bonheur éternel. Dieu le Christ est un composé de tous les désirs transcendants déjà réalisés : « Dieu nous a donné son Fils, cela suffit il nous a donné avec lui tout le reste, existence, justice, ciel, enfer, mort, démon, bref, tout, n’importe le nom : tout cela doit être à nous, parce que le Fils de Dieu. comme un cadeau qu’on a fait, nous appartient, et dans ce Fils il y a tout ensemble (XV, 311). » « Ce qu’il y a de meilleur dans la résurrection s’est déjà fait il y a longtemps, car le Christ est ressuscité, il a traversé la mort et l’enfer, il est revenu des morts et monté au ciel. Le Christ est le chef de la chrétienté. Ainsi, mon âme. qui est ce qu’il y a de meilleur en moi a traversé déjà, elle aussi, la mort, et est entrée avec le Christ dans l’essence céleste. Que me ferait donc la mort ? (XVI, 235). » « Un chrétien possède une force égale à celle du Christ. (XIII, 648) » « Et celui qui s’attache au Christ possède autant que lui » (XVI, 574). »

Le plus grand désir du cœur[42] est de voir Dieu ; ce désir s’est réalisé dans le Christ. Dieu. comme être de la pensée, reste éloigné ; le rapport entre lui et te penseur est abstrait, bien que semblable aux relations amicales qui existent entre nous et les hommes chers à notre cœur, mais personnellement inconnus et vivant dans une contrée lointaine ; tes œuvres de ce Dieu sont des épreuves de son amour, elles nous présentent son essence, mais notre âme affective languit encore, elle veut absolument le regarder de face en face et non comme dans un miroir (hôs en catoptro), parce que l’aspect physique seul détruit toute espèce de doute. Le Christ, c’est le Dieu personnellement connu, la conviction bienheureuse de notre âme affective, que Dieu soit précisément tel qu’il lui convient. Dieu, comme objet de la prière, c’est-à-dire, Dieu première Personne, est sans doute déjà un être humain, qui exauce les désirs et qui se soucie de la misère des mortels, mais il n’est pas encore homme réel, et partant éloigné de l’horizon de la conscience religieuse. Dieu deuxième Personne, au contraire, l’Homme-Dieu, est la solution du mystère de l’âme religieuse, seulement, il n’y faut pas se laisser prendre par le langage particulièrement allégorique dont la religion se sert, car ce qui se fait essence en Dieu est devenu manifestation dans le Christ. Dans ce sens, on peut appeler le christianisme la religion absolue. Toute religion veut réaliser son Dieu, qui n’est au fond que l’être humain ; elle veut l’introduire dans la réalité, où il sera, sous forme humaine, un objet à la conscience du Moi, et c’est évidemment la religion chrétienne qui atteint ce but par l’incarnation de Dieu, qui n’est point un acte passager : le Christ y reste homme, même après son ascension, homme de cœur et de forme, à ce petit changement près, que son corps est devenu invulnérable. Les incarnations des Orientaux, spécialement des Hindous, n’ont pas cette signification intensive ; elles se répètent si souvent, qu’elles perdent en valeur. L’humanité de Dieu est sa personnalité, et dire : Dieu est un être personnel, signifie : Dieu est un être humain ou, Dieu est homme. La personnalité est une abstraction qui n’a de la réalité que dans l’homme réel, d’où s’ensuit le mensonge et le ridicule dans les spéculations modernes que la théologie métaphysique entreprend sur la personnalité de son Dieu. Elle ferait bien, comme elle n’est pas scandalisée par un Dieu personnel, de le compléter par la matérialité et de proclamer franchement un Dieu personnel et physique à la fois. Rien de plus absurde qu’une personnalité abstraite sans chair et os ; c’est un fantôme. Chez les Hindous, la divinité est continuellement occupée de s’incarner en diverses personnalités, mais celles-ci sont par là-même extrêmement fugitifs, ce qui répond mal au besoin d’avoir une personnalité exclusive et permanente. Avec leurs nombreuses incarnations, les Hindous peuvent aisément en admettre encore d’innombrables, le jeu de l’imagination fonctionne sans interruption et sans bornes ; mais alors précisément arrive-t-il que les incarnations déjà réalisées ne se distinguent pas des incarnations à faire, les unes comme les autres appartiennent à la classe des illusions, des simples fantasmagories. Là au contraire, où l’on n’a qu’une seule personne divine incarnée, elle impose par sa grandeur unique et historique, et il n’est plus permis à l’imagination d’en inventer encore d’autres. Cette personnalité unique me frappe tellement, qu’elle finira par m’inculquer la croyance a sa réalité ; le signe caractéristique de la personnalité réelle est précisément l’exclusivité, c’est le principe de la différence, selon Leibniz, qui dit : « Il n’y a aucune chose existante qui soit parfaitement égale à une autre. » L’effet psychologique de cette personnalité une et isolée est tel, qu’elle se présente à l’esprit immédiatement comme une réelle, et elle devient, d’objet imaginatif qu’elle était, un objet de la vulgaire intuition historique. L’âme affective est dans un état de languissement perpétuel, elle cherche toujours un Dieu personnel ; remarquez cependant que ce désir, tout tendre et pressant qu’il soit, n’est vrai et sérieux que là où il se contente d’une personnalité divine. Donnez-lui-en plusieurs et la vérité de ce besoin va disparaître sur-le-champ, la personnalité lui devient un article de luxe, une aspiration imaginative. Or, ce qui frappe l’homme par la puissance de la nécessité, du besoin, lui paraît réel ; c’est surtout l’âme affective qui comprend comme réelle une essence qui lui est nécessaire. Le désir languissant s’écrit : Il faut absolument qu’il existe un Dieu personnel, il ne peut pas ne pas être ; l’âme satisfaite dit en triomphant : Ce Dieu personnel existe, la garantie de son existence est dans sa nécessité pour l’âme. Le besoin peut briser du fer, dit un proverbe allemand ; il casse les lois naturelles et celles de la raison. Voilà donc comment l’âme affective arrive de la nécessité d’un seul Dieu personnel à l’existence de ce Dieu. Or, comme la personnalité n’est vraie que là où elle est une et unique, il ne lui reste qu’un pas à faire pour arriver à un Dieu incarné en chair et os. Le sang vital est le grand élément qui donne en dernière instance la garantie d’une personnalité réelle ; on se rappelle la fameuse preuve que l’auteur du quatrième évangile cite comme décisive de la réalité de la personne physique de Dieu : c’est que des témoins oculaires avaient vu du sang s’écouler de la blessure latérale du crucifié. Les gouttes ce sang, dit l’Évangile, démontrent irréfragablement que le Christ n’était point un fantôme (phantasma), comme des sectes hérétiques prétendaient, mais bien un homme vivant, dont la chair était absolument comme la nôtre. Cette preuve anatomique de l’existence de Dieu ne doit pas nous paraître absurde. Le sang est un liquide tout particulier, dit le démon Méphistophélès au docteur Faust, et le démon a raison cette fois. Un Dieu incarné qui est avec l’objet du besoin le plus pressant de l’âme, que dis-je ? qui est ce besoin même, la personnification de la souffrance, doit lui-même souffrir, et comme il est une chair vivante, il doit saigner[43]. Regarder Dieu ne suffit pas, l’âme affective n’a pas une entière confiance dans tes yeux, elle veut sentir, sentir par les nerfs de la peau ; il lui faut donc du sang rouge, bouillant, fumant. Voilà enfin, dit-elle, un Dieu personnel, qui sent comme un homme, et elle se déclare satisfaite.

Le Livre de la Concorde (art. VIII) contient le passage suivant : « Ainsi, nous rejetons comme une erreur dangereuse, la doctrine qui dérobe au Christ, en tant qu’homme, la majesté divine, et qui ôte par là même aux chrétiens leur suprême consolation ; selon sa promesse solennelle, ce n’est pas seulement sa divinité (qui on le sait, est en face de nous, pauvres pécheurs, comme la flamme dévorante dans la paille sèche), mais c’est aussi lui, lui-même en personne qui a parlé à eux… Il est notre frère charnel et nous sommes chair avec sa chair.

On a dit que le christianisme s’occupe de trois personnalités divines au lieu d’une ; c’est faux. Les trois hypostases existent dans la dogmatique, mais le Saint-Esprit est une personnalité arbitraire, illusoire et sans consistance, et plusieurs notions impersonnelles, comme par exemple quand on l’appelle le don (donum) du Père et du Fils, dont on l’entoure, l’ont radicalement affaiblie au lieu de l’étayer, ce qui déjà a été très bien développé par Fauste Socin Defens, animadv. in assert. theol. coll. Posnan. de Trino et Uno Deo, Irenopoli, 1656. C. XI). Le Saint-Esprit procède d’une manière qui est d’une mauvaise pronostic pour la force de sa personnalité, car, enfin, elle n’est pas un produit de son aller et venir, de la spiratio qui est tout à fait indéterminée, mais bien un produit de la génération. Le Père lui-même, qui représente la notion de Dieu dans toute sa rigueur, est un être personnel seulement d’après l’imagination capricieuse, et non d’après la nature de ses attributs logiques ; il est une notion abstraite, une entité toute rationaliste, tandis que le Christ est la personnalité plastique par excellence. Le Christ, à lui seul, est le Dieu personnel, le seul vrai Dieu des chrétiens, c’est une vérité qu’on ne saurait trop répéter à leurs oreilles. Dans lui seul la religion tout entière, l’essence de la religion s’est concentrée : les écrits des orthodoxes contre les hétérodoxes, surtout contre les sociniens, le font voir. Quelques théologiens modernes ont eu la singulière idée d’appeler antibiblique la divinité du Christ de l’Église ; ils se trompent. Cette divinité, il est vrai, ne se trouve pas encore dans l’Évangile absolument telle qu’elle se montrera plus tard dans la dogmatique, mais les dogmatiseurs n’en ont fait que tirer les conséquences nécessaires. En effet, un être qui (saint Jean, 16, 30) est la richesse corporelle de Dieu, qui est tout-puissant par des miracles, qui a devancé tous les autres êtres et toutes les choses du monde, d’après le rang et le temps, qui porte en lui la vie, bien que donnée, mais toujours la vie comme le Père, un pareil être ne serait donc pas Dieu en personne ? Que serait-il alors ? Le Christ est un avec le Père, d’après la volonté, et l’unité de volonté ne se base que sur l’unité d’essence ; le Christ est l’envoyé, le vicaire de Dieu, et Dieu ne pourrait se faire représenter que par Dieu, sans cela il dérogerait à lui-même. Ainsi. il n’y a plus de doute, dans Dieu le Christ se concentrent toutes les joies de l’âme affective et toutes ses souffrances ; il est l’unité personnifiée et vivante de l’âme affective et de l’imagination.

Me voilà donc arrivé à une conclusion importante. Toute autre religion a cela de particulier, qu’elle laisse subsister une séparation entre l’imagination et le cœur (ou l’âme affective). Le christianisme les réunit. Dans le christianisme, l’imagination ne peut plus divaguer, elle y suit la direction du cœur. elle est une périphérie circulaire dont le cœur forme le centre. Dans le christianisme,l’imagination est restreinte par tes besoins du cœur, elle ne réalise que les désirs de l’âme affective, elle ne se porte que sur la seule chose qui est nécessaire ; elle y a, en général du moins, une tendance pratique, concentrée, et point une tendance poétique et extravagante par excellence. Les miracles chrétiens, conçus dans le sein de l’âme affective en douleurs, ne sont pas les produits d’une spontanéité libre et indépendante, ils nous conduisent sur le sol de la vie ordinaire et réelle, et précisément parce qu’ils se fondent sur la nécessité de l'âme affective, ils frappent avec une irrésistible puissance les hommes dans lesquels celle-ci prédomine. La religion chrétienne est la religion du cœur triomphant, tandis que chez les Orientaux et les Grecs, l’imagination se souciait peu des besoins du cœur, elle s’y abandonnait aux jouissances terrestres. Le christianisme la fait descendre du palais doré des dieux dans les cabanes des pauvres, il l’humilie sous le joug du cœur nécessiteux ; mais plus cette imagination chrétienne perd de force extensive, plus elle y gagne d’intensivité. Ils étaient longtemps bien joyeux, ces 0lympiens toujours heureux et satisfaits ; l’imagination arriva avec le cœur, et le rire inextinguible des immortels cessa.

Cette alliance souveraine entre la liberté de l’imagination et la nécessité de l’âme affective, c’est Dieu le Christ, auquel toutes choses sont soumises. Lui seul est le maître de l’univers, il fait du monde ce qu’il veut. Ce pouvoir illimité, qu’est-il donc sinon celui du cœur compatissant ? Le Christ impose silence à la nature insurgée, mais seulement pour exaucer les soupirs des hommes.


Chapitre XVII.

La différence du Christianisme et du paganisme


Le Christ, c’est la toute-puissante subjectivité, c’est le cœur émancipé de toute loi naturelle, c’est l’âme affective qui, se détournant avec dégoût et avec haine du monde tout entier, se replie sur elle-même, c’est la réalisation de tous les désirs du cœur, c’est l’ascension vers le ciel que fait l’imagination, c’est la résurrection solennelle du cœur. En un mot, la différence du paganisme et du christianisme, c’est le Christ. Dans le christianisme l’homme se concentre en lui-même, pour y devenir un être absolu, surmondain, extramondain.

« Nous n’avons point ici-bas un séjour permanent, nous sommes à la recherche du séjour futur (Épître aux Hébr. XIII, 14). » — « Nous allons en pèlerinage vers le Seigneur, pendant que nous demeurons dans ce corps » (Corinth. II, 5). « Et puisque dans notre corps même, dont les membres sont à nous, nous vivons comme des étrangers, de sorte que toute notre vie terrestre n’est rien autre chose qu’un pèlerinage, nous devons dire qu’à plus forte raison les biens que nous possédons à cause de ce corps, les maisons, les terres, l’argent, etc., sont des objets étrangers et passagers. » — « Ainsi, nous devons vivre comme des étrangers dans cette vie, jusqu’à ce que nous entrerons dans notre patrie, où nous acquerrons une vie meilleure qui durera éternellement (Luther, II, 240, 370). « Notre véritable droit de cité (politeuma, jus civitatis), n’est qu’au ciel, d’où viendra le Sauveur qui rendra céleste notre corps terrestre pour le rendre semblable au sien ; le Sauveur est le seigneur de l’univers (Philipp. 3, 20). « neque mundus generat hominem, dit Lactance (div. inst. II, 6), neque mundi homo par est ; l’homme ne fait pas partie du monde , ou comme Ambroise (Epsit. VI, 38) veut, l’homme est au-dessus du monde ; cœlum de mundo, etc. » — « Agnosce, o homo, dignitatem tuam, agnosce gloriam conditionis humanæ ; est enim tibi cum mundo corpus… sed est tibi etiam sublimius aliquid, nec omnino comparendus es caeteris creaturis (saint Bernard, opp. Basit. 1552, p. 79). »

At Christianus, ita supra totum mundum ascendit, nec constitit in cœli convexis, sed transcensis mente locis supercœlestibus ductu divini spiritus velut jam extra mundum raptus, offert Deo preces (Origenes, contra Celsum, éd. Haeschel p. 370). Totus quidem iste mundus ad unius animæ pretium æstimari non potest. Non enim pro toto mundo Deus animam suam dare voluit, quam pro anima humana dedit ; sublimius est ergo anima pretium, quæ non nisi sanguine Christi redimi potest (Écrits apocryph. de saint Bernard : medit. devotiss. c. 2).

Le même (De nat. et dign. amoris divini, 14, 15) dit : « Sapiens anima … Deum tantummodo sapiens hominem in homine exuit, Deoque plene et in omnibus affecta, omnem infra Deum creaturam non aliter quam Deus attendit » ; et il ajoute : « L’âme, après avoir abandonné son corps et les soucis corporels avec toutes leurs entraves, les oublie en Dieu ; elle s’élance vers Dieu, et se croit seule avec son seul Dieu. » Voilà une pensée du vrai christianisme qui ne se retrouve guère chez nos modernes, mais qui s’accorde très bien avec la suivante de Jérôme : Quid agis,frater, in sæculo, qui major es mundo (Ad Heliod. de laude) ?

L’homme chrétien, ne se regardant plus comme en contact avec l’univers, croyait être indépendant ; les limites qui renferment notre moi, le monde objectif qui impose tant de restrictions à notre subjectivité, étaient effacées, il n’avait plus aucun motif de douter de la vérité et de l’excellence de ses sentiments subjectifs. Les païens au contraire. qui ne se repliaient point sur eux-mêmes, limitaient leur subjectivité par l’intuition du monde extérieur. Tout en glorifiant l’intelligence, la raison, la méditation, les païens étaient persuadés des droits imprescriptibles de la matière, l’opposite de l’intelligence. Ils étaient assez libéraux, si je puis dire, pour reconnaître cette matière tant en théorie qu’en pratique les chrétiens croyaient que la seule manière de s’assurer une vie subjective éternelle, était de faire la guerre à la nature, ils étaient donc intolérants en pratique et en théorie. Les païens étaient intérieurement libres, en ce sens qu’ils avaient de l’indifférence envers eux-mêmes ; les chrétiens s’étaient intérieurement affranchis de la nature, mais cette liberté n’était pas celle de la raison, la seule vraie liberté qui se restreint par l’intuition de la nature ; c’était la liberté dont jouissent l’âme affective et l’imagination, la liberté miraculeuse. Les païens étaient si frappés d’étonnement et d’admiration par l’aspect de la nature, qu’ils n’avaient qu’une seule expression pour univers et pour ornement, et qu’ils se perdaient de vue eux-mêmes en fixant le regard ravi d’enthousiasme sur la grande totalité des êtres ; les chrétiens n’avaient pas assez d’invectives et d’injures pour l’univers. Et en effet, le dogme du créateur personnel une fois admis, la créature avait perdu toute valeur intrinsèque, c’est-à-dire elle était devenue zéro, uniquement destinée à servir à la majesté du Créateur comme un moyen de se manifester. Eh ! à bas le soleil, la lune et toutes les étoiles, et vive l’âme humaine sur les débris du monde ! il est périssable. Dieu veut qu’il meure un jour, mais l’âme individuelle est éternelle. Luther dit : « Il serait bien mieux de perdre le monde entier, que de perdre Dieu qui a fait ce monde, et qui peut faire d’innombrables mondes supérieurs à l’actuel ; Dieu vaut plus que cent millions d’univers, car il n’y a pas de comparaison permise entre le temporel et l’éternel… Une seule âme pèse davantage que l’univers entier (XIX, 21). » Les chrétiens poussaient ce mépris hautain jusqu’à condamner comme impiété tout essai de comparaison de l’homme et de l’animal ; les païens se rendaient coupables d’une erreur contraire, ils effaçaient la différence entre l’animal et l’homme, et Celsus. l’adversaire du christianisme, alla même plus loin, en rangeant celui-ci au-dessous de celui-là.

Les païens considéraient l’homme non-seulement en tant que faisant partie intégrante de l’univers, mais aussi comme partie intégrante de l’humanité, de la société. Avec beaucoup de rigueur logique ils distinguaient entre l’individu et le genre, entre l’individu individuel et l’individu membre du monde humain, ils ne cessaient de subordonner la partie à la totalité. « Les hommes s’en vont, le genre humain reste, » dit un philosophe du paganisme. « Quoi, mon cher Cicéron (écrit Sulpice), tu voudrais te plaindre d’avoir perdu par la mort ta fille bien-aimée ? regarde, tant de grandes villes, tant d’empires puissant s’écroulèrent jadis et s’écrouleront : tu ne dois pas te lamenter du décès d’un homonculus, d’une petite et fugitive créature humaine. Où est donc ta philosophie ? » Les païens dérivaient la notion de l’homme individu comme une notion secondaire de la notion du genre humain, qui était la primaire ; ils faisaient grand cas de l’espèce, de l’intelligence, mais très peu de l’individu. Le christianisme, qui prenait le contre-pied de l’époque précédente, abandonnait le genre, et ne fixait ses regards que sur l’individu[44]. Le christianisme des anciens, si différent de celui des modernes qui ont beaucoup adopté de la théorie et de la civilisation païennes tout en gardant du christianisme quelques maximes générales et le nom, n’est rien autre chose que le contraire direct du paganisme ; il a donc la vérité de son côté chaque fois que le paganisme se trompe ; mais chaque fois que celui-ci est dans le vrai, le christianisme est faux et mensonger. Gardons-nous, quand nous voulons être vrais, de placer dans un objet historique le sens que notre caprice désire d’y découvrir. Le paganisme voyait dans l’individu une partie minime et différente de l’espèce humaine, le christianisme ne voyait que l’individu en unité complète avec l’espèce. Les païens sacrifient l’individu à son espèce, les chrétiens l’espèce a l’individu.

Le christianisme regarde l’individu comme l’objet d’une providence immédiate, comme objet immédiat de l’Être divin le paganisme ne croyait à une providence individuelle que par l’intermédiaire de l’espèce, de la loi, de l’ordre universel ; c’est une providence naturelle, médiate, et nullement merveilleuse. Quelques philosophes païens, Platon, Socrate, les stoïciens surtout (J. Lipsius : Physiol. Stïc. 1, XI), il est vrai, parlaient d’une providence divine qui embrassait non-seulement les généralités, mais aussi les choses personnelles et individuelles, mais ils identifiaient cette providence avec la loi, la nature, la nécessité ; les stoïciens, ces orthodoxes spéculatifs du paganisme, parlaient de miracles providentiels (Ciceron de nat. deor. II, et de dirinat. I) ; mais leurs miracles n’avaient point la signification supranaturaliste chrétienne, quand ils disaient en bons supranaturalistes païens de leur Dieu : Nihil est quod efficere non possit.

Or, les deux notions divinité et humanité coïncident. Tous les attributs qui divinisent Dieu, pour ainsi dire, qui font de lui ce qu’il est, un Dieu, sont des notions générales, notions du genre, qui trouvent de la restriction dans l’individu ; les bornes de ces attributs s’effacent nécessairement dans l’essence du genre et même dans son existence, car le genre ne trouve une existence adéquate que dans tous les hommes ensemble. Mon savoir, mon vouloir, à moi, sont limités, mais cette limite n’est pas celle du vouloir et du d’autrui, encore moins du genre humain. Ce qui est difficile pour moi est facile pour toi ; ce qu’une époque donnée ne peut résoudre, l’époque suivante le comprendra et l’exécutera. Mon existence à un temps restreint, celle du genre humain ne l’est point. L’histoire du genre humain, c’est une série de victoires qu’il remporte sur des obstacles qu’il regarda avant comme insurmontables ; l’avenir prouve chaque fois que ces barrières n’étaient point générales, mais simplement individuelles, qui s’aplanirent devant l’espace, le temps et la force d’une nouvelle phalange d’individus. De très belles épreuves se rencontrent dans l’histoire des sciences, spécialement de la philosophie et des sciences naturelles ; on saurait écrire de ce point de vue cosmologique et anthropologique une histoire des sciences, et cela démentirait considérablement la folle idée de l’individu, de pouvoir mettre des bornes et des haltes à l’espèce. Nous disons donc le genre est illimité, l’individu ne l’est point.

Se sentir heurter contre une limite, est sans doute une sensation désagréable sous plusieurs rapports ; l’individu s’en débarrasse par la vue de l’être parfait ; Dieu est en effet, aux yeux des chrétiens, ce pont factice qu’ils se font de l’individualité à la généralité, l’union métaphysique et postiche de l’homme individuel et du genre humain. Dieu est la notion du genre, mais cette notion personnifiée et individualisée à son tour ; il est la notion du genre ou son essence, et cette essence comme entité universelle, comme renfermant toutes les perfections possibles, comme possédant toutes les qualités humaines débarrassées de leurs limites. De là, ipse suum Esse est : Dieu est sa propre essence, ou son existence s’identifie avec son essence, comme il n’en peut pas être autrement dans la notion du genre représentée immédiatement comme existant, comme individu. La plus haute idée religieuse, on le sait, est celle-ci : Dieu n’aime pas, il est lui-même l’amour en personne ; Dieu n’est pas juste, il est lui-même la justice en personne ; Dieu ne vit pas, il est la vie en personne ; il n’est pas personne, il est la personnalité en personne ; il est donc le genre, l’idée abstraite, immédiatement personnifié en concret, en personne suprême : « Dicimur amare et Deus, dicimur nosse et Deus ; et multa in hunc modum. Sed Deus amat ut charitas, novit ut veritas, etc. (Bernard. de consid., 5) Mais ne voit-on pas que, précisément à cause de cette concentration de toutes les généralités, à cause de cette absorption de toutes les réalités en un seul être personnel qui combine le genre et l’individualité, le Dieu chrétien est nécessairement un objet qui touche profondément l’âme affective et qui saisit l’imagination, tandis que l’idée d’un genre humain n’excite guère notre enthousiasme ? L’humanité ne se montre à nos yeux que comme abstraction, et en même temps ils sont contrariés par les innombrables individus et isolés et restreints chacun dans sa mesquine individualité.Les expressions humanité, espèce humaine, genre humain, etc. sont encore aujourd'hui, je le sais, inséparables de quelques idées inconvenantes ou impropres, mais cela ne fait rien, cela vient de notre ignorance actuelle sur ce qui constitue la nature essentielle et mystérieuse du genre. Ainsi, l’âme affective se trouve entièrement satisfaite en Dieu, puisque dans lui tout ne fait qu’un à la fois ; le genre y est immédiatement individu isolé, Dieu est l’amour, la justice, veut dire que l’être général et complet est pensé sous la forme d’un seul être, l’extension indéfinie du genre y est devenue un compendium, un sommaire, un abrégé. Or, Dieu n’est que l’intuition que l’homme a de son propre être, Dieu est donc son vrai être ; l’individu appelé le Dieu chrétien s’identifie donc immédiatement avec le genre, ce Dieu est individu-genre à la fois. le genre individualisé et l’individu généralisé. En d’autres termes, le christianisme divinise l’individu humain, il l’éléve à l’être absolu.

Le christianisme individualise l’intelligence, le Noüs des païens, le paganisme l’universalise. Les chrétiens ne voient dans l’intelligence qu’une partie d’eux-mêmes, les païens y voient quelque chose de plus grand, la véritable essence de l’homme. Aux chrétiens l’immortalité, c’est-à-dire la divinité de l’individu est assurée. aux païens celle de l’intelligence, du genre. De là découlent toutes les autres différences des philosophies chrétienne et païenne.

Le symbole caractéristique de cette identité directe et immédiate du genre avec l’individu est le Christ, ce Dieu réel des chrétiens. Le Christ est le modèle, le prototype, l’original, la notion préexistante et existante de l’humanité, l’ensemble de toutes sortes de perfections morales et divines, abstraction faite de tout ce qui est hostile et négatif. Le Christ, c’est l’homme par excellence, l’homme pur, céleste, impeccable, l’homme-genre, ou l’Adam-Kadmon. Or, remarquez-le bien, cet Adam-Kadmon-Christ n’est guère une idéalisation du genre humain dans le sens que notre langue donne ordinairement au mot idéaliser ; il présente le genre immédiatement sous forme individuelle, abrégé en une seule personne ; ne croyez pas qu’il soit regardé comme la totalité de l’humanité. Ce Christ chrétien ou religieux est la fin de l’histoire du monde, et non son centre. Les chrétiens, depuis les premiers temps jusqu’en 1000, et de là jusqu’en 1540, n’ont jamais cessé de s’attendre, jour par jour, à la disparition de l’univers nos exégètes ont beau le nier, le Christ de l’ÉvangiLe prédit à plusieurs reprises et avec beaucoup de précision la fin prochaine du monde politique et naturel. Or, l’histoire de l’humanité est précisément dans la différence entre l’individu et le genre : là où cette différence finit, où l’individu se confond avec le genre, l’histoire n’a plus qu’à fermer son livre et se jeter dans t’abîme, comme le sphinx d’Œdipe. L’homme n’a plus alors aucune autre chose à faire, que de s’approprier le plus prêchant la fin des temps et l’apparition de Dieu Finita est, plaudite. Précisément parce que l’identité immédiate du genre et de l’individu franchit toute limite et mesure de la nature et de la raison, il était nécessaire de déclarer cet individu universel et idéal, un être transcendant, surnaturel, céleste. On ne peut pas inférer de la raison l’identité immédiate du genre et de l’individu ; l’imagination seule est capable d’opérer cette identification. Pour l’imagination il n’existe rien d’impossible, elle est la productrice des miracles : il ne faut donc pas effacer ceux-ci, en conservant le Christ du dogme. Ce serait maintenir le principe et en nier les conséquences ; le Christ biblique ou dogmatique, sans ses miracles (et le plus grand de tous les miracles est lui-même), serait nul.

Le christianisme manque comptétement de l’idée du genre ; la preuve est cette doctrine bizarre qu’il prône avec tant de ferveur et de fureur pendant près de deux mille années, le fameux péché originel dont tous et chacun sont infectés. Évidemment cette doctrine du péché en permanence se base en dernière analyse sur le désir, ou sur le commandement, que l’homme individuel cesse d’être individu. Pour formuler ce désir il faut déjà avoir supposé que l’individu puisse être le représentant suffisant du genre humain : et selon Leibnitz l’individu est en effet un absolu, le miroir de l’infini et de l’univers. Il y a là toutefois une restriction comme il exist un nombre considérable d’individus, chacun d’eux est un miroir isolé, et partant limité, de l’infini. Mais cette théorie chrétienne du péché originel pèche elle-même, car elle n’a pas la moindre connaissance de ce qu’on appelle la société humaine ; elle ne sait pas que, tout individu étant pécheur, tous pris dans leur ensemble et mis en contact social, se purifient par le progrès historique, de sorte qu’ils présentent tout à la fois seulement ce que l’homme peut et doit être. Tous les hommes sont pécheurs, c’est très vrai, mais chacun l’est d’une autre manière ; tel homme est menteur, tel autre l’est si peu qu’il préférerait d’être tué que de mentir ; un autre penche vers les plaisirs du jeu, du vin ; un autre ne connaît aucune de toutes ces inclinations, soit par la force de son caractère, soit par la grâce de la nature. Ainsi, voyez les mortels se compenser entre eux en intelligence, en morale, en matière.

Chez les Hindous (Code de Menou) on n’appelle homme que celui « qui se compose de trois personnes, de lui-même, de son épouse et d’un fils » ; l’Adam terrestre de l’Ancien Testament de même se sent incomplet sans une compagne, et ce n’est que cet autre Adam du Nouveau Testament, l’Adam des chrétiens et du ciel, l’Adam de la fin du monde, le divin héraut qui annonce l’arrivée du dernier jugement, le Christ, enfin qui soit affranchi de tout désir sexuel. Malgré cet illustre modèle, la philosophie ne peut se défendre de contester le bon sens et la moralité de cette doctrine ; car la société est essentielle pour améliorer l’individu, et c’est principalement l’amour des deux sexes qui ennoblit et agrandit l’individualité humaine. L’amour sexuel est le sentiment de ce qui ailleurs nous apparaît comme réflexion : l’homme aimant prononce tout haut qu’il reconnaît pour insuffisante son individualité, tellement qu’il crie du fond de son âme après un autre être personnel, auquel il va s’unir pour former de deux individualités une seule. Le mystère de l’amour, c’est le mystère du genre triomphant de l’individu ; de là vient que l’amour est parfait, fort, fier, infini et indéfini à lui-même, bref, absolu ou divin ; il en est de même de l’amitié quand elle possède cette intensivité religieuse de l’antiquité païenne : « Haec sane vires amtcitiae mortis contemtum inpenerare… potuerunt ; quibus paene tantum venerationis, quantum Deorum immortatium ceremoniis debetur ; illis enim publica salus his privata tenetur (Valerius Max. IV, 7). » Cette sorte d’intimité des âmes et des intelligences était non-seulement un moyen d’être vertueux, mais la vertu commune elle-même, et les païens ennemis du christianisme avaient encore raison de dire : « Il ne peut y avoir de l’amitié que parmi des hommes vertueux. » Il va sans dire que dans l’amitié aussi les deux individus ne peuvent pas être mathématiquement égaux, car ils ont besoin de se compléter, de se justifier l’un l’autre devant leur Dieu. L’amour et l’amitié prieront pour le bien-aimé et pour l’ami aux pieds de feu flamboyant de la terrible Majesté divine, et elle les exaucera. À plus forte raison les péchés, les faiblesses de l'individu disparaîtront dans le genre humain ; l’amitié et l’amour ne sont que des existences subjectives, et elles ont déjà assez de puissance pour rendre parfaits, au moins relativement parfaits, deux individus imparfaits. Les lamentations vraiment dégoûtantes du chrétien à propos de son péché perpétuel[45] doivent éclater là où l’individu s’élargit immodérément et contre nature pour embrasser le genre tout entier et l’égaler ; cette tentative ne lui réussit pas et il tombe dans le plus profond désespoir. Remarquez que cet individu chrétien, trop ambitieux pour voir qu’il est une particule intégrante de l’immense humanité, va mettre ses vices personnels sur le compte de celle-ci. Il déclarera tout baigné de larmes que ses propres faiblesses et bornes sont les faiblesses et bornes de l’espèce humaine tout entière ce qui n’est guère très flatteur pour l’espèce. Mais l’homme chrétien, tout en repoussant avec dédain l’espèce humaine comme espèce, va l’adorer comme divinité ; il ne lui faut pour opérer cette transfiguration extravagante qu’un mouvement de l’imagination : il ôte au genre humain tout ce qui déplaît comme limite, borne, faiblesse, individuelles, et ce qui reste est nécessairement une entité divine, Dieu en personne. Cette unité abstractive et fantastique est cependant, n’oublions pas cela, l’extrait du genre. Elle devrait se déployer, se développer en une multiplicité indéfinie d’individualités existantes : elle n’en fait rien, elle reste sous la pourpre royale et fière du Dieu trinitaire en dehors de la création et de la multiplicité.

L’essence de tous les hommes est une, mais en même temps infinie ; de là donc la multiplicité des variétés qui se complètent mutuellement et nous révèlent l’abondance de l’essence. Entre moi et autrui, il y a une différence essentielle, qualitative, car l’unité dans l’essence s’exprime par la diversité dans l’existence. Autrui est mon toi, mon alter ego, mon autre-moi, l’homme objectif devant moi, mon propre intérieur ouvert à mes yeux, l’œil qui se voit lui-même. C’est par mon frère que j’acquiers la conscience de l’humanité ; par lui, je me sens homme avec homme, la réciprocité sociale ne me devient manifeste que par lui. Il y a aussi moralement une différence qualitative, critique, entre moi et mon frère ; il est ma conscience objectivée et personnifiée ; il me reproche mes vices et mes faiblesses, sans même en parler ; je vois en lui la personnification de mes remords. Sans voir en face de moi mon semblable, je ne saurais ce que c’est que la loi morale, le droit, la décence, la vérité. Vrai est ce en quoi je suis d’accord avec mon alter ego ; le premier de tous les critériums de la vérité c’est l’accord, mais seulement parce que le genre est la dernière mesure de la vérité. Ce que je pense d’après la mesure de mon individualité n’est pas obligeant pour mon semblable, ce n’est qu’une opinion subjective, qui peut être pensée autrement. Mais ce que je pense d’après la mesure du genre, je le pense normalement, selon les règles invariables de la logique humaine générale, qui est au-dessus de la logique humaine individuelle. Vrai est donc ce qui coïncide avec l’essence du genre, faux est ce qui est en contradiction avec elle : il n’y a pas d’autre loi pour la vérité.

Or, mon frère, vis-à-vis de moi, est comme le représentant, l’envoyé de l’espèce humaine : je dois donc lui soumettre mon opinion personnelle, pour qu’il puisse la critiquer. Mais que fait le christianisme ? Ne regarde-t-il pas tous les hommes comme un seul homme ? Ne s’obstine-t-il pas à effacer théoriquement toutes les différences caractéristiques et qualitatives des diverses personnalités ? Ne propose-t-il pas depuis dix-huit siècles invariablement à cette variété infinie d’individualités humaines toujours et partout le même remède ? Cette désolante et stérile monotonie vient de ce qu’il ne voit dans tous les hommes qu’un seul péché, le même dans tous.

Le christianisme méconnaît le genre ; il est trop subjectif pour s’occuper un peu des objets du dehors, et de ce genre humain, qui à lui tout seul renferme la solution, la justification, la conciliation et la guérison de nos péchés individuels. Puisque le christianisme se méprend si singulièrement à l’égard de l’individualité, il a besoin, pour la purifier, d’un remède surnaturel, personnel. En effet, s’il était vrai que mon péché ne saurait jamais se neutraliser et se faire contre-balancer par les qualités opposées dans d’autres hommes, alors mon peché est sans doute une horreur abominable et ne peut être effacé que par des moyens surnaturels et surhumains. Heureusement, le christianisme se trompe, il existe une conciliation humaine et naturelle : le Médiateur est déjà pour moi dans mon frère, le médiateur entre moi individu et l’idée sacro-sainte du genre humain : Homo homini Deus. Mon péché, qui n’est qu’à moi, est déjà déclaré nul, parce qu’il n’appartient pas aussi à autrui : mon péché va donc se laisser renfermer dans les limites de mon moi, son venin ne rampera plus loin, et il y sera étouffé.


Chapitre XVIII.

Le Célibat chrétien et le Monachisme.


Après avoir été comprimé pendant quelques siècles seulement, le christianisme triompha et devint comprimant à son tour. Il fit aussitôt main basse sur la notion du genre. On désapprit complètement ce que c’est que la vie dans l’espèce on s’enfouit, avec un enthousiasme et un désespoir à la fois grandioses et bizarres, dans les profondeurs les plus tortueuses, les plus ténébreuses de l’âme affective. La religion dite des catacombes et de la tombe ne démentit point cette dénomination : c’était là un phénomène historique sans précédent.

La civilisation, on le conçoit facilement, n’y pouvait rien gagner directement ; j’insiste ici sur le mot directement. Quand l’homme a identité une fois le genre avec l’individu quand il adore cette identité comme son Être-Suprême, comme Dieu, l’idée de l’humanité mondaine cesse de lui être autrement présente que sous l’idée de la divinité extraordinaire, par conséquent, le besoin de la culture et de la civilisation disparaît ; l’homme porte alors tout en lui et avec lui, il retrouve tout dans son Dieu, et il ne se donne plus la peine de se compléter, de s’améliorer par la communication avec ses semblables et par l’intuition de l’univers. C’est précisément là la base de tout mouvement civilisateur.

En revanche, cet homme s’élance dans un essor inouï vers Dieu, qui lui apparaît comme la réalisation du dernier but de l’humanité. Or, Dieu, dans cette phase, n’existe que pour les croyants, tous les autres hommes sont comme des ombres qui servent uniquement pour faire mieux ressortir l’éclatante lumière chrétienne ; et parmi le troupeau des croyants, chaque individu à lui seul est éminemment désireux de voir Dieu, de le posséder tout seul. Plus je vais m’isoler, plus je sentirai la présence de ce Dieu. La communauté des coreligionnaires n’a désormais qu’un intérêt secondaire : l’édification de mon âme pieuse et recueillie se fait à merveille dans la solitude absolue de mon intérieur, hermétiquement fermé à tout regard profane ou étranger. 'Moi et mon Dieu, mon Dieu et moi, voilà la devise. Le salut de mon âme avant tout ; il ne s’obtient qu’au prix d’une concentration intégrale en Dieu. Quand je daigne m’occuper de mes semblables, fidèles ou autres, je ne le fais que pour la gloire de mon Dieu ; les hommes, en tant qu’hommes, me sont parfaitement indifférents. Ce Dieu est donc, en langue philosophique, la subjectivité absolue, qui a fait divorce avec le monde, qui s’est émancipée de la matière, qui a donné congé à l’existence sociale, à la vie dans l’espèce ; bref, c’est la subjectivité affranchie de toute différence sexuelle. Cette rupture avec la nature universelle et organique, ce défi hautain et austère jeté à la vie commune, est le but du chrétien ; sa réalisation matérielle s’appelle le monachisme. Luther parle dans ce sens, quand il s’écrie (I, 466) : « La vie pour Dieu n’est pas la vie naturelle, qui est assujettie à la mort et à la pourriture… Nous faisons donc bien de languir après les choses futures et d’être hostiles à celles du présent… Nous faisons bien de mépriser cette existence terrestre avec son monde sublunaire, et de soupirer jour et nuit, et d’aspirer vers la splendeur et l’honneur de l’incomparable vie éternelle. » Du reste, on se trompe quand on s’obstine à faire dériver l’institution monastique de l’Orient et si on le veut absolument, il faut être assez équitable pour faire dériver de l’Occident en général la tendance opposée, au lieu d’en chercher la source encore dans ce même christianisme oriental. Sans cela, on commettrait une grave erreur anti-historique et surtout anti-logique. Mais, à tout prendre, comment expliquer alors l’engouement des Occidentaux pour le monachisme ? Vous ferez mieux de le considérer comme un résultat nécessaire du christianisme même. Là où la vie dans le ciel est une vérité, la vie sur cette terre est un misérable mensonge ; là où l’imagination est tout, la réalité n’est rien ; « Il faut que l’esprit soit dirigé là où il ira un jour, » dit Jean Gerhard (Meditat. sacr. Nr. 46). Comment, vous proclamez la terrible loi de la vie céleste comme article de la foi, et vous lui refuserez de pouvoir régler votre morale ? La loi de le foi doit être inséparable de la loi morale : Affectanti coelestia, terrenit non sapiunt ; aeternis inhianti, fastidio sunt transitoria, dit Bernard (Epist. ex persona Helia monachi ad parentes). « Ce qui nous importe ici-bas, c'est de nous en aller le plus tôt, quam celeriter excedere, dit Tertullien (Apol. adv. gentes, c. II), et Luther (IV, 15) : « On devrait vraiment conseiller à un homme chrétien de supporter en patience les maladies, voire même désirer la mort, et cela le plus tôt possible ; saint Cyprien dit qu’il n’y a rien de plus avantageux pour un chrétien que de décéder de cette triste vie ; mais hélas nous entendons avec plus de plaisir le païen Juvenal, qui a écrit : Orandum est ut sit mens sana in corpore sano. » La loi céleste défend de jouir de la vie : Tu ne doit pas, nous dit-elle ; et en vrais chrétiens, nous répondons en nous inclinant : Aussi, nous ne voulons pas.

La félicité dans le ciel dépend, il est vrai, de notre conduite morale ici-bas. Mais, en revanche, la morale nous a été prescrite et fixée d’avance par la croyance à la vie céleste. Cette conduite qui mène directement à la félicité après notre mort, c’est l’abnégation ou plutôt la négation de cette vie terrestre. Le monachisme est la manifestation extérieure de cette négation. Bernard : Ille perfectus est quimente et corpore a seculo est elongatus (Écrits apocryph. de modo bene vivendi ad Soronen S. VII). Tout ce qui vient de l'âme doit se manifester dans le corps, et le monachisme est la vie céleste telle qu’elle saurait se faire voir ici-bas, il est l’école où l’on donne et prend des leçons pour la vie d’outre-tombe. Mon âme appartient déjà au ciel, mon corps ne doit donc plus appartenir à la terre, car l’âme anime le corps. Mon âme chrétienne est déjà au ciel, idéalement au moins, mon corps est donc abandonné, il est mort, il n’y a par conséquent plus de moyen pour mon âme de communiquer avec le monde physique. La mort, la séparation corps en péché et de l’âme, est la porte d’entrée au ciel ; il faut donc se mortifier. Cette mort artificielle, en fait de morale et d’intelligence, est donc l’anticipation nécessaire de la mort naturelle car il serait de la dernière immoralité de laisser faire la mort naturelle, qui nous est commune avec la bête. Ainsi, la mort devient un acte moral et spontané, c’est la fine fleur de la doctrine thanatologique : Si je meurs tous les jours , dit l’apôtre, et saint Antoine, le fondateur du monachisme, avait parfaitement raison de prendre ce mot de la mort pour la règle de sa vie ; voyez Jérôme (de vita Pauli primi eremitae). On m’objectera ici peut-être que le christianisme est en contradiction avec la vie monastique et célibataire. À cela je réponds : oui, mais c’est parce que le christianisme est une contradiction vivante. Le célibat et le monachisme sont en opposition avec le christianisme exotérique et pratique, mais point avec le christianisme théorique, ésotérique ; ils le sont avec l’amour chrétien en tant que celui-ci s’adresse à l’homme, mais nullement avec la foi chrétienne, ou avec l’amour chrétien en tant que celui-ci n’aime l’homme qu’à cause de Dieu, et qu’il se rapporte à Dieu, l’être surnaturel et extramondain. L’Évangile, je le sais, ne parle ni du célibat, ni du monachisme, parce qu’au commencement de la nouvelle religion il s’agissait de faire reconnaître Jésus comme le Christ, et de la conversion des juifs et païens. Il y avait péril en la demeure, periculum in mora, car l’heure du grand jugement et de la fin de l’univers était proche. En outre, il n’y avait là ni l’occasion ni le temps pour mener une existence contemplative, on était en état de guerre permanente. Il régnait alors chez les chrétiens évidemment une espèce de libéralisme pratique, qui disparut quand l’Église se consolida : « Apostoli, dit-elle avec raison (Carranza, I. c. 256), cum fides inciperet, ad fidelium imbecillitatem se magis demittebant, cum autem evangelii praedicatio sit magis ampliata, oportet et pontifices ad perfectam continentiam vitam suam dirigere. » À l’instant même que le christianisme s’était constitué dans le monde politique et social, sa tendance anti-politique et antisociale, supra-naturaliste et surmondaine commença nécessairement de rompre en visière avec le monde et à la nature. Alors la scission fatale éclata. Cette tendance hyper-comique plus tard anti-comique, est tout à fait un véritable produit de l’esprit biblique : « Celui qui hait sa vie sur cette terre, il la gardera pour la vie éternelle (saint Jean, 12,25). » « Je sais qu’il n’y a rien de bon dans moi, dans ma chair (Rom. 7, 18, 14). » « Vetres enim omnis vitiositatis in agendo origenes ad corpus referebant (J.-G. Rosenmuller, Scholia). » « Puisque le Christ a souffert pour nous dans la chair, armez-vous avec le même esprit, car qui souffre dans la chair, celui-là sera débarrassé des péchés (I. saint Pierre, 4, 1). » « Je voudrais m’en aller et rester auprès du Christ (Philipp. 1, 23). » « Nous autres nous sommes joyeux et voudrions mieux être en dehors du corps et aller vers le Seigneur (II, Corinth, 5, 8). » Ainsi, le mur de séparation entre Dieu et l’homme est le corps matériel et animé, lui seul nous empêche de nous unir au Christ, il doit être abattu le plus tôt possible. On ne peut pas dire non plus que le monde qui déplaît si souverainement au christianisme, soit la vie du luxe et de la vanité ; au contraire, monde signifie ici bien la réalité existante, ce qui s’ensuit déjà de la croyance des premiers chrétiens à l’arrivée du Seigneur, qui détruira le ciel et la terre, l’univers tout entier.

Cette fin du monde, d’après les chrétiens, n’est qu’une crise un peu violente de la foi : c’est la séparation radicale de tout ce qui est chrétien d’avec tout ce qui est anti-chrétien, c’est le triomphe que la foi remporte sur l’univers, un jugement de Dieu, une ordalie, un acte supra-naturaliste et anti-cosmique. « Ce ciel et cette terre sont épargnés encore pour le jour de la flamme, etc. (II, saint Pierre, 3, 7). » La fin du monde d’après les philosophes païens, au contraire, est une crise du cosmos, un procédé légitime et parfaitement en harmonie avec l’essence de la nature. Seneca : Sic origo mundi, nec minus solem et lunam et vices siderum et animalium ortus, quam quibus mutarentur terrena, continuit ; et il ajoute que la grande inondation, le déluge, vient comme l’hiver, ou comme l’été, d’après la loi de l’univers (Nature. Quaest. III, 29). » On y reconnait que c’est le principe vital inhérent au monde qui produit cette crise : « L’eau et le feu dominent sur terre ; delà a été l’origine, delà sera la fin du monde (III, 28). » Quidquid est, non erit ; nec peribit, sed resolvetur (Epist., 71). Tandis que les chrétiens restent comme spectateurs de la ruine universelle : « Et il enverra ses anges avec des trompettes clairsonnantes, et ils rassembleront ses élus de toutes les quatre parties du monde (saint Matth., 24, 31). » « Et aucun cheveu sur votre tête ne se perdra ; on verra arriver le Fils de l’Homme dans les nuages… et alors regardez en haut et levez vos fronts, car votre affranchissement approche (saint Luc, 21, 18). » « Ainsi, soyez braves à l’heure qu’il est, et priez, pour être estimés dignes d’échapper à tout cela quand il arrivera (saint Luc. 21, 36). »

Les païens, au contraire, identifient leur sort avec celui du monde : « Cet univers qui embrasse toutes choses divines et humaines, disparaîtra un jour et plongera dans les ténèbres et la confusion primitives. Eh, qui voudrait déplorer la ruine des individus ? (Est nunc aliquis, et singulas comploret animas !) Qui en effet est si arrogant, si superbe, qu’il voudrait être une exception dans cette nécessité universelle de la nature, quand toutes choses seront appelées à périr par une mort commune ? « Senèque (Consol. ad Polyb. 20.) «Et par conséquent, quand la fin des choses humaines sera arrivée… personne ne sera protégé par des murs ni par des châteaux, et les temples ne seront plus utiles à ceux qui prieront (Nat. quaest. III, 29). » Voilà donc de nouveau la différence caractéristique de ces deux adversaires : le païen oublie sa personne, il ne pense qu’à l’univers — le chrétien oublie l’univers, il ne pense qu’à sa personne. Mais hâtons-nous d’ajouter que le païen, après être mort avec son univers, va renaître avec lui à l’immortalité. Le chrétien regarde l’homme comme un être élu, l’immortatité est son privilège ; le païen est plus libéral, car bien qu’il ne fasse guère grand cas de l’homme, il veut la renaissance et l’immortalité pour tous les êtres sans exception.

Les chrétiens s’attendent une fin prochaine du monde, parce que leur religion n’a pas un principe fécond ; tout ce qui se développa pendant dix-huit siècles au sein de la société chrétienne, l’a fait malgré le christianisme, en dépit de son essence primitive. Les païens reculent cette disparition universelle dans un avenir très éloigné, ils croient qu’il ne faut pas rapporter tout à soi-même, qu’il faut encore laisser exister d’autres générations humaines qui viendront après l’actuelle : Veniet tempus quo posteri nostri tam aperta nos nescisse mirentur ; c’est l’idée du progrès humain (Senèque, Nat. quaest. 7, 25). Quand on place l’immortalité en soi, le développement historique est fini en principe, et le mot de saint Pierre : « Nous attendons une autre terre et un autre ciel, » c’est-à-dire surnaturels, constate précisément ce que je viens de dire, car avec le monde surnaturel qu’il nous fait espérer, le théâtre du monde naturel sera fermé à jamais. En d’autres termes : la fin du monde chez les chrétiens était une idée produite par l’âme affective, par le désir languissant, la peur et le désespoir ; chez les païens elle était produite par l’intelligence et par l’intuition de la nature.

Le christianisme, dit-on, a voulu introduire dans la société une liberté purement et simplement spiritualiste. Très bien, mais qu’est ce que cette liberté qui reste hautainement dans l’esprit sans daigner se manifester dans la politique et dans les institutions ? Malheur à celui qui s’imagine de pouvoir vivre libre intérieurement et esclave extérieurement ; il ne sait pas que l’esprit et corps ne font qu’un au fond. La volonté bien disciplinée est assez forte pour faire disparaître théoriquement à nos yeux les bornes palpables, manifestes qui font un esclave de notre corps ; mais elle ne pourra jamais nous débarrasser des bornes secrètes, de celles qui viennent de la nature de l’objet même et qui, sans que nous y fassions grande attention, nous enlacent de tout côté avec une puissance bien plus forte. Contre ces dernières il n’y a qu’un moyen pratique, physique, c’est de rompre ouvertement avec l’objet qui nous est hostile. Le christianisme, par exemple, qui regarde pour son ennemie la matière, doit nécessairement arborer le drapeau de l’affranchissement extérieur à côté de celui de l’intérieur ; cela signifie que le christianisme ne peut pas se contenter de prêcher l’abstinence et la continence spirituelles, l’abnégation et la fuite spirituelles, mais qu’il doit forcément en faire l’application. Cette application s’appelle vie monacale.

Et du reste, pourquoi voulez-vous, chrétiens, avoir une épouse si votre apôtre vous a dit : « Ayez-la comme si tous ne l’ayez pas » ; c’est là une permission un peu précaire, ce me semble, et veut ferez sans doute mieux de ne pas épouser du tout. Avoir une chose comme si l’on ne l’avait pas, est en outre, soit dit en passant, ou une locution astucieuse, insidieuse. ou une mauvaise plaisanterie. Saint Antoine était conséquent ; après avoir entendu le fameux verset : « Veux-tu devenir parfait, va, et vends tous tes trésors et donne l’argent aux pauvres ; alors tu gagneras le trésor céleste. viens et suis moi » — ce jeune aristocrate se défit littéralement de toute sa fortune, il réalisa donc franchement et dans le domaine de la matière ou des sens, la théorie religieuse ; sans cela il n’aurait certes point pu manifester son affranchissement du joug des richesses mondaines. Voilà un exemple magnifique de l’énergie chrétienne primitive, dans ce temps où, comme Jérôme écrit à la femme Demétriade : « Le sang de Notre-Seigneur fumait encore et dans les fidèles la foi était dans toute sa verve » (calebat cruor) ; voyez aussi G. Arnold : sur l’abnégation de tout égoïsme chez les premiers chrétiens (IV, 12).

Ah, les voilà, nos chers chrétiens modernes, qui se débattent contre les impitoyables conséquences que je déroule devant leurs yeux affaiblis. Ces messieurs disent que cette liberté, ou l’émancipation de l’homme du joug de la nature et de la matière, doit être entendue spirituellement comme si le Seigneur, qui, tout doux qu’il soit, ne plaisante pas, eût pu leur ordonner un non-sens, un affranchissement qui est nul au fond, un affranchissement illusoire et qui n’exige aucun sacrifice. Ou est-ce par hasard que précisément à cause de cela le Christ aurait dit : « Mon joug est léger ? » Vraiment, les théologiens modernes en savent davantage, à ce qu’il paraît, que les glorieux martyrs baignés de sang et de larmes. Nos modernes ne doutent pas de la vie céleste, c’est le seul point sur lequel ils sont d’accord avec les moines et ermites de l’antiquité chrétienne ; mais ils l’attendent en patience, et avant leur mort corporelle ils s’abandonnent tranquillement à ce qu’ils appellent la volonté divine, c’est-à-dire à leur egoïsme et à leurs plaisirs ; tandis que Jérôme écrit à Julien : « Difficile, imo impossibile est, ut et praesentibus quis et futuris fruatur bonis, » et à Héliodore : « Delicatus es, frater, si et hic vis gaudere cum saeculo et postea regnare cum Christo. »

Et le grand Tauler, moine prêcheur allemand : « Vous voulez donc posséder à la fois Dieu le créateur et la créature ? c’est impossible ; désirer Dieu et désirer ses créatures, ce sont deux désirs qui s’excluent l’un l’autre (p. 334). » À quoi nos modernes sont capables de répondre que c’étaient là des chrétiens abstraits et outrés… Eh, messieurs de la théologie moderne, vous êtes très capables !

La virginité immaculée, on ne saurait trop le répéter, fut proclamée comme principe suprême par le monde chrétien. « Une vierge a mis au monde le Sauveur, une vierge a donné la vie à la vie universelle, une vierge a porté dans son sein celui que l’univers entier n’aurait pu contenir et renfermer… Par un homme et une femme la chair fut chassée du paradis, par une vierge elle fut réhabilitée et réunie a Dieu, » dit fort bien Ambroise (Ep. X, 82) et il ajoute (Ep. 81) : « On a raison de faire l’éloge d’une bonne épouse, mais à plus forte raison vous devez faire celui d’une pieuse vierge, comme l’apôtre dit (I. Cor. 7) ; Le mariage est quelque chose de bon, per quod inventa est posteritas successionis humanae, mais la virginité est meilleure, per quam regni cœlestis heredita acquisita et coelestium meritorum reporta soccessio : per mulierem cura successit, per virginem salus evenit. » Bernard (dans les écrits apocr.) : « La chasteté unit l’homme au ciel… la chasteté conjugale est bonne, sans doute, mais meilleure est celle des célibataires (continentia vidualis) ; mais ce qui est supérieure tout cela, c’est la virginité (interitas virginalis). » Le même : « Pulchritudinem hominis non concupiscas (p. 23). Fornicatio major est omnibus peccatis… Audi beati Isidori verba : Fornicatione coinquinari deterius est omni peccato (p. 23). Virginitas cui gloriae merito non praefertur ? Angelicae ? Angelus habet virginitatem, sed non carnem, sane felicior quam fortior in hac parle (Epist. 113 ad Sophiam virginem). » « Memento semper, quod paradisi colonum de possessione sua mulier ejecerit (Hieronym. Ep. Nepotiiano)[46]. » In paradiso virginitas conservatbatur : ipse Christus virginitatis gloria non modo ex patre sine initio et sine duorum concursu genitus, sed et homo secundum nos factus, super nos ex virgine sine alieno consortio incarnatus est. Et ipse virginitatem veram et perfectam esse, in se ipso demonstravit. Unde hanc nobis legem non statuit — non enim omnes capiunt verbum hoc, ut ipse dixit — sed opere nos erudivit (Joann. Damascen. orthod. fidei, IV, 25). »

Ainsi, la destruction radicale de la différence sexuelle, l’extinction de l’instinct sexuel, l’abolition de l’amour entre les deux sexes par conséquent, voilà le principe du ciel et du salut. D’où résulte que le mariage, qui se base sur la conservation de la différence sexuelle, sur la manifestation de l’instinct sexuel, sur l’amour entre les deux sexes, par conséquent, est opposé au ciel et au salut. « Atque hic quam alienus a vero sit, étiam hic reprehenditur quod voluptatem in homine Deo auctore creatam asserit principaliter ; sed hoc divina Scriptura redarguit quae serpentis insidiis atque illecebris infusam Adae atque Evae voluptatem docet, siquidem ipse serpens voluptas sit … quomodo igitur voluptas ad paradisum revocare nos potest, quae sola nos paradiso exuit (Ambros., épist. X, 82) ? » Ce qui est d’une logique parfaite. Pierre Lombard : « Aucun plaisir charnel ne peut exister sans un mélange de péché (sine culpa, dist. 31, 4me liv.). » Grégoire de Tours : « Omnes in peccatis nati sumus, et ex carnis delectatione concepti culpam originalem nobiscum traximus (Petr. Lomb., II, dist. 30, c. 2). » C’est sublime et logique, mais tout près de l’aliénation mentale, comme le passage suivant : « Firmissime tene et nullatenus dubites, omnem hominem, qui per concubitum viri et mulieris concipitur, cum originali peccato nasci ; ex his datur intelligi quid sit originale peccatum, scilicet vitium concupiscentiae, quod in omnes concupiscentialiter natos per Adam intravit (c. 3, aussi distinc. 31, c. 1). » Ambroise « Peccati causa ex carne (ibid) » Saint Augustin ; « Christus peccatum non habet, nec originale traxit, nec suum addidit ; » et il ajoute que le Christ ne s’étant pas marié, n’a pu se souiller du péché originel : Omnis generatus damnatus, voilà la grande formule augustinienne, le mot d’ordre de Carthage et de Rome, adoratrices du Dieu chrétien : Tout homme engendré est damné (Sermon au peuple, p. 294, c. 10, 16). Saint Bernard : « Homo natus de muliere et ob hoc cum reatu (de concid., II)[47]. Peccatum quomodo non fuit, ubi libido non defuit ?… Quo pacto inquam, aut sanctus asseretur conceptus, qui de Spiritu Sancto non est, ne dicam de peccato est (Epist., 174) ? » Luther : « Tout ce qui est né de l’homme et de la femme est infecté du péché et condamné à mort sous la colère et l’exécration divines… Tout entant né d’un père et d’une mère est un enfant de la colère de Dieu, comme dit saint Paul aux Éphésiens (XVI, 246,573). Voilà qui est au moins clair ; j’aime le christianisme ainsi. Le péché originel, c’est l’amour sexuel, le commencement de cet amour, c’est le baiser amoureux, donc le baiser est le commencement du péché originel et un produit du Démon. Le bon Dieu avait créé l’homme bon, mais depuis longtemps cette bonté humaine n’existe plus : Que tu sois maudit à cause de toi, et le bon Dieu est devenu méchant et mauvais, un Dieu infernal et diabolique ; Dieu est, depuis la pomme d’Ève, devenu Démon, et le Démon est devenu Dieu.

Le protestantisme ayant, d’après le bon sens, décrété l’abolition du célibat sacré, s’opposa à l’émancipation de la raison ; c’était une inconséquence. La compression de la vie naturelle dans l’étau de la chasteté chrétienne, est parallèle à la compression de la raison dans l’étau de la foi. La vie naturelle, avec ses instincts organiques, c’est la raison corporelle ; l’intelligence avec ses catégories dialectiques, c’est la raison spirituelle, l’une et l’autre s’insurgent contre ce qui est contre leur essence. Le protestantisme satisfit les besoins pratiques et oublia les besoins théoriques ; c’est là le seul point de vue sous lequel on est fondé à lui faire le reproche d’avoir été matérialiste, mais bien le seul, et tout autre point de vue est

absurde ; comme, par exemple, la vieille accusation : Uxores duxerunt haeretici pruritu coacti naturali, à quoi déjà un ancien protestant répondit par le sarcasme suivant : Uxores non duxerunt catholici pruritu contranaturali subacti. L’animosité du catholicisme romain contre cette réhabilitation de la nature organique, était motivée par le dogme qui avait proclamé la chasteté la vertu chrétienne par excellence : « Virginatis autem integritas angelica portio est, et in carne corruptibili incorruptionis perpetuae meditatio… profecto habebunt magnum aliquid praeter caeteros in illa communi immortalilate qui habent aliquid jam non carnis in carne, dit saint Augustin (de virgin.) : » ils seront donc, dans le ciel, préférés aux autres ; cela suffit pour stimuler l’ambition, et la virginité artiticielle est par là érigée en bien suprême qui conduit directement en paradis. Albert le Grand applique à la chasteté les mots de l’Apocalyspe : « Qui vicerit, inquit (scil. concupiscentiam carnis) dabo ei sedere mecum in throno meo, sicut et ego vici et sedi cum patre meo in throno ejus. Nam incorruptio facit esse proximum Deo ; Sap. VI, 10 (Enchirid. de virt., 6, 3), » et saint Jérôme dit : « Celui que les anges célestes adorent, veut aussi des anges ici-bas. » Aurèle Augustin[48], inconséquent comme toujours, après avoir chanté la gloire de la Virginitas, ajoute (c. 18) : « Je dois cependant dire à ceux et à celles qui s’adonnent à la sainte virginité et à l’abstinence perpétuelle, de préférer leur salut au mariage, mais de ne point croire le mariage un mal. » Ceci est encore un sophisme, car ce qui nous fait perdre notre portio angelica et notre place au ciel, mérite d’être appelé un mal, sinon aux yeux d’un déclamateur, du moins aux yeux du simple sentiment religieux et de la raison.

Des théologiens romains avaient beau établir leurs distinctions ad excusandum coïtum carnalem, comme ils s’exprimaient par exemple : Conjugalis concubitus generandi gratia non habet culpam (P. Lombard, Sententiar. Text., fol. 193) : les actes des saints valent mieux que les livres ; Origène, saint Antoine, saint Jérôme, saint François d’Assise, Pascal, sont les vrais interprètes du sens ésotérique de l’Égise.

Le catholicisme conserva ainsi son fameux principe d’unité ; compression en théorie, compression en pratique. Et ce qui est hors de doute, c’est qu’il fut par là plus heureux que l’Église des apostats ; il sut toujours quoi faire pratiquement dans la lutte contre la chair : les grottes obscures de Jérôme, la neige de François, la ceinture de Pascal, le couteau d’amputation d’Origène en sont des exemples. Mais cet autre organe dans lequel se fait la lutte théorique, la tête, le protestantisme ne put point la traiter avec une pareille facilité, sans causer une mort instantanée ou une maladie mentale ; les tribulations de la chair sont périodiques, mais celles de la raison sont continuelles, et le protestant orthodoxe porte dans son sein l’ennemi qui a tout instant peut lui adresser les terribles questions du doute religieux. Même si cette extrémité est évitée. l’âme n’en devient pas plus heureuse, ni plus saine, car la paisible paresse spirituelle, l’illusion volontaire, ou l’absence de toutes réflexion ne sont point la tranquillité de la raison. Des victimes humaines sanglantes furent immolées aux autels du paganisme, mais qui ose compter le nombre des âmes, des intelligences humaines que le catholicisme, et plus tard le protestantisme sacrifia au Dieu de la foi ? Bref, à tout prendre, le mal caractéristique du protestant, qui dévore tant de victimes psychologiquement, c’est le doute entre foi et raison ; le catholique en souffre aussi, mais moins généralement.

Luther déjà en souffrit immensément : « Ego ipse non semel offensus sum usque ad profundum et abyssum desperationis, ut optarem, nunquam esse me creatum hominem, antequam scirem quam salutatis illa esset desperatio et quam grtaiae propinqua » ; et Bèze dit avec une naïveté effrayante : « Il n’y a aucune partie de la doctrine qui soit plus contraire à la raison humaine que le dogme de la prédestination, » à peu près comme Luther : « Eh quoi ! vous pensez arriver à quelque chose sans tourments intérieurs et avec votre raison ? Non, chers amis, et il n’y a pas de dogme chrétien qui tienne devant elle, » et Jurieu : « Je trouve dans la conduite de Dieu des choses qui me sont incompréhensibles, j’ai beaucoup de peine à réconcilier la haine qu’il a pour le péché avec la providence, et cette épine m’est si incommode que si quelqu’un me la peut ôter, je me déclare sans balancer pour lui. » Ce sont là des aveux dont la critique se hâte de prendre acte : une grande et juste douleur, comme une grande et juste joie, fait toujours entendre le vrai du fond de l’âme humaine[49].

Le christianisme, je le sais, s’est bien gardé de se prononcer contre la chair et la matière, comme les manichéens par exemple l’ont fait ! il se montra même très furieux contre eux et brandit le glaive sur tours têtes. Saint Augustin surtout y était à l’apogée de sa gloire (contre Fauste, 29, 4 ; 30, 6), mais aussi Clément d’Alexandrie (Stromata, III) et saint Bernard (Super Cont., Serm. 66) rompirent des lances contre ces hérétiques qui avaient le courage de la parole. L’Église préféra de dissimuler, elle se fit inspirer par une pseudologique qui au premier coup-d’œil avait l’apparence de la logique, mais qui ne tient pas contre un examen critique. Toute la différence, en d’autres termes, est que les orthodoxes disent indirectement ce que les hérétiques disent directement. Delà le reproche qu’on leur lit d’avoir dit des choses indécentes ; ce qui était encore une ruse peu décente des orthodoxes, car ils savaient probablement fort bien qu’on ne peut pas parler arithmétique et logarithmes dans une discussion sur les fonctions organiques de la vie corporelle. Du reste, la pruderie qu’ils affectaient sur cet objet, n’avait pas été assez grande pour les empêcher d’en entamer la discussion, C’est cette ambiguïté orthodoxe qui provoque tout notre dégoût contre les déclamations théologiques de ce genre-là.

Pour la philosophie moderne, elle critique ici comme suit. La matière vivante est inséparable de la jouissance matérielle, la matière serait morte si elle ne jouissait plus de son existence. La jouissance matérielle sous ce rapport est la joie que la matière vivante a à propos d’elle-même. c’est la matière qui se perçoit elle-même, qui agit et réagit elle-même. Dans chaque joie, dans chaque jouissance il y a nécessairement une manifestation d’énergie vitale, et cela est si vrai que toute, absolument toute activité organique de notre corps en état normal se fait sentir comme plaisir ; par exemple la respiration est un acte qui, pour être une sensation des plus ravissantes, des plus agréables, des plus voluptueuses, n’a besoin que de s’interrompre pendant quelques secondes. Ainsi donc, quand dans son ignorance scandaleuse des phénomènes vitaux, la théologie enseigne que la chair comme chair est pure, mais que la chair comme sensation est impure, par conséquent entachée du péché originel, alors elle méconnaît la chair vivante et ne connaît que la chair morte. Elle voudrait nous faire croire qu’elle respecte la matière, la génération, la nature, l’organisme humain ; il n’en est rien. Elle ment, mais hypocritement et non effrontément, d’après la moitié d’un célèbre verset évangélique qui conseille d’imiter la prudence des serpents. Le bon sens le plus commun sait qu’un homme, auquel nous ne permettons le vin que comme potion médicale, ne peut point jouir de ce vin.

Le christianisme n’a décrété la loi du célibat clérical que dans une époque assez récente, il n’en a pas fait une obligation rigoureuse pour tout le monde parce que cette vertu, qui consiste à être un hermaphrodite pris à rebours, c’est-à-dire un individu sans aucun est censé être la grande vertu par excellence, la vertu de toutes les vertus. Or, une vertu tellement supranaturaliste et transcendante, qu’elle mène directement au paradis, ne doit pas être avilie au point de devenir un simple commandement du catéchisme ou du décalogue. Cette fine fleur du supranaturalisme veut être traitée avec une certaine raffinerie, elle veut être au-dessus de la loi grossière du devoir, elle est la vertu de la grâce chrétienne ou, ce qui est identique, de la liberté céleste. Et c’est précisément ce qu’il y a là de piquant : « Christus hortatur (il exhorte, comprenez-vous ? il n’ordonne pas la virginité) idoneos ad cœlibatum, ut donum recte tueantur ; idem Christus iis qui puritatem extra conjugium non retinent, praecipit ut pure in conjugio vivant (Melanchthon, Responsio ad Colonienses, Declam. III). » « Virginitas non est jussa sed admonita, quia nimis est excelsa (Serm. 21. De Modo bene viv.). » «  Et qui matrimonio jungit virginem suant benefacit, et qui non jungit melius facit, » dit Ambroise dans son fameux écrit sur les veufs et les Célibataires. Ainsi, c’est convenu :Mariez-vous, vous ne faites pas mal ; ne vous mariez pas, vous faites bien, Le choix ne saurait guère être difficile pour un chrétien, surtout quand Ambroise continue : « Quod igitur bonum est, non vitandum est, et quod est melius, eligendum est ; itaque non imponitur sed proponitur (encore un calembour diabolique). Et ideo bene Apotolus dixit : de virginibus autem praeceptum non habeo, consilium, autem do ; ubi praeceptum est, ibi lex est, ubi consilium, ibi gratia est… praeceptum enim castitatis est, consilium iutegritatis… sed nec vidua praeceptum accipit sed consilium. Consilium autem non semel datum, sed saepe repetitum. » Cela signifie que le célibat n’est pas une loi dans le sens des juifs, mais bien dans celui des chrétiens ; chez ceux-ci l’âme affective est bien plus sensible aux impressions divines et un simple conseil apostolique doit être regardé comme une loi ésotérique, mystérieuse et par conséquent plus puissante que tout le code. Omnia licent, sed non omnia expediunt  ; l’homme dit : licet, le chrétien réplique : non expedit. C’est embarrassant, contradictoire, cela peut faire tourner la tête, mais que voulez-vous ? le christianisme n’est qu’à ce prix-là. Mariez-vous, tant pis pour vous ; vous prouvez ainsi que vous avez besoin d’un remède pour vous défendre contre le péché des péchés, la fornicatio. Il s’ensuit que, quand le christianisme déclare le mariage pour un sacrement, il ment. Le mariage ne serait véritablement chrétien que s’il était un mensonge, comme dans les légendes et les annales des anciens temps, où le prince danois quitte la chambre nuptiale le jour des noces même, où l’empereur germanique vit avec son impératrice comme frère et sœur ; c’est la seule forme de mariage que le christianisme permettrait, s’il voulait se prononcer avec franchise. En général, il sanctionne le mariage comme Jésus chasse Bélial par Belzebub ; cette glorieuse et profonde idée sur l’attirance naturelle de l’homme et de la femme se trouve, par exemple, chez Tertullien (De Exhord. cast., c. 9) : « Quae res et viris et feminis omnibus adest ad matrimonium et stuprum ? Commixtio carnis scilicet, cujus concupiscentiam Dominus stupro adaequavit (est-ce clair ?) ideo virginis principalis sanctitas quia aret stupri affinitate. » En d’autres mots : l’amour sexuel (ou charnel. la distinction entre eux serait encore un sophisme théologique), l’amour sexuel, dis-je, est une débauche.

« Mieux vaut épouser que brûler, dit l’Apôtre I. Corinth. 7, 9 ; mais Tertullien interprète ce dicton : « Il vaut bien mieux de ni épouser, ni brûler. » Et le célèbre passage chez Pierre de Lombardie (IV, dist. 26, c. 2) : « De minoribus bonis est conjugium, quod non meretur palmam, sed est in remedium… Prima institutio habuit praeceptum, secunda indulgentiam. Didicimus enim ab Apostolo, humano generi propter vitandam fornicationem indultum esse conjugium. » Tertullien (ad uxor. I. 3) dit encore : Possum dicere quod permittitur, bonum est. Luther « Le Maître des Sentences dit avec raison, que le mariage au paradis a été institué pour le service de Dieu, mais qu’après la chute d’Adam et d’Ève il n’est devenu qu’un médicament contre le péché (I, 349). » « Si ta faiblesse ne te pousse pas au mariage, tu feras bien de ne pas te marier (V. 538). » « En comparant le mariage et la virginité, celle-ci doit être préférée (X, 319). À quoi les sophistes chrétiens répondront, que c’est le mariage non chrétien dont les auteurs que je viens de citer ont parlé. Qu’est-ce qu’un mariage non chrétien ? probablement celui qui n’a pas été consacré par la doctrine religieuse, ou qui n’a pas été orné par l’imagination religieuse ; mais s’il en est ainsi, alors la nature sexuelle n’est sainte que par le Christ, elle est donc mauvaise en elle-même. Si le mariage chrétien n’est donc bon que par son attribut chrétien, on dit là une chose que nous savons déjà depuis longtemps, car on nous a répété à satiété que le christianisme est la seule chose au monde qui soit réellement bonne. Du reste, cette christianisation du mariage n’est qu’une pieuse illusion, car le chrétien, quand il ne s’abstient pas de l’amour physique, ne se distingue plus sous ce rapport du païen. Non, dira-t-on, le chrétien marié a pour but d’augmenter le il ne cherche point la satisfaction d’un besoin matériel. Très bien, votre but est sacré, mais permettez-moi de vous dire que son moyen ne l’est point. N’importe, dit-on, le moyen devient sacré par le but. C’est bien encore, mais remarquez que ce chrétien marié tombera dans une singulière hypocrisie, il renie son besoin physique devant sa foi, et sa foi devant son besoin physique ; il balance ainsi perpétuellement entre la nature et la foi, il désavoue publiquement ce qu’il avoue en secret. Les païens, certes, étaient infiniment plus sincères ; ils ne mentaient pas à leur théorie, ils ne se compromettaient pas par la pratique ; ils n’étaient pas attaquée de cette angelomanie qui pèse depuis dix-huit siècles sur la chrétienté. Ah ! vous voulez être comme les saints anges ? Prenez-y garde : vous vous mettez par là entre deux écueils également formidables, l’hypocrisie et la débauche, et vous serez ballottés entre ces deux extrêmes jusqu’à ce que vous aurez changé la base principale où ils reposent.

Les païens ne sont pas des modèles mes yeux ; ils font ce qu’ils veulent, ils pèchent avec connaissance de cause, leur vice caractéristique est la débauche. Les chrétiens ne sont pas des modèles, ils font ce qu’ils ne veulent pas faire, ils pèchent contre leur conscience, leur vice caractéristique est l’hypocrisie. Les païens sont simples et naïfs, leurs adversaires sont doubles et louches. Le vice païen est, pour ainsi dire, hypersthénique, hypertrophique, il réside dans le sang et dans les muscles ; le vice chrétien est asthénique, atrophique, il réside dans les nerfs et dans le cerveau. Le vice de la luxure est pondérable, sensualiste : celui de l’hypocrisie est impondérable et théologique. Cette sorte d’hypocrisie se manifeste sous une forme spéciale, dans le jésuitisme. « La théologie rend les hommes pécheurs, a dit quelqu’un qui en savait quelque chose ; c’est Martin Luther ; cet homme qui n’était bon de cœur et fort d’intelligence que jusqu’au point où la théologie commençait dans lui. Montesquieu donne le meilleur commentaire à ce mot du réformateur allemand, en disant (Pensées div.) : « La dévotion trouve, pour faire de mauvaises actions, des raisons qu’un simple honnête homme ne saurait trouver. »

Je me détourne donc avec dégoût de ce christianisme postiche et moderne, qui permet à la fiancée du Christ, à l’âme chrétienne, de s’adonner à la polygamie, à la polygamie successive du moins : mais ces deux variétés de polygamie sont à peu près identiques pour un vrai chrétien ; de ce christianisme factice qui permet en même temps à la fiancée de jurer par la vérité obligatoire et toute puissante de la parole divine, et je remonte rempli de respect vers ces anciens temps, si méconnus aujourd’hui, où l’âme croyante et vouée au ciel se cachait dans le crépuscule céleste du couvent, sans commettre l’adultère avec un corps terrestre[50]

Une vie anti-mondaine et surnaturelle est surtout une vie remplie d’un célibat sacré ; c’est là le saint parfum de l’âme chrétienne et de celle du pénitent aux bords du Gange. Chez les Hindous cependant, les Bouddhistes et d’autres, cela n’a pas, à ce qu’il parait, la signification piquante et saillante comme chez les chrétiens. Chez les Orientaux, tout cela est beaucoup plus grandiose en quantité, mais moins en qualité, que chez les chrétiens ; il présente chez ceux-ci la lutte intérieure, l’immense douleur de la scission que l’âme chrétienne fait d’avec elle-même, tandis que chez les Orientaux ces mortifications hyperboliques se font avec une certaine naïveté, et qui ne manque pas de tranquillité intérieure. Il serait insensé de nier que le célibat sacré est un élément essentiel du christianisme. Le Christ est d’une naissance surnaturelle ou contre nature, et de cette thèse découle toute une légion de conséquences. Il serait superficiel de m’opposer le verset de l’Ancien Testament : Multipliez-vous, dont Aurèle Augustin se servit insidieusement contre la chasteté manichéenne ; Aurèle Augustin était la plupart du temps un sophiste ; ou cet autre mot : L’homme ne doit pas séparer ce que Dieu vient de réunir. On espère d’en inférer la sainteté du mariage, mais on ignore, ce semble, que le premier passage se rapporte à la terre non encore peuplée, au commencement du genre humain, et non à sa fin qui coïncidera avec le retour matériel du Christ dans les nuages, pour faire le jugement dernier ; c’est une explication qui se trouve déjà dans Jérôme et Tertullien. Le second passage n’a trait qu’au mariage comme institution mosaïque des Israélites avaient posé la question de la séparation de corps, et méritaient parfaitement la réponse. En effet, si vous vivez dans la monogamie, vous devez tenir pour sacré le mariage, et vous faites un adultère déjà par le regard seul que vous jetez à une autre femme : Dieu ne permet le mariage que comme une concession faite à vos faiblesses, et vous ferez bien de ne pas trop abuser de son indulgence. Le mariage, ne l’oubliez jamais, est un malheur, voire même un péché : Perfectum autem esse nolle, delinquere est, écrit Jérôme à Héliodore (de laude vitae solit.) ; le mariage n’est sacré que dans l’Ancien-Testament ; dans le Nouveau, au contraire, on est obligé de lui donner l’auréole de l’inséparabilité pour voiler sa condamnation. Le christianisme condamne le mariage en faveur de la virginité idéaliste ; il dit d’elle : Comprenez cela st vous pouvez le comprendre. Luther : « Le mariage n’est rien d’extraordinaire, les païens déjà ont fait son éloge d’après le bon sens naturel (II. 377), » ce qui est évidemment une mauvaise recommandation auprès du chrétien. « Les enfants de ce monde se marient entre eux, mais ceux qui sont dignes d’acquérir l’autre monde après la résurrection des morts, ne se marieront point. Ils ne mourront plus, ils sont égaux aux anges et des enfants de Dieu, car ils sont les enfants de la résurrection. » Ainsi, contraires aux mahométans, les chrétiens ne se marient pas dans le ciel, c’est-à-dire le ciel chrétien a exclu le principe organique de la génération physique. Or, le ciel chrétien doit être le modèle à suivre dans la carrière chrétienne d’ici bas : Le célibat est une initiation des saints anges, dit Jean de Damas (Orthod. fid. IV, 25). et Tertullien : « Praesumendum est hos qui intra Paradisum recipi volunt, tandem debere cessare ab ea re, a qua Paradisus intactus est (de exhort. Castil., c.13). » La plus simpte logique religieuse me dit que mon cœur n’est pas assez grand pour aimer fois l’immortel Dieu et un être mortel « Quae non nubit, Deo solo dat operam et ejus cura non dividitur ; pudica autem, quae nupsit, vitam cum Deo et cum marito dividit (Clem.Alexand., paedag., II) [51]

L’amour du chrétien pour Dieu n’est point un amour abstrait, universel, comme on aime la vérité, les sciences c’est, au contraire, an amour pour un être personnel, transcendant, et, par conséquent, doué de toutes les qualités brillantes et terribles, tendres et douces de l’amour humain pour un simple être humain, et en plus de tout ce qu’il y a d’exaltation fébrile et d’aliénation mentale dans l’exagération mystique de nos sentiments naturels. De là tant de phénomènes dans l’histoire de la chrétienté, qui auraient été psychologiquement impossibles dans le paganisme classique. Il faut enfin commencer à considérer le christianisme sous le point de vue pathologique, et non pas toujours sous celui de la physiologie. Comment, le genre humain aurait été malade pendant deux mille années ! C’est possible, et cela ne fait rien : ses journées se comptent par les siècles des individus. Ne perdez pas le courage pour cela : si vous avez compris la grande et maladie chrétienne, n’allez pas retomber dans celle du paganisme, mais faites un pas en avant, voyez si le temps des maladies qui accompagnent le développement du genre humain, de cet homme collectif, n’est pas enfin passé.

Un attribut essentiel de cet amour subjectif et personnel est d’être exclusif, jaloux, puisque son objet est l’Être Suprême, qui est au-dessus de tous les autres êtres. « Tiens-toi donc à côté de Jésus, le Dieu des chrétiens, dans ta vie et dans ta mort ; confie-toi dans sa fidélité : lui seul peut t’aider, si tout le monde t’abandonne ; ton bien-aimé a cela de particulier, qu’il ne peut souffrir près de lui aucun rival ; lui seul veut posséder ton cœur, il veut gouverner tout seul dans ton âme comme un roi sur le trône. » — « Que ferais-tu du monde sans ton Christ ? vivre sans le Christ, est un tourment d’enfer ; vivre avec le Christ, est la félicité céleste. » « Tu ne saurais exister sans ami, mais tu seras éminemment triste et affligé, si l’amitié du Christ n’est pas tes yeux plus que tout le reste. » — « Aimez tous, à cause de Jésus ; aimez Jésus, à cause de lui : Jésus seul est digne d’être chéri. » — « Mon Dieu, mon Amour (mon Cœur), tu es tout à moi, je suis tout à toi. » — « L’amour espère toujours en Dieu, aussi quand Dieu ne lui sourit pas (littéralement : non sapit, s’il lui est d’un goût amer), car sans douleur point d’amour. » — « Pour le bien-aimé, tu dois supporter tout, même ce qu’il y a de plus dur et de plus amer. » — « Mon Dieu, tu es tout ce que j’ai.  » — « En ta présence tout est doux pour moi, en ton absence tout m’est dégoûtant et amer ; sans toi, je n’ai plaisir à rien. » — « Ah ! quand enfin viendra-t-elle, cette heure tant désirée, où tu me rempliras entièrement de ton être présent, où tu me seras tout en tout ? Jusque-là, ma joie n’est qu’une joie imparfaite. » — « Jamais je ne me trouvai bien sans toi ; jamais je ne me trouverai mal avec toi. Plutôt être pauvre pour toi, que riche malgré toi. Plutôt un pèlerin sur terre avec toi, que propriétaire du ciel sans toi. Là où tu es, est le ciel ; là où tu n’es pas, il y a la mort et le démon. Je n’aspire que vers toi,  » — « Tu ne saurais servir Dieu en t’attachant aux joies passagères de la vie ; éloigne-toi donc de tout ami, de tout parent, de toute consolation temporelle. Les vrais fidèles du Christ se regardent, l’apôtre saint Pierre l’a dit, comme des pèlerins, des étrangers, des voyageurs dans ce monde » (Thomas à Kempis, de Imitat. Christ. II, 7, 8 ; III, 5. 34, 53, 59). « Felix illa conscientia et beata virginitas, in cujus corde praeter amore in Christi… nullus alius versatur amor, » écrit Jérôme a la chrétienne Démétriade (Virgini Deo consecrao). Certes, les anciens chrétiens avaient un amour pour Dieu qui différait singulièrement de celui dont nos modernes ne cessent de se vanter ; ceux ci, tout convaincus de la possibilité d’adorer fois le Christ et Bélial, sont très mécontents de la franchise que je me permets, de leur montrer la vérité de la question. Ces braves messieurs prouvent par leur honorable exemple, disent-ils, qu’un bon chrétien peut chérir à la fois sa bonne épouse et son bon Dieu. D’où je prends la liberté de conclure, qu’à leurs yeux Dieu est égal à une femme, ce qui est très flatteur pour la femme, mais très peu pour Dieu. Ils ne savent pas, les malheureux, que s’ils aiment une femme à côté de leur Dieu, ils commettent le plus affreux de tous les adultères ! Que saint Paul leur réponde : « Qui a pris femme, doit penser pour elle, et qui n’en a pas pris, ne pense qu’au Seigneur ; un homme marié pense comment il doit faire pour plaire à son épouse ; mais l’homme non marié ne veut plaire qu’à Dieu. » Eh bien ! sentez-vous maintenant un peu la différence entre vous et eux ?

Le vrai chrétien n’a pas le besoin de cultiver son intelligence et ses mœurs ; il ne veut pas non plus s’attacher à un être naturel. La civilisation sociale et l’amour naturel sont au fond de la même racine ; le chrétien remplace la civilisation par Dieu, il remplace de la même manière la femme et la famille, l’amour et la paternité. Dieu doit lui tenir place de tout cela, parce que le chrétien individuel s’identifie immédiatement avec le genre humain. En mauvais logicien il oublie la différence sexuelle qui lie l’individu à l’espèce, il s’ imagine qu’elle est un hors-d’œuvre sans valeur, dont il faut se débarrasser le plus tôt possible[52].

« Divisa est mulier et virgo, » dit Jérôme (Adv. Helvidium de perp. virg., p. 14, II. Erasmus). « Vide quantae felicitatis sit, quae et nomen sexus amiserit : virgo jam mulier non vocatur. » On ignore que (mérité bien banale !) l’homme se compose d’homme et de femme ; sans cette combinaison de deux individualités différenciées, il n’y a pas d’espèce, pas de genre. Un individu qui vit régulièrement d’après la nature organique, sait donc qu’il n’est qu’une particule dans la grande totalité humaine, une particule qui a besoin d’une autre particule pour se perpétuer ; ce qui est une considération très peu édifiante pour l’orgueil raffiné du chrétien, qui veut tout assujettir à sa subjectivité exclusive. Le subjectivisme de cette sorte rejette avec un ineffable dédain l’instinct sexuel : Christianus sum… Cela suffit… Christianus sum…

Depuis près de vingt siècles on vous prêche que l’amour sexuel est quelque chose que le Dieu chrétien ne fait que tolérer, et vous ne vous apercevez pas que cet amour en devient dégradé et une infamie ? Car enfin, le mariage sexuel est exclu du ciel ; or ce qu’une religion exclut de son ciel, elle le maudit au fond, donc la relation sexuelle exclue du ciel chrétien est maudite au fond par la religion chrétienne. Le mariage au christianisme n’a qu’un sens moral, et point un sens religieux ; on l’appelle un sacrement, mais ce n’est là qu’une façon de parler. Le mariage réel et non mystique n’est point un principe religieux, un modèle religieux chez les chrétiens ; chez les Hellènes, au contraire, Zeus et Héré étaient le grand type du mariage (Creuzer, La Symbolique) ; chez les anciens Parses le mariage était une augmentation de l’empire de la lumière et une diminution de l’empire arimanique, par conséquent une action religieuse, d’après le Zendavesta. Chez les Indous, le fils est son père né pour la deuxième fois (Fr. Schlegel) et personne ne peut devenir sanyassi, ermite pénitent, s’il n’a pas rempli trois obligations, entre autres celle d’avoir engendré un fils légitime ; les anciens et vrais catholiques, au contraire, ne trouvaient pas assez d’éloges pour deux fiancés qui, avant d’entrer dans la chambre nuptiale, se séparaient corporellement et immolaient l’amour conjugal à l’amour religieux. Il faut toujours observer l’homme quand il parle de son ciel ; vous reconnaîtrez alors infailliblement les intentions les plus secrètes de son cœur et le degré de civilisation de son intelligence ; dans la vie vulgaire il n’est pas franc, il a peur, il est impressionné par mille objets, il simule et dissimule, il s’accommode : — là-haut, il est sorti de son incognito terrestre, il parle comme il pense. Son cœur est là où son ciel ; le ciel c’est son cœur ouvert. « Erunt similes angelorum : ergo homines esse non desinent, ut apostolus sit apostolus, et Maria Maria, » dit Jérôme à la veuve Théodore ; mais ce n’est qu’une fantasmagorie de plus ; la figure mâle, la figure féminine dans le ciel ne prouve que l’absence de toute différence sexuelle réelle ; dans le ciel il y aura donc un sexe non sexuel. Que c’est logique, et que cela fait honneur à l’entendement théologique !

[53] Le système romain du christianisme a été, depuis le commencement, de tenir le prétendu juste-milieu entre deux ou plusieurs systèmes. Il a réussi, par le concours de beaucoup de causes géographiques, politiques, juridiques, littéraires et autres, à devenir secte dominante ou Église, et à écraser toutes ses rivales en les qualifiant d’hérésies. Mais souvent, sinon la plupart, ce prétendu juste-milieu n’était qu’une apparence, qu’un sophisme ; ainsi, par exemple, le point de vue sur lequel l’Église s’est placée dans la dicussion manichéenne, ne diffère pas au fond de celui de cette secte. Rien de plus faux, du reste, que de dire : « L’abstinence charnelle n’appartient pas primitivement au christianisme, elle y est introduite, greffée en quelque sorte, par les manichéens, les encratites » ; mais on oublie que l’arbre sur lequel la greffe a si merveilleusement poussé pendant dix-sept siècles, a du être d’avance d’une ressemblance essentielle, d’une identité fondamentale avec cette greffe. L’Église est plutôt la contradiction logique organisée, la contradiction logique permanente et érigée en système : elle n’a garde de fondre les deux extrêmes en un, elle ne fait que les rattacher l’un à l’autre, et cela lui a donné parfois un air grandiose et conciliant que toute autre secte dominante, à sa place, aurait eu aussi, mais qui dompta de hautes intelligences et des âmes puissantes en les détachant des sectes hérétiques, et en les employant dans le service de la catholique. M. Amédée Thierry (Hist. de la Gaule, III, 6), après avoir mentionné bon nombre de sectes primitives, parmi lesquelles une qui adora Judas Iscarioth, dit : « On ne saurait ni énumérer, ni classer les hérésies provenant de l’interprétation des livres saints. Il y en eut autant que d’esprits corrompus par l’orgueil, que d’intelligences à la fois faibles et vaines. Quand on voit le christianisme battu par tant de courants contraires entre ses propres rivages, on oublie presque, comme moins dangereuse, la guerre que lui livrait le paganisme : la main qui le dirigeait ici-bas… c’était l’Église catholique, etc. » La secte romaine avait le bonheur de triompher sur les débris de ses co-sectes ; voilà tout. Cette absorption des sectes dans une seule n’était certes rien d’inouï ; elle avait souvent eu lieu aux antiques religions de l’Asie. Mais pourquoi accuser de faiblesse, de vanité, d’orgueil, les vainqueurs, et non aussi la secte triomphante ? Niebuhr appelle le pape Léon-le-Grand un romain de la vieille roche, que la république païenne, dans sa meilleur époque, aurait avec plaisir reconnu comme son citoyen ; c’est ce pape, toutefois, qui écrit (Sermon 2) : « Comment, nous écouterions Manichée ? Sa secte est venue d’une région de la Terre d'où rien de bon ne saurait provenir. » Il est impossible de ne pas faire à ce Léon le reproche d’être orgueilleux et vaniteux. Je crois que la critique historique et dialectique doit insister davantage sur cette lutte du catholicisme et du manichéisme, à laquelle on peut appliquer le célèbre mot : C’est un procès jugé et non plaidé. Dans cette lutte à mort, le jeune romanisme chrétien laissa voir déjà ce qu’on devait un jour attendre de lui en fait de logique scientifique et de violence. Le grand et noble hérésiarque de l’Orient, tout fantasque qu’il était, avait pourtant écrit au gouverneur impérial Marcelle une lettre éminemment rationnelle, rapportée par les scribes antimanichéens et, par conséquent, on ne peut plus authentique : « J’avoue que je ne puis voir sans un extrême étonnement qu’il y ait des hommes capables de dire (Act., p. 6 Épiphan., 6) que Dieu est le créateur de Satan, et l’auteur des mauvaises actions. Cependant, plût à Dieu que bornant là leurs attentats, ils n’eussent pas porté la témérité jusqu’à dire que le Fils unique de Dieu, qui est descendu du sein du Père divin, est l’enfant né d’une certaine femme nommée Marie, qu’il a été formé de la chair et du sang de cette juive, et qu’il est venu au monde par un accouchement tout fait ordinaire, comme un simple mortel, etc. » Comment Augustin ne voyait-il pas l’identité de son point de départ avec celui de Manès ? qu’ils appelaient tous deux la nature corrompue ? que, ce principe posé, il fallait marcher résolument aux dernières conséquences ? Condamner la génération physique, les plaisirs de l’amour, du vin, de la table, c’était bien dur peut-être, mais assurément logique ; or, en ne permettant aux manichéens que la jouissance des parfums et celle de la musique, leur chef était, au milieu de sa théorie antihumaine même, certes moins barbare et plus esthétique que l’évêque d’Hippone, malgré son éducation et ses études classiques, si vantées lui-même. Si vous flétrissez la matière, faites cela au moins avec décence, sinon avec élégance, aurait-on pu objecter à Augustin, c’est-à-dire à l’Église. Ou, par hasard, est-ce que vous croyez que le manichéisme, s’il eût triomphé, aurait amené à l’humanité des scènes si révoltantes par cynisme ascétique et par l’aliénation mentale, qui en est souvent résultat final ? par exemple, tout ce que la légende catholique raconte de sainte Élisabeth de Hongrie, et dont M. Montalembert (catholique et non manichéen) vient de donner une description si chaleureuse ? Ce roman de sainte Élisabeth est un résumé de toute la doctrine augustinienne sur le mariage, c’est l’hypocrisie incarnée ; vous voyez là une épouse très chrétienne qui a été mariée à l’Église, elle vit donc dans un sacrement, elle donne cinq enfants à son mari très chrétien, mais en maudissant l’amour sexuel, et en disant : Je veux que ma chair soit domptée. Une chrétienne manichéenne, au moins, n’aurait pas pris homme, ou ne lui aurait pas donné des enfants mais une chrétienne augustinienne a le privilège d’être illogique et hypocrite en fait d’amour conjugal et maternel. Une manichéenne, ce me semble, n’aurait pas non plus été atteinte, comme sainte Élisabeth, de dérangement nerveux et d’hystérie tellement cruelle, qu’elle fût poussée involontairement à lécher, à sucer les blessures et les ulcères des lépreux. Mais ce qui est anti-humain et théologique, c’est-à-dire satanique au plus haut degré, c’est de ne pas avoir la sincérité des anciens chrétiens, soit manichéens, soit encratites, et de rayer le mariage tout à fait ; c’est d’appeler le mariage un sacrement, et d’écrire, comme l’auteur de ce triste roman (qui, dit-on, est particulièrement destiné pour les femmes) « Aussi, le Dieu qui s’est lui-même nommé le Dieu jaloux, ne pouvait souffrir que le cœur de sa fidèle servante ne fût envahi, même pour un moment, par une pensée ou par une affection purement humaine, quelque légitime qu’en pût être l’objet. » Ou l’un ou l’autre : aimez Dieu ou aimez l’homme mais si vous aimez le Dieu jaloux, ne veuillez pas jouer à la comédie humaine en sacrant le mariage et si vous aimez l’homme et la vie sociale, ayez le courage de rompre définitivement avec la comédie divine. Or, la théologie moderne, ou montalembertiste, n’a pas la naïve sincérité des anciens, elle est donc une pseudothéotogie, un mensonge.


Chapitre XIX.

Le Ciel chrétien ou l’Immortalité personnelle.


La vie célibataire et ascétique est la voie directe qui mène le chrétien à la vie céleste et éternelle ; le ciel chrétien, nous l’avons suffisamment démontré, n’est rien autre chose que la vie humaine sans différence sexuelle et absolument subjective. La croyance à l’immortalité personnelle ou individuelle se base sur la mesquine et misérable idée qu’on s’est faite de la nature organique ; on s’imagine que la sexualité n’est que quelque chose extérieure, superficielle, qui peut exister ou non exister, de sorte qu’en effet l’individu sans sexe soit la seule forme absolue sous laquelle puisse se manifester la subjectivité. Cela veut dire : l’individu incomplet, sans sexe est le plus complet ou l’absolu. C’est peu logique. mais c’est théologique.

La différence sexuelle, au contraire, est comme le cordon ombilical qui rattache l’individu humain, l’enfant, à la généralité humaine, à la mère. Un homme qui n’a pas poussé le mépris hautain — ou ce qui revient au même, la contrition de l’humilité la plus subjective – jusqu’à se moquer de la mère universelle, un homme qui se sent et se sait né d’elle, dépendant d’elle, jouissant et travaillant dans elle, ne saurait jamais concevoir la vie céleste, où l’individu subsiste sans être en rapport avec l’espèce, uns existence sexuelle. Cet homme dira aux fidèles : Votre individu sans sexe, votre esprit céleste n’est qu’un produit de votre âme affective. La différence sexuelle est dans un rapport intime avec la sphère intellectuelle et morale de l’individu, et remarquez-le bien, cette sphère doit se réaliser dans ses occupations, dans ses études, dans son industrie, dans sa science. L’individu ne vaut rien, à moins qu’il ne s’adonne de cœur et d’âme à un travail, non-fantastique et hyperphysique, mais réel, naturel, humanitaire. On n’est homme qu’en agissant ainsi pour la totalité dont on fait partie ; l’individu doit vivre et mourir dans l’humanité et pour elle : Nec sibi, sed toti genitum se credere mundo, comme a dit un poète de Rome païenne.

Or, la vie céleste chrétienne est radicalement opposée à cela. Ne nous dites pas que les stoïciens eux-mêmes parlaient d’une immortalité individuelle après la mort ; ces philosophes n’étaient nullement d’accord sur cet objet. Et au milieu de leurs démonstrations d’une existence personnelle de l’âme trépassée, ils furent souvent arrêtes par l’intuition qu’ils avaient du monde, de la nature, de l’univers, du genre humain ; ils ne cessaient presque jamais de distinguer soigneusement entre le principe vital d’un côté et l’individu vivant de l’autre, entre l’âme, l’esprit en gêneral et l’âme, l’esprit de l’individu. Autrement les chrétiens : d’un seul coup ils effacent la différence entre âme et personnalité, entre genre et individualité, et mettent dans eux-mêmes, immédiatement dans leur individualité personnelle, ce qui appartient plutôt à la grande totalité de l’espèce humaine. Voilà donc cette unité du genre et de l’individu élevée à la hauteur d’un principe, et déifiée sous forme divine ; car le Dieu absolu, le Dieu un et triple des chrétiens est bien la Personnalité, l’individu par excellence ; de là enfin l’immortalité personnelle de l’homme chrétien.

La croyance à l’immortalité personnelle est donc parfaitement identique avec celle à un Dieu personnel, ou — ce qui revient au même — le Dieu chrétien est sur un côté de l’équation, et la croyance à l’immortalité personnelle sur l’autre ; la valeur de cette équation s’appelle : essence de la personnalité absolue et illimitée. Dieu, c’est la personnalité illimitée, sans bornes ni mesure ; la personnalité chrétienne dans le ciel est, de même, une personne débarrassée de toute sorte d’obstacles, de bornes, de mesure terrestres. Ainsi ce Dieu et le ciel sont identiques ; seulement sous forme de Dieu vous posez abstraitement ce que vous posez, sous forme de ciel, comme un objet de votre imagination, ou, l’imagination ne se rapportant qu’aux choses physiques, comme un objet de vos sens. Votre Dieu, c’est le Ciel spiritualisé ; votre Ciel chrétien, c’est Dieu imaginé, Dieu matérialisé. Votre Dieu est donc l’essence ou la notion de votre vie céleste, absolue et bienheureuse, mais cette notion personnifiée. La vérité de ce que je viens de dire. résulte aussi de l’article de foi qui appelle la vie d’outre-tombe union avec Dieu. En d’autres termes, ici-bas nous sommes des hommes, là-haut nous serons des dieux ; ici-bas nous sommes séparés de Dieu, là-haut toute barrière entre lui et nous tombe ; ici-bas la divinité est un monopole, là-haut un bien commun ici-bas une unité abstraite, là-haut une multiplicité concrète, réelle. Luther : « L’autre homme (comprenez-vous ? je dis l’autre) va être renouvelé dam la vie spirituelle, il sera donc un homme spirituel, après être arrivé de nouveau à l’image de Dieu, et il sera égal à ce Dieu en action, en justice, en sagesse (I, 324). Augustin dit, chez Pierre Lombard (II, 38, c. 1) : Finis autem bonae voluntatis beatitudo est, vita aeterna ipse Deus. Et dans les écrits apocryphes de saint Bernard on trouve le passage suivant (De vita solidaria) : « Bene dicitur quod tunc plene videbimus eum sicuti est, cum similes ei erimus, hoc est erimus quod ipse est ; quibus enim potestas data est filios, Dei lieri, data est potestas, non quidem ut sint Deus, sed sint tamen quod Deus est (une distinction illogique, mais qui ne manque pas d’une apparence de profondeur). » « Sint sancti, futuri plene beati quod Deus est ; nec aliunde hic sancti, nec ibi futuri beati, quam ex Deo qui eorum et sanctitas et beatudo est. »

Le ciel chrétien est la vérité chrétienne ; ce qui n’entre pas au ciel, reste en dehors du vrai christianisme. Le chrétien n’a qu’un désir, désir extravagant, insensé, brûlant, mais poétique ou du moins fantastique, c’est d’être débarrassé de l’instinct sexuel, ou de la matière en général : ce désir est pleinement réalisé dans son ciel : « Après leur résurrection charnelle, ils n’épouseront pas, ils ne seront pas épousés non plus, car ils seront semblables aux anges de Dieu dans les cieux, » dit l’Évangile (Matth., XXII, 30). Et l’apôtre écrit à la communauté chrétienne de Corinthe : « Les aliments au ventre, le ventre aux aliments, cela est vrai. Mais Dieu y rendra inutile (katargesei) les aliments et le ventre (I, 6, 13). » « Mes frères, je vous dirai que la chair et le sang ne pourront acquérir le royaume divin, et la pourriture n’héritera point de l’éternel (XV, 50, ibid.). » « Ceux-là n’auront plus soif ni faim, ils ne souffriront plus des rayons du soleil (Apocalypse, VII, 16). Il n’aura pas de nuit, on n’y aura pas besoin d’une lumière ni des rayons solaires (XXII, 5, ibid.). » Thomas à Kempis dans l’Imitation du Christ (I, 22) : « Comedere, bibere, vigilare, dormire, quiescere, laborare et caeteris necessitatibus naturae subjacere, vere magna miseria est[54] et afflictio homini devoto, qui libenter esset absolutus et liber ab omni peccato ; utinam non essent istae necessitates, sed solae spirituales animae refectiones, quas heu satis raro degustamus. » — Voyez sur cet objet Grégoire de Nysse (De anim. et resurr., Leipzig, 1837, p. 98, 144, 153).

Ce qu’il y a de vraiment plaisant, c’est que toute cette fameuse immortalité personnelle et très chrétienne, est loin d’être spiritualiste ; elle ne s’adresse point à l’esprit (spiritus) de l’individu, mais assez grossièrement à son corps, ou comme on disait avec une expression orientale, à la chair. Bacon de Verulam dit (De augm. scient., I. I) : « La science était aux yeux des philosophes païens une chose immortelle et incorruptible[55]. » « Nos autem quibus divina revelatio illuxit… novimus, non sotum mentem, sed affectus perpurgatos, neque animam tantum, sed etiam corpus ad immortalitatem assumptum iri suo tempore. » Celsus était donc fondé à reprocher aux chrétiens un desiderium corporis, un singulier matérialisme en forme transcendante. C’est précisément cette monstruosité, la combinaison de matière et d’imagination qui ne laisse pas d’inspirer une profonde antipathie à tout cœur droit et éclairé ; car, remarquez-le bien, dans le ciel chrétien il ne s’agit point d’en ennoblissement, d’un embellissement de la nature organique, avec lequel on aurait déjà, implicitement du moins, fait une concession théorique à la matière ; il s’y agissait plutôt d’une destruction dissimulée du corps.

La Bible ne dit pas un mot sur les anges, auxquels les âmes chrétiennes ressembleront ; elle est en général très pauvre à propos de choses importantes ; elle désigne les anges sous le nom de pneumata, esprits supérieurs, hominibus superiores. Les chrétiens du moyen-âge se prononçaient plus explicitement ; mais sans accord entre eux : quelques-uns donnaient aux anges un corps, quelques autres le leur refusaient. Cela revient du reste au même, car le corps d’un ange est un corps idéal, fantastique, un caprice de la fantaisie, un jeu de l’imagination, un rien. À propos des corps ressuscités, il régnait aussi une énorme variété dans les opinions, mais qui n’a rien de prodigieux pour qui sait y voir un résultat nécessaire de la perversité en fait de logique ; car enfin, la conscience religieuse veut que le corps, après la résurrection, soit le même comme dans la vie, et en même temps elle veut que ce même corps soit un autre ; c’est ainsi que blanc ne soit, non-seulement blanc, mais aussi noir et blanc à la fois. Ce sont là des miracles religieux. « Cum nec periturus sit capillus, ut ait Dominus, capillus de capite vestronon peribit (Augustin et Petr. Lombard., t. IV, dist. 44, c. 1). » Le corps ressuscité est donc rétabli jusqu’aux cheveux inclusivement mais il n’a plus rien qui soit désagréable : « Imo, sicut dicit Augustinus, detrahentur vitia, et remanebit natura. Superexcrescentia antem capillorum et unguium est de superfluitate et vitio naturae. Si enim non peccasset homo crescerent ungues et capilli ejus usque ad determinatam quantitatem, sicut in leonibus et avibus (Addit. Henrici ab Vurimaria ib.) » Ainsi les ongles et les cheveux, qui dans cette vie croissent toujours de manière qu’on est obligé de les couper quelquefois, seront là-haut comme ils auraient été si Adam n’eût pas fait sa chute. D’autres organes du corps auront également la qualité de ne rien avoir de repoussant.

Eh bien, pourquoi messieurs les modernes ne s’occupent-ils plus, comme les anciens, de cet objet particulier ? Parce que leur loi est une foi générale, vague, indécisément flottante, bref, une foi qui n’en est pas une, mais qui en a l’apparence à leurs yeux ils se trompent eux-mêmes, et pour ne pas perdre le peu de croyance qui leur reste, ils préfèrent de ne pas regarder les choses en détail et de ne tirer jamais les conséquences. C’est commode, mais peu religieux.

Ce qui rend difficile de bien pénétrer cet objet, c’est l’imagination, qui ne sait faire que de la confusion ; elle apporte d’un côté l’idée d’un seul Dieu personnel, et d’un autre côté l’idée d’un grand nombre de personnalités humaines. Mais au fond il n’y a aucune différence entre la vie absolue appelée Dieu et la vie absolue appelée Ciel par le mot Ciel on se représente in extenso, dans les dimensions de l’espace, ce que le mot Dieu exprime concentré sur un tout point. La foi qui prêche l’immortalité de l’homme, est la même foi qui enseigne la divinité de l’homme, et vice versa, la croyance en Dieu est la croyance à la personnalité pure, débarrassée de toute barrière et, partant, immortelle. On a beau ici chercher des distinctions entre Dieu et l’âme humaine immortelle, ce ne sont que des subtilités soit sophistiques, soit fantastiques : ce qui arrive, par exemple, quand on divise la félicité des habitants du ciel chrétien en degrés, quand on y établit des limites, etc.

L’identité des personnalités humaine et divine résulte déjà des démonstrations populaires qu’on donne de l’immortalité : « S’il n’y a pas une autre vie meilleure, Dieu ne serait ni bon ni juste : » — ici on fait dépendre la justice et la bonté divines de la continuation de l’existence individuelle, car sans justice et bonté Dieu n’est plus Dieu, donc l’existence de Dieu même n’y résulte que de l’existence des individus. Si je ne suis pas immortel, alors je ne crois pas en Dieu, et un homme qui nie l’immortalité, nie Dieu. Voilà donc ce Dieu devenu la certitude que j’ai d’être un jour dans le bonheur céleste ; il est la certitude de ma félicité individuelle. Dieu, c’est la subjectivité des sujets, la personnalité des personnes, d’où suit que les personnes humaines sont divines. En Dieu je fais de mon temps futur, pour parler le langage de la grammaire, un temps présent, ou plutôt je fais d’un verbe un substantif ; comment y voudrait-on faire une séparation ? Dieu, c’est précisément l’existence qui convient à mes désirs et mes sentiments lui, le Juste, le Bon remplira tous mes souhaits, tandis que la nature et le monde sont l’existence qui est en contradiction flagrante avec eux. Dieu réalise tous mes désirs, voilà la personnification la plus populaire de cette thèse : « Dieu est le réalisateur, » c’est-à-dire la réalisation et la réalité de mes désirs. Augustin dit : si bonum est habere, etc. « Si un corps indestructible est quelque chose de beau, de bon, pourquoi alors désespérer de la force divine qui pourra le faire (Opp. Antw. 1700, V, 698) ? » Le Ciel chrétien est, lui aussi, l’existence qui répond a tous mes désirs ; toute différence donc qu’on voudrait ériger entre Dieu et ce Ciel, est nécessairement nulle : « Quare dicitur spirituale corpus, nisi quia ad nutum spiritus serviet ? Nihil tibi contradicet ex te, nihil in te rebellabit adversus te… Ubi volueris, eris… Credere enim debemus talia corpora nos habituros, ut ubi velimus, quando voluerimus, ibi simus, » dit Augustin (I. c. p. 705. 703) ; nihil indecorum ibi erit, summa pax erit, nihil discordans, nihil monstruosum, nihil quod offendat adspectum » dit le même (I. c. 707), et « nisi beatus, non vivit ut vult (De civit. Dei, I, 14, c. 25). » Ainsi nous disons, que Dieu est ici la force par laquelle l’homme réalise son bonheur éternel ; Dieu est la Personnalité absolue, dans laquelle toutes les personnes individuelles mettent et trouvent la conviction inébranlable de leur félicité et de leur immortalité ; Dieu est la certitude suprême que la subjectivité a de sa vérité et essence absolues.

Il n’y a pas de doute, le dogme de l’immortalité personnelle est la doctrine capitale, la clef de voûte de tout l’édifice religieux ; c’est comme un testament où la religion publie sa dernière volonté ; où elle se prononce clairement et sans fard. Partout ailleurs elle nous parle de l’existence d’un autre être, ici elle parle de celle de l’homme ; ailleurs l’homme religieux fait dériver son existence de celle de Dieu ; sur le terrain de l’immortalité individuelle il intervertit les rôles en faisant dépendre la réalité de son Dieu de sa propre réalité humaine ; ce qui ailleurs lui apparaît comme une vérité immédiate et primitive, est ici pour lui une vérité secondaire est inférée ; si je ne suis pas éternel, alors il n’y a pas de Dieu ; si nous n’avons pas de résurrection, le Christ n’en a eu non plus ; toute la doctrine est fausse de la racine jusqu’au sommet, dit l’apôtre. Edite, bibite, lançons-nous tous dans les plaisirs les plus effrénés. On saurait, il est vrai, éviter ce qu’il y a d’indécent dans cette argumentation populaire si renommée, en rayant la formule finale, mais alors il n’y a pas de conclusion. Mieux vaudrait d’élever l’immortalité au rang d’une vérité analytique, de manière que la notion de Dieu, la notion de la personnalité absolue, serait considérée une fois pour toutes comme la notion de l’immortalité. Dieu est la garantie de mon existence future, parce qu’il est déjà la certitude que j’ai de la réalité de mon existence présente ; il est mon protecteur, déjà sur terre, contre les puissances du monde extérieur ; d’où s’ensuit que je n’ai plus besoin d’inférer explicitement l’immortalité comme une vérité particulière : ayant mon Dieu, j’ai mon immortalité. C’est là la méthode suivie par les vrais mystiques chrétiens (je ne veux pas m’occuper des mystiques superficiels) ; chez les mystiques profonds, la notion de l’immortalité s’est fondue, pour ainsi dire, dans la notion de Dieu. Leur Dieu était déjà pour eux la vie immortelle ; Dieu était leur félicité subjective, et par conséquent pour leur pensée ce qu’il est en lui-même et par lui-même, c’est-à-dire, dans l’essence de la religion.

J’ai donc prouvé que Dieu est le ciel. Il m’aurait été plus facile, du reste, de prouver que le ciel est Dieu : tel que le ciel religieux se présente à l’homme, tel est son Dieu. Les royaumes du ciel, dans les diverses religions, différent entre eux d’après les diversités essentielles humaines, pour ne pas dire d’après les divers royaumes terrestres. Les chrétiens aussi se font des royaumes célestes qui différent entre eux, et le Dieu chrétien est loin d’être toujours et partout le même. Les pieux, parmi les Allemands, nous parlent d’un dieu germanique, ceux parmi les Français, d’un dieu français, ceux parmi les Espagnols, d’un dieu espagnol, et ainsi de suite. En France, on avait en effet le proverbe national : Le bon Dieu est Français. Le dieu réel d’une nation est le point d’honneur de la nationalité, et tant qu’il y aura des nationalités dans l’ancienne acception de ce mot, il y aura aussi du polythéisme.

On croit avancer quelque chose de très profond quand on dit qu’on ne peut rien préciser sur cette matière épineuse, puisque le ciel religieux est incompréhensible à notre intelligence, et que toute description qu’on en donne est purement une hypothèse ou une allégorie calquée d’après le monde terrestre ; on ne dit par là qu’une trivialité. C’est absolument comme si l’on ne veut pas se prononcer sur l’essence de Dieu, mais son existence, dit-on, est certaine. Ceux qui parlent de cette manière se sont déjà débarrassés de l’idée fixe de l’autre monde ; ils affirment dans leur cœur cet autre monde ; mais trop occupés des choses du monde actuel et réel, ils le font nier par leur tête, à moins que ce ne soient des hommes qui ne réfléchissent point du tout sur de pareilles choses. En d’autres termes, ces hommes nient l’autre monde en ce qu’ils lui ôtent toutes les qualités par lesquelles il devient objet réel pour l’homme. La qualité, on le sait, ne diffère jamais de l’existence, elle est l’existence réelle : exister sans avoir des qualités, c’est être un spectre, une chimère, une fantasmagorie. La qualité me donne de l’existence, la qualité est, sinon antérieure à l’existence, du moins le nerf principal sans lequel l’existence serait nulle, absolument zéro. Quand on dit, par conséquent, que Dieu ne peut pas être reconnu, décrit, compris, on ne dit par là rien qui soit vraiment religieux ; cette doctrine de l’incompréhensibilité de Dieu et de l’autre monde, est le produit d’un sentiment irréligieux, qui est encore trop craintif pour se montrer en plein jour, et qui se cache derrière la religion. Cela vient de ce que l’existence de Dieu n’est originairement donnée qu’avec une certaine idée de ce Dieu, l’existence de l’autre monde avec une certaine idée de cet autre monde ; ainsi, le chrétien n’est convaincu que de l’existence de son paradis à lui, paradis qui a la qualité chrétienne, et il ne croit point au paradis mahométan ou hellénique ; en d’autres termes, la qualité donne toujours la première la certitude de l’existence ; celle-ci s’entend d’elle-même, aussitôt que celle-là est assurée. Ainsi, dans le Nouveau Testament, on ne lit point des démonstrations et des thèses générales comme par exemple : il y a un Dieu, ou : il y a une vie après la mort ; mais on y lit des descriptions qualitatives, par exemple : Au ciel on ne se mariera pas. La qualité, en effet, porte déjà en elle-même l’existence, et c’est surtout l’âme affective imbue d’une naïve religiosité, qui ne réfléchit pas abstraitement sur l’existence, mais qui saisit d’abord les qualités, et par là, implicitement aussi, l’existence de Dieu et de l’autre vie. Quand l’on croit sincèrement à cette autre vie, elle a par cela même les vives couleurs et les contours déterminés d’une chose réelle et le raisonnement du rationalisme, ou de l’irréligiosité honteuse devant elle-même, est illogique. Ce raisonnement se trompe en ce qu’il oublie l’identité du moi ; il oublie que l’individu humain ici-bas, et ce même individu là-haut, qui ne forment qu’un seul objet, doivent être, logiquement parlant, d’une seule substance, et que partant la vie d’outre-tombe ne saurait être voilée à mes yeux terrestres. Bien au contraire même, la vie de ce monde est la vie voilée, inconcevable, confuse, tandis que là-haut les masques sont tombés ; là-haut je suis ce que je suis en vérité. Ainsi, quand on dit : « Il y a une vie céleste, mais comment elle est, cela ne peut être compris par l’homme sur terre, » on débite un produit de ce septicisme religieux, qui se base sur la plus grande mésintelligence et ignorance en fait de religion. Ce triste scepticisme ignore complètement l’essence de la religion. Remarquez bien ce que la réflexion de cette sorte, la réflexion irréligieuse-religieuse, définit comme une idée imaginative d’une chose inconnue et certaine à la fois, Cela est primitivement, dans le vrai sens de la religion, la chose elle-même, l’essence elle-même, et nullement l’image de cette chose : ce scepticisme incrédule et crédule en même temps, met la chose, la vie céleste en doute, mais il est si lâche et si inconstant en fait de logique, qu’il n’ose en douter directement ; il élève seulement des doutes contre l’idée imaginative, l’image qu’on s’était faite de la vie céleste. En d’autres termes, ce scepticisme va jusqu’à dire : « Voilà une image et non une réalité, » — mais il ne pousse pas plus loin.

Du reste, quand une fois une brèche a été ouverte dans le mur d’images dont l’immortalité a été entourée, quand on a commencé à douter qu’on puisse exister là-haut comme la foi l’enseigne, sans corps matériel et sexuel, alors l’immortalité elle-même sera bientôt après attaquée à son tour. L’histoire de la chrétienté est là pour le constater. Détruisez l’image de la chose, et la chose est détruite à son tour, puisque cette prétendue image est la chose même.

La croyance au ciel chrétien a pour base un jugement de la raison ce qu’on trouve ici bon, beau, noble, aimable, on le transporte là-haut comme la seule existence digne d’exister, et on en exclut tout ce qui est contraire, tout ce, par conséquent, dont on désire ardemment la non-existence. Ainsi, un autre monde dont on ne connaît rien, comme le veut le scepticisme, est une chimère ridicule. L’autre monde est, au contraire, destiné faire disparate les douloureuses scissions. les terribles ruptures qu’un homme aperçoit entre lui et la vie politique et sociale ; comment osez-vous alors parler à la religion d’un autre monde inconnu ? Est-ce par hasard que l’inconnu d’outre-tombe rendrait heureux ceux qui ne connaissent que trop les poignantes misères terrestres ? Il faudrait, au contraire, être assez logique pour leur laisser leur autre monde bien connu dans la religion. C’est cette gaucherie en fait de logique qui rend si désagréable le scepticisme religieux.

Ibi nostra spes erit res, dit saint Augustin avec raison ; l’autre monde est la noce de l’homme avec la divinité, sa fiancée éternelle. Dans la noce, sa bien-aimée ne devient pas un autre être, mais elle devient la sienne à lui, son âme à lui  : et comme le paganisme renferma dans des urnes mortuaires les cendres des amis défunts, de même le christianisme renferme dans l’autre monde, comme dans un mausolée, ce qu’il y a de plus précieux aux yeux d’un chrétien, l’âme individuelle.

Pour bien connaître une croyance religieuse, regardez-la aussi dans ses degrés inférieurs, crûment matériels et barbares ; regarde-la non-seulement en ligne ascendante, mais aussi dans la largeur et l’étendue de son existence. En contemplant la religion des religions, la religion absolue, c’est-à-dire le christianisme, vous devez toujours penser en même temps aux autres religions. Ce médecin qu’on appelle philosophe critique et dialectique, découvre l’essence de la religion, souvent même dans les plus affreuses maladies, c’est-à-dire, aberrations religieuses ; il voit aussi à travers les représentations les plus grossières, les plus touchantes, les plus attendrissantes, les plus humaines. Qu’y a-t-il de plus saisissant que cette idée que des populations sauvages se font de l’autre vie ? Ils se la représentent comme l’actuelle, ou l’actuelle améliorée ; selon les rapports de quelques voyageurs anciens il y en a même qui croient que l’autre vie sera encore plus misérable que l’actuelle. Quoi qu’il en soit, cette naïveté de l’homme incivilisé a quelque chose d’éminemment touchant ; l’autre monde n’est pour lui en quelque sorte que le désir de rentrer dans son pays, dans sa famille, chez les animaux qu’il a élevés et chassés, au milieu des forêts qu’il a si souvent parcourues ; les Nègres aux Antilles se suicidaient pour retourner ainsi en Afrique, les Germains et les Scandinaves antiques se donnaient quelquefois la mort pour aller joindre plus vite leurs frères d’armes au Walhalla. Dans les poésies d’Ossian (Trad. allem. d’après texte celtique, par M. Abiwardt ; note sur Carthoun) les âmes de ceux qui sont morts à l’étranger retournent sur les nuages dans leur patrie. Ce patriotisme borné en fait de religion est l’opposé du cosmopolitisme spiritualiste, qui fait voyager l’âme humaine d’un astre à l’autre.

Chez les peuples dits sauvages la croyance à l’autre monde est, au fond, la croyance au monde actuel et présent. Leur existence terrestres est à leurs yeux, même avec toutes ses limites et barrières locales, d’une valeur absolue : ils ne peuvent point en faire abstraction, ils la font continuer en ligne droite à l’infini et sans la moindre interruption. Mais là où l’on distingue entre ce qui est ici-bas et ce qui est là-haut, ce qui doit continuer, la vie d’outre-tombe devient une vie particulière et réellement différente de la vie terrestre. Remarquez toutefois que cette distinction transcendante aussi existe déjà chez les chrétiens dans cette vie : ils distinguent, on le sait, entre la vie mondaine, naturelle et la vie spirituelle, chrétienne ; les chrétiens sont ainsi censés mener déjà ici-bas une vie dont leur vie là-haut ne sera que la continuation. C’est donc comme chez les sauvages.

La seule différence qui y existe, est celle qu’on trouve toujours et partout entre la civilisation et l’incivilisation : celle-ci a une croyance moins abstraite et critique que celle-là.

Dieu n’est donc rien autre chose que l’essence humaine, purifiée de tout ce qui paraît à l’individu humain être une borne, une barrière, un obstacle, un mal quelconque : l’autre monde est de même l’essence du monde actuel idéalisé où tous les obstacles, tous les désagréments terrestres sont d’avance effacés.

La religion fait en ligne courbée ou plutôt circulaire le chemin que l’homme rationnel fait en ligne droite, qui est la plus courte. Elle revient fatalement toujours là d’où elle était sortie  : elle commence par anathématiser la vie actuelle, et elle arrive enfin au ciel pour y retrouver cette même vie actuelle. Tout y sera réhabilité, la grande apocastase va tout rétablir : « Qui modo vivit, erit, nec nec me vel dente vel ungue fraudatum revomet patefacti fossa sepulchri, » chante le poète Aurèle Prudence (Apotkeos. de resurr. carnis hum.) : L’homme ressuscité n’aura pas même perdu ses ongles et ses dents. N’en riez pas, ne désavouez pas tant cette foi qui vous parait incivilisée et matérialiste ; elle est la seule qui soit sincère et vraie ; l’identité personnelle sans l’identité corporelle serait une absurdité.

L’homme religieux abandonne les joies terrestres, il se récompense par celles du ciel ; or les joies célestes sont les terrestres débarrassées de tout obstacle et de tout danger. Elle atteint ainsi, par un détour, le but que l’homme naturel s’était proposé : elle sacrifie l’objet à l’image de l’objet. L’autre monde, c’est le monde actuel vu dans la glace de l’imagination ; l’image magique et religieuse est l’original du monde terrestre ; cette vie actuelle est une misérable ombre projetée par la céleste ; le monde céleste, c’est le monde terrestre regardé dans l’image et débarrassé de toute matière grossière, c’est le monde actuel embelli ; ou, ce qui revient au même positivement parlant, c’est la belle vie actuelle par excellence.

L’amélioration et lembellissement supposent une critique, un déplaisir mais au milieu de ce reproche se trouve la silencieuse satisfaction que j’ai de la chose en elle-même ; je veux changer sa qualité et non sa substance, car je ne veux pas détruire la chose ; une maison qui me déplaît tout à fait, je ne l’embellirai pas, je l’abattrai.

Ainsi, la croyance au monde futur d’outre-tombe abandonne le monde actuel parce qu’elle est choquée par les déplorables qualités de ce monde terrestre ; la joie, par exemple, plaît au croyant, mais il la voudrait sans interruption, il la transplante donc de la terre au ciel, au royaume de l’éternelle joie ; son Dieu chrétien n’est ici rien autre chose que la joie interrompue comprise comme sujet, ou personnifiée ; le chrétien aime la Joie, il aime aussi l’Individualité, il prend donc l’une comme l’autre dans la forme la plus raffinée : leur combinaison s’appelle Dieu ; c’est la lumière qui plaît au chrétien, la pesanteur lui déplaît, car elle lui paraît être un obstacle ; la nuit lui déplaît, car dans la nuit l’homme obéit organique, il se construit dont un ciel sans nuit et sans matière, un ciel qui est toute lumière : « Neque enim post resurectionem tempus diebus ac noctibus numerabitur : » et il ajoute qu’il y aura un grand jour sans soir (Joan. Damase. Orth. fid. II, 1).

L’homme, tout éloigné qu’il est de son moi, se retrouve en Dieu toujours revenu à lui-même, en Dieu il gravite toujours autour de lui-même ; pas autrement l’homme, tout éloigné qu’il se croit du monde actuel, ne fait que revenir à la fin vers le monde terrestre.

Au commencement Dieu parait extrêmement extra-humain et surhumain, mais plus tard et à la fin il se montre sous une face humaine ; pas autrement la vie céleste, après avoir eu une apparence bien surnaturelle, renferme une identité complète avec la vie naturelle. Il s’y agit donc d’abord de la séparation de l’âme et du corps, comme chez Dieu il s’agissait de la séparation de l’essence et de l’individu : — l’individu meurt de la mort spirituelle ; le cadavre qui reste est l’individu humain, et l’âme de ce cadavre c’est Dieu. Mais bientôt le besoin s’y fait sentir d’effacer la séparation qu’on avait établie entre âme et corps, entre essence et individu, bref entre Dieu et l’homme. Il y a de la douleur dans la séparation des choses unies par essence : l’identité des deux mondes est donc entièrement rétablie. Le corps humain là-haut, il est vrai, est embelli, idéalisé, mais il reste toujours le même corps comme auparavant : Ipsum (corpus) erit et non erit, dit Augustin (Docderlein, Inst. theol. Christ : Altdorf 1781, paragr. 280) ; ce qui nous ramène à l’idée du miracle, qui réunit par l’imagination deux contraires. Nous disons donc, la croyance en Dieu c’est la croyance à l’essence abstraite de l’homme ; et la croyance au monde surnaturel, c’est la croyance à l’essence abstraite du monde naturel.

Le monde céleste est rempli de la félicité des personnalités humaines, qui s’y sont dérobées à la gêne que la nature terrestre leur avait imposée. La croyance à un monde céleste implique donc cette autre croyance à la subjectivité émancipée des limites naturelles, à la personnalité, bref à l’homme. Or la croyance au ciel chrétien, comme j’ai démontré, est celle en Dieu, donc la croyance en dieu est celle à la vérité et l’immensité de l’être humain : Dieu, c’est l’homme affranchi de toutes limites et entraves physiques, morales, intellectuelles.

J’ai tenu ma promesse. J’ai réduit les éléments divins aux éléments humains, et je suis revenu au commencement : l’homme est le point de départ de la religion, son centre et sa fin.


Chapitre XX.

Le point de vue religieux.


La religion a pour but le salut de l’homme, et quand l’homme se rapporte à Dieu, il se rapporte par là à son salut : Dieu est le salut de l’âme réalisé, où — ce qui revient au même — le pouvoir illimité de réaliser le salut de l’homme : « Præter salutem tuam nihil cogites, solum quæ Dei sunt cures (Thomas à Kempis, de Imatat. Christi, I, 23). » — «  Contra salutem propriam cogites nihil ; minus dixi : contra præter dixisse dabueram (Benhardus, de consid. ad Eugen. pontif. max.). » — « Qui Deum quærit, de propria salute sollicitus est (Clemens Alexan. Cohortat. ad gent.) » C’est la religion chrétienne qui s’occupe du salut humain plus que toute autre, et elle s’appelle de là doctrine du salut ; mais ce salut n’est pas un salut terrestre. « Ô homme, saint Augustin (Serm. ad pop., 371, 3), « pour lequel Dieu s’est fait homme, tu devais par là même te croire grand et sublime (380, 2) ; » voilà un appel à la noble fierté. Ce mystère, qui est le plus profond et le plus beau du christianisme, est aussi un appel fait l’amour de soi-même, seulement de cette manière que dans l’amour égoïste religieux l’actif se change en un passif (grammaticalement parlant), l’âme aimante se fait aimer par elle-même, c’est-à-dire, par son Dieu ; ceci est clairement prononcé, par exemple, dans les hymnes de la secte fraternelle de Herrnhuth. Cet amour divin est le vrai salut chrétien, le christianisme s’est par là aussi donné le nom de religion de l’amour. Remarquez toutefois que cet amour divin n’est nullement censé être charité et fraternité envers les semblables, de sorte que ceux-ci en seraient mis dans une meilleure position sociale ; au contraire, les chrétiens les plus profonds, ceux qui s’étaient le plus pénétrés de l’essence de leur religion, ont toujours dit que le bonheur terrestre distrait, qu’il détourne nos regards du soleil éternel, bref qu’il est nuisible à notre bonheur céleste, à notre salut. Delà cette thèse bien connue et bien vraie, que les maladies et les maux ramènent l’homme à Dieu. La cause logique en est, que dans la misère l’homme ne théorise pas, qu’il rattache son navire à l’ancre du salut, qu’il se replie en tremblant sur le remède qu’il s’est préparé par la foi : l’homme en misère sent Dieu comme son plus grand et unique besoin. La joie et le plaisir exercent une force expansive sur l’homme, la douleur et le malheur une force contractive ; l’homme souffrant est refoulé, concentré dans lui-même, il nie avec aigreur le monde réel, toute chose cesse de l’attirer, aucune n’a plus de pouvoir sur lui ; l’homme va pour ainsi dire plonger dans les profondeurs de son âme, il se détourne de ce qui charme l’imagination de l’artiste et la raison du penseur, il trouve Dieu.

Nous disons donc : Dieu est ici l’âme humaine qui s’absorbe dans elle-même, qui cherche en elle-même la satisfaction qui lui fait défaut à l’extérieur, l’âme réaliste envers l’homme, l’âme idéaliste envers le monde naturel, l’âme enfin qui n’a qu’une idée fixe, celle de son salut éternel. Ainsi ce Dieu, qui est, grammaticalement parlant, un nom propre et point un principe universel et métaphysique, ce Dieu ne peut être un objet essentiel qu’à la religion. La philosophie de la raison, la liberté de la pensée, ne peuvent pas s’occuper de lui, puisque ce Dieu exprime l’essence du point de vue pratique, du sentiment, de la sympathie et de l’antipathie, et nullement celle du point de vue théorique ou contemplatif. La religion finit ses doctrines nécessairement par des bénédictions et des malédictions, par la promesse d’un paradis et par la menace d’un enfer. Bienheureux qui croit, maudit et condamné qui ne croit pas les articles de la foi. La religion ne s’adresse jamais à l’intelligence, mais à l’âme affective, à l’instant d’être heureux, à l’espérance et au désespoir. Elle ne se place pas sur le terrain de la théorie ; si elle le faisait, elle prononcerait ses doctrines sans y rattacher les conséquences pratiques par lesquelles elle force les gens à croire. En me criant : Tu seras irrévocablement damné si tu ne crois pas, elle m’impose, non un devoir rationnel, mais un joug brutal ; elle m’entraîne même malgré moi, car qui voudrait encourir la condamnation aux flammes infernales ? Je dois donc croire par crainte, et le noble principe de la liberté théorique me paraîtra désormais un crime. Comme Dieu est la notion suprême de la religion, le crime suprême est le doute sur son existence : c’est là le fameux crime de lèse-majesté divine, et me voilà devenu un misérable esclave de ma crainte et de mon espoir, un esclave de mon âme affective.

Or, la religion ne se place que sur ce point de vue pratique ou subjectif ; tout par conséquent, qui se trouve derrière la conscience pratique, toute théorie scientifique s’occupant du monde objectif, lui paraît être placée en dehors de l’homme et de la nature, et concentrée dans un être personnel particulier, Dieu. Je prends ici, comme presque partout dans cet ouvrage, le mot théorie dans son sens primitif et général, comme la source de la véritable pratique objective ; car l’homme ne peut faire que tant qu’il sait, tantum potest quantum scit. Tout bien, surtout le bien qui, pour ainsi dire, tombe sur l’homme à l’imprévu et sans se présenter à lui comme résultat de sa préméditation, et qui par conséquent excède le cercle de sa conscience pratique, c’est-à-dire de son raisonnement et de son calcul, ne vient donc que de Dieu. Et d’un autre côté, tout mal, principalement le mal qui, pour ainsi dire, tombe sur l’homme à l’imprévu au milieu de ses bonnes intentions, en l’entraînant par une force inconcevable, ne vient que du Démon. Ainsi, Dieu et Diable se complètent l’un l’autre, et on est peu logique quand on nie celui-ci sans nier aussi celui-là. Pour étudier au fond la religion, il faut aborder aussi la question de Satan et des démons ; voyez sur l’idée que la Bible a sur la puissance et l’influence de Satan : M. Lutzelberger Doctrine de l’apôtre saint Paul, et M. Knapp, Leçons sur la dogmatique chrétienne, parag. 62 à 65 ; ce dernier y explique les maladies des démoniaques, dont la Bible fait si souvent mention. On ne saurait assurément rayer ces choses-là sans mutiler arbitrairement la religion. Comment, vous ne voyez pas que l’influence du Démon forme un contraste nécessaire avec l’influence de Dieu, avec la grâce divine[56] ?

La religion est nécessairement incapable de comprendre ce que c’est que la nature organique et inorganique, elle ne voit donc que les manifestations de l’Être du mal dans les instincts, dans les émotions sensuelles, dans les mouvements subits : bref dans tout ce qui bouillonne et hurle au plus profond de cet abîme volcanique que nous appelons âme affective. La religion, qui regarde ainsi les phénomènes inexplicables du mal physique et psychique comme autant d’effets diaboliques, voit aussi nécessairement des effets divins dans les mouvements involontaires de l’enthousiasme et du transport. Delà cet horrible arbitraire par lequel la grâce de Dieu agit, delà les plaintes du croyant pieux sur l’incertitude où il est à l’égard de cette grâce aussi inconstante qu’irrésistible. Et cela doit être, puisque la grâce n’est essentiellement autre chose que l’âme affective. Cette âme affective, chaos toujours inextricable et violent, est pour les vrais chrétiens le vrai paraclet ; ces moments d’orage et de tremblement de terre, où l’axe de l’être humain craque et semble se briser, où la froide sueur devient du sang, où les passions et les raisonnements deviennent autant de spectres célestes ou infernaux, où le système nerveux tout entier tressaille comme une harpe aux cordes déchirées, à l’aspect soudain des profondeurs mystérieuses de l’âme d’où les sensations fanées et les sentiments ensevelis depuis longtemps surgissent tout à coup comme les revenants des morts — ces moments d’enthousiasme religieux sont précisément ceux où le chrétien savoure au plus haut degré son existence ; tous les autres ne lui sont que des pages blanches dans le livre de sa vie intérieure.

Par rapport à cette vie intérieure on peut aussi définir la grâce comme le génie religieux, et par rapport à la vie extérieure comme le hasard religieux. L’homme n’est point bon ou méchant par sa force individuelle, par sa volonté seule, mais en même temps par un ensemble de déterminations soit secrètes, soit manifestes, qui ne sont pas fondées sur la nécessité absolue ; Frédéric-le-Grand appelait cela le pouvoir de Sa Majesté le Hasard. M. de Schelling, dans son écrit sur la liberté, croit être infiniment plus profond que Frédéric de Hohenzollern, en disant que cette énigme doit s’expliquer par une détermination de soi-même faite dans l’éternité et avant notre existence terrestre ; voilà, certes, une hypothèse des plus illusoires ; mais n’oublions pas que cette philosophie schellingienne dite positive et profonde se compose au fond uniquement d’hallucinations puériles. Laissons-la donc ici de côté.

Or, la grâce divine serait-elle autre chose que le hasard élevé à une puissance mystique ? Assurément non. La religion, il est vrai, se récrie avec indignation contre le hasard, elle s’obstine à vouloir tout faire dépendre de Dieu, tout expliquer par Dieu ; mais elle s’y prend de sa manière habituelle, elle ment. Elle nie le hasard, mais cette négation n’est qu’apparente, elle le transplante dans la volonté capricieuse de Dieu. La religion dit que la volonté divine agit d’après des motifs inexplicables, mais c’est là encore une illusion qu’elle se fait, car une volonté dite suprême ou divine qui prédestine les uns au bonheur et les autres au malheur éternel, les uns à la vertu et les autres au vice, n’a aucun signe caractéristique et positif qui la distinguerait de Sa majesté le Hasard. Tout ce fameux mystère de l’élection que Dieu fait parmi ses créatures, n’est rien autre chose que le mystère ou la mystique du Hasard. Je dis la mystique, car le hasard a certainement quelque chose de mystérieux ou, si cette expression vous plaît mieux, d’énigmatique, et il vaudrait la peine de le contempler une fois sérieusement, philosophiquement. Notre misérable philosophie spéculative ou religieuse s’est toujours occupée des mystères chimériques de son Être absolu, et elle oublie les véritables mystères de la pensée et de la vie. Je répète, le mystère théologique du choix de la grâce divine est la forme théologique et spiritualiste, mais certes fort peu spirituelle, du hasard. Voilà encore une de mes explications qui fait pousser des cris aux ennemis de l’humanité, mais ce n’est pas ma faute. La théologie est bien la grande fantasmologie, et Dieu y est le Démon comme le Démon y est Dieu. Pour moi, je préfère d’être un ange infernal allié avec la vérité, qu’un ange céleste allié avec le mensonge.

J’avais dit, que Dieu était ici le terme technique pour exprimer le bien qui, indépendamment de notre volonté, arrive de l’essence intérieure des choses ou du moi-même, bref, le bien en tant qu’il est inexplicable ; et que tout de même le Démon était ici le mal en tant qu’il ne dépend pas de notre volonté, en tant donc qu’il est inexplicable aussi. Le Démon est le mauvais Dieu, et Dieu est bon Démon, car ils sont d’une origine commune, et leur seule différence est dans leur qualité opposée. Renier le Démon, était donc un péché égal à celui de renier Dieu, l’athéisme et l’adémonisme étaient nécessairement deux crimes de lèse-majesté divine. Et en effet, aussitôt que nous commençons à expliquer dans le monde moral les phénomènes du mal sans les faire dériver d’un être personnel, du mal personnifié, nous ne nous abstiendrons non plus d’interpréter naturellement les phénomènes du bien et sans la supposition d’un être personnel ou du bien personnifié. Les résultats de cette rebellion de l’esprit humain contre le Démon sont les mêmes au fond, mais ils varient dans leurs formes pour la plupart on met le bon Dieu en retraite ou en état de disponibilité, on fait de lui un être tellement oisif et inactif, que son existence vaut autant que sa non-existence ; un être qui, loin d’exercer de l’influence sur la vie de l’homme et du monde, se trouve placé très tranquillement là-haut à la tête de l’univers comme cause première : Ab Jove principium. Quelquefois on parvient à croire à un Dieu autre que celui de la religion. De là il n’y a plus beaucoup de chemin à faire jusqu’à l’abolition intégrale de Dieu[57].

Tout ce qui reste ici de Dieu, se résume alors dans cette petite formule : « Dieu a créé le monde. » Et remarquez bien ce temps passé, grammaticalement parlant : il l’a créé, et depuis ce monde tourne comme une machine construite par un bon ingénieur. On se hâte d’y ajouter : « Dieu continue de créer, » mais c’est une réflexion extérieure. La religion est chaque fois ébranlée, lorsque entre Dieu et l’homme nous interposons l’idée d’un monde, les causes dites intermédiaires. Ici un être étranger s’est déjà glissé entre les deux extrémités, c’est le principe du raisonnement ; il en est fini de cette paix si harmonieuse que la religion avait établie précisément dans la connexité immédiate entre Dieu et l’homme. Une cause intermédiaire est toujours une capitulation que la raison incrédule fait avec le cœur resté croyant. Et si la religion enseigne

que son Dieu aussi influence l’univers par des êtres dits intermédiaires ou médiats, ce Dieu n’en reste pas moins l’unique cause agissante ; ce qu’un autre homme te fait, il ne te le fait pas, aux yeux de la religion, mais Dieu te le fait, et l’autre homme, loin d’être cause agissante, n’y figure que comme instrument, comme milieu. Une cause intermédiaire est toujours une pitoyable chimère, un bâtard pour ainsi dire, un être qui n’est ni indépendant ni dépendant. Rien de plus dépourvu d’esprit et de logique, par exemple, que la théorie du fameux concursus Dei[58], de ce concours de Dieu, où Dieu, non content de donner la première impulsion, continue son influence personnelle dans l’action même comme cause secondaire. Cette doctrine, du reste, n’est qu’une manifestation particulière du dualisme contradictoire entre Dieu et Nature ; un dualisme qui n’a jamais cessé de tourmenter le christianisme ; voyez, sur tout ce que je développe dans ce chapitre, le livre de M. David Strauss, la Dogmatique chrétienne (II, paragr. 75 et 76).

La religion considérée dans son essence, ne donne pas un mot sur les causes dites intermédiaires : elle ne sait jamais répondre à cette question. Et cela doit être, car Dieu est séparé de l’homme précisément par la large zone de ces causes intermédiaires, bien que Dieu, considéré comme Dieu réel, ne soit rien autre chose qu’un être qui appartient au domaine des sens : Dum sumus in hoc corpore, peregrinamur ab eo qui summe est, dit Bernard (Epist. 18, édit. de Bâle à 1552) et Luther : « Tant que nous vivons, nous sommes au milieu de la mort (I, 331). » Ainsi la notion de l’autre monde est au fond la notion de la vraie religion, de la religion perfectionnée et émancipée de toute sorte de bornes et d’oscillations terrestres ; c’est là, nous l’avons déjà dit, le cœur de la religion, son âme ouvertement manifestée ; ici-bas nous croyons, là-haut nous voyons, cela signifie que là-haut il n’y aura plus d’intermédiaire entre Dieu et l’âme, et cela par cela même que l’unité immédiate de Dieu et de l’âme est précisément ce que la religion veut avant tout. Le prédicateur mystique Tauler rend très bien cette pensée dans les termes suivants : « Si tu étais seulement débarrassé de toutes les créatures, qui sont autant de simulacres de Dieu, tu posséderais Dieu toujours, partout et sans le moindre changement (I, 313), » et Luther : « Ici-bas nous avons encore affaire avec les choses, et Dieu en est caché à nos yeux, nous ne pouvons le voir de face en face dans cette vie ; toutes les créatures ne sont que de simples masques, des larves vides et vaines ; derrière elles se tient Dieu comme caché, et c’est de là qu’il agit avec nous par ce milieu (XI, 70). » La religion croit donc forcément que le mur entre le créateur et la créature disparaîtra un jour, de sorte qu’il n’y aura ni matière inorganique, ni corps humain ; alors l’âme pieuse restera seule au pied du trône éternel et chantera des hymnes en l’honneur de Dieu. D’où vient alors à la religion la connaissance des causes intermédiaires ? Évidemment de l’intuition naturelle, irreligieuse, ou du moins non-religieuse. La religion s’en sent embarrassée, et pour s’en tirer elle dit que les effets de la nature sont autant d’effets de Dieu. Mais d’un autre côté le bon sens arrive et dit : « Comment, les objets naturels n’auraient pas une activité réelle dans eux-mêmes ? Cela ne peut pas être, tu les calomnies. » La pauvre religion ne sait plus alors que faire ; elle appelle la notion de Dieu une notion positive, et celle du monde une notion négative, mais cela ne lui sert point à lever la difficulté entière.

Aussitôt que les causes intermédiaires sont mises en activité, et pour ainsi dire, émancipées de toute surveillance divine, l’affaire change de face la nature devient une notion positive, Dieu devient une notion négative. L’univers garde encore un reste de dépendance, mais presque imperceptible : il a été créé, il y a je ne sais combien de siècles, il est parfaitement indépendant depuis et basé sur lui-même dans toute l’étendue de son existence dans l’espace et dans le temps. Le Dieu créateur recule, il recule si loin en arrière que c’est à peine si l’œil l’entrevoit encore parfois à l’extrême limite de l’horizon comme un petit point disparaissant, comme un être hypothétique et dérivé ; il ne doit plus son existence si précaire qu’à la raison, qui ne saurait encore s’en passer tout à fait, parce qu’elle ne peut s’expliquer autrement l’existence de l’univers. Remarquez cependant que c’est la raison qui vient de considérer l’univers comme une machine inerte et morte, et qui maintenant se creuse la tête pour définir le principe moteur de cette machine ; c’est donc là la faute de l’intelligence encore faible et bornée. Mais, à tout prendre, ce Dieu a cessé, une fois pour toutes, de figurer comme un être absolument nécessaire et primitif. Ce Dieu n’existe qu’à cause de l’univers ; il est désormais la prima Causa, mise à la disposition de la raison pour expliquer la machine universelle. Ne nous en étonnons pas ; un homme d’une intelligence bornée et timide s’effraie de l’idée d’un monde qui aurait une existence originairement indépendante et autonome, car cet homme est encore incapable de comprendre la nature vivante ; la majestueuse grandeur du Cosmos n’entre pas encore dans une tête, qui ne connaît que le mécanisme ordinaire et servile. C’est là le point de vue dit pratique et subjectif ; plus tard il deviendra objectif et théorique. Plus tard on comprendra tout ce qu’il y a de magnifique et de sublime dans le Grand-Tout, dans ce vaste organisme, cet océan infini, qui jaillit d’éternité en éternité de son propre sein, y retourne sans cesse et sans détour, et en surgit de nouveau ; pour parler avec le poète : « Comme dans un divin vertige et dans une divine danse ; » ce macrocosme, cet immense arbre de la vie qui ressemble à cet arbre dans le parc du roi homérique Alcinoüs, portant à la fois et toujours des feuilles, des fleurs et des fruits… L’homme qui n’a pas encore l’énergie de la pensée dialectique, heurte, pour ainsi dire, sa tête contre son univers mécanique ; ce choc lui ébranle le cerveau, et il va hypostasier, personnifier cette émotion, il en fait l’impulsion primitive par laquelle son univers aurait été lancé dans la carrière de l’existence, de sorte qu’il marche désormais sans s’arrêter comme la matière poussée par le choc d’une force mathématique. Voilà donc l’explication dialectique, c’est-à-dire, logique et psychologique, d’un univers créé.

Toute cosmogonie religieuse et spéculative n’est qu’une tautologie ; l’exemple que je viens de citer le prouve suffisamment. Dans une théorie cosmogonique, que fait l’homme ? Il définit, il déploie, il explique l’idée qu’il a déjà de l’univers ; l’explication cosmogonique est donc identique avec celle qu’il en donne ailleurs. Il en est de même dans le cas présent : l’univers est une machine inerte, par conséquent elle ne s’est pas produite elle-même, elle doit avoir été faite par un mécanicien, un architecte suprême, par un démiourgos. Sur ce point la conscience religieuse est d’accord avec la théorie mécanique, mais bientôt elles se sépareront pour devenir deux ennemies le théoricien mécanique n’a besoin du Dieu créateur que pour faire confectionner son univers ; l’univers est fait, le créateur se voit congédié pour toujours, et le théoricien mécanique est même très content d’en être débarrassé : il porte déjà au fond de son raisonnement le levain de l’athéisme en germe. Bien autrement l’homme religieux : son monde créé reste toujours en dépendance de Dieu, il reste toujours semblable à une bulle d’eau qui rayonne brillamment dans la lumière, mais qui peut disparaître dans un instant. Ambroise dans son Hexameron (I, 6), dit très bien : « Voluntate igitur Dei immobilis manet et in seculum terra… et voluntate Dei movetur et nutat : non ergo fundamentis suis nixa substitit, nec fulcris suis stabilis perseverat, sed Dominus statuit eam et firmamento voluntatis suæ continet, quia in manu ejus omnes fines terræ[59]. »

La création comme acte hyperphysique de Dieu, voilà le dernier fil par lequel le théoricien mécanique est encore attaché à la religion ; il faut cependant avouer que ce fil est des plus minces et exposé à se casser à la première occasion. Aux yeux de cet homme la religion qui prêche la nullité présente du monde créé, n’est plus qu’une réminiscence, un souvenir de sa jeunesse passée, et il a par conséquent raison quand il refoule dans le passé le plus lointain le commencement de la création. Le présent, le monde existant remplit les sens, l’intelligence et le cœur de cet homme : la religion en décrète la nullité : cet homme, pour ne pas encore rompre ouvertement avec la religion, fait seulement reculer la nullité du monde jusqu’aux extrêmes limites du temps passé. Pour l’usage ordinaire et quotidien cette manœuvre suffit, l’homme n’est plus contrarié par les insolences de la religion ; il n’octroie à son Dieu qu’un droit historique, il lui arrache pouce par pouce tout le droit naturel, et l’intelligence humaine gagne par là l’entrée dans la carrière qui lui convient.

Il en est de cette hypothèse mécanique comme des miracles, que notre théoricien s’explique également d’une manière ordinaire, c’est-à-dire, mécanico-naturelle et éminemment prosaïque. Il ne les admet que comme des événements accomplis, comme des faits quasi-historiques d’un passé déjà éloigné ; il serait très fâché s’il y en avait encore devant ses yeux. Quand on ne croit plus une chose par propre volonté, mais seulement parce que d’autres gens y croient aussi, alors cette croyance est intérieurement morte, et son objet recule, comme un spectre qui fuit l’aube du jour, aux ténèbres d’une époque antérieure. La grammaire dirait : « Cet homme est content de ne croire qu’aux miracles qui sont non-seulement des perfecta, mais même des plus quam perfecta. » Autrement l’homme religieux à ses yeux égarés par la double-vue Dieu reste éternellement, c’est-à-dire, toujours présentement, la cause définitive et primitive de tout mouvement physique et psychique ; Dieu est ici la dernière et unique cause motrice ; posez à cet homme au nom de la théorie une question quelconque, et chaque fois il vous répondra par ce mot laconique Dieu. Cette réponse est nulle, c’est éluder la question ; elle définit par là les effets les plus divers comme n’étant qu’un seul effet d’une seule cause primitive. Dieu est ici une notion faite pour suppléer à la théorie défectueuse ; une explication de l’inexplicable qui n’explique rien du tout puisqu’elle veut expliquer chaque chose ; ce Dieu est la nuit de la théorie, la nuit complète où le dernier rayon du raisonnement critique s’est éteint, une nuit donc qui par là même est entièrement incommensurable, et qui plaît à l’âme affective. Dieu, c’est ici le non-savoir, l’ignorance, qui croit résoudre tous les doutes en les attaquant résolument et en les terrassant ; le non-savoir qui sait tout, puisqu’il ne sait rien de précis et de particulier ; tout objet qui attire et ravit la raison, fléchit ignominieusement devant la religion et perd son individualité. En effet, quel objet serait assez solide pour résister au regard fulminant de la prunelle de Dieu ?… La nuit, c’est la mère de la religion.

On se demande souvent, pourquoi l’esprit de la philosophie est-il si opposé à celui de la théologie ? Parce que, disons-nous, la théologie est opposée à la science, comme le miracle l’est à la nature des choses, à l’objet ; comme la volonté arbitraire et capricieuse (sic volo, sic jubeo, stat pro ratione voluntas, dit la théologie, en frappant du pied, avec les dames romaines de Juvénal), le vrai asile de l’ignorance est opposé à la raison et à la science. La philosophie regarde les lois morales comme des rapports, des catégories de l’esprit, des lois basées sur elles-mêmes ; la théologie n’y voit que des ordonnances, des commandements, des décrets de son Dieu. Elle s’abrite derrière la confusion qu’elle a répandue entre le bien et la bonté personnelle de son Dieu, elle dit : « Ce que mon Seigneur veut, est bon, et si je veux comme lui, je ne suis pas pour cela aveuglément obéissant, » mais ce n’est qu’un sophisme avec lequel on espère donner le change à l’adversaire. Le motif du bien dans cette supposition, en effet, n’est plus la volonté comme volonté, mais la qualité de cette volonté, qui est censée être divine et partant identique avec le bien ; en d’autres termes, telle chose est bonne, non parce que Dieu la veut, mais parce qu’il est bon en la voulant. Bref, la volonté est ici censée être dépendante de l’idée du bien ; un cas spécial, un commandement de Dieu, est ici dérivé de l’idée du bien absolu. Mais la théologie est loin d’entendre la chose de cette manière ; elle croit que la volonté comme volonté, la volonté formelle, la volonté tout court, abstraction faite de l’objet voulu, est réellement la source du bien : c’est la volonté capricieuse et despotique, sans loi ni raison. Je veux, voilà la cause suffisante, le motif décisif ; je suis le Seigneur de l’univers, et rien ne m’arrête. Delà une autre différence entre la philosophie et la théologie pour celle-ci un objet n’est sacré que comme institué par Dieu, pour celle-là parce qu’il est sacré par et en lui-même. C’est cette catégorie intérieure ou objective, la bonté d’un objet en et par lui-même, qui prévaut à la fin : car si vous la niez, vous avouez par cela même et malgré vous que Dieu n’est pas nécessaire par sa nature, mais qu’il l’est devenu seulement par un simple acte arbitraire, en s’instituant Dieu par un car tel est mon plaisir. Une fois l’arbitraire élevé à la hauteur d’un principe métaphysique, vous n’y pouvez plus tirer une limite nécessaire, mais vous pouvez y établir des limites, des variations arbitraires tant qu’il vous plaira, et la seule conséquence logique sera le non-sens sans bornes. Vous proclamez ainsi le Non-sens absolu, principe de toutes les choses existantes.

Il en est de ces lois morales comme de tout le reste. Quand, par exemple, on demande à la théologie : Comment faut-il expliquer le phénomène historique qu’on appelle le christianisme ? elle répond avec empressement qu’il ne faut point se donner la peine d’y réfléchir, et que le christianisme a été surnaturellement institué par son Dieu. Et pourquoi l’a-t-il institué ? puisqu’il lui a plu. Quare fecit Deus cœlum et terram ?…. quia voluit, s’écrie Augustin contre Manès ; mais cette explication augustinienne ne vaut pas plus que la manichéenne. La philosophie, au contraire, médite longtemps avant de répliquer : vous m’adressez, dit-elle, une question difficile à résoudre, car la raison, loin de se laisser entraîner par les transports de l’enthousiasme, marche péniblement à la sueur de son front à travers les études de l’histoire humaine et de l’histoire naturelle : un mathématicien ne demande qu’un seul point pour mettre la terre en mouvement, mais le philosophe n’a pas ce bonheur, il lui faut deux choses, le Temps et la Nature. Le temps dévoile tout mystère, la nature est toute-puissante, mais elle ne l’est pas par la simple volonté, elle l’est par la sagesse. 

Je dis donc la religion est une catégorie, cela signifie une forme essentielle de l’esprit humain, toutes les religions ont ainsi une base commune et des lois communes. Les philosophies occidentales diffèrent de celles de l’Orient, mais les unes comme les autres ont les mêmes lois logiques et métaphysiques, les mêmes formes intellectuelles, les mêmes idées générales la scolastique a produit chez nous la hiccité, qui exista depuis deux mille ans dans la philosophie sanscrite ; il en est de même quant aux religions. Aussitôt que le chrétien parle d’une religion païenne, il est obligé d’admettre l’identité intérieure et fondamentale entre elle et la sienne. Cette identité, c’est l’essence de la religion, et elle se manifeste même dans le fétichisme, triste caricature, il est vrai, mais qui est aussi instructive aux penseurs pour pénétrer la nature secrète de la religion, que le sont les passions et les aliénations mentales aux psychologistes. Chez quelques nations orientales et américaines on rencontre des idées religieuses qui ressemblent beaucoup au dogme chrétien, mais elles ne sont point les restes d’une religion historiquement primitive, ni les avant-courrières du christianisme.

Elles sont des idées nécessaires, sans lesquelles il n’y aurait pas de religion du tout ; elles se remplissent d’un contenu très divers en s’adressant à tel objet ou à tel autre, voilà les différences entre les religions. Ce contenu peut même être irréligieux ou contre-religieux, contraire à la véritable essence de la religion. Ainsi la chrétienne, loin de nous étonner par sa conformation particulière nous étonnerait si elle n’était pas telle qu’elle est ; elle répond à l’essence de la religion en général.

Le christianisme vint au monde moral, intellectuel, social, précisément quand ce monde dépérit. Les mille diversités et variations des religions de l’antiquité classique, avec tous leurs liens de nationalité et de morale, avaient été effacées et fondues par Rome, le monde classique s’affaissa nécessairement sur lui-même, il n’eut plus rien pour s’étayer. Une religion apparut donc, par contre-coup, dans une nouvelle phase, abstraite, nette, concentrée, plus adéquate à l’essence de la religion qu’aucune précédente ; comme quelquefois un enfant, membre d’une famille dépravée, se trouve tellement frappé de l’aspect du mal, qu’il en éprouve un désespoir sans nom et de là une antipathie immense pour le mal : cet enfant se replie forcément sur lui-même, et cherche dans le monde de son âme ce qu’il ne trouve pas dans le monde extérieur. Le bien, il est vrai, ne peut se reconnaître que par le bien, mais cela se fait aussi quand on le mesure d’après le mal : le sentiment du malheur que fait le péché, c’est le sentiment du bonheur que fait la vertu, ce sont des corrélatifs.

Les anciens philosophes païens, ceux des temps classiques comme ceux qui écrivaient sous l’empire des souvenirs classiques, Platon par exemple, ne s’élevaient pas à la notion de la vertu toute pure, parce qu’ils étaient distraits en pensant par des coups-d’œil politiques et nationaux de là des pensées louches et fausses, comme la communauté des femmes, l’avortement, l’exposition des enfants. Le christianisme était donc l’immense dégoût de l’homme pour ce qui avait été et qui était : après les jeux du Cirque chantés par Martial, l’hymne de Mallibranca : après le banquet de Trimalcion, la vallée de l’Absinthe : après les noces de Néron, la mort chaste et amoureuse de l’âme dans le Christ. Cela devait être, les lois naturelles ne se laissent jamais éluder ; après l’action, la contre-action. Voilà une explication triviale et profane, et pourtant juste.

« Mais, dit le croyant, que voulez-vous ? la religion chrétienne, malgré tant d’infamies faites en son nom, restera toujours nécessaire, elle justifie et sanctifie l’homme, elle le change profondément [60].

« Les passions, les faiblesses, les habitudes corrompues ont occasionné les atrocités dites religieuses, et Lucrèce se trompe avec son tantum relligio potuit suadere malorum ? »

C’est vrai comme jeu de mots, c’est faux comme thèse. Si vous voulez absolument appeler religion un mélange de philosophie, religion et morale, vous arrivez sans doute enfin à une religion où Dieu est le principe suprême de la vertu ; une pareille religion n’est assurément pas celle dont le poète épicurien parle : « Elle montra sa tête hideuse du haut du ciel, et terrible à voir elle plana au-dessus des mortels. » Remarquez toutefois que c’est ici la notion morale et non celle d’un Dieu, qui embellit et ennoblit la religion ; il s’agit du plus ou du moins de vertu qu’on attribue à ce Dieu. Mais alors, à quoi bon ce Dieu, qui n’est qu’un compendium de la morale ? Prenez elle-même, et vous vous passerez de lui. En d’autres termes, la différence entre une vraie et une fausse religion vient uniquement du contenu de la religion, de son esprit, c’est-à-dire, de l’idée qu’elle se fait de son Dieu. Les qualités des divinités helléniques étaient peu spiritualistes, et leur culte de même : telle notion de Dieu, telle religiosité. Le caractère de la religion, ce qui la sépare éternellement de la philosophie et de la morale, n’est donc bon, beau et saint que sous la condition d’être rempli d’une notion belle, bonne et sainte de Dieu. La sainteté seule, cette catégorie suprême de chaque religion, et dont la forme subjective est la foi, est tout à fait indifférente à la valeur morale de l’objet saint : les fétichistes trouvent que leurs idoles sont très sacrées, ils frissonnent de respect devant elles.

La sainteté n’est donc pas une notion primitive, ce qui est vrai est saint, mais ce qui est saint n’est point pour cela vrai. Une action sacrée peut être précisément le contraire d’une action morale, elle peut être un crime.

L’acte principal, dans lequel la religion manifeste son essence, c’est la prière. La prière est toute-puissante, non-seulement pour obtenir des choses spirituelles, mais aussi des choses matérielles ; de sorte que Dieu qui exauce la prière n’est plus la cause éloignée, mais la cause la plus rapprochée de tout effet naturel. Les causes, ou forces, dites intermédiaires disparaissent aux yeux de l’homme priant ; il veut aller immédiatement vers son but, il n’a pas besoin de traverser le milieu épais des intermèdes. Ce n’est que l’incrédulité qui voudrait restreindre la prière à des objets purement spirituels ; comme si l’essence de la religion ne consistait précisément à faire des miracles, à découvrir des miracles, et à expliquer toute chose miraculeusement[61].

Là où la religion commence, le miracle va commencer aussi, et la vraie prière est un acte de la force merveilleuse. Par le miracle extérieur les miracles intérieurs se manifestent ; c’est alors que dans le temps et l’espace, dans un fait spécial, se dévoile devant les sens de tout le monde ce qui est la base de la conscience religieuse : on y voit que Dieu est la cause générale, immédiate, surnaturelle de toutes choses. Jamais un miracle ne se fait s’il n’y a pas de l’enthousiasme, de l’amour, de la colère, bref, une exaltation quelconque de l’âme affective. Et c’est précisément dans cette affection que l’intérieur de l’homme se révèle ; uniquement dans le plus fort de l’affection la prière possède une énergie suffisante pour éclater en miracles. Des miracles ne s’opèrent que là où il existe déjà une intuition miraculeuse, c’est-à-dire, où l’homme a une manière de voir qui — que les lecteurs me permettent cette tautologie — veut et peut voir des miracles. Or, des miracles ne sont que des instruments par lesquels l’homme se soumet les lois naturelles et rationnelles ; par le miracle l’homme se moque de la nature. Le but qu’il a en agissant ainsi, est donc un but pratique : c’est l’utilisme qui le pousse à prier et à faire le miracle par le secours de son Dieu. D’où suit que la religion considère l’univers d’un point de vue subjectif et pratique ; il s’ensuit que Dieu, le faiseur de miracles par excellence, est de même un être pratique et subjectif, par conséquent point un être objectif, point un objet de la pensée. Le miracle de même doit son existence uniquement au manque de la pensée, et aussitôt que nous nous plaçons au point de vue de l’intelligence, l’être miraculeux et le miracle disparaissent tout d’un coup. N’oublions pas ici, du reste, l’énorme différence qu’il y a entre le miracle religieux et le miracle naturel ; on a généralement la mauvaise habitude d’effacer cette différence, dans le charitable but de donner le change à l’intelligence, afin qu’on puisse introduire dans le domaine rationnel et réel la contrebande du miracle religieux.

Or, précisément parce que la religion ne daigne pas regarder le monde du point de vue théorique, elle y reconnaît si peu la notion du genre que celle-ci se change et devient à ses yeux la notion de Dieu. L’être universel, réel, objectif de l’univers se transforme en un être surnaturel ; mais cet autre être, ce Dieu, est un être individuel qui possède toutes les facultés des individus humains, puisqu’il en est le genre personnifié. Voilà donc la nécessité absolue qui pousse l’homme religieux à mettre en dehors de lui son essence humaine, à l’objectiver, à l’adorer ; il ne saurait faire autrement, parce que la théorie est en dehors de lui ou — ce qui revient au même — parce qu’il est en dehors de la théorie. Ce Dieu est donc son alter ego, son autre moitié qu’il vient de perdre : il se complète dans et par son Dieu, il ne redevient homme complet que dans Dieu. L’homme religieux sent qu’il lui manque quelque chose, il ne sait pas quoi ? Eh bien, ce quelque chose, c’est son Dieu, et de là cet enthousiasme avec lequel il embrasse son Dieu, qui fait en effet partie intégrante de son essence humaine. Ainsi, Lactance (Div. Inst. III, 28) a raison : « La nature est un rien, absolument néant, aussitôt qu’elle n’a plus en elle la Providence et la Puissance divines, » et saint Augustin : « Omnia quæ creata sunt, quamvis ea Deus fecerit valde bona, Creatori tamen comparata, nec bona sunt, cui comparata nec sunt : altissime quippe et proprio modo quodam de se ipso dixit : Ego sum qui sum (De perfectione just. hom., c. 14). » La religion se moque de l’univers, puisqu’il est objet de la raison théorique et de la théorie rationnelle : elle méconnaît ce qu’il y a de sublime dans les travaux d’un naturaliste et dans les inspirations d’un artiste, dans les recherches d’un penseur ; elle reste constamment incapable de sentir les joies intellectuelles, les plus belles et les plus dignes de l’être humain. La vie s’offre à la religion sous une forme ennuyeuse et vide, elle en cherche le supplément nécessaire, et elle le trouve dans Dieu. Voilà donc ce Dieu devenu l’intuition pure, la vie de la théorie : theoria dans la signification si élevée, si large, si riche, si profonde que les philosophes païens donnaient à ce mot. Contre la grandeur de ce point de vue théorique il n’y a rien qui tienne ; l’homme y est content et tranquille, joyeux et bon, fort et modeste : bref, bienheureux. Quand il a pris place sur cette incomparable hauteur : il y est désormais dans la région de la félicité suprême qui ne peut plus être troublée, parce que son cœur discipliné et son intelligence systématisée y sont également satisfaits ; les objets dont il s’occupe luisent à ses yeux dans la lumière éternelle de la libre intelligence, ils y luisent comme un cristal de roche, comme un diamant, avec les couleurs et les rayons de la beauté suprême. L’intuition théorique et objective est esthétique, l’intuition subjective et pratique en est le contraire. Delà vient l’effort que la religion fait de retrouver en Dieu ce trésor perdu, cette intuition esthétique. Ainsi, ce Dieu est pour les hommes religieux ce que pour nous autres, pour les hommes de la theoria, est l’univers objectif : ce Dieu, loin d’être rempli de besoins pratiques et mondains, est la personnification de l’essence de la theoria esthétique. Aurèle Augustin exprime cela assez bien : « Pulchras formas et varias, nitidos et amœnos colores amant oculi : non teneant hæc animam meam, teneant eam Deus qui hæc fecit ; bona quidem valde ; » – « mais, ajoute-t-il en bon chrétien anti-naturaliste, Dieu est mon bien, et point ces choses là (qu’il a créées). » Confess. X, 34. Et encore : « Amandus igitur solus Deus est, omnis vere iste mundus, id est omnia sensibilia contemnenda ― utendum autem his ad vitæ necessitatem (Augustin, De moribus Eccl. cathol. I, 20). » Ainsi, c’est clair : tu dois admirer et aimer le Créateur, mépriser ses créatures, et seulement t’en servir pour les besoins de ton existence. Voilà la théorie et la pratique chrétiennes.

Le plus grand de tous les malheurs, et le plus souillant de tous les vices dont l’homme puisse se rendre coupable, est sans doute l’hypocrisie, soit subjective, soit objective ; et ce qu’il y a de triste, c’est qu’elle est devenue inévitable aussitôt que l’esprit scientifique a commencé à poindre sans que la foi dogmatique soit déjà suffisamment ébranlée. Bayle lui-même en est un exemple ; là où il s’efforce de démontrer, que la raison ordonne à l’homme de se retrancher dans la foi, qu’une chose peut paraître contraire à la raison quoiqu’étant véritable, qu’on n’abandonne pas la raison quand on la prend pour guide et pour soutenir par elle notre foi, etc. Bayle oublie ici (Entret. de Max. et Them. p. 23, 47-50. Rép. aux quest. p. 762, 1073) que Omnis res cognoscit se ipsam et pugnat contra non esse et amat se esse (Campanella, de sensu rerum, II, 15) ; d’où suit que la raison ne peut pas déraisonner, ne peut pas ordonner à l’homme de l’abandonner pour se soumettre à la non-raison, à la croyance dogmatique ; du reste, une fois admis le principe de l’insuffisance de la raison, comment lui ajouter foi quand elle nous dit : « Je suis insuffisante en matière de religion ? » Elle-même se dit indigne d’être crue, nous hésiterons par conséquent de lui croire quand elle se dit insuffisante. Voilà où même un Bayle est conduit par l’hypocrisie objective… La méthode qu’il suit pour effacer les différences entre foi et raison, n’est qu’un sophisme ; il sépare par exemple Dieu en deux Dieux, l’un bon et compréhensible pour notre raison, l’autre en apparence méchant et — partant, dit-il — incompréhensible, donc un objet de notre foi. Cette séparation est trop mécanique pour pouvoir résister à la critique, et en outre, Bayle congédie la raison quand il laisse renverser une notion primitive ou une conséquence logiquement légitime, par un fait dit historique, qui est isolé, nu, inintelligent. Dieu-le-Bon, avait dit Bayle, est en contradiction avec Dieu-le-Méchant, le père aimant des hommes en contradiction avec le despote qui, uniquement pour son bon plaisir satanique, les souille du péché originel ; cette contradiction est assez puissante pour que Bayle l’aurait dû maintenir. Au lieu de le faire, il la ploie, il la brise sous le poids du mythe biblique ou de la tradition fabuleuse.

Il ne voit donc pas que par-là il invite la foi basée sur des autorités, foi nécessairement aveugle, sourde et partant imbécile, à prendre possession de l’individu et de la société ? Il oublie ici qu’il l’a vaillamment combattue dans le Comment. phil. et ailleurs. En habile opérateur il a réussi à couper jusqu’au dernier tous les liens par lesquels le dogme de l’éternité des peines infernales était attaché comme membre chéri à l’organisme religieux ; il a dit contre ce dogme, qui lui parut être le principal, tout ce qu’on savait dire dans son époque, et cela doit nous concilier avec Bayle. Ce penseur français frappe les dogmes sans les tuer, c’est une faute, mais pas plus grande que celle des philosophes allemands qui protègent et justifient les dogmes sans les entendre dans le sens de l’Église. Cette confusion d’idées, qui ressemble fort à un mensonge et à une lâcheté, date en Allemagne de Leibnitz qui, malgré son apologie de la foi, fut appelé par le bas peuple hanovrien monsieur Sans-Foi (Herr Loevenix), probablement parce qu’on le vit rarement à l’église. Il n’y a pas de juste milieu : les dogmes eux-mêmes prononcent hautement, hautainement ce qu’ils sont, ils ne sont point des symboles muets, des allégories susceptibles d’un million d’interprétations, il faut donc ou les accepter sans condition, ou les rejeter sans exception, et si la science en veut faire un objet, que cela soit seulement dans les recherches critico-génétiques.

Gardons-nous d’en faire un objet de la spéculation métaphysique et mystique ; elle fait semblant de critiquer, mais elle est dépourvue de toute faculté critique et ne sait faire que des explications arbitraires et capricieuses, sans jeter un regard dans la nature intérieure de l’objet. Quelques auteurs s’écrient : Nous allons perdre avec nos dogmes les mystères de notre pensée, mais c’est encore une erreur ; les vrais mystères, les véritables secrets de l’univers sont bien autrement puissants et féconds, attrayants et vivifiants que toutes les fantasmagories de toutes les théologies dogmatiques. Les pierres et les plantes par exemple ne possèdent plus que des qualités naturelles, et précisément à cause de cela on leur en a trouvé de plus dignes de la pensée et de plus admirables que celles, dont la pieuse superstition païenne, juive et chrétienne les avait gratifiées,

C’est surtout la manie de personnifier et de concentrer en une seule personnalité, qui fut poussée à l’extrême dans le christianisme, de sorte qu’il adora la notion de la personnalité, la Subjectivité comme telle ; de là l’incapacité des chrétiens de comprendre ce qui n’était pas personnel[62]. Bayle même avoue : « Encore aujourd'hui ceux qui sont capables d’examen, trouvent dans la passion de l’amour, soit à l’égard de ses causés, soit à l’égard de ses effets, tant de caractères d’incompréhensibilité qu’ils sont obligés d’y reconnaître le doigt de Dieu et un établissement primitif de sa providence particulière. » Mais ni cet établissement ni ce doigt n’expliquent à Bayle et aux chrétiens en général la chose dont il s’agit. L’amour est l’instinct de l’espèce tout entière, quelque chose de générique qui est par conséquent l’opposite de l’instinct de l’individu, et qui doit être appelé mystère si l’on donne ce nom à tout ce qui ne se définit pas sous la forme d’une personnalité. Les philosophes païens étaient loin d’éprouver ce respect illimité pour le personnalisme. Quant à Bayle, il faut se souvenir que l’esprit humain, dans l’époque de ce grand anatomiste de la pensée, était renfermé entre la foi et la nature, également incompréhensibles à ses yeux et qui lui semblaient deux abîmes, l’un devant, l’autre derrière lui. Elle était donc là, la raison humaine, haletante et indécise : elle n’avait encore compris ni l’origine de la foi, qu’elle regarda en tremblant comme une révélation d’en haut, une autorité qui n’eût pas besoin de se légitimer, une loi absolue et positive, ni la nature, dont les causes et les effets étaient également inconnus ; le principe universel était figuré dans l’idole idéaliste qu’on appelle le Dieu subjectif ou personnel ; on frissonnait d’horreur déjà à la seule idée du Dieu spinoziste ou impersonnel, car on ne pouvait pas encore concevoir la valeur de l’essence divine émancipée des entraves de la personnalité divine, on était absolument hors d’état de comprendre l’univers autrement que comme produit d’une intention, l’ouvrage d’un artiste.

Delà le système des causes occasionnelles : le Dieu personnel, composé de toute-puissance, toute-sagesse et d’autres qualités, toutes élevées à la personnalité et condensées dans une personne, met en mouvement mon bras, ma volonté n’a que l’air de le faire : je ne sais pas quel muscle il faut contracter, or ce que je ne sais je ne peux le faire, donc ma volonté n’est point la motrice de mon bras. Cette explication, qui suppose des forces subjectives, personnelles en Dieu pour en déduire les forces également subjectives personnelles en moi, n’explique point l’énigme dont il s’agit. Et pourtant, la nature était l’objet de prédilection que les philosophes étudiaient, chaque fois qu’ils se détournaient avec un noble dégoût du gâchis des matières proprement religieuses. Mais les sciences positives de la nature n’avaient que commencé de naître, des cas exceptionnels attiraient plus que les faits ordinaires de la nature l’attention des observateurs, les critéria manquaient, la critique était encore au berceau. Il en était de même sur le domaine de l’histoire : « Plus on l’étudie, plus on en connaît l’incertitude, » s’écrie Bayle avec tristesse (Crit. gén. 53. Nouv. de la Rép. 185. V) et c’était là encore un résultat de la théologie, qui avait tout fait pour corrompre les annales.


Chapitre XXI.

La Contradiction dans l'Existence de Dieu.


Qu’est-ce qu’il y a de bon, de vraiment salutaire dans la religion ?

Qu’est-ce qu’il y a de mauvais, de vraiment délétère dans la religion ?

Voici la réponse :

Là, où la religion exprime le rapport entre l’essence humaine, elle est bonne et humanitaire.

Là, où la religion exprime le rapport entre l’homme et l’essence humaine changée en un être surnaturel, elle est illogique, menteuse, et porte dans ses flancs le germe de toutes les horreurs qui désolent la société depuis soixante siècles ; là elle est surtout le principe suprême métaphysique qui fait verser le sang de la victime humaine devant l’autel des idoles, sur l’échafaud ou au champ des massacres, en l’honneur d’un Dieu unitaire et trinitaire.

Au commencement la religion est innocente, et quand elle croit voir l’être humain sous forme d’un être surhumain, elle efface aussi avec une joie poétique cette séparation immédiate de l’homme et de son Dieu, en identifiant naïvement ces deux êtres. Mais quand elle devient plus âgée, elle commence à raisonner, elle réfléchit sur sa propre essence, en un mot elle devient théologie, cela veut dire qu’elle élabore systématiquement la séparation des deux essences humaine et divine, et qu’elle détruit avec une fureur anti-humaine, infernale, sophistique leur identité qui avait déjà commencé à se montrer.

Le Dieu créant et gouvernant tel que les théologiens catholiques et acatholiques l’enseignent, avions-nous dit, est aussi méchant que le Démon ; —  il l’est encore plus parce qu’il n’est pas ouvertement méchant ; il simule une suprême bonté, il dissimule sa malice, et ressemble surtout, non à l’Être humain en générât, mais un homme d’un naturel rusé et profondément dépravé : « Dieu ne peut avoir eu dans ses actions, dans ses décrets et dans sa providence d’autre fin que sa propre gloire (dit Jurien). » « Mais ce qui va décider de tout, c’est le souverain droit de Dieu sur ses créatures, cette puissance sans bornes doit imposer silence à l’homme. » Et Jacquelot « Quand Dieu créa l’univers, il n’avait pour but que lui-même et sa propre gloire. » —  « Des masses immenses d’âmes humaines périssent, mais (dit Jurien) n’importe, elles ne périssent que par leur faute : Ipse est finis, et gloriam suam plus amat Deus quam omnes creaturas. » Ce n’importe doit flatter singulièrement une pieuse oreille.

Mais voici la fleur, Th. Beza nous la présentera : « Dieu s’était proposé de créer tous tes individus humains pour sa gloire or, cette gloire ne saurait guère être manifestée et reconnue que sous forme de justice et de miséricorde ; donc il a décrété et arrêté un jugement éternel et immuable, dans lequel il donne de pure grâce a quelques-uns le bonheur éternel, et a d’autres la damnation éternelle ; c’est pour manifester là sa justice, ici sa miséricorde. » C’est clair au moins les autres partis ont eu tort d’attaquer Bèze, qui est ici d’accord avec le Père des Pères (Civit. Dei, XXI, 12).

« Dieu arrangea donc la possibilité du péché originel, pour faire naître la misère afin que sa miséricorde puisse s’exercer… Mais toutefois sans aucun coulpe de Dieu. » Le Démon est moins diabolique que ce Dieu qui fait cacher sa méchanceté par les théologiens derrière une apparence d’amour paternel ; ils ont du reste fait des sacrifices pour lui rendre grâces ; les protestants lui ont immolé leur intelligence et même le principe de leur foi réformée, qui dit précisément que Dieu, mourant sur la croix, aime ses créatures plus que sa propre gloire, et les catholiques ont fait fumer son autel du sang des victimes humaines, qu’ils abattaient, non comme leurs prédécesseurs, les païens, pour concilier Dieu, mais pour honorer sou nom. Ce qu’il y a de piquant dans tout ceci, c’est l’absence complète de toute logique. On commence par définir la divinité comme un Être individuel qui ne diffère point de tout autre être individuel ayant ses limitations, ses affections spéciales, sa manière de voir à lui, et on finit la phrase par glorifier l’incomparabilité et l’incompréhensibitité de ce Dieu. En d’autre termes, la théologie, en voulant hautainement franchir les lois de la raison, tombe dans l’abîme du caprice et de l’arbitraire.

L’atrocité de Bèze et Calvin est toute théologique, et n'appartient pas à leur époque, car leur contemporain, G. Bruno, a pu prononcer les idées les plus pures, les plus sublimes : « Non ſa Giove le cose a modo de gli particolari efficienti ad una ad una con molte attioni… ſa con un’atto semplice e singolare (Sp. de la bestia, I, 77) ; » tandis que Tertullien donne même un corps a son Dieu trinitaire. Certes, religion sans aucune trace de philosophie est idolâtrie mais il y en beaucoup de sortes. G. Bruno dit que les dieux exigent de la vénération et de la crainte non pour leur gloire, mais uniquement pour le salut de l’homme : « Ils ont fait les lois universelles pour communiquer la gloire divine aux Mortels, et nullement pour la faire augmenter par ceux-ci. » Le Dieu du théologien est représenté ainsi par l’égoïsme, celui du philosophe italien par la simplicité naïve (semplicità) de la vertu qui se manifeste sans s’en glorifier, même sans s’en apercevoir.

Ce n’est donc que la philosophie qui, en dépit du chevalet et bûcher, soit capable de s’élever au-dessus de l’anthropomorphie et de l’anthropopathie. Cette idolâtrie doit avoir été très enracinée au temps de Bayle : on voit avec douleur comme il est prolixe dans ses dissertations, comme on ne se fatigue pas en démontrant ab ovo les vérités les plus élémentaires, qui depuis sont devenues des axiomes, sur lesquels on ne discute plus si l’on n’est pas frappé d’aliénation mentale. La religion avait fait séparation d’avec la raison et la morale, elle avait par là aveuglé les yeux au point de ne plus distinguer les différences entre le droit et le tort, le bien et le mal, entre l’utile et le nuisible ; les têtes étaient tellement endurcies par des préjugés religieux, les cerveaux étaient tellement comprimés, que la philosophie se voyait obligée d’employer des opérations chirurgicales très compliquées, de les trépaner pour leur instiller une petite goutte de bon sens.

Bayle, dans son Commentaire a affaire avec des hommes religieux tombés dans une entière sauvagerie intellectuelle et même dans une dépravation complète de la volonté, incapables de comprendre les vérités les plus évidentes et, si par hasard ils avaient compris, capables de les falsifier pour les nier ; avec des gens chez lesquels on doit essayer les traitements tes plus divers, avant d’en trouver un qui réussisse. Bayle a donc commencé chez eux par l’a b c, par la grammaire élémentaire du bon sens, en leur démontrant même les prémisses de ses démonstrations ; dans le Commentaire, par exemple, il soumet saint Augustin à un examen rigoureux sur les notions fondamentales de la logique et de la morale, et cela ressemble à une longue et dure enquête pénale où le juge d’instruction, avec une patience vraiment angélique, suit et démêle tes innombrables mensonges et faux-fuyants d’un criminel endurci pour en obtenir un aveu. Bayle y dissèque sous la loupe l’intolérance religieuse, ce monstre apocalyptique ; il y fait un calcul infinitésimal de la polémique, il est réellement pour la dialectique ce que Leibnitz est pour la métaphysique et les mathématiques ; il a introduit dans la polémique l’analyse de l’infini au point même de devenir un scolastique du bon sens. Bayle me paraît être l’homme qui a combattu l’intolérance avec des armes plus puissantes qu’aucun autre depuis la naissance du genre humain, car les efforts des sociniens et des arminiens avaient été disséminés et bientôt étouffés dans les flots de leur sang, L’intolérance toujours tourmentée d’un cuisant pruritus propagandi sui ipsius, ne cesse de trembler, car elle sait est vide de sens et de vérité, elle se craint elle-même, elle craint tout argument opposé comme une attaque mortelle ; en un mot, l’Intolérance, c’est le Démon. La tolérance. au contraire, est un signe caractéristique de la vérité, parce que celle-ci, toujours sûre d’elle-même. se reconnaît encore dans l’erreur, et n’ignore pas que l’unité infinie de l’Essence ne peut se manifester que dans la variété Infinie de la Forme. Or, la théologie augustinienne, avec les deux ou trois notions si mesquines dont elle dispose, exige l’intolérance ou, ce qui revient au même, une tolérance bornée, pour les abriter derrière le privilège contre tes flèches solaires de l’Intelligence ; donc elle adore le Démon. Luther, tout humain qu’il est, devient inhumain, diabolique, quand il combat la vérité, ce qui lui arrive dans sa terrible discussion avec le grand critique Erasme : « Je vous prie, vous tous, pour qui l’honneur de Christ et de l’Évangile est une chose sérieuse, que vous veuillez être ennemis de cet Erasme… Jusqu’ici j’ai hésité, je me disais si tu le tues, qu’arrivera t-il ? J’ai tué Thomas Munzer, dont la mort me pèse sur le cou, mais je l’ai tué parce qu’il voulait tuer mon Christ. » Un jour Luther dit aux théologiens protestants Pomeran et Jonas : « Je vous recommande comme ma dernière volonté d’être impitoyables pour ce serpent ; dès que je reviendrai en santé, je veux, avec l’aide de Dieu, écrire contre lui et le tuer. » La philosophie païenne est presque toujours tolérante : « On a eu raison de dire, que les mortels imitent Dieu de la façon la plus convenable par la bienfaisance et la charité ; et plus juste encore serait de dire qu’ils le font en vivant heureux (eudaimonosi), par des joies, des solennités, des discussions philosophiques et les arts des muses (Strabon) ; » Sénèque (De Ira, II, 6) a évidemment la même manière de voir : Gaudere læterique proprium et naturale virtutis est, et Leibnitz, dans sa critique des écrits du comte Shaftesbury, dit peu près la même chose.

La vraie religiosité est identique avec les vraies joies vitales, mais n’oubliez que parmi elles il faut compter la pensée logique et le cœur éclairé par la pensée [63].

Au commencement de la religion, la différence essentielle, qualitative de l’homme et de son Dieu est zéro ; l’homme, cet enfant naïf des époques primitives, ne s’en scandalise point . Ainsi, aux anciens Hébreux, le grand Jéhova était différent de l’homme quant à l’existence (âge, dimension, etc.), mais parfaitement identique avec l’homme quant à l’essence qualitative et intérieure : il avait les mêmes facultés, les mêmes qualités d’esprit et de corps comme tout autre Israélite. Un temps vint où le judaïsme, devenu plus âgé, avait perdu sa naïveté primitive, où il se mit à allégoriser, car il avait désormais honte de tous les anthropopathismes et anthropomorphismes, dont il avait jadis affublé sa Divinité nationale, et il tomba alors dans l’autre extrême, il établit une séparation des plus profondes, des plus impitoyables entre Dieu et l’homme. Il en est absolument de même dans le christianisme ; les plus anciens de ses codes et documents n’enseignent pas encore d’une manière bien frappante la divinité de Jésus-Christ, et saint Paul surtout nous le présente comme un être extrêmement vague, flottant entre le ciel et la terre, entre Dieu et le genre humain, comme le prince des anges, le premier-créé plutôt que le premier- de Dieu, et partant comme une simple créature de Dieu, ou, si vous voulez, un être engendré de Dieu ; mais alors avouez que les autres anges et les hommes sont aussi engendrés par Dieu. Ce n’est que plus tard que l’Église jugea à propos de lui donner le monopole d’un être éternel et non-créé[64]. Le débat par lequel la réflexion

théologique, qui fait de l’être humain un être transcendant, commence, s’exprime dans le dogme de l’existence de ce Dieu, et on en fait même un objet à démontrer.

Toute prétendue démonstration de l’existence de Dieu est par sa forme en contradiction avec la religion : la religion pose immédiatement l’essence intérieure de l’homme comme un autre être surhumain, et la démonstration veut ici démontrer que le droit est du côté de la religion. L’être le plus parfait et le nec plus ultrà pour la pensée humaine : voilà la prémisse de la preuve ontologique, qui est la preuve la plus intéressante de toutes, puisqu’elle en appelle au for intérieur de l’homme. Eh bien ! précisément cette démonstration ontologique prononce la nature secrète de la religion ; id quo nihil majus cogitari potest. Cette limite sublime de sa raison, au-dessus de laquelle on ne saurait plus méditer, c'est son Dieu ; or, cette sublimité infranchissable ne serait pas l’être suprême s’il n’existait pas réellement, et nous pourrions nous imaginer je ne sais quel être suprême plus sublime encore, qui lui serait supérieur par l’existence. Mais cette fiction ne peut avoir lieu à cause de la notion d’un être suprême ; qui dit suprême, dit par là aussi existence, et non seulement essence.

La démonstration ne diffère de la religion, qui, en effet, croit y découvrir une attaque insidieuse, que parce qu’elle fait de l'enthymème secret de la religion une conclusion formelle, et parce ce qu’elle explique et distingue ce que la religion combine : car la religion ne pense point en idée abstraite ce qu’elle appelle Dieu, ou le Suprême par excellence ; Dieu est pour la religion l’Abstrait et le Concret à la fois . Remarquez seulement que toute religion y fait une secrète conclusion, qu’elle laisse à l’état d'embryon sans se donner la peine de la développer : cela résulte de la méthode que suivent les religions quand elles font de la polémique entre elles. « Les païens, dit la religion chrétienne, n’ont pu imaginer quelque chose de plus élevé que leurs idoles, parce qu’ils étaient souillés par des passions infâmes ; leurs dieux reposent donc sur une conclusion, dont la prémisse est formée par les passions infâmes des païens : ils crurent que la meilleure vie était de suivre ses penchants, et ils étaient assez logiques pour adorer une vie de cette sorte comme une divinité. »

La religion chrétienne ne s’y trompe pas, mais elle ne sait ni ne peut parler avec impartialité dans ses propres affaires ; la conclusion logique est ici au-delà de l’horizon chrétien.

Les démonstrations de l’existence de Dieu veulent manifester ou objectiver l’essence humaine, et en même temps l’avérer. Il arrive donc que ces diverses démonstrations sont autant de formules, très intéressantes, très importantes, par lesquelles l’être humain s’affirme, s’objective, se manifeste à lui-même : ainsi, par exemple, la démonstration dite psychothéologique est l’affirmation d’une intelligence qui marche vers un but pratique. Considéré sous ce point de vue, chaque système philosophique est une preuve de l’existence de son Dieu.

Par son existence, ce Dieu devient donc un être en dehors de nous, il cesse d’être exclusivement à nous et d’être présent dans notre foi intérieure, dans notre âme affective, dans notre sentiment et dans notre pensée ; il acquiert désormais une énergie vitale, pour ainsi dire, il devient un être existant, et par là réel ou physique. Je sais bien que la théologie se permet encore ici d’escamoter les mots ; elle entend la phrase existence en dehors de nous, non dans son sens propre, mais dans un sens impropre, dans un non-sens ; elle ruine donc par là malgré elle l’existence de son Dieu ; car si la phrase existence en dehors de nous doit s’entendre d’une façon métaphorique, alors l’existence de Dieu aussi n’est plus qu’une métaphore ou une chimère : voilà où conduit la théologie sophistique.

Existence réelle, physique, naturelle, matérielle, n’importe le nom, est une existence qui ne dépend pas de mon activité ; une existence donc qui n’est pas seulement différente de la mienne (comme le voudrait la théologie), mais bien une existence qui exerce une influence irrésistible sur moi, et qui est là, en dehors de moi, sans que j’y pense. L’existence de Dieu serait donc une existence locale, qualitativement déterminable, bref matérielle. Or, Dieu n’est matériellement senti, vu, entendu par conséquent, Dieu n’existe pas pour moi si je n’existe pas pour lui ; cela veut dire qu’il n’existe que sous la condition que j’y croie ; ce Dieu est donc le résultat, le produit de ma croyance en lui. Si je n’ai point de penchant pour la religiosité, si je ne m’élève pas au-dessus de la vie des sens, Dieu ne sera jamais un objet pour moi. Il n’existe donc qu’autant qu’il est senti, pensé et cru, et je puis me dispenser d’ajouter « pour moi » ; d’où s’ensuit que Dieu existe réellement et non-réellement à la fois, ou, comme s’expriment les sophistes chrétiens, spirituellement. Or, exister spirituellement n’est point autre chose qu’exister en passif étant senti, étant pensé, étant cru. Donc, cette existence de Dieu a cela de singulier qu’elle balance entre existence matérielle et être cru : cette existence est donc un vrai hermaphrodite, une chimère, un composé de contradictions.

Vous pouvez raisonner aussi de la manière suivante : l’existence de Dieu est une existence réelle et physique qui manque de toutes les propriétés naturelles et réelles, elle est donc un être physique non-physique ou réel non-réel, un être qui appartient au domaine des sens et qui en même temps ne lui appartient pas. C’est donc là une existence vague et vide, une existence en général, qui est physique au fond, mais qu’on dépouille de tous les attributs d’une existence réellement physique. On en fait une influence contradictoire en elle-même, puisque l’existence doit être remplie, déterminée, vivifiée par la réalité. Cette contradiction insupportable engendrera nécessairement l’athéisme, comme je vais l’expliquer tout à l’heure, après avoir dit encore deux mots pour compléter cette série de mes déductions.

Jadis le brave naturaliste et jésuite Athanase Kircher, homme très savant et très crédule, énuméra six mille cinq cent soixante-deux preuves de l’existence de Dieu ; mais bientôt la téléologie en fournit davantage à la théologie. On démontra alors Dieu dans les minéraux, les feuilles, les sauterelles, voire dans les monstres et les démons : on eut une litho-, petino-, insecto-, acrido-, monstro-, dæmono-théologie (Schwartz : De usu et præstantia dæmonum ad demonstrandam naturam Dei, 1715) ; Fabricius dans sa pyro- et hydro-théologie, un autre dans une nipho-théologie, d’autres dans des dissertations savantes sur tel organe du corps humain, prouvèrent l’existence de Dieu. Même l’excellent Réaumur, qui se place sur le point de vue objectif, en disant : « Il y a assurément des causes finales particulières qui nous sont connues, mais peut-être y en a-t-il moins que nous ne croyons, » reste encore avec sa pensée dans la catégorie des tendances, du but, de l’utile, catégorie qui empêche toute véritable recherche naturaliste, parce qu’il y a en ce cas le Dieu extra-mondain qui s’interpose entre la nature et le naturaliste. Delà les théories si arides qu’on nomme mécanisme, matérialisme, occasionnalisme ; le mot d’Hippocrate : « La nature invente elle-même ses voies, mais non par l’intelligence (Ouk ex dianoïas), » fut décrié comme athée et païen. G. Bruno et Spinoza avaient seuls une idée de ce qui était la vie intérieure de la nature ; et encore le grand juif devait-il se laisser dire : Votre Substance, qui est le Rationnel, n’est ni raisonnable ni intelligente. » Mais la sagesse, la bonté, sont les attributs généraux et mal circonscrits d’un sujet personnel qui, non virtuellement (à cause de la toute-présence), mais essentiellement, est pensé comme existant hors de l’univers ; quant à la toute-puissance, elle est un attribut non-seulement non-déterminé, mais vide de sens. Comment maintenant établir une connexité entre les qualités vagues dont je viens de parler, et un être naturel déterminé ? On reconnaît Dieu également bien ou également peu d’un minéral A, d’un minéral B, d’un animal C. Au fond cette admiration de la puissance surnaturelle de Dieu n’était jamais autre chose que l’admiration qu’on avait pour l’objet-en-soi ; ce sentiment, d’abord très distinct de la religiosité, se mit dans l’âme de l’observateur en contact avec l’idée qu’il avait déjà de Dieu. Rien au monde ne peut empêcher l’homme d’avoir ce même sentiment tout séparé de cette idée. Or, la science naturelle ne sait que faire d’un objet dont on la force à tout instant de se détourner, pour fléchir le genou devant Dieu : elle préfère de se résigner tout à fait et laisser le champ libre à l’idée religieuse. Celle-ci en effet est parfaitement satisfaite par des observations extrêmement superficielles, par exemple qu’il y a chez les plus petites bêtes à peu près les mêmes organes que chez nous ; saint François-d’Assise fondit en larmes religieuses chaque fois qu’il vit l’insecte le plus mesquin. La théologie nuit à la philosophie, dit Bayle, et bien plus, aurait-il pu ajouter, à la science de la nature. Les cartésiens tourmentaient leur intelligence pour prouver la triste et fameuse thèse l’animal est une machine inanimée, et ils y réussissaient à merveille parce qu’ils s’adressaient à la théologie augustinienne, et Leibnitz avait une véritable manie de tirer non-seulement de ses propres idées, mais aussi de celles des autres philosophes, des conséquences théologiques.

La téléologie n’a pas même cela de bon qu’elle dirige notre attention sur la nature ; car la sagesse de Dieu n’y est comprise que dans un sens tout subjectif et en analogie avec le bon sens le plus vulgaire, le plus naïf, parfois très trivial et ignorant. L’homme persévérait théoriquement ainsi sur un point de vue extra-mondain, car la trivialité est bien quelque chose au dessous de la vraie nature ; tandis que pratiquement la théologie prépara le bâillon et le bûcher, et flétrit du nom d’athées Giordano Bruno et Taurellus. Leurs écrits, coupables d’athéisme précisément dans le même sens comme d’autres écrits, en d’autres temps, sont accusés du crime de lèse-majesté, sont, grâce à la haine des théologiens, désormais une rareté littéraire.

L'athéisme, disions-nous, est le fruit de la contradiction dans l’existence de Dieu. L'existence de Dieu paraît être essentiellement empirique, expérimentale, mais malheureusement elle n’a aucun signe empirique ; elle ne peut jamais être démontrée par l’expérience. On nous dit que Dieu existe réellement et non-réellement à la fois, nous avons donc parfaitement le droit de couper court à cette existence absurde et de dire : il n’y a pas de Dieu. Remarquez-bien que l’homme ne doit ni ne peut supporter la contradiction entre l’expérience réelle, qui ne lui montre Dieu nulle part, et les idées religieuses qui, pour lui prouver l’existence de Dieu, s’adressent constamment aux sens.

Kant, dans son jugement critique sur les preuves de l’existence de Dieu, dit qu’elle ne se laisse pas démontrer par la raison, et Hegel a tort de lui en faire un reproche. La notion de l’existence de Dieu chez Kant est tout à fait empirique, mais d’une notion a priori on ne saurait jamais inférer une existence empirique. Kant n’aurait cependant pas dû croire qu’il avait dit par là quelque chose de particulier. La raison ne peut pas faire d’un de ces objets rationnels et idéalistes un objet des sens : on ne peut pas en pensant un objet le mettre en même temps en dehors de soi comme une chose physique, et cette preuve de l’existence de Dieu va au-delà des limites de la raison, absolument dans le même sens, comme les actes physiques, voir, ouïr, sentir, vont au – delà de la raison. Il serait absurde de blâmer la raison de ne pas faire ce qui n’appartient plus à son domaine, mais à celui des sens.N'oublions jamais que ce ne sont que les sens qui puissent nous offrir la connaissance des choses empiriquement existantes. Or, l’existence de Dieu chez Kant ne signifie point cette existence intérieure, cette réalité intérieure qu’on appelle vérité, mais bien une existence formellement extérieure et physique, et on a parfaitement raison de dire, que la croyance à l’existence de ce Dieu n’a pas plus d’influence sur les sentiments intérieurs et moraux, que la non-croyance. On se trouve enthousiasmé et fortifié, il est vrai, par la pensée que Dieu existe, mais veuillez remarquer que dans cette phrase le mot existence signifie la réalité intérieure ou la vérité, de sorte qu’il en résulte un mouvement d’élévation sublime et vraiment religieuse. Mais aussitôt que le mot existence a la signification d’une vérité prosaïque et empirique, cet enthousiasme s’en va.

Ainsi, la religion devient une affaire indifférente pour le sentiment intérieur, quand elle se base sur l’existence de Dieu comme fait empirique. Dans le culte, la cérémonie du sacrement, dépourvue d’esprit, devient enfin l’objet sacré même ; d’une manière analogue la croyance à l’existence de Dieu devient l’objet principal de la religion, et on y omet entièrement la qualité intérieure ou le contenu spirituel croyez en Dieu ; cela suffit, cela vous sauvera. Ce Dieu peut bien être un monstre, un Néron, un Caligula, une image de ta vanité et de ta vengeance, n’importe : croyez toujours, ne soyez pas athée, cela doit suffire. L’histoire de la religion est là pour prouver la justesse de ce que je viens de dire : si la croyance à l’existence de Dieu, abstraction faite de la qualité de ce Dieu, ne s’était pas affermie dans les âmes sous le nom d’une vérité religieuse, on n’aurait jamais inventé tant d’idées affreuses qui exprimaient, disait-on, l’essence de Dieu.

De tout temps le pauvre athéisme a été décrié comme l’abolition de tout principe moral, comme la dissolution effrénée de tout lien vertueux ; on lui fait ce reproche encore aujourd’hui, en disant que si vous niez l’existence de votre Dieu, vous ne pouvez plus distinguer entre le bien et le mal, entre la vertu et le crime. Cela est très édifiant, mais peu vertueux, peu raisonnable, puisque quand on parle ainsi, on déplace la valeur réelle et intrinsèque de la vertu ; on la met en dehors, au lieu de la laisser subsister dans elle. Ce raisonnement erroné combine en effet jusqu’à un certain point l’existence de Dieu avec la réalité de la vertu, mais sans pour cela respecter la vertu[65].

Remarquons que l’existence empirique de Dieu n’est devenue une notion en vogue que récemment, depuis que l’empirisme et le matérialisme prirent place. Aux yeux d’un individu naïvement ou primitivement religieux, il est vrai, Dieu a une existence empirique et même locale ; mais il y a là encore de la poésie plus ou moins mystique, et l’imagination de cet individu identifie de nouveau le Dieu extérieur avec l’homme intérieur, avec l’âme affective. L’imagination est en général le vrai endroit de résidence pour une existence absente, qui échappe aux sens, mais qui est d’essence matérielle ; l’imagination, elle est comme une lanterne magique. « Le Christ, dit ainsi Luther (XII, 643), est monté au ciel ; cela signifie qu’il n’est pas seulement là-haut, mais toujours encore en même temps ici-bas. Il est monté là-haut afin que tout le monde puisse le voir. » Cette phrase veut évidemment dire que Dieu le Christ est un objet de l’imagination, un objet existant dans le domaine fantastique, une existence imaginative, et par là il est universel et appartient en effet à tout le monde, puisque tout homme a de l’imagination. Dieu existe dans le ciel ; or, ce ciel n’est rien autre chose que l’imagination, donc Dieu est universel ou tout-présent. Voulez-vous éviter l’athéisme ; jetez-vous bravement dans les bras de l’imagination capricieuse et fantasmagorique, qui est capable d’accoler une existence qui est du domaine des sens, avec une existence qui ne l’est pas. Dans l’imagination l’existence éclate en signes, et montre des manifestations ; là où Dieu est encore une ferme et solide croyance, il se dévoile parfois aux hommes, et les visions célestes n’y ont rien d’incroyable. Luther : « Tu n’as point à te plaindre en te comparant à Abraham ou à Isaac, car toi aussi tu as des visions, des apparitions divines. Tu as le saint Baptême, la sainte Cène, où le pain et le vin sont des formes sous lesquelles Dieu parle à ton cœur, à tes yeux et à tes oreilles » (il aurait pu ajouter : à la membrane muqueuse de ta bouche). « Ce Dieu t’apparaît dans le baptême, il te baptise, il t’apostrophe… Ainsi tout ici-bas est rempli d’apparitions et de conversations divines (II, 466 ; XIX, 407). » Tout cela va bien jusqu’au moment où le feu de l’imagination s’éteint ; avec lui disparaît nécessairement Dieu, cet arc-en-ciel religieux projeté dans des vapeurs ; en d’autres termes, là où les effets physiques de l’existence également physique cessent, cette existence même se meurt, parce qu’elle est dévorée par une contradiction interne. Cela fait, l’athéisme arrive, irrésistible et logique. Résumons. La croyance à l’existence de Dieu est donc la croyance à une existence particulière, séparée de l’existence de l’Homme et de la Nature. Une existence particulière ne saurait se manifester, se constater que d’une manière particulière : il faut donc des miracles, c’est-à-dire des apparitions immédiates, directes de Dieu, et ces miracles ne font point défaut. Mais là où la croyance en Dieu s’est déjà infiltrée de la croyance au monde naturel et aux causes naturelles, elle sera bientôt pulvérisée tout entière, et ne sera conservée que comme un souvenir du passé dans le grand musée du développement et des progrès humanitaires ; absolument comme la croyance aux miracles devient, elle aussi, à la fin un objet de ce même musée[66].

J’insiste encore une fois, et sans craindre de me répéter inutilement, sur ma thèse, que le Sentiment a nécessairement pour objet le Sentiment. La psychologie raisonnée, combinée avec la logique, nous démontre, en effet, que le sentiment est de la sympathie qui naît de l’amour fraternel du prochain ; et tandis que l’homme possède pour lui seul ses sensations, il ne peut avoir des sentiments que dans ses rapports sociaux. La sensation ne devient sentiment que par le contact avec d’autres hommes ; alors seulement nous voyons le pathos, la pathie, devenir sympathie. En d’autres termes, le sentiment, c’est la sensation esthétique et humanitaire ; l’objet de ce sentiment ne peut être qu’un objet humain où humanitaire. Dans le sentiment, l’homme est envers autrui dans une relation comme si cet autre était lui-même, et il perçoit comme les siennes propres toutes les joies et toutes les douleurs de cet autre homme. Ce n’est donc que par la communication que l’homme individuel élève la sensation égoïste jusqu’au sentiment. Le geste même, la main, le regard, le sourire, le baiser, le ton inarticulé, la parole, le chant, ne peuvent communiquer rien autre chose que les sensations du moi ; mais aussitôt qu’elles sont communiquées elles deviennent des sentiments. De la manière dont nous prononçons un mot dépend son impression : cela signifie qu’il devient un objet du sentiment, après avoir été auparavant un simple objet de sensation. Je dis donc que, sentir les sensations signifie avoir du sentiment.

Le règne animal se distingue des autres êtres précisément par la sensation sexuelle. Or, l’animal individuel s’élève au sentiment par sa sensation sexuelle plus ou moins momentanée ; l’animal individuel cesse alors de tourner, pour ainsi dire, autour de lui-même dans son isolement solitaire, il sort brusquement du cercle égoïste de ses sensations individuelles, il ne se met non plus en contact avec un objet inanimé quelconque (sa pâture, par exemple), mais il se rapproche d’un autre être individuel et animé comme lui, ayant les mêmes sensations comme lui et, remarquez bien ceci, d’un autre être qui est identique avec lui d’après l’espèce. Inutile de

développer ici que l’animal individuel n’élève ainsi ses sensations isolées à la hauteur du sentiment communicatif que par le mouvement de l’instinct sexuel, tandis que l’homme individuel fait cette ascension vers l’horizon de l’espèce ou du genre, non-seulement par l’amour sexuel, mais aussi par d’autres mouvements : la méditation scientifique, le penser logique, la contemplation de l’univers, l’amour fraternel pour l’humanité, etc. Dans chacun de ces mouvements-là, l’individu humain fait un acte général ; il franchit par là les étroites limites de son individualité, et s’élève au monde des généralités, ou du genre : — du genre humain, de l’humanité.

Il s’ensuit de ce que nous avons dit plus haut, que la nature universelle, dont les influences font naître dans l’individu humain tant de sensations, ne saurait devenir un objet de notre sentiment, que lorsque je la considère et que je la sens comme si elle était un être compatissant avec moi, un être sympathique ; en d’autres termes, lorsque je l’aurai anthropopathisée ou anthropomorphisée.

La religion doit donc nécessairement, sous une certaine condition, devenir un simple objet du sentiment, ou — ce qui revient au même — le sentiment devient nécessairement l’élément principal de la religion. Cette condition consistera dans la disparition de toute différence entre l’Être divin et l’Être humain. En d’autres termes, la religion est descendue dans l’élément du sentiment aussitôt qu’on a nié l’existence d’un Dieu objectif et différent de l’homme. Dans ce cas l’intelligence a déjà abandonné Dieu ; il n’y a plus la dignité d’un objet réel, d’un être indépendamment existant, d’un être réel qui se fait respecter par l’intelligence ; vite on s’empare de ce Dieu disparaissant, et on le transfère dans le sentiment. C’est là du moins, se dit – on, que l’existence de Dieu va rester inattaquée. Et, en effet, Dieu a trouvé dans le sentiment un asile assez convenable ; car faire du sentiment l’essence de la religion, signifie assurément en faire l’essence de Dieu même. Ainsi : j’existe, j’ai donc du sentiment, j’ai par conséquent mon Dieu.

Mais quel est ce Dieu – Sentiment ? ce Sentiment-Dieu ?

La réponse n’est pas difficile. Être sûr de Dieu, signifie ici être sûr du sentiment ; aspirer vers Dieu, signifie ici aspirer vers un sentiment illimité, pur, non – interrompu. Dans le cours de la vie ordinaire nos sentiments ne se succèdent qu’à intervalles, et ils laissent après eux souvent un état désagréable d’insensibilité.

Voilà donc Dieu devenu le sentiment le plus élevé, le plus puissant, le plus pur à la fois, que l’homme puisse sentir.

Dieu est l’être suprême ; par conséquent le sentiment que nous avons de ce Dieu, le sentiment qu’il remplit, est assurément le sentiment suprême. Or, le sentiment suprême doit être en même temps le plus haut sentiment que nous ayons de notre moi. En nous élançant aux plus sublimes régions de notre sphère sentimentale, nous sentons notre Dieu ; mais cela veut dire que Dieu est l’être suprême de notre sentiment, l’essence suprême de notre faculté sentimentale. Ainsi l’énergie de ton sentiment individuel est identique avec celle de ton Dieu. Le sentiment du moi est inséparable du sentiment en général ; s’il en était autrement, le sentiment ne serait pas le mien, ne m’appartiendrait pas ; en sentant le sublime, je me sens élevé moi-même ; en sentant le mesquin, l’immoral ou le laid, je me sens abaissé, comprimé, rapetissé moi-même.

Or, Dieu est l’être le plus libre, c’est-à-dire le seul qui soit libre ; il est donc le sentiment de la liberté la plus élevée dont l’homme soit capable. Comment pourrais-tu sentir l’être suprême sous la forme du sentiment de la liberté, ou comment pourrais-tu sentir la liberté sous la forme de l’Être suprême, si tu ne te sentais pas libre toi-même ? et quand est-ce que tu te sens libre ? Évidemment quand tu sens Dieu ; ainsi sentir son Dieu signifie se sentir libre. Et que veut dire cette phrase : Se sentir libre ? Évidemment se sentir affranchi de tout ce qui gêne, de toute douleur, de toute barrière dans l’espace et dans le temps ; tu t’élèves donc toi-même au-dessus de toute barrière que tu rencontres, ou plutôt que tu crois rencontrer. Dieu, par conséquent, comme Dieu-Sentiment ou Sentiment-Dieu, sera aussi varié et variable que l’idée qu’un individu ou une nation s’est faite de la liberté[67].

Toute la différence du Dieu des philosophes, des païens, des panthéistes et du Dieu personnel des chrétiens, se réduit simplement à la différence du cœur ou de l’âme affective d’un côté, et de la raison ou de l’intelligence de l’autre.

Qu’est-ce que la Raison ? C’est le sentiment du genre.

Qu’est-ce que le Cœur ? C’est le sentiment de l’individualité.

Je suis − dit le Cœur, Je pense − dit la Raison. Cogito, ergo sum doit être changé en Sentio, ergo sum. Sentir, c’est mon existence ; penser, c’est ma non-existence. Quand on pense, on s’occupe des généralités, du genre, on oublie volontiers sa propre personnalité ; penser, nous l’avons déjà dit, est l’acte générateur transporté du monde matériel dans la sphère spirituelle. Dans la vie intellectuelle, des individus s’entendent s’ils appartiennent au même genre : autrement ils se resteront étrangers, il n’y aura entre eux que des malentendus de toute sorte. Le désir de se communiquer intellectuellement est analogue avec l’instinct sexuel ; le cerveau produit des travaux scientifiques, artistiques, industriels, politiques, tandis que le cœur produit l’amour sexuel.

La raison est froide, elle dit toujours : Audiatur et altera pars ; elle aime aussi ce qui n’est pas à sa hauteur. Le cœur se détourne de ce qu’il ne reconnaît pas pour son égal ; il sacrifie le genre à l’individu, tandis que la raison sacrifie l’individu au genre. Le cœur est comme le foyer domestique, la raison est comme la res publica des Romains. La raison, c’est le dieu de la nature, le cœur, c’est le dieu de l’homme ; c’est une antithèse comme tout ce que je dis ici, et le lecteur doit savoir comment il faut entendre les vérités antithétiques.

L’homme désire bien des choses que la raison et la nature lui refusent ; le cœur les lui donne. Ainsi, l’immortalité de l’âme, la liberté céleste du paradis, Dieu, tout ceci pris dans le sens supranaturaliste ou surrationnel n’existe que dans le cœur. Le cœur lui seul est subjectivement l’existence de Dieu, l’existence de l’immortalité individuelle. Pourquoi demandez-vous encore une autre existence objective ? Contentez-vous donc enfin de celle-là ! Ne cherchez plus à tâtons un Dieu en dehors de vous ; vous l’avez déjà dans vous, cette image allégorique produite par le caléidoscope de votre âme affective.

Le cœur est donc un sauveur, il affranchit l’homme des liens et des barrières de la nature ; la raison est un autre sauveur, qui affranchit la nature des bornes et des limites de la matérialité plate et vulgaire. Voyez enfin, une fois pour toutes, cette inséparable connexité qui existe entre la nature et la raison. La nature est même la mesure et la lumière dont l’homme doit se servir, pour ne pas s’égarer dans le labyrinthe d’un idéalisme supranaturaliste ; il faut qu’il n’oublie jamais que ce qui est naturellement vrai, l’est aussi logiquement, et que ce qui manque de fondement dans la nature en manque tout à fait. Une loi qui n’est pas physique, n’est pas métaphysique non plus ; elle est chimérique : tandis que toute véritable loi métaphysique doit aussi se laisser démontrer et se vérifier physiquement. D’un autre côté, la raison humaine, c’est la lumière de la nature, et cela est dit contre le matérialisme dépourvu d’intelligence et d’esprit ; la raison humaine, c’est la nature des choses, mais cette nature en tant qu’elle acquiert conscience d’elle-même et qu’elle se reconstitue in integrum. La raison purifie les objets de toutes les souillures, de tout dérangement qu’ils n’ont pu éviter dans la mêlée des existences ; la raison reçoit les objets dans son sein, et leur rend leur véritable essence. Ainsi, pour n’en citer qu’un exemple frappant, presque tous les cristaux se rencontrent dans la nature sous des figures bien différentes de leur forme primitive, et cela va au point même que plusieurs d’entre eux n’ont jamais été trouvés dans leur forme primitive ; néanmoins, celle-ci est désormais acquise à la science. C’est une conquête faite par la raison minéralogique. Eh bien ! pourquoi voulez-vous opposer la nature à la raison comme un être radicalement incompréhensible ? Vous ne voyez pas que, quand la raison humaine (la minéralogie, en ce cas) réduit à leur forme primitive les formes secondaires et altérées, elle fait absolument ce que la nature avait voulu faire, et ce que la nature aurait fait, si elle n’eût pas été empêchée par des obstacles extérieurs. La raison humaine est donc assez savante et assez puissante pour jeter de côté les influences contraires et impures qui ont jusqu’alors voilé la véritable face d’un objet naturel, elle est assez créatrice pour égaler l’existence d’un objet à l’idée de cet objet. Le granit se compose de mica, de quartz et de feldspath ; souvent cependant il contient encore d’autres minéraux. Sans notre raison, et seulement guidés par nos yeux, nous embrasserions tout ce qu’on rencontre dans une masse granitique, sous la dénomination générale de granit, de telle sorte que nous n’arriverions jamais à l’idée, à la notion granit. La raison humaine, qui ne cesse d’exercer une sévère discipline sur les sens, distingue entre les parties essentielles et les parties accidentelles du granit ; elle est donc véritablement, comme Socrate a dit de la philosophie morale, la sage-femme de la nature, qui explique, qui corrige, qui complète la nature.

Voyez donc la raison à l’œuvre : voyez comme elle sépare le nécessaire et le hasard, le propre et l’étranger, l’essentiel et le non-essentiel ; voyez comme elle ramène à la liberté les choses violemment réunies : voyez comme elle combine ce qui avait été violemment séparé ; voyez, réfléchissez, et vous vous inclinerez humblement en disant : Oui, la raison humaine est absolue, est suprême, est divine, si l’on tient à cet adjectif traditionnel du dictionnaire. La raison, qui opère ce que je viens d’énumérer, prouve par là même qu’elle est une puissance universelle et en même temps spéciale, c’est-à-dire, qui s’occupe de l’univers comme de chaque particule de l’univers ; une puissance qui, comme le Sauveur dans l’Évangile, sait lier et délier, joindre et séparer ; la raison humaine est donc l’amour suprême, elle fait le salut du monde, elle est le Sauveur de l’homme et de la nature. Ah ! vous croyez donc que la raison pourrait rétablir le texte original, pour ainsi dire, des choses, leur essence purifiée et idéalisée, même sans être elle-même l’essence la plus pure, la plus idéale ? Alors, vous êtes dans une erreur illogique et ridicule.

La raison humaine est impartiale. Elle trouve que le petit ver que nous foulons aux pieds, mérite aussi bien son attention que le soleil, que l’homme. La raison humaine est donc exempte de toute faiblesse, de toute sympathie particulière ; elle embrasse tout, elle est l’amour de l’univers pour lui-même, l’être tout-aimant et tout-miséricordieux. La raison humaine fait la grande apocatastase, elle ressuscite tout objet trépassé, elle concilie toutes les choses, elle fait la paix de l’univers. La raison humaine, devant laquelle la déraison théologique frémit, est bien d’essence universelle puisqu’elle s’intéresse pour l’universalité : la raison (ou ce qui revient au même, la déraison) théologique ne s’occupe dans son égoïsme étroit que de l’homme, mais la raison humaine veut faire, pour ainsi dire, une grande et belle fête des Tous-Saints, une fête universelle d’où aucun être ne serait exclu, ni l’animal dépourvu de raisonnement, ni le végétal muet et immobile, ni le minéral dépourvu de sensation. La raison, qui est ainsi remplie d’un intérêt illimité pour tout, est donc elle-même une essence illimitée ; qui oserait nier cet axiome psychologique, que l’essence d’un être et l’intérêt qu’il est capable de sentir, sont toujours en rapport direct ? L’intérêt qu’un être prend aux objets, ne va pas au-delà de l’horizon de son essence, mais il ne reste pas non plus en deçà.

La raison a une soif inextinguible de savoir tout, elle éprouve un désir illimité et infini d’apprendre : elle est, par conséquent, d’une essence infinie et illimitée. De toutes les entités, de toutes les existences générales la raison humaine est la plus haute, elle embrasse donc dans la périphérie de son savoir toutes les autres généralités, tous les autres genres. Un homme individuel n’est point capable de comprendre la raison humaine, elle n’a son existence adéquate que dans le genre humain entier, à travers l’étendue de l’espace et des époques passées, présentes et futures. Veuillez bien remarquer, vous qui nous combattez, que le développement de l’humanité dans l’avenir illimité est tout à fait inconnu à la science actuelle et bornée.

J’insiste principalement sur la différence que j’aperçois, en tant que penseur individuel, entre moi individu et la raison cette différence, c’est la limite des individualités mais en tant que sentant, je n’aperçois aucune différence entre moi et le cœur, et comme la différence disparaît, la perception de la différence et de toutes les limites individuelles disparaît nécessairement aussi. C’est là l’unique cause pourquoi aux yeux de beaucoup de gens la raison est bornée, et le sentiment illimité et infini. Le sentiment, le cœur humain, est assurément infini et illimité, puisque l’être humain est un être rationnel ; la raison humaine est universelle et illimitée ; l’homme individuel ne comprend par l’intelligence une chose que quand il s’intéresse pour elle par le sentiment, par le cœur.

Ainsi, la raison est l’identité de l’être de la nature purifiée de toute limite et de toute tache, et de l’être de l’homme : c’est l’être universel, c’est la divinité universelle. Le cœur, quand on le considère comme séparé de la raison, est le Dieu particulier.


Chapitre XIII.

La Contradiction dans la Révélation de Dieu.


La notion de l’existence touche de bien près la notion de la révélation. Le Dieu existant donne signe de vie, et on dit qu’il se révèle ; son témoignage est trop authentique pour être récusé. Les preuves subjectives de son existence sont rationnelles, et partant sans valeur aux yeux de la religion, qui préfère ici la preuve objective. La révélation, c’est la parole que Dieu fait entendre à l’oreille humaine ; c’est le bon message, la bonne nouvelle ; Dieu a parlé, donc Dieu existe. Voilà au moins une conclusion logique. Par la croyance à la révélation, notre conviction subjective de l’existence de Dieu devient un fait indubitable et historique. Un Dieu qui ne daigne pas se révéler directement, un Dieu qui n’existe pour moi que par moi, est un Dieu abstrait, subjectif, imaginaire, qui peut exister et ne pas exister sans que je le sache au juste. Ainsi, la croyance à la révélation divine est un acte de l’âme affective et religieuse, par lequel elle croit ce qu’elle désire et ce qu’elle imagine. La religion est un rêve, je l’ai déjà expliqué à plusieurs reprises ; un rêve dans lequel nos propres idées et nos affections qui naissent sous la voûte de notre crâne, nous paraissent exister en dehors de nous comme des êtres indépendants ; l’âme religieuse ne sait ni ne peut distinguer entre objectif et subjectif, elle ne connaît pas le doute, elle n’a des sens physiques que pour voir ses idées transformées en êtres physiques, mais nullement pour apercevoir les autres choses, le monde des objets. Pour l’âme religieuse, une chose théorique est un fait matériel, et remarquez qu’un fait matériel a cela de particulier qu’on ne peut pas le nier sans commettre un péché, une action immorale.

Nous disons donc qu’un fait accompli est ce qui est devenu objet de conscience, d’objet d’observation et de raison qu’il était auparavant ; une chose qu’il n’est plus permis de critiquer, qu’on est obligé de croire malgré soi-même (nolens volens), une chose enfin qui est irréfutable et brutale vis-à-vis de la raison théorique. Le christianisme, proclamant ses dogmes comme autant d’événements et d’objets physiques et irréfragables, frappa rudement la raison par ce formidable coup de massue appelé fait matériel ; il réussit à l’abasourdir et à l’ébranler. L’intelligence, devenue captive de cette foi matérielle et palpable, ne pouvait plus nier un article religieux quelconque, sans se rendre en même temps coupable d’un mensonge et d’une dénégation matérielle : l’hérésie devenait ainsi un crime, c’est-à-dire elle était désormais un objet du code Pénal. Et cela doit être d’après la logique : un fait accompli, un fait brutal pour ainsi dire, en théorie, se traduit nécessairement dans la pratique en puissance brutale, en pouvoir barbare ; sous ce rapport, il faut ne pas l’ oublier, le christianisme est bien au-dessous du mahométisme, qui ne reconnaît pas l’hérésie pour un crime.

Les théosophes allemands du temps moderne nous parlent perpétuellement de ce qu’ils appellent les faits de la conscience religieuse ; ils espèrent par là bâillonner notre intelligence, et rendre notre cœur un pitoyable esclave de leur philosophie si superstitieuse et puérile. Ces messieurs ne voient pas que ces faits de conscience sont tous relatifs, et varient selon les imaginations religieuses ; ou diront-ils peut-être que les divinités de l’Olympe n’ont jamais été des existences matérielles, des faits accomplis ? Præsentiam sæpe Divi suam declarant, dit Cicéron (de naturâ Deorum) ; il prouve dans ce livre intéressant et dans celui de Divinatione la réalité des articles de foi païenne par des argumentations dont se servent encore aujourd’hui les théosophes positivistes allemands et les théologiens en général, pour démontrer celle des dogmes chrétiens, soit catholiques, soit acatholiques. Les miracles les plus ridicules de la mythologie païenne étaient regardés comme des faits historiques, les démons et les anges étaient considérés comme des personnages réels, l’ânesse de Biléam avait réellement parlé. Quant à ce miracle zoologique, il fut cru par des savants du dernier siècle aussi pieusement que le miracle de l’Incarnation. Au reste, j’invite les théosophes de cette trempe d’étudier principalement le langage de l’ânesse de Bileam ; loin de s’être exprimé d’une manière incompréhensible pour une oreille initiée, ce quadrupède a parlé votre idiome maternel, messieurs les philosophes de la spéculation religieuse et positive. Oui, cette ânesse a déjà, il y a plus de mille ans, prononcé à haute voix les profonds secrets de votre sagesse. Veuillez donc retenir ceci un fait accompli est une idée dont on ne doute pas, puisqu’elle exprime un objet qui n’est pas un objet de la théorie, mais de l’âme affective ; et celle-ci, on le sait, désire que ses désirs soient réalisés. Un fait accompli est ce qu’il est défendu de nier, sinon extérieurement, du moins intérieurement ; un fait accompli est une possibilité qu’on croit être une réalité, une idée qui est nécessaire dans une époque donnée, et qui par là même offre alors à l’esprit une barrière infranchissable. Bref, un fait accompli est ce dont on ne doute pas parce qu’on n’en doute pas : criez à la tautologie maintenant.

L’âme religieuse est donc convaincue que chacune de ses affections intérieures, chacune de ses propres évolutions vient d’un autre être placé en dehors d’elle. Cette âme s’imagine d’être un être passif, tandis que son Dieu est un être actif. Remarquez cependant qu’il y a ici un cercle dans le raisonnement ; l’homme est passif vis-à-vis de Dieu, mais Dieu n’agit qu’à cause de l’homme (qui est aux yeux de la religion le but unique de la création) ; ainsi, Dieu est passif, mais, d’un autre côté, l’homme recevant de Dieu des révélations est passif, etc. Eh bien ! cette série de syllogismes entrelacés peut s’exprimer par la formule suivante : « L’homme est déterminé par lui-même. La révélation de Dieu est un mystère qui dit que l’homme se détermine lui-même ; cela est un peu prosaïque, j’en conviens, mais c’est vrai. Ainsi, Dieu est ici un lien, un vinculum substantiæ, qui sert de médiation entre l’essence ou le genre et l’individu ; l’homme se met donc en rapport avec l’essence humaine par l’intercalation d’un milieu, et ce milieu c’est Dieu ; Dieu est ainsi interposé par l’homme entre le déterminé et le déterminant.

La religion avoue elle-même qu’elle a fait des progrès ; elle se vante d’avoir abandonné des objets trop matériels, par exemple, le Jéhovah si ressemblant à l’homme ; mais elle est tout à fait intraitable quand il s’agit de l’objet dont elle s’occupe actuellement. Là elle ne veut point entendre raison, et elle se désole quand le philosophe critique lui démontre froidement ce qu’elle a déjà perdu et qu’elle va perdre tout à l’heure. Quel pieux ébahissement, par exemple, quand le dogme de la transsubstantiation alla s’écrouler ! elle était déjà perdue, malgré les tristes efforts de Descartes, aussitôt que ce philosophe eut anéanti les absurdes Qualités et les Accidents des scolastiques, qui seuls avaient garanti la possibilité de ce dogme. Les Pères de l’Église, et surtout le Père des Pères, disent : Non ob aliud vocatur omnipotens nisi quoniam quidquid vult potest (Civ. Dei XXI, 7, 8), en d’autres termes, Dieu peut tout ce qui lui passe dans sa volonté, dans sa tête ; c’est-à-dire, tout ce qui te passe dans la tête à toi. Gardons-nous cependant de croire que ces auteurs aient dû cette détestable idée aux influences de leur époque arriérée ; la foi seule en était la cause et saint Augustin est forcé d’admettre les miracles païens ; voilà où conduit l’impitoyable logique. On reproche à M. David Strauss qu’il renverse l’histoire humaine d’un bout à l’autre, mais elle a été, ce me semble, incertaine déjà longtemps avant lui, et elle ne gagne rien avec la méthode opposée, celle qui proclame le Miracle comme un fait réel, non mythique. Donnez-moi le Miracle pour ligne d’opération, et je vous prouverai sans la moindre difficulté, non-seulement tout ce que vous voulez, mais aussi tout ce que je veux je me fais fort de vous démontrer historiquement, par exemple, qu’un végétal naît de sa cendre, ce qui a été avancé par quelques écrivains respectables. L’orthodoxie a beau dire les vrais miracles ne viennent que de Dieu, ils sont surnaturels, ceux du Démon ne sont que des phénomènes extranaturels (Walch, Dictionn. phil. 2541) ; l’essence de ces deux espèces de miracles est identique. Sa signification, je le répète, est Toute-Puissance, ou du moins Puissance arbitraire et Caprice dans l’un comme dans l’autre cas. Cléricus a déjà prouvé que les prestiges des prêtres égyptiens devant Pharaon méritaient aussi bien le nom honorable de miracles que ceux de Moïse (Comment. Exod. VII, 11, p. 36), et en outre la différence quantitative, qu’il y a d’après les orthodoxes entre le plus et le moins de la force miraculeuse de Dieu et du Démon, est sans importance. Ils auraient dû démontrer une différence qualitative, mais celle-là n’y existe point. En revanche ils ont dit : le Démon a une puissance limitée par sa nature à lui, et Dieu une puissance limitée par la nature de l’objet ; c’est un sophisme. D’autres ont toujours avoué que le Démon faisait des miracles : vera miracula (Peucer, Comment. de præc. div. gener.), comme saint Augustin (Civ. Dei, XXI, 6) ; quand il ajoute (XVIII, 16) que le Démon ne sait faire que ceux que Dieu lui permet, il oublie que le Démon même n’existe que par la permission divine : Du reste, les jésuites disent « Le Démon peut faire qu’une vierge reste ce qu’elle est et donne néanmoins la vie à un enfant (Bucher, les Jésuites de Bavière, II, 363. Becker, Monde enchanté, I, 22). » Enfin, la seule différence entre les deux espèces de miracles est leur but ; mais ce but reste éternellement dans un rapport extérieur, un miracle de Dieu n’a point une différence objective, intérieure qui le fasse distinguer d’un miracle de Satan. Le changement de l’eau en sang par les magiciens de Pharaon vaut bien la transformation de l’eau en vin au banquet de Cana, abstraction faite de la tendance. Et le pieux sceptique Lamothe de Veyer avoue avec un profond soupir (IX, 363) : « Quoique Dieu seul fasse de véritables miracles, les mages de Pharaon produisirent de vrais serpents et de vraies grenouilles. L’on ne saurait donc user de trop de circonspection sur une matière où l’imposture se glisse témérairement… un même événement miraculeux est parfois revendiqué par la fausse aussi bien que par la vraie religion. » Quelle belle chose que le miracle théologique !

Pascal dit : « Il faut juger de la doctrine chrétienne par les miracles, il faut juger des miracles par la doctrine ; la doctrine discerne les miracles et les miracles discernent la doctrine. Tout cela est vrai, mais cela ne se contredit pas (Pensées sur les mir. I). » Au contraire, tout cela est faux, car tandis que la doctrine contient du vrai, les miracles reposent sur une fiction, sur l’ignorance, ou, mieux dit, sur une manière nonchalante et superficielle de contempler la Nature. On ne se donne pas la peine de lui regarder dans le cœur ; on la prend telle qu’on la rencontre à chaque heure et à chaque endroit, ennuyeuse, triviale, et pour interrompre cette monotonie on y fait jouer les intermezzos du ciel. Et on a tort, cependant, de regarder comme une lettre morte la vie universelle, et de ne vouloir voir l’âme de la nature que dans des faits plus ou moins variés et déréglés qui sautent aux yeux ; on a tort puisque, soit dit en passant, même les exceptions, les anomalies naturelles sont souvent les manifestations de la loi intérieure. « Les étamines dans des familles entières ratent à moitié, les capsules destinées à recevoir les fruits restent vides à moitié, voilà une loi naturelle ; souvent des formes tout à fait inutiles sont produites seulement à cause de la symétrie (Decandolle, Sprengel). » La philosophie humanitaire elle aussi connaît des miracles, mais ce ne sont jamais ceux que la théologie, comme un charlatan, aime tant à annoncer au public ; les miracles devant lesquels la philosophie s’incline, sont les merveilles de l’univers, des sciences et des arts : elle reste debout devant les idoles et les reliques des époques passées.

Cette puissance dite divine, qui, comme par enchantement, saisit l’homme naïf et naturel, soit qu’elle s’appelle force miraculeuse, révélation divine ou autrement, est le commencement de la civilisation. Il serait encore incapable de régler sa conduite d’après les préceptes de l’éthique, de la conscience, de l’intelligence ; il se construit donc de toute cette subjectivité humaine une divinité extérieure et objective, à laquelle il obéit.

La croyance à la révélation fait admirablement bien voir tout ce qu’il y a d’illusoire dans la conscience religieuse. « L’homme, dit-elle, ne peut rien savoir par lui seul sur l’essence de son Dieu, tout son savoir est vain et faux, terrestre et humain ; » voilà sa prémisse. Or, Dieu, cet être surhumain, ne se reconnaît que lui-même, et nous n’avons sur l’essence de Dieu, point d’autres renseignements que ceux qu’il nous a donnés par la révélation. Cette parole divine est donc profondément opposée et antipathique à la parole humaine, la révélation de Dieu heurte de front la raison de l’homme. Mais d’un autre côté, la révélation divine a été accommodée à la nature humaine ; Dieu ne se révèle ni aux animaux, ni aux anges, il parle donc un langage humain rempli d’idées humaines ; Dieu, qui s’occupe continuellement de l’homme, de manière qu’il verse son sang divin pour lui, doit nécessairement mesurer la révélation d’après la capacité des facultés humaines. Voilà donc Dieu qui est tout à coup forcé de s’accommoder, de condescendre, et ce qu’il pense ce sont des résultats produits par sa réflexion sur le salut ou sur la nature de l’homme ; en d’autres termes, Dieu se transporte dans l’homme et là, renfermé pour ainsi dire dans l’âme humaine, il pense sur lui, Dieu, dans la mesure humaine ; Dieu pense sur lui comme s’il était un homme. Veuillez maintenant chercher la différence entre la révélation divine et la raison (ou la nature) humaine ; vous en trouverez une, mais tout à fait illusoire, imaginaire, chimérique. Et le contenu de la révélation divine même est de provenance humaine, car il naît, non de Dieu abstraction faite de l’homme, mais bien, au contraire, d’un Dieu humanisé, d’un Dieu déterminé par les désirs et les besoins de l’homme. La révélation divine est donc une révélation humaine ; la vérité secrète de la théologie est l’anthropologie, comme chaque chapitre de mon livre l’a déjà prouvé. Dans la révélation l’homme sort de lui et retourne à lui, après un long détour poétique et fantastique. Le Christ, c’est Dieu, ou Dieu c’est un homme, voilà l’objet principal de la révélation ; de là aussi l’inébranlable certitude du chrétien d’être exaucé par son Dieu révélé, qui s’est révélé précisément comme Dieu d’amour et de miséricorde, c’est-à-dire comme un Dieu humain, tandis que le païen n’était jamais bien sûr d’être écouté par ses divinités. (Voyez Or. de vera Dei invocat., Melanchthon ; déd. tom. 3. —  Luther, IX, 538.) Ainsi, Dieu, c’est l’homme, et l’homme, c’est Dieu ; voilà le mot secret de la révélation. Les théologiens me feront-ils encore ici le reproche de transporter dans la religion ce qu’elle ne contient pas ? N’apprendront-ils donc jamais à regarder à travers la surface trompeuse jusqu’au noyau de l’objet sacré ? Jamais ; car la théologie cesserait d’exister si elle cessait d’être superficielle.

La croyance à la révélation n’est respectable que quand elle est enfantine, car l’enfant se laisse dominer et déterminer par les choses et les personnes, et la révélation a le but d’opérer pour l’homme par le secours de Dieu, ce que l’homme ne pourrait faire tout seul. L’on a aussi dit que la révélation était un élément nécessaire dans l’éducation du genre humain ; seulement, il ne faut pas oublier que l’homme au commencement de son développement aime à se représenter, en dehors de lui, dans des fables, des apologues ou des contes allégoriques, tout ce qu’il sent dans l’intérieur de son âme affective. Le poète des fables a pour but de moraliser et d’éclairer ses concitoyens, et il choisit cette forme parce qu’elle est éminemment convenable pour l’enfance, soit d’une nation, soit d’un individu ; mais en même temps il embrasse cette méthode d’instruction parce qu’il incline pour elle personnellement. Il en est de même quant à la révélation ; à sa tête il y a un homme individuel, le révélateur national, qui poursuit une tendance patriotique, mais en même temps cet homme vit dans les idées transcendantes par lesquelles il réalise sa tendance. Ainsi, l’homme a objectivé, sans le savoir, son essence intérieure à l’aide de son imagination. Cette essence générale portée hors de lui, devient irrésistible, car elle se combine avec l’imagination, et se présente comme la loi suprême de ses pensées et de ses actions : c’est désormais Dieu. Et jusque-là cette croyance à la révélation ne produit que des effets louables.

Mais, remarquez-le bien, la révélation fait naître des actes moraux sans qu’ils surgissent d’une source morale. C’est comme la nature qui produit, sans en avoir conscience, des œuvres qui ont parfaitement l’air d’être des manifestations d’une haute intelligence. La révélation est incapable de produire des sentiments vertueux : tout au plus elle produit des actions morales ; elle fait observer les commandements de la morale, mais puisqu’ils sont imposés par un législateur divin et extérieur, ils sont au fond étrangers à l’âme individuelle et au sentiment intérieur, qui finira par les regarder comme les simples ordonnances plus ou moins despotiques et arbitraires de la police. L’homme fait une chose parce que son Dieu la lui a ordonnée, et il s’habitue à ne jamais se convaincre lui-même de la valeur morale de cette action. Autos epha : —  Dixit : voilà tout ; Dieu ne peut lui ordonner que ce qui est bon. J. Clericus : « Quod crudeliter ab hominibus sine Dei jussu fieret aut factum est, id debuit ab Hebræis fieri, quia a Deo, vitæ et necis summo arbitro, jussi bellum ita gerebant (Comm. in Mos. Numer., 31, 7), » —  « Multa gessit Samson, quæ vix possunt defendi, nisi Dei, a quo homines pendent, instrumentum fuisse censeatur (le même auteur, Comm. in Judicum, 14, 19), » et Luther aussi (I, 339, XVI, 495) est persuadé que quand Dieu a fait par la main d’Israël et pour Israël des actes cruels ou atroces, perfides ou infâmes, il a bien fait. Si par hasard les commandements de Dieu sont d’accord avec la vertu, tant mieux pour la doctrine morale ; s’ils sont en opposition avec elle, cela ne regarde pas la foi révélée. Morale et révélation ne sont point deux lignes toujours parallèles.

La croyance révélée gâte ainsi le sens moral, le goût moral, l’esthétique de la vertu, pour ainsi dire ; elle fait malheureusement encore plus, elle empoisonne perfidement le sens du vrai, qui est le plus précieux, le plus délicat, le plus divin dans notre être. C’est là son véritable crime de lèse-humanité. La révélation de Dieu a cela de particulier qu’elle date d’une époque fixée, d’un lieu fixé, elle a été faite à un homme, à un peuple, à une nationalité, c’est-à-dire, nullement à l’homme en général, à l’humanité, au genre humain, mais à des individus particuliers qui étaient renfermés dans mille limites morales, intellectuelles et physiques. D’où s’ensuit que cette révélation veut être fixée à son tour, par écrit, afin que d’autres individus également bornés de mille manières en puissent jouir par la voie traditionnelle. Or, un résultat inévitable de cette tradition révélée sera la croyance aveugle à l’autorité religieuse et politique, seront la superstition et la sophistique religieuses avec toute leur mauvaise queue de fanatisme, de brutalités et de perfidies. Comment, vous vous en étonneriez, après avoir érigé en drapeau éternel pour tout l’avenir de l’humanité un pauvre petit livre historique, écrit sous des conditions temporelles ou plutôt temporaires, sous des circonstances particulières ? Et prenez-y garde, votre foi biblique n’est sincère, et partant respectable, voire même aimable, que quand elle accepte comme parole divine tout, absolument tout ce qu’on lit dans la Sainte Écriture ; mais aussitôt que vous y établissez des distinctions entre des phrases absolument divines et des phrases relativement divines, entre des mots surnaturels et des mots mondains, entre un sens éternel et un sens temporel, vous subtilisez, vous n’êtes plus que des hypocrites qui se donnent l’air d’être des croyants. Vous ne devez point séparer ; le moindre doute, scientifique ou autre, déchire pour jamais les mailles du tissu de la révélation écrite, Ce qui est réellement divin, est uni, entier, un et indivisible, basé sur Dieu ; la Bible est donc une fois pour toutes au-dessus de la critique. Un livre sacré diffère d’un livre profane en tout point, et pour le vénérer je n’ai pas besoin, ce me semble, de faire d’abord des études préparatoires ; je n’ai pas besoin d’aller à la recherche des traces de l’Esprit Saint, de feuilleter l’apôtre Paul, l’apôtre Pierre, et Jacques, et Jean, et Matthieu, et Marc, et Luc, avant de pouvoir dire : « Enfin j’ai rencontré un mot divin, valable pour tous les peuples et pour tous les pays. »

Elle était imposante, cette altière foi biblique du passé, imposante dans tout son fanatisme qui obscurcissait l’intelligence et brûlait le cœur, quand elle avançait hardiment que l’inspiration de Dieu s’était étendue à chaque mot et à chaque syllabe. On ne saurait en effet séparer le mot et la pensée ; l’un est l’habit de l’autre, une pensée donnée ne peut avoir qu’une seule expression déterminée, et qui la rend entière ; changez un mot, une syllabe du mot, une lettre de la syllabe, et vous changez sa pensée. Une croyance de cette sorte est de la superstition, je le veux bien, mais elle est franche, elle n’a pas honte d’elle-même. Voyez, le Dieu de la Bible a compté tous vos cheveux, et tous les moineaux, dont aucun ne tombe sans la volonté de Dieu, et il aurait négligé les syllabes, les lettres, et la ponctuation du texte biblique ? Il y va du salut éternel des âmes, et ce Dieu omniscient n’aurait pas dicté mot par mot les phrases divines ? il les abandonnerait à l’ignorance et à la méchanceté de quelques écrivains ? Impossible.

« Mais, dit-on, si l’homme n’était qu’un instrument, qu’une simple plume à écrire du Saint-Esprit, il n’y aurait plus de place pour la liberté humaine. » C’est un illogisme et un blasphème à la fois. La liberté humaine ne vaut assurément pas la vérité divine, et comme elle ne sait point faire autre chose que déranger le texte divin, nous nous passerons volontiers d’elle. Avec raison les jansénistes disaient aux jésuites ; « Vouloir reconnaître dans l’Écriture quelque chose de la faiblesse et de l’esprit naturel de l’homme, c’est donner la liberté à chacun d’en faire le discernement et de rejeter ce qui lui plaira de l’Écriture, comme venant plutôt de la faiblesse de l’homme que de l’esprit de Dieu (Bayle, Diction. Art. Adam (Jean). Rem. E.). »

Ainsi, il n’est plus permis de douter : la croyance à une révélation historique conduit irrésistiblement à la superstition ; elle mène à la sophistique. La Bible se moque mille fois de la vertu et de la raison ; or, elle est la parole de Dieu, la vérité éternelle, et la vérité ne doit jamais se laisser surprendre en flagrant délit de contradiction ; ce que Pierre Lombard exprime par la fameuse phrase : Nec in scriptura divina fas sit sentire aliquid contrarietatis (II, distinc., II, c. 1). Ce fas sit est délicieux… Les Pères de l’Église ont dit la même chose.

Remarquez ici en passant, que si le jésuitisme catholique exerce les armes de sa sophistique sur le domaine de la morale, le jésuitisme protestant (qui existe, bien que sans former une corporation) s’est choisi pour champ de bataille l’exégèse de la Bible. Mais ce qui est intéressant à savoir, c’est que la sophistique chrétienne est le produit de la foi chrétienne, surtout de la foi biblique. L’intelligence joue un rôle tout passif dans tout ceci ; la vérité absolue étant donnée objectivement dans la Bible et subjectivement dans la foi, on n’a plus qu’à se résigner ; qui oserait déployer une activité de réflexion vis-à-vis de la pensée de Dieu ? La raison se trouve ainsi dégradée au point de faire ce qui n’est pas de son ressort, et de ne pas faire ce qui en est ; elle n’a plus de critérium en elle-même, elle ne distingue plus entre vrai et faux, elle ne s’enthousiasme plus pour la vérité, elle s’incline devant ce qui a été dit dans la révélation, même si cela est déraisonnable et irrationnel. La raison se voit ainsi abandonnée sans résistance aux hasards de la plus détestable empirie ; elle doit protéger par des argumentations dites rationnelles tout le non-sens de la révélation ; la raison est ici vraiment le pauvre chien du maître (canis Domini), et elle n’a pas même la permission de choisir parmi les divers articles dogmatiques que la foi lui présente ; tout choix serait un doute, un crime de lèse-Dieu. Il arrive ainsi que la raison s’égare dans un penser indifférent, accidentel, intrigant, dépourvu de vérité, bref dans des sophismes sans fin. Plus l’homme fait des progrès dans la civilisation scientifique et industrielle, plus sa raison devient rebelle contre la foi révélée : alors le croyant ne trouve aucun autre moyen pour couper court à ce combat intérieur, que de nier effrontément le juste, et d’avancer capricieusement le faux. C’est là le moment où, voulant sauver l’Esprit-Saint de son Dieu, l’homme religieux commet le plus grave de tous les crimes, le péché contre le saint esprit de la Vérité.

Jetons ici un regard sur la vertu philosophique, si supérieure à la religieuse :

Quand on rit de l’Impératif catégorique de Kant, on lui rend, sans le vouloir, le plus grand honneur. La sévère parole de Kant, c’est un manifeste dans lequel la Morale annonce qu’elle est libre et indépendante de toute espèce de révélation, de toute sorte de Dieu là-haut ou là-bas ; c’est comme la foudre tombée du bleu du ciel au milieu de toutes ces théories d’un Bonheur éternel, du Péché originel, de l’Enfer, etc. L’Impératif catégorique, c’est la grammaire de la Morale, son commencement sec, rigide, mais indispensable. De là l’aversion des hommes religieux contre lui. Plus sublimes encore que les idées de Kant sont celles de Fichte, et vous avez beau fouiller le christianisme tout entier d’un bout à l’autre, vous n’y trouverez rien, absolument rien qui puisse égaler leur immense pureté, leur incommensurable grandeur, car le christianisme s’est cru obligé d’opérer sur une base qui n’est qu’un mélange d’idées morales et d’intérêts empiriques : il a fait comme toute autre religion. Ce spiritualisme de la philosophie idéale est souvent surhumain, antihumain, mais il l’est dans un bien autre sens que la religion ; Fichte est un héros presque incomparable qui sacrifie le monde entier avec toute sa beauté et toute sa splendeur à l’Idée morale. De là la sublime et effrayante monotonie de son système ; mais de là aussi le caractère sans peur et sans reproche de ce noble chevalier de l’idéologie. La religion est incapable de produire un caractère moral de cette trempe et de cette pureté ; elle n’admet jamais l’idée morale comme puissance indépendante avec laquelle on doive se mettre en contact direct ; elle ne s’adresse à celle-ci que par l’intermédiaire d’un Dieu personnel, et on ne sait que trop, maintenant, ce que c’est que cette Personnalité divine, si remplie d’antipathies et de sympathies, d’affections et de passions ; ce maître et père suprême, qui récompense éternellement ceux qui lui ont immolé leur courte existence terrestre. Ils ont beau dire : « Nous sommes vertueux sans jeter un regard sur le paradis ; » —  cela se peut bien, du reste, mais ils ne disconviendront pas que Dieu et bonheur éternel soient dans leur esprit deux notions identiques dont l’une renferme l’autre ?

Les chrétiens ont eu dès le commencement l’habitude de se vanter de leur humilité vis-à-vis de l’orgueil païen ; à leurs yeux les vertus des païens ne sont que vitia splendida, des vices resplendissants. C’est dur ; mais — soit. Or, si vous exercez vos vertus chrétiennes seulement parce que vous voulez aimer Dieu et être aimé de lui, vous n’êtes pas vertueux par amour du Bien et par haine du Mal ; et comme ce Dieu, d’après vous, est une Personne, vous tombez dans le culte de la Personnalité : c’est de l’égoïsme spiritualisé, mais toujours de l’égoïsme. Et si vous insistez avec tant d’acharnement sur l’orgueil païen, voyez d’abord s’il mérite ce nom, à côté du vôtre ; car se faire l’unique objet chéri de l’Être-Suprême est un orgueil bien plus énergique, que celui qui n’aspire qu’à se faire chérir et admirer par les hommes présents et futurs. L’orgueil chrétien se cache, il a l’apparence de son contraire. Du reste, quand le païen meurt pour la gloire, personne n’osera dire qu’il gagne à cet échange : la vie individuelle est incommensurable, et comparée à elle la gloire d’outre-tombe n’est qu’une ombre, qu’un vide ; le mahométan, le juif, le chrétien, au contraire, ont en perspective une récompense qui fait paraître nuls les plus grands sacrifices sur terre. Que signifient quelques moments de douleur physique et psychique, que signifient même soixante ans d’un martyre continuel, quand on les compare avec l’éternité du bonheur céleste ? Un païen civilisé et moral a sur le Bien une idée plus pure qu’un monothéiste également civilisé et moral ; car pour celui-ci le Bien moral n’est qu’un attribut de son Dieu, au lieu d’être son Dieu même. Kant, Fichte, Frédéric II, sont des païens ; mais montrez-nous des caractères religieux qui soient plus grandioses et plus purs à la fois ? Ils n’ont point de Dieu, mais ils vivent dans, par et pour le Devoir moral, et ce diamant est si fort qu’il peut rayer toute autre pierre précieuse. « Mon Dieu suprême s’appelle mon devoir, » disait Fréderic de Hohenzollern (Ouvr. complets, 1835. Berlin. P. 724).

Chapitre XXIII.

La Contradiction dans l’Essence de Dieu en général.


Le pivot de toute la sophistique chrétienne, c’est la notion du Dieu. On vous dit : « Dieu, c’est l’être humain ; » et on se hâte d’ajouter : « Dieu n’est point l’être humain, il est un être surhumain. »

Dieu est l’être universel et pur, l’idée de l’essence dans l’abstraction la plus complète : ce Dieu-là ne saurait figurer est même temps comme un être individuel et personnel. Dieu est personnalité, et en même temps il est impersonnalité, universalité. Dieu est donc le non-sens personnifié.

Dieu a une existence qui, dit-on, est plus certaine que la nôtre : et on s’empresse de modifier cette assertion, en disant que son existence est séparée de la nôtre et de celle des objets ; cela signifie que son existence individuelle ou particulière ; ce qui contredit tout ouvertement l’autre assertion, d’après laquelle l’existence de Dieu est universellement spirituelle, et imperceptible aux sens. La notion fondamentale est donc évidement une contradiction, qu’on cherche à couvrir de sophismes, mais on n’y réussit jamais. Un Dieu qui ne s’occupe pas de nous, qui n’exauce pas nos prières, n’est pas Dieu ; nous exigeons avec raison l’humanité comme un des attributs principaux de ce Dieu. Mais n nous réplique qu’un Dieu qui n’existe pas en dehors de nous, en dehors de l’être humain, en dehors de l’essence et de la nature humaines, en dehors de l’humanité, serait un misérable fantôme ; en d’autres termes, on nous impose un Dieu non-humain, anti-humain, inhumain. Un Dieu qui n’est pas de notre essence, qui n’a pas de l’intelligence, de la conscience, personnelles à la Substance de Spinoza ; ce n’est pas là un Dieu. On veut absolument que Dieu soit identique avec nous dans l’essence ; or, notre essence humaine ne se manifeste que par la personnalité ou la conscience du moi individuel ; donc la notion Dieu dépend ici de la notion personnalité, et on dit même quo nihil majus cogitari potest. Mais on ajoute immédiatement qu’un Dieu, qui n’est pas essentiellement différent de nous, ne mérite point d’être adoré.

La religion a cela de caractéristique qu’elle regarde involontairement, immédiatement et sans s’en rendre compte, l’être humain comme un être non-humain : mais si cet autre être, cet être non-humain devient un objet de la réflexion, la religion se change en théologie, et va porter désormais au front le signe ineffaçable de l’hypocrisie et de la prestidigitation.

Les croyants se sont toujours fâchés à propos des démonstrations de l’existence de Dieu ; ils ont toujours dit que cette existence ne pouvait ni ne devait être démontrée, puisqu’elle était immédiatement certaine. Les croyants se trompent cependant, et l’absurdité de cette assertion est prouvée par la raison et par l’histoire. Immédiatement certaine n’est point l’existence de Dieu, mais l’existence de la nature. Celle-ci est aussi immédiatement certaine que l’existence du Moi de l’homme. Car, enfin, comment vous y prenez-vous pour démontrer l’existence de ce Dieu, c’est-à-dire, d’un être qui diffère de l’homme et de la nature ? Vous faites assurément une déduction, au commencement du moins, pour arriver à l’existence de ce Dieu ; vous vous dites : « La nature ne peut pas exister d’elle-même, il faut donc lui supposer la préexistence d’un être qui diffère de cette nature. » Voilà une déduction qui n’est guère au-dessus de tout doute. Et si vous persévérez dans cette méthode déductive, prenez-y garde, c’est une lame à deux tranchants… Vous recherchez l’essence de votre Dieu, dont vous avancez si témérairement l’existence ; ce Dieu est, dites-vous, une entité qui n’est dessinée dans votre imagination qu’après lui avoir été donnée par la raison, par la réflexion, et abstraction faite de tout ce qui appartient au domaine des sens : ce Dieu n’a donc aucune des qualités qui sont propres à un être des sens. Or, quelle pourrait être l’existence de cet être ? Est-ce que l’existence d’un être non-physique, d’un être au-dessus des sens, pourrait être une existence physique et appartenant au monde des sens ? Cela serait impossible, puisque l’existence ne diffère jamais de l’essence.

Vous dites : « L’essence de notre Dieu appartient à la sphère de la raison abstraite, et, par conséquent, son existence aussi. » Très bien ; vous voulez dire par là que, comme une fois pour toutes l’existence de votre Dieu coïncide mathématiquement avec son essence, cette existence n’appartient non plus à la sphère des sens, mais, au contraire, à celle de la raison ; de sorte que, pour se convaincre de l’existence de ce Dieu, on n’a qu’à s’adresser à la raison réflective et abstractive. Faisons maintenant encore un pas, et voyons ce que c’est qu’un être perceptible par la raison seule ? Cela signifie, ce me semble, qu’une entité de la raison n’existe que pour la raison. Et cette phrase tautologique se transforme nécessairement en celle-ci : « Dieu, cette entité purement idéale, purement rationnelle, n’existe point en dehors de notre idée, en dehors de notre raison. » Cela doit être, car une existence qui diffère de la raison, ou qui reste en dehors de la raison, est une existence appartenant au monde des sens, une existence matérielle, physique : il n’y a pas d’autre espèce d’existences que ces deux-là. Donc, votre Dieu est l’essence de la raison ; nous y voilà arrivés au premier chapitre de cet ouvrage, la fin retourne au commencement.

Il coûte quelque peine, je le sais, de conclure de la non-existence physique à la non-existence en général ; on aime à regarder une simple entité idéale, un être simple de la raison comme un être réel. Cette difficulté tient à ce qu’on ne s’est pas encore habitué à distinguer franchement entre la pensée et l’essence ; on prend une chose pensée pour une chose réelle, on prend le subjectif pour un objectif, on prend penser pour exister. Quand on attribue à l’idée telle qu’elle est, la valeur de la vérité et de la réalité, alors on ne doute pas de l’existence réelle d’une entité qui exprime l’essence du penser, et qui est le point culminant ou central de l’abstraction même. Or, d’où vient cette confusion de l’être pensé et idéal avec l’être réel ? Cette confusion est inévitable là où l’homme n’a pas encore reconnu l’essence de l’être physique. L’homme est très souvent incliné à méconnaître la valeur des sens ; il appelle l’objet des sens un objet vain et vide, sans consistance et sans énergie intrinsèques. Et certes, quand on ne voit que des ombres chinoises dans la sphère des choses matérielles et physiques, on doit estimer trop haut les choses non-réelles et les appeler réelles. On ne foule pas impunément aux pieds l’ordre des mondes intellectuel et physique.

Les études d’histoire naturelle, dans leur signification la plus large, sont sans doute nécessaires pour nous débarrasser de nos préjugés qui datent de plus de deux mille années ; mais, remarquez-le bien, il arrive quelquefois qu’on a déjà compris la véritable valeur du monde des sens sur le domaine des sciences dites naturelles, tandis qu’on la nie toujours sur celui de la religion et de la philosophie ; on peut même être à la fois un spiritualiste et un matérialiste, un libre penseur dans les choses de la vie ordinaire, et un obscurantiste dans celles de l’esprit, un athée dans la pratique, et un pieux chrétien dans la théorie. N’allez pas trop loin chercher des exemples. Vous les trouvez dans Bacon de Vérulam, dans Descartes, dans Bayle, dans Leibnitz, et jusque dans l’époque actuelle.

Comment sortir de cette fausse voie, où des hommes si éminents se sont égarés ?

Le moyen est tout simple, trop simple peut-être pour s’offrir à la première vue. Il s’agit de bien connaître cet être qu’on oppose comme un être hétérogène à l’être des sens ; il s’agit de se convaincre que cet être hétérogène n’est absolument rien autre chose que l’abstraction qu’on a faite de l’être des sens, ou rien autre chose enfin que l’idéalisation de l’être des sens. C’est là toute la force de l’idéalisme, c’est là aussi toute sa faiblesse. Il se trouve en face des choses physiques existantes ; il les évapore, pour ainsi dire, il en fait la distillation, et le produit de cette opération il le donne comme une essence diamétralement opposée et hétérogène, sans s’apercevoir qu’elle contient absolument ces mêmes choses existantes.

Me dira-t-on que mon point de vue a cessé d’être d’une importance actuelle ? Me reprochera-t-on de ne pas traiter la question brûlante des réformes politiques et sociales ? « Il ne s’agit plus à l’heure qu’il est, disent quelques-uns, des affaires de la religion, et encore moins de celles de la philosophie. La religion – eh bien oui ! qui voudrait en parler aujourd’hui ? C’est là un objet qui appartient au passé ; nous avouons franchement qu’il nous laisse parfaitement indifférent. Il y va aujourd’hui, non de l’existence ou de la non-existence de Dieu, mais de l’existence ou de la non-existence de l’homme ; il faut s’occuper, non de l’identité de l’être divin et de l’être humain, mais de l’égalité des hommes entre eux ; il faut étudier, non les moyens par lesquels l’homme puisse se justifier devant Dieu, mais ceux par lesquels il puisse trouver justice devant ses semblables ; il n’importe plus aujourd’hui de savoir si et comment nous mangeons dans le pain sacré le corps du Seigneur, mais si et comment nous trouverons du pain pour nos corps humains ; nous ne disons plus : Donnez à Dieu ce qui revient à Dieu et à l’empereur ce qui revient à l’empereur, mais nous voulons donner à l’homme ce qui est dû à l’homme ; soyez païen, chrétien, théiste, athéiste, n’importe —  mais soyez, devenez des hommes, des hommes libres et égaux et fraternels, des hommes pleins de santé intellectuelle et physique, des hommes pleins d’énergie vitale et morale. » A ceux qui me parleront de cette sorte, je réponds ce qui suit :

Je suis d’accord avec vous, et quand on ne dit rien autre chose de moi que voilà un athée, on dit très peu, on ferait même mieux de se taire tout à fait. Je suis profondément convaincu avec vous, que le grand duel du théisme et de l’athéisme, la question de l’existence et de la non-existence de Dieu, appartient au dix-septième et au dix-huitième siècle ; le dix-neuvième ne l’aura plus à résoudre. Quand je nie Dieu, cela veut dire, philosophiquement parlant, que je nie la négation de l’homme, or, nier une négation est affirmer. Ma tâche est donc d’affirmer l’homme ou l’humanité, qui avait été, pendant près de deux mille ans, nié et renié par des sophismes religieux et scolastiques sans nombre et sans nom. Je m’empare de la position illusoire, fantastique, céleste qu’on a donnée à l’homme chrétien ; cette position théoriquement sublime, quand elle s’exprime dans la vie ordinaire, devient brutalement ce qu’on appelle en langue vulgaire « la misère matérielle, la dégradation politique, l’abjection intellectuelle et morale. » Voilà la farouche et perfide destruction ou négation de l’être humain je nie cette négation, je détruis cette destruction : je veux la réorganisation politique et sociale de l’essence humaine. Je veux que l’homme s’affirme, en occupant désormais une autre position, la seule qui lui conviendra.

« Mais, disent quelques-uns, il ne faut plus tant s’occuper du cœur et du cerveau : le grand mal moral, intellectuel et physique a son siège dans l’estomac de l’humanité, et avec toute la clarté des idées, avec toute l’énergie de l’âme on ne saurait rien faire tant que l’estomac restera vide et malade ; c’est lui qui détruit aujourd’hui la racine de l’existence humaine même. Une femme a dit devant les assises : Messieurs, j’ai senti mes mauvaises pensées monter de l’estomac au cerveau ; cette femme résume en elle la société humaine actuelle. Les uns possèdent en abondance tout ce qui peut agréablement exciter les nerfs de leurs palais, les autres n’ont pas même un misérable morceau de pain. Delà viennent tous les maux, toutes les souffrances de l’humanité, même ses maladies de cerveau et de cœur, et quand aujourd’hui encore on n’écrit que des livres qui ne s’occupent pas directement de cet objet, on ferait mieux de briser sa plume. » Eh bien, soit je n’écris pas d’autres livres.

Mais remarquez, je vous en prie, qu’il y a aussi beaucoup de maladies, même des maladies d’estomac, qui ont leur origine dans la tête ; ce sont précisément celles dont je me suis proposé d’étudier la pathologie et la thérapeutique : et vous savez : Fortem ac tenacem propositi virum….

La sophistique chrétienne, cette cruelle maladie du cerveau et du cœur, consiste principalement à poser en axiome l’incompréhensibilité de l’Être divin. Le secret de cette incompréhensibilité, nous le prouverons sans difficulté, n’est rien autre chose qu’une fraude : on fait d’une qualité connue une qualité inconnue, d’une qualité naturelle une qualité surnaturelle ou contre-nature, et de là naît l’illusion d’une différence essentielle entre l’Être divin et l’être humain ; or, comme l’Être humain est compréhensible, il s’ensuit rigoureusement que l’Être divin est incompréhensible. La religion, je le sais, en proclamant l’incompréhensibilité de son Dieu, a cédé à l’admiration que lui inspira l’univers ; elle donne à entendre par cette exclamation : « Dieu est incompréhensible, » — ou comme le Coran dit : « Dieu est grand, » — que l’imagination est profondément impressionnée. Mais les différences que l’imagination établit, ne sont que des différences quantitatives, elle n’en saurait trouver d’autres (qualitatives, par exemple), et c’est ainsi que la différence primitive entre Dieu et l’homme, aux yeux de la religion, est une différence imaginative ou quantitative, en même temps qu’il y a entre eux une différence d’après l’existence, en ce sens que Dieu y est opposé à l’homme comme un être indépendant à un être dépendant. Nous voyons ainsi que l’immensité de Dieu dans la religion est une immensité quantitative, et nullement qualitative : Dieu possède tout ce que l’homme possède, mais dans un degré infiniment augmenté ; en d’autres termes, Dieu est un colosse, l’homme est une miniature, mais l’un est mathématiquement semblable à l’autre.

Dieu est l’essence de l’imagination objectivée, il est la personnification et la déification de notre imagination ; cela résulte déjà des particules hyper, super, sur, qu’on n’oublie jamais de placer à la tête des attributs divins ; ces particules ont toujours joué un grand rôle non-seulement chez les théologiens chrétiens, mais aussi chez les néoplatoniciens, ces philosophes païens qui étaient déjà presque christianisés. Dieu est ici un être physique, mais émancipé des bornes physiques : c’est l’essence du monde physique illimitée ; l’imagination est absolument la même entité que Dieu. Elle est, comme Dieu, l’essence de l’univers d’où nous avons effacé toute limite, toute borne, toute distinction, toute différence ; Dieu est l’existence éternelle, l’existence unie et sans époques ; Dieu est l’existence toute présente, l’existence unie et sans espaces limités, et ainsi de suite. Or, chacune de ces définitions qu’on donne de Dieu, est parfaitement applicable à l’imagination.

Éternité et toute-présence sont deux qualités appartenant au domaine des sens, parce que, par elles, on ne nie pas l’existence dans l’espace et dans le temps en général, mais seulement l’existence bornée à un endroit, à une époque. L’omniscience de même est une qualité appartenant à la sphère des sens, la religion ne rougit même pas d’attribuer à son Dieu deux sens supérieurs, ceux de l’ouïe et de la vue (« Dieu voit tout, Dieu entend tout, etc. »), elle a osé même, quelquefois au moins, lui attribuer la faculté de la parole (« Écoutez la voix de Dieu, etc. »). Remarquez que cette omniscience de Dieu se rapporte aux objets du monde des sens, mais de sorte qu’elle les comprend tous à la fois sans avoir besoin de se les disposer d’après les endroits et d’après les époques ; c’est-à-dire, Dieu est capable de se représenter les choses de l’espace en faisant abstraction de l’espace, les choses du temps en faisant abstraction du temps, les choses des sens en faisant abstraction des sens. C’est impossible, illogique, du non-sens : mais c’est précisément à cause de cela, religieux, dogmatique, digne d’être un article de foi chrétienne : « Scit itaque Deus, quanta sit multitudo pulicum, culicum, muscarum et piscium, et quot nascantur quotve moriantur : sed non scit hoc per momenta singula, imo simul et semel omnia, » dit Pierre Lombard (I, distinc., 39, 3). Cela veut dire : J’élargis mon horizon à moi, tout rempli qu’il est d’objets physiques, je l’élargis par mon imagination, au point d’en faire un cercle qui embrasse tout et chacun, les objets présents et les objets absents : je prends cette idée imaginative et j’en construis un être personnel auquel je donne le nom Dieu. Ceux qui se récrieront contre cette déduction psychologique et logique, ne connaissent pas la force particulière de l’imagination.

Mais voyez, toute cette superbe omniscience divine ne diffère que quantitativement de notre science humaine ; l’une et l’autre ont de commun la qualité du savoir : le monde physique est objet au savoir de Dieu et à celui de l’homme.

La religion, quand elle est utile au progrès, élargit l’horizon des connaissances et de la conscience du moi ; en religion l’homme est pour ainsi dire sub divo, sous la voûte du ciel, et il échappe aux étroites limites dont les objets physiques l’ont environné. La religion, dans son berceau, est bonne et naïve, elle veut affranchir l’homme des obstacles dont il est entouré : moins l’homme sait de l’histoire, de la philosophie, de la nature, plus il reste attaché à sa religion primitive et innocente. L’homme religieux ne sent point le besoin de cultiver son esprit ; Jéhova remplaça aux Hébreux le besoin de la civilisation, et le résultat en était que cette nation resta pendant longtemps en arrière des autres peuples de l’antiquité, par exemple des Hellènes qui cultivaient les beaux-arts et les sciences, dont Israël se détourna avec un superbe dédain : « Qui scientem cuncta scient, quid nescire nequeunt (Liber meditat. 26. Parmi les écrits apocryphes de saint Augustin) ? » L’homme sincèrement religieux a tout ce qu’il lui faut in nuce, il peut dire à toute heure comme le vieux païen Varron écrit dans la préface à son épouse : « Mon paquet est prêt, j’attends le rappel ; » mais le païen ne se laisse pas pour cela empêcher de percevoir et de méditer, de travailler et de jouir. Le païen est l’homme de la civilisation ; elle aussi triomphe des obstacles physiques, mais à la sueur de son front et en mettant la main à l’œuvre, tandis que l’imagination religieuse veut le faire par enchantement. La religion chrétienne, prise dans son essence, n’a donc point en elle un élément de civilisation ; elle proclame dans son altière humilité un principe transcendant qui la dispense une fois pour toutes de s’appliquer à une activité réelle et mondaine ; Dieu lui tient lieu de Tout. « Voulez-vous de la charité, de l’amour, de la fraternité, de la fidélité, de la constance, de la vérité, de la consolation, de la présence continuelle, adressez-vous à Dieu, il est tout cela sans bornes. Voulez-vous de la beauté, Dieu est la beauté des beautés. Voulez-vous de la puissance, Dieu est la puissance des puissances. Voulez-vous de la richesse, Dieu est la richesse des richesses. Tous vos désirs sont dans lui, lui seul les accomplira, il est le Bien simple et suprême à la fois (Tauler, I, 312). » Or, un homme, un peuple, qui porte déjà ainsi dans son sein la réalisation théorique de son bonheur suprême, n’éprouve point les douleurs et les défauts d’où naît nécessairement la civilisation ; il n’a plus besoin de penser et de travailler à l’embellissement de son existence terrestre, puisqu’il préfère l’existence céleste. Peu à peu, cependant, la réflexion transformera la différence primitivement quantitative entre l’être humain et l’être divin en une différence qualitative ; c’est alors que cette exclamation naïve et pardonnable « Dieu est incompréhensible » devient réfléchie ; alors on dit : « Nous comprenons que Dieu existe, nous ne comprendrons jamais comment il existe. » Ainsi, Dieu est créateur, il a créé le monde de rien, c’est-à-dire, d’une matière non existante, voilà une vérité indubitable ; seulement, nous ne pouvons comprendre comment il l’a fait, notre intelligence est trop faible pour y atteindre. Cela signifie que la notion générale ou du genre est claire et précise, mais que la notion spéciale ou de l’espèce ne l’est point.

La notion qui exprime créer, travailler, agir, est sans doute une notion sublime, l’être humain ne saurait se trouver heureux qu’en manifestant son activité vitale ; la passivité est un état de compression qui n’est pas agréable, ni beau en lui-même. La vraie activité est le sentiment positif du moi ; j’entends par positif ici ce qui est accompagné de joie, ce qui pose l’homme, ce qui l’affirme, ce qui le confirme vis-à-vis de la négation, vis-à-vis de la douleur et de la destruction de son organisme. Voilà Dieu devenu l’idée de la joie pure et illimitée, de l’activité productive et sans obstacles. La plus belle, la plus puissante activité dont l’homme soit capable, est celle qui est intérieurement d’accord avec notre essence ; nous sommes alors dans un parfait équilibre, nous agissons dans la plénitude de notre liberté, nous ne sommes point poussés ou entraînés, nous nous élançons nous-mêmes. Lire, est sublime, et pourtant ce n’est qu’une activité passive, nous y absorbons un objet qui nous a été fourni du dehors ; mais produire un livre digne d’être lu, voilà une activité active, et sans doute plus sublime encore. L’Évangile a raison quand il dit : donner rend plus heureux que prendre. Qu’est-ce donc Dieu considéré au point de vue que nous venons de développer ? Dieu est ici la personnification et l’adoration de l’Activité productive, abstraction faite de toute circonstance et de toute modification ; on élimine de cette activité productive toute idée de quantité, de qualité, de manière ou méthode, de sorte qu’il n’y reste que la simple notion produire, créer. Dieu est donc ici l’activité productive universalisée ou considérée en général ; c’est-à-dire, rendue illimitée, et par conséquent confuse et vague au plus haut degré. Ne vous étonnez donc pas, si ce Dieu crée d’une manière inconcevable ; vous venez en effet d’effacer toutes les déterminations modifiantes dans cette activité déifiée, en la proclamant activité par excellence ; ne demandez donc plus comment elle agit ? Il n’y a plus de comment dans une idée abstraite, sans modes, immuable, une et indivisible, monotone, unicolore ; comment serait modification. Voilà votre Dieu créateur qui, par l’irrésistible force de la logique, est devenu activité incompréhensible. Une activité particulière produit ses effets d’une manière particulière à elle, il y est donc, non-seulement permis, mais même nécessaire de demander : « Comment a-t-elle produit ses effets ? » tandis que la question : « Comment Dieu a-t-il créé l’univers ? » doit rester sans réponse.

J’insiste principalement sur cette série de déductions, et je ne crains pas d’être diffus quand je vais recommencer à la parcourir encore une fois.

L’activité divine qui crée l’univers, je l’ai démontré, est une activité vague et universelle, elle se trouve directement en opposition avec toute autre activité spéciale qui s’occupe d’un objet particulier ou d’une matière déterminée. Cette activité de Dieu exclut donc d’elle précisément ce qui caractérise notre activité humaine et réelle. Or, quand vous faites la question : « Comment Dieu a-t-il créé ? » alors vous y faites entrer clandestinement, illogiquement une notion exclue d’avance, celle de la particularité, et cette notion va se placer entre le sujet (l’activité produisante) et l’objet (le produit). Cette activité créatrice se rapporte à tout et point à quelque chose : elle se rapporte à un collectif (l’univers, le monde) et c’est là un collectif pris pêle-mêle, une idée plus ou moins chaotique, engendrée et projetée par l’imagination. La raison, l’intelligence, n’y a rien à faire, elle est trop antipathique à l’imagination. L’intelligence, quand elle se met à étudier l’univers, découvre qu’il est composé d’innombrables objets particuliers, dont chacun — qu’on me pardonne cette tautologie — a une cause particulière, un principe moteur particulier à lui. Ce n’est plus alors Dieu, qui a créé le diamant, c’est le carbone ; ce n’est plus Dieu qui a produit le sulfate de fer, c’est la combinaison du fer, de l’oxygène, du soufre et de l’eau : tout cela sont des objets parfaitement distincts les uns des autres, des matières particulières. Par conséquent, qu’est-ce que Dieu a fait ? Il a fait tout ensemble, la Totalité.

Ne dites pas, Dieu a créé chaque objet particulier, puisqu’il est partie intégrante du Tout. Cette objection religieuse ne vaut rien, car Dieu n’a créé les objets particuliers qu’indirectement, il s’est bien gardé de construire un à un les objets, chaque chose d’une manière spéciale ou particulière : il les a créées universellement, d’un seul coup ; s’il en était autrement, ce Dieu créateur serait un être particulier, et la religion veut précisément qu’il soit un être universel, général, qui embrasse tout. Ne demandez pas ici, comment ce être universel aurait pu faire les particularités : vous êtes ici sur le terrain de la religion, et cela suffit. La religion n’a jamais une intuition naturelle de l’univers, une intuition construite par les cinq sens physiques et par le bon sens ; elle ne prend aucun intérêt à expliquer les choses naturellement, c’est-à-dire, scientifiquement ; pour le faire elle devrait en appeler à la notion de l’origine, qui est une notion théorique ou philosophique, et par conséquent radicalement opposée à la religion. Les philosophes du paganisme s’occupaient de l’origine des choses : le christianisme prit en horreur cette notion païenne et irréligieuse, et lui substitua la création, notion pratique, subjectivement humaine : c’est une notion qui est identique avec la défense de regarder les choses comme nées d’une manière naturelle, et il n’y a plus loin de là à la suppression de toute science et de toute philosophie naturelles.

La conscience chrétienne attache, pour ainsi dire, directement l’univers à Dieu ; elle ne doit par conséquent point aimer cette question : « Comment Dieu a-t-il créé les objets particuliers ? » Elle est déjà satisfaite quand elle sait que tous ensemble proviennent de Dieu. Dans ce comment il y a déjà le commencement du soi-disant scepticisme à l’égard du que : « Comment a-t-il créé ? » demanda une curiosité indiscrète, qui a conduit les hommes peu à peu à nier qu’il a créé. Voilà la source du naturalisme, du matérialisme (pris en sens opposé du spiritualisme fantastique et chimérique de la religion), enfin de l’athéisme.

La création comme œuvre de la toute-puissance n’est une vérité religieuse, que là où tous les objets et tous les événements du monde sont dérivés de Dieu ; cette création devient un mythe aussitôt que la physique a la permission de s’y mêler. Une conscience vraiment religieuse, remplie d’une naïve et fervente religiosité, ne se scandalise donc point à propos de cette création fantastique ex nihilo, elle n’y voit rien d’inconcevable. Autrement la théologie, c’est-à-dire la religiosité réfléchie et raisonnante, qui a l’habitude de regarder d’un œil le monde terrestre et de l’autre le monde surterrestre elle se croit obligée de se justifier devant l’intelligence, et elle le fait comme elle le peut, par des sophismes. — Remarquez, toutefois, que cette incompréhensibilité de Dieu est en même temps le résultat de la tendance de rechercher des distinctions entre Dieu et l’Homme ; l’identité essentielle de ces deux êtres devient choquante pour la théologie.

Quelle est cette différence entre Dieu et l’Homme ? C’est le Néant.

Dieu crée, Dieu fait quelque chose en dehors de lui : il ressemble par là à l’Homme. Faire, voilà une notion profondément humaine ; faire, c’est un acte que je peux interrompre, que je peux même ne pas commencer, un acte extérieur et prémédité ; en faisant, l’homme n’est pas tellement occupé qu’il puisse dire je suis affecté, je suis en passion et en passivité ; l’homme qui fait, agit d’une manière qui le laisse indifférent, bien entendu jusqu’à un certain point seulement. Il n’en est pas ainsi quand l’homme produit, crée : c’est un acte identique avec l’essence individuelle de l’homme, c’est une activité nécessaire, un besoin intrinsèque, un besoin qui le saisit à la racine de son individualité même, une action qui l’affecte pathologiquement même ; voilà la passion qui est à la fois de l’activité et de la passivité. Ainsi, des ouvrages intellectuels ne sont pas faits, ils sont produits ou créés, ou plutôt ils naissent dans notre intérieur ; nous y ajoutons quelques changements, il est vrai, mais cela ne touche plus que le dehors. Dans cette activité créatrice de Dieu l’homme adore la personnification de sa propre spontanéité humaine, ou plutôt de son caprice. L’homme se construit, par exemple, un joujou, et après s’en être diverti il le brise, de même agit le Dieu chrétien quant à l’univers ; ce que les Hindous en parlant de leur Brahma expriment très bien, quand ils disent qu’il joue aux échecs avec lui-même ; le jeu, c’est la création. Cette activité capricieuse et arbitraire est heureusement loin d’être la seule dont l’homme soit capable, mais toujours est-il que Dieu cesse ainsi d’être le miroir de l’essence humaine, et qu’il devient celui de l’orgueil et de la vanité. « Faire quelque chose de quelque chose, dit orgueilleuse humilité, nous autres hommes le pouvons ; mais il serait plus beau de pouvoir faire quelque chose de rien : vite, donnons ce pouvoir à notre Dieu. » Et voilà un Dieu qui crée de rien, malgré la vieille vérité : Rien de rien. Il va sans dire que ce Dieu devient par là incompréhensible pour la raison.

Dieu est Amour. « C’est vrai, dit la religion, mais point amour humain. » Dieu est Raison, mais point raison humaine. Quel amour, quel raison est-il donc ? Je suis homme, et je ne saurais jamais me représenter un amour, une raison, autres qu’un amour humain, qu’une raison humaine ; je ne saurais diviser en deux ou en quatre la Raison et en faire ainsi deux ou quatre raisons diverses l’une de l’autre. Certes, je dois pouvoir m’imaginer la Raison en elle-même affranchie des entraves et des bornes que mon individualité lui impose : mais la Raison ainsi affranchie, élargie et purifiée n’est point devenue pour cela une autre raison d’après son essence, d’après sa nature intérieure. La réflexion théologique fait de la raison divine une déraison, un non-sens, un être imaginaire et chimérique comme une hallucination.

Regardez la génération du Fils de Dieu : c’est là un exemple caractéristique de ce que je viens de dire. La génération que Dieu exerce est, cela se comprend, une autre que la génération humaine. Une autre, très bien ; mais savez-vous, vous dites par ce petit mot autre que la génération divine est dépourvue précisément de ce qui est caractéristique pour l’acte de l’engendrement ? Pour que cet acte puisse avoir lieu, il faut un individu du sexe masculin et un autre du sexe féminin ; toute autre génération est un non-sens, une chimère. Or, c’est précisément l’imagination, c’est l’âme affective, qui se sent profondément agitée par cette idée confuse et bizarre d’un Dieu qui est à la fois père et fils. Ici, le raisonnement est tout à fait ployé, pour ainsi dire, sous le poids de l’imagination ; elle lui dicte ce qu’elle veut qu’il pense ; elle combine le naturel avec le surnaturel, le plus élevé avec le plus infime, le plus immédiat avec le plus éloigné, bref le divin avec l’humain ; la théologie nie donc la dissemblance de l’Homme et de Dieu. Gardez-vous toutefois de prendre au sérieux cette assertion, qui est comme toutes les autres assertions religieuses ; tournez la page, et vous trouverez une autre phrase dans laquelle la religion vous dit que Dieu diffère profondément, essentiellement de l’homme, et que tout objet, tout désir, tout mouvement, de Dieu est entièrement différent de l’analogue chez l’homme. Dieu n’engendre pas comme la nature organique ; quel blasphème, quel scandale, au moins, de se permettre seulement cette idée ! Dieu n’est donc point père, n’est donc point fils dans le sens que le langage des mortels a attribué depuis un temps immémorial à ces mots-là. Ne vous avisez non plus de demander : « Eh bien, comment donc Dieu est-il père et fils, s’il ne l’est pas de la manière humaine ? » car par cette question peu discrète vous prouveriez à la théologie votre irrévérence vis-à-vis d’un mystère dit incompréhensible, ineffable, profond ; tellement profond qu’on ne peut pas en voir le fond.

Vous voyez donc que la religion nie les choses naturelles et humaines ; mais après les avoir niées et foulées aux pieds, elle les relève et les place en Dieu, tout en y perpétuant la contradiction dans laquelle elles sont désormais avec l’essence de l’homme ; puisqu’elles sont désormais censées signifier en Dieu autre chose que sur terre.

La création miraculeuse du monde de rien, c’est le grand mot de la théologie, elle s’y résume toute et entière : « Quelque chose vient de rien, quelque chose retournera à rien, » voilà le hocus pocus qu’elle se permet, dans son infatigable insolence, de jouer devant les yeux de la raison même. Et remarquez qu’elle joint à ceci un autre mot, moins grandiose par la forme, mais aussi puissant par son influence logique et psychologique : « Dieu est une personnalité, » dit-elle, et avec ce coup de baguette elle transforme la subjectivité en objectivité, et l’idéalité en réalité. Otez, pour en faire la contre-épreuve, ôtez à ce Dieu personnel sa personnalité, et toutes ses qualités humaines exagérées, tous ses attributs humains élargis, dont on l’avait paré, se réduiront sur-le-champ à leur véritable nature : au lieu de l’être ineffable, du Dieu transcendant, vous aurez l’être de l’Homme idéalisé

Cette personnalité divine est un antidote excellent contre le panthéisme. « Dieu est personnel, » dit la religion raisonnée, « il n’y a donc point identité entre lui et moi. » Le panthéisme s’exprime d’une façon aussi frappante que logique par la phrase suivante : « L’Homme est une émanation, une partie de l’essence divine » ; à quoi la théologie répond par celle-ci : « L’Homme est une image de Dieu, ou un être de famille divine, » puisque d’après la théologie nous ne sommes point les enfants de la nature, mais les créatures d’un Dieu extranaturel. Or, dans la famille il y a plusieurs degrés de parenté, mais le plus intime, le plus sacré, est le rapport du père et du fils ; l’homme est donc, d’après la religion, un fils dépendant de Dieu le Père ; tandis que d’après le panthéisme il est une partie intégrante du grand Tout, une partie qui possède une sorte d’indépendance, parce que le grand Tout ne saurait exister sans ses parties intégrantes. Et pourtant, dans le rapport du Père et du Fils, c’est l’amour qui les rend égaux tous deux, c’est le Saint-Esprit de la famille et du foyer qui élève le Fils et abaisse le Père au point de les confondre l’un dans l’autre. Ainsi, le panthéisme prononce d’une manière logique et impersonnelle ce que la religion dit dans le langage des affections et des passions ; le panthéisme ne s’adresse point à l’imagination, qui est le nerf central de toute la religion.

Voilà donc encore cette identité primitive et naïve de l’essence humaine et de l’essence divine : seulement, la réflexion théologique y jette un voile, en incorporant l’un dans l’homme et l’autre dans un Dieu qui semble être et qui est en effet indépendant de l’homme ; mais ce voile est bien transparent, et on voit à travers un père divin qui n’aime que son enfant humain, tellement qu’il a son existence et son essence dans cet enfant même.

Ne dites pas que le Christ est le vrai Fils, et l’homme le fils adoptif de Dieu. C’est là encore une subtilité théologique, cela veut dire mensongère. Dieu, en effet, n’adopte pas des animaux, mais des hommes, évidemment parce que l’essence humaine est plus rapprochée de l’essence divine que l’essence animale. Cette adoption a son motif dans la nature divine de l’homme. On peut dire que l’homme adopté par la grâce divine n’est rien autre chose que l’homme qui a conscience de sa nature et dignité divines. En outre, le Fils inné de Dieu, je l’ai déjà démontré, n’est rien autre chose que la notion Humanité, genre humain, c’est-à-dire, l’homme qui cherche en Dieu un asile et qui fait le monde : c’est l’homme céleste. Le logos est l’homme-mystère, et l’homme-naturel est le logos manifesté. Le logos n’est que l’avant-propos de l’homme, et ce qu’on dit du logos, on doit le dire aussi de l’essence humaine : « L’union la plus intime, la plus cordiale que le Christ avait avec son Père, je pourrais l’acquérir moi-même pour moi, si je pouvais me défaire de tout ce qui m’est individuel, en devenant Humanité : tout ce que Dieu a donné à son Fils divin, il me l’a donné aussi à moi-même, aussi parfaitement qu’à lui : » —  « Il n’y a pas une différence entre le Fils inné de Dieu et l’âme de l’homme, » dit Tauler (p. 14, p. 68). Or, « qui connaît le Fils connaît le Père, » dit l’Évangéliste, donc il n’y a plus une différence réelle entre Dieu et l’homme.

Il en est de même quant à l’image divine ; elle est ici un être vivant, et nullement une représentation morte. L’homme est l’image de Dieu, signifie qu’il lui ressemble ; il est l’enfant de Dieu, les enfants sont toujours les images vivantes du père et de la mère. Mais voyez, cette ressemblance de Dieu et de l’homme n’est pas moins illusoire et trompeuse que leur parenté ; elle a, comme celle-ci, plusieurs degrés ; plus un homme est vertueux et croyant, plus il ressemble à Dieu. L’homme est donc le Sosie de Dieu, son alter ego ; leur identité fondamentale se cache derrière les brouillards de l’imagination, qui, toujours en opposition avec la raison, nie leur identité essentielle, en les renfermant dans deux individualités au lieu de les comprendre dans une seule. L’imagination aime les mystifications et la mystagogie.

Reprenons. La religion, c’est la lumière de l’esprit, mais une lumière qui se divise dans ce milieu que nous appelons imagination ou âme effective : il en résulte que l’être unique apparaît sous deux figures, sous deux aspects. La ressemblance de Dieu et de l’homme, ou plutôt leur identité essentielle, vient de la raison : cette unité rationnelle et idéale est tout-à-coup brisée par le milieu de l’imagination. Votre raison ne trouve point de différence réelle entre père et fils, original et copie, Dieu et l’homme : votre imagination y interpose l’idée de la personnalité ou de l’individualité, et elle obtient par cette opération l’idée de la ressemblance, qui se rapproche de l’idée de l’identité sans coïncider avec elle.

Chapitre XXIV.

La Contradiction dans la Théologie spéculative.


Nous inférons de ce qui précède que la personnalité divine, dont l’homme se sert pour attribuer ses propres idées et ses propres qualités à un être surhumain, n’est rien autre chose que la personnalité humaine mise en dehors du moi. C’est cet acte psychologique qui est devenu la base de la doctrine spéculative de Hegel, qui enseigne que la conscience que l’homme a de Dieu est la conscience que Dieu a de lui-même.

Dieu, dit le système hégelien, est pensé par nous, il est su par nous, Dieu est ici dans un état passif : or, cette passivité est précisément l’activité de Dieu qui se pense lui-même, qui se sait lui-même. La doctrine spéculative identifie donc les deux côtés séparés par la religion. Elle voit par là plus loin que la théologie, car Dieu est un être intérieur ou spirituel, et si je pense Dieu, cet acte de penser est un acte aussi intérieur on spirituel ; donc, en pensant Dieu, j’affirme l’essence de ce Dieu même. Dieu pensé est Dieu comme acte ; Dieu manifeste son essence et son activité par cela même qu’il est pensé, qu’il devient un objet apparemment passif de notre pensée. Dieu ne peut ne pas être pensé : il est nécessairement objet de notre réflexion ; tandis que toute autre chose, cet arbre-là, par exemple, peut fort bien rester en dehors de notre réflexion. Notre pensée est un vaste horizon dans lequel Dieu entre toujours et partout : Dieu est une nécessité pour la pensée. Il serait de la dernière inconséquence de croire que Dieu reste indiffèrent dans cet acte de notre pensée subjective : au contraire, il s’y intéresse activement ; il se pense lui-même dans notre pensée, il se distingue ainsi de cet arbre qui se laisse penser sans penser lui-même.

L’objectivisme religieux a deux passifs, grammaticalement parlant : une fois Dieu est pensé par nous, une autre fois il est pensé par lui-même : Dieu est donc passif deux fois. Aussitôt qu’on lui attribue une véritable personnalité, il faut lui attribuer aussi la faculté de se penser lui-même faculté que possède tout individu humain. En se pensant et se laissant penser, ce Dieu a donc une conscience de son moi indépendante de la nôtre, comme chaque individu humain a une conscience indépendante de celle d’autrui ; c’est l’anthropopathisme religieux dans sa plus haute expression ; car, enfin, ne serait-il pas plus grandiose d’attribuer à Dieu, outre le pouvoir de penser et d’être pensé qu’il partage avec l’homme, encore un autre pouvoir non humain, le pouvoir de se penser dans la pensée humaine qui le pense ? Sans doute, mais la religion ne va pas si loin ; d’après elle, Dieu pense, se pense lui- même, et est pensé par nous ; elle traite son Dieu comme si c’était un simple mortel. Ne me dites pas : La religion considère Dieu comme un être qui pense dans la pensée humaine : c’est là une concession que la religion ne doit pas se permettre ; et si elle la fait, elle ne sait pas ce qu’elle fait, chose qui lui arrive souvent.

Dieu signifierait-il quelque chose sans son univers ? Oui, mais il ne serait pas Dieu dans toute l’étendue du terme ; sa toute-puissance, par exemple, ne se manifeste, ne se réalise que par et dans une création. Et encore cette toute-puissance se pourrait-elle manifester convenablement dans un univers où il n’y eût pas de genre humain ? Ainsi, l’homme ne peut se passer de Dieu, et Dieu ne peut se passer de l’homme ; il en est de même quant à toutes les autres qualités divines, sagesse, amour, etc. « Dieu a besoin de nous, nous avons besoin de lui, a dit le frère prêcheur Tauler (p. 16). Voyez la Dogmatique chrétienne par M. David Strauss, I, 47.

Dieu, en effet, a besoin de l’homme pour sentir entièrement sa divinité : les péchés humains forment un contraste avec la sainteté divine, il en résulte pour Dieu un sentiment de satisfaction ; le repentir humain touche le cœur paternel de Dieu, l’âme endurcie dans le vice provoque sa colère, la misère humaine fait triompher la miséricorde divine. A chaque qualité intellectuelle de l’homme répond une qualité intellectuelle de Dieu : il en est de même quant aux qualités morales et aux qualités physiques. Ainsi, c’est dans l’homme que Dieu se manifeste, s’explique, se déploie se réalise.

Je défie la théologie de me montrer une qualité essentiellement humaine qui ne soit divine, une qualité divine qui ne soit humaine : Ainsi, Bonum est communicativum sui, dit le vieux apopthegme : on ne connaît la bonté de son cœur qu’au moment où l’occasion se présente de faire du bien à quelqu’un, de se communiquer à autrui, et nous en éprouvons une joie essentielle, la joie de la bienfaisance ou de la libéralité. Cette joie de celui qui donne n’est pas moindre que la joie de celui qui reçoit ; nous jouissons de la joie de celui auquel nous faisons du bien, ces deux joies ne sont donc point différentes l’une de l’autre. Il en est parfaitement de même dans le sentiment de la compassion ou de la commisération ; nous souffrons de la souffrance d’autrui, et en soulageant la sienne, nous cessons peu à peu de souffrir. La joie de celui qui donne est le reflet éprouvée par celui qui reçoit ; il en est de même de la douleur. D’où s’ensuit que la joie et la douleur de l’homme se trouvent récapitulées en Dieu.

Dieu a donc toujours et partout besoin de son contraire pour se dessiner, pour se préciser nettement lui-même : « Dieu ne saurait subsister sans le non-Dieu, » formule qui exprime le secret de la théosophie de Jacob Boehme. Remarquons cependant que Boehme, théologien éminemment mystique, s’empare des sensations dans lesquelles l’Être divin se réalise et devient quelque chose de rien qu’il était ; Boehme fait une séparation entre ces sensations et l’homme, il les objective sous forme de ce qu’on appelle ailleurs les qualités naturelles des choses : et il s’arrange de sorte que ces qualités ne représentent que les impressions qu’elles ont exercées sur l’âme affective de Boehme.

En outre, n’oublions pas que la religion, quand elle est vulgaire ou empirique, est très superficielle, elle ne voit rien au-delà du moment où la création matérielle de l’univers et de l’homme se fit : le mysticisme élevé, au contraire, ramène tout dans le sein d’un Dieu préexistant, antémondain. Le mysticisme nie par-là implicitement la réalité de la création, car si Dieu possède déjà l’univers entier dans le sein de son essence divine, il n’a pas besoin de le mettre au dehors ; si ce Dieu porte déjà dans lui-même le non-Dieu, il peut s’épargner la peine de l’objectiver. En d’autres termes, la création du monde réel doit être un acte entièrement superflu aux yeux du mysticisme théosophique, ou plutôt une impossibilité ; le Dieu théosophique est déjà réel avant la création, tout rempli de réalités avant de faire naître le monde réel. Il faut dire ceci surtout du Dieu de M. de Schelling ce Dieu est un composé de je ne sais combien de puissances, et il reste pourtant tout à fait impuissant. Il y a toutefois dans la doctrine de la création telle que la religion ordinaire et empirique la donne, une certaine simplicité naïve, qui évite heureusement les ambages de la doctrine théosophique : d’après la religion l’homme ne naît que pour la gloire de Dieu. Cela signifie que ce Dieu veut être loué, chanté, adoré, comme un mortel quelconque : puisque la souffrance de l’homme répond la félicité de Dieu. La religion sépare toutefois bientôt ces deux côtés, elle donne à Dieu et à l’homme deux individualités qui sont en quelque sorte indépendantes l’une de l’autre ; Hégel les identifie en apparence, mais sans attaquer la contradiction à sa racine. Les orthodoxes avaient vraiment tort de crier si fort contre Hégel ; sa doctrine religieuse n’est point en opposition avec la religion dogmatique, mais elle prononce clairement ce que le langage embrouillé n'a pas su dire.

Tirons nos conséquences. L’être de l’homme est l’être réel de Dieu, et l’homme est réellement Dieu, puisque ce Dieu ne devient Dieu qu’après s’être paré de toutes les facultés et de toutes les qualités de l’homme. La conscience que l’homme a de Dieu est ici censé être la conscience que Dieu a de lui-même : donc la conscience de Dieu est la conscience de l’homme. Or, pourquoi attribuer à un Dieu la conscience humaine ? Pourquoi ne pas la laisser à l’homme ? Pourquoi attribuer à l’homme la conscience divine, et à Dieu l’essence divine ? Pourquoi couper en deux la conscience et l’essence qui sont toujours inséparables ? quel défaut de logique et de psychologie ! Dieu aurait donc sa conscience dans l’âme humaine et l’homme aurait son essence dans Dieu ? Non, mille fois non.

Dites plutôt la conscience que l’homme a de Dieu, c’est la conscience que l’homme a de l’essence humaine ; la conscience de Dieu et l’essence de Dieu sont également dans l’homme. Ce n’est que de la sorte que l’identité naturelle et absolue peut se rétablir : sans elle il n’y a que mensonge et illogique, hypocrisie et fantasmagorie. La psychologie (l’anthropologie) sera nécessairement la théologie de l’avenir.

Chapitre XXV.

La Contradiction dans la Trinité.


La religion, non satisfaite d’objectiver l’être humain-divin sous forme d’un seul être personnel, va plus loin et objective les différences qu’il y a dans cet être.

C’est ainsi qu’elle se construit la Trinité, qui est l’expression transcendante des catégories fondamentales de l’essence humaine. Il y a plusieurs manières de comprendre l’être humain : il y a donc autant de distinctions dans la Trinité. Ces catégories fondamentales sont figurées comme des sujets, des êtres, des hypostases, des personnes, mais elles ne le sont que pour l’imagination ; la raison, la pensée, n’y voit que des relations ou des déterminations. D’où s’ensuit que la Trinité est un mélange contradictoire de polythéisme et de monothéisme, d’imagination et de raison, d’illusion et de réalité, la raison n’y voit que l’unité des trois personnes, l’imagination y voit leur trinité. La raison trouve que les trois personnes divines sont trois formes idéales, l’imagination trouve que les trois formes idéales sont trois personnes, et avec cela l’unité de l’Être divin disparaît, puisqu’un n’est pas trois. La raison n’hésite pas à appeler les personnes divines trois fantômes, l’imagination s’incline devant elles comme si elles étaient trois réalités. Le dogme de la Trinité exige donc de l’homme de penser le contraire de ce qu’il s’imagine et de s’imaginer le contraire de ce qu’il pense : un fantôme de l’imagination doit devenir une réalité pour la pensée ; cela donne de nouveau lieu à un conflit entre la raison et l’imagination, ces deux adversaires perpétuelles.

Je me suis souvent étonné en voyant la philosophie spéculative et religieuse protéger la sainte Trinité contre les attaques de la raison impie et athée ; cette philosophie spéculative n’admet pourtant pas la personnalité des trois hypostases, et elle ose même déclarer le rapport du Père divin et du Fils de Dieu pour une allégorie inconvenablement empruntée au règne animal. Avec cela elle arrache, pour ainsi dire, à la Trinité cœur et âme. Mais n’oublions jamais que cette philosophie, ou plutôt théosophie spéculative, a une fois pour toutes séparé ce qu’elle appelle la raison spéculative (spéculative Vernunft) et la réflexion (Verstand) : armé de cette distinction on n’éprouve en effet aucune difficulté de justifier un non-sens quelconque. Pour faire honneur à la religion dite absolue (le christianisme spéculatif d’après Hegel), les philosophes spéculatifs de la religion se permettent d’innombrables ruses à la manière des anciens cabalistes ; et certes, avec un pareil système de l’arbitraire absolu, si l’on n’en employait qu’une partie seulement en faveur des religions dites inférieures, on pourrait trouver le moyen de confectionner avec les cornes du bœuf égyptien Apis, cette boite de Pandore qu’on appelle la dogmatique chrétienne. Allez, séparez toujours la raison et la réflexion, et vous verrez !…

Voilà trois personnes essentiellement unies en Dieu : tres personae, sed una essentia, disaient les anciens, et on ne saurait blâmer cette combinaison aussi naturelle que rationnelle ; on peut bien imaginer et penser trois ou quatre ou cinq personnages et plus, qui sont identiques entre eux d’après leur essence. Les individus humains, tout variés qu’il soient par de nombreuses différences personnelles, sont entièrement égaux, ou plutôt ne font qu’un, d’après l’essence humaine ; regardez-les du point de vue humain, et ils sont tous identiques dans l’humanité. Remarquez que cette identification n’est pas faite seulement par le raisonnement dialectique, mais aussi par le sentiment : nous avons de la sympathie, de la compassion pour un individu quelconque sans nous enquérir de son état intellectuel et moral, de sa condition sociale et politique, nous le savons membre de la société humaine, et cela nous suffit, Le sentiment de la sympathie est donc un de ces sentiments que la philosophie appelle substantiels, essentiels, ou spéculatifs ; en langage religieux et poétique sentiments sublimes, magnifiques, célestes, etc. Les trois, les quatre, les cinq personnes humaines ou plus, que je viens de citer comme parallèle de la Trinité, existent chacune à côté et en dehors des autres, elles ont chacune une existence séparée ; physiquement elles sont plusieurs, moralement elles ne sont qu’une. Mais gardez-vous d’appliquer cela à Dieu il est composé de trois hypostases qui n’existent point isolément ; on se rappelle les sombres fureurs, que la théologie chrétienne exerça contre des hérétiques qui trouvèrent en Dieu trois personnages distincts. Les dieux et les déesses de l’Olympe étaient des personnes réelles, chacune était isolée de l’autre ; c’étaient des individualités divines, différentes d’après leur caractère spécial et égales d’après leur divinité commune. il y avait de la franchise, de la nature, du bon sens, dans les êtres illusoires et chimériques même dont la nation hellénique peupla le monde ; dans la Trinité chrétienne il n’y a que de l’hypocrisie. Les déités païennes étaient des personnes imaginées, sans doute, mais des personnes qui portent le cachet de la réalité individualisée ; les trois déités hypostatiques du Dieu chrétien ne sont que des ombres de personnalité ; elles sont comme tout le reste dans le christianisme, des monstruosités bâtardes, hermaphrodites, illogiques, bizarres, à la fois outrées et vagues, diffuses et confuses, bref, une fantasmagorie qui a la prétention d’être une réalité. Par crainte de tomber dans le polythéisme, la Trinité se détruit elle-même ; elle oublie que quand elle montre ses trois personnes, elle parle en pluriel et non en singulier. Unus Deus, dit- elle, et non Tri Dii ; elle insiste surtout sur unus Deus, qui est aussi unum, tandis que les divinités païennes ne sont qu’un unum. Voyez par exemple saint Augustin et Pierre Lombard (I, Distinc., 19, c. 7, 8, 9) « Hi ergo tres, qui l’unum sunt propter ineffabilem conjunctionem deitatis, qua ineffabiliter copulantur, unus Deus est (Pierre Lombard, c. 6). » et Luther « Jamais la raison ne comprendra que trois font un et qu’un est trois (XIV, 13). » En d’autres termes, l’unité n’a point ici la signification du genre, de l’unum, mais celle de l’unus.

Les trois hypostases ne sont donc que trois fantômes aux yeux de la raison, car la réalité de leur personnalité est supprimée par le monothéisme. Elles ne sont que trois relations : le Fils n’existe pas sans le Père, le Père n’existe pas sans le Fils, et le Saint-Esprit (un hors-d’œuvre, on le sait), n’exprime que la relation du Père et du Fils ; le Saint-Esprit détruit la symétrie. Les trois hypostases se distinguent ainsi entre elles précisément par ce qui constitue leurs rapports mutuels : la paternité distingue Dieu le Père de Dieu le Fils, la filialité distingue Dieu le Fils de Dieu le Père, et la personnalité est par conséquent une notion relative, une simple relation. En même temps on nous dit que cette relativité impersonnelle est une réalité personnelle répartie en trois substances réellement existantes existantes ; nous voilà forcés de nouveau à être polythéistes : « Quia ergo Pater Deus, et Filius Deus et Spiritus Sanctus Deus, cur non dicuntur tres Dii ? Ecce proposuit hanc propositionem (Augustinus) : attende quid respondeat… Si autem dicerem : Tres Deos, contradiceret Scriptura dicens : Audi Israël, Deus tuus unus est. Ecce absolutio quaestionis : Quare potius dicamus tres personas quam tres Deos, quia scilicet illud non contradicit Scriptura » dit Pierre Lombard (I, Distinc., 23, c. 3). Ceci est très édifiant on voit combien déjà le vrai catholicisme a suivi le texte de la Bible.

Une âme religieuse, qui par hasard a réussi à conserver toute sa candeur, doit nécessairement être poussée dans les plus terrible contradictions aussitôt qu’elle étudie le dogme de la Trinité chrétienne. Ces contradictions peuvent aller jusqu’à la destruction, jusqu’à l’aliénation mentale, comme cela est très bien développé dans un ouvrage que nous avons cité plusieurs fois : « Théanthropos, une série d’aphorismes (en allemand) ; » il discute dans la forme de l’âme religieuse ce que notre Essence du christianisme discute dans la forme de la raison. Nous recommandons par conséquent le livre « Théanthropos » surtout aux lectrices.


Chapitre XIII.

La Contradiction dans les Sacrements.


L’essence objective de la religion, c’est Dieu ; nous l’avons vu se dissoudre sans retour par les nombreuses contradictions qu’il porte dans son intérieur. Tournons-nous après ce déicide maintenant vers l’essence subjective ; voyons si elle résiste à une attaque dialectique bien dirigée.

D’abord, quels sont les éléments constitutifs de la religion subjective ou de la religiosité ? Ce sont la foi et l’amour d’un côté, et deux sacrements, le saint Baptême avec la sainte Cène, de l’autre. Le sacrement, de la foi, c’est le Baptême ; celui de l’amour, c’est la Cène.

On parle encore d’autres sacrements : on a tort. Comnent y pourrait-il en avoir plus de deux ? Il n’y a que deux élémens essentiels dans le christianisme, ce sont la Foi et l’Amour, car l’Espérance y est un appendice aussi antilogique et partant aussi superflu que le Saint-Esprit dans la Trinité. La Dualité est la vérité : Amour—Foi ; pour y intercaler votre espérance, vous ne faites que mettre votre foi du présent dans le temps futur. L’Espérance chrétienne n’est réellement rien autre chose que la foi de l’avenir, et vous n’avez point le droit d’en faire une personnalité.

L’identité de l’essence de la religion telle que nous l’avons interprétée, avec les sacremens se montre déjà clairement, quand nous considérons ce qui fait leur base, Nous trouvons que cette base est formée par des matières naturelles, revêtues d’une signification contre-nature ; le Baptême est fondé sur un liquide des plus ordinaires, sur l’eau naturelle que la religion nous donne pour une eau surnaturelle. Cette eau baptismale ne nettoie pas la peau ; elle est un lavacrum regenerationis, comme disent les anciens ; elle expulse le Démon inné à l’homme ; elle purifie l’homme du péché originel, elle le concilie avec Dieu. Cette eau miraculeuse n’est donc naturelle qu’en apparence ; elle trompe nos yeux, elle cache en elle un sens hyperphysique. Mais écoutez la religion ; elle vous dit que cette eau surnaturelle est en même temps naturelle ; le baptême, pour être efficace, a absolument besoin d’être fait avec de l’eau composée d’hydrogène et d’oxygène dans les proportions naturelles. D’où suit que la qualité naturelle d’eau baptismale est importante ; si elle ne l’était pas, on pourrait baptiser avec du vin, avec de l’huile, avec du lait. Dieu pourrait assurément donner la force miraculeuse ou baptismale à un autre liquide quelconque ; il ne le veut pas ; il s’accommode, dans sa condescendance et dans sa bonté paternelles, à la qualité naturelle du plus vulgaire de tous les liquides ; Dieu aime donc à laisser subsister un simulacre de nature. Il y a une ombre de naturalisme dans les miracles : le vin rouge, c’est le sang de Dieu, le pain, c’est sa chair, ce qui est exprimé d’une manière générale par Pierre Lombard (IV, Dist. I., c. 1) : Sacramentum ejus rei similitudinem gerit, cujus signum est. Et, certes, nous n’y trouvons rien à reprocher : l’eau est, en effet, le liquide le plus universel, le corps vivant lui doit en partie son volume, le globe terrestre en est couvert en majeure partie ; l’eau pure et limpide est un noble symbole de l’Esprit divin sans taches et sans différences, de cet Esprit qui est partout, qui est continu dans lui-même, qui se pénètre lui-même ; voilà la signification profondément naturelle du baptême, et cette signification est aussi rationnelle que belle, Mais prenez garde : elle est déjà niée, elle fait place à une signification hyper-physique ; l’eau, dit-on, ne devient baptismale que par l’influence hyperphysique du Saint-Esprit ; la qualité naturelle n’y signifie plus rien, et celui qui transforme l’eau en vin peut aussi bien donner la force baptismale à un liquide quelconque, à une matière quelconque. En un mot, le Baptême ne s’explique que par la notion du miracle.

La contradiction qui nous frappe dans les saints sacremens, est celle du naturalisme et du supranaturalisme. Ainsi, dans le Baptême, on commence par relever fortement la notion de l’eau : « Si quis dixerit aquam veram et naturalem non esse de necessitate baptismi, atque ideo verba illa Domini nostri Jesu-Christi : Nisi quis renatus fuerit ex aquâ et Spiritu Sancto, ad metamorpham aliquam detorserit, anathema sit, » ordonne le concile de Trente (Sessio VII, can. I de Bapt.). Pierre Lombard dit (IV. Distinct. 3. I. c. 5) : « De substantià hujus sacramenti sunt verbum et elementum… Non ergo in alio liquore potest consecrari baptismus nísi in aquâ. » —  « Ad certitudinem baptismi major quam unius gutta quantitas… Necesse est ad valorem baptismi fieri contactum physicum inter aquam et eorpus baptizati, ita ut non sufficiat, vestes tantum ipsius aqua tingi… Ad certitudinem baptismi requiritur, ut saltem talis pars corporis abluatur, ratione cujus homo solet dici ablutus, col-lum, humeri, pectus, et præsertim caput (Théol. Schol. P. Metzger. Aug. Vind. 1695, tome IV, p. 230-231). » – « Aquam, eamque veram ac naturalem in baptismo adhibendam esse, exemplo Joan-nis… non minus vero et Apostolorum, Act. 8, 36 ; 10, 47, patet (F. Buddeus, Comp. Inst. Th. dogm. IV, c. 1, § 5). » L’eau est donc essentiellement nécessaire pour baptiser ; mais non, l’eau n’est point nécessaire, ajoute la religion, d’après son habitude de dire oui et non à la fois. Luther, le théologien par excellence, lui qui, dans son incomparable naïveté, trahit les secrets les plus intimes de la religion, dit dans son catéchisme : « Ainsi, sachez ceci : l’eau baptismale est une eau infiniment différente de toute autre eau ; ce n’est plus l’eau dont il s’agit, quelque chose de plus sublime s’y ajoute : Dieu en personne se met en rapport avec cette eau… comme saint Augustin l’a enseigné : « Accedat verbum ad elementum, et fit sacramentum. » Et XVI, 105, Luther dit : » Baptisez au nom du Père, etc., car de l’eau sans ces mots-là n’est qu’une eau ordinaire et qui ne vaut rien… Ah ! qui oserait appeler de l’eau ordinaire le baptême du Père, du Fils et de l’Esprit-Saint ? Ne voyez-vous pas quels sublimes arômes, quelles délicieuses épices, pour ainsi dire, Dieu le Seigneur jette dans cette eau ? Quand vous mettez un morceau de sucre dans de l’eau, elle cesse d’être de l’eau, elle se change en un autre liquide bien préférable ; de même l’eau baptismale, qui tue la mort, qui chasse le péché, qui concilie avec Dieu, qui ouvre les portes de la vie éternelle, est produite par l’eau naturelle mêlée de la force divine. »

Ainsi, cette eau merveilleuse du baptême a sa source dans l’eau qui fut changée en vin à Cana. Le christianisme est surnaturel, il n’est qu’un grand miracle d’un bout à l’autre[68] et se propage par des miracles.

La foi, quand elle se produit par des miracles, ne dépend pas de ma conviction ni de mon jugement ; après avoir assisté à un miracle, j’y ajoute foi ; le miracle est donc pour moi, spectateur, la causa efficiens de ma foi. Pour le faiseur de miracles, la foi est la causa efficiens du miracle ; il ne le fait qu’après s’être pénétré de la conviction dans l’assistance divine (voyez, par exemple, Act. des Apôt. VI, 8 et saint Matth. XVII, 20), mais il ne s’en agit pas ici. Le miracle, il est vrai, suppose quelquefois dans les spectateurs une prédisposition morale, intellectuelle et imaginative qu’on appelle vulgairement crédulité ou naïveté ; elle fait un contraste très édifiant avec l’endurcissement des pharisiens. Le miracle veut témoigner en faveur du thaumaturge : la foi ne devient donc une véritable foi objective et solide que quand elle a été corroborée par l’aspect d’un événement tout matériel, d’un miracle. Mais, à tout prendre, cette diathèse constitutionnelle n’est guère nécessaire ; d’innombrables individus, incrédules au plus haut degré, n’ont été convertis que par un miracle opéré devant leurs yeux.

Et, remarquez bien, le miracle est irrésistible ; la nature et l’âme doivent plier sous la pression divine qui daigne les visiter. Le baptême, par exemple, tel qu’il arrive à Saulus, nommé plus tard saint Paul, est une véritable visitation du maître souverain qui force son faible ennemi à se convertir et à entrer dans son service ; la lumière du Dieu crucifié frappe Saulus comme une foudre. Les pharisiens restent aveuglés et endurcis, parce que le Seigneur leur a refusé la grâce qu’il accorde à Saulus ; le Messie doit être martyrisé, donc il faut des hommes qui exécutent ce martyre, donc il faut un Ischarioth : et, remarquez-le bien, Dieu a retiré entièrement sa grâce à ces instrumens vivans du martyre : « Il faut du scandale, mais (voici l’antithèse), mais malheur à ceux qui le font ! » dit l’Évangéliste. Le pêché est donc nécessaire, il est comme l’ombre à côté des

lumières dans un tableau, elle fait ressortir les contours et briller les couleurs ; le péché sert pour faire briller la vertu. Saint Paul reconnaît l’irrésistibilité de la grâce divine : « Je n’y ai aucun mérite, » dit-il à plusieurs reprises. Et il a raison : rien de plus absurde que de vouloir combiner la liberté de la volonté humaine avec la grâce divine, la liberté de la pensée avec le miracle ; la religion divise l’être humain en deux moitiés : à l’une l’activité humaine dite spontanée ou libre volonté, à l’autre encore une fois cette même activité humaine personnifiée sous la figure de Dieu, ou de la grâce divine. La grâce de Dieu est donc la libre volonté objectivée. L’action la plus honorable de Luther fut sans doute sa réfutation d’Erasme ; Luther nie complétement le libre arbitre de l’homme ; il l’appelle l’arbitre-serf en face de la grâce divine (XIX, 28), il prouve de la sorte l’invincible honnêteté, l’inébranlable fierté, l’inflexible droiture de sa conscience religieuse et de sa logique. « Le nom de libre arbitre, de libre volonté est un nom de Dieu, un titre de Dieu, et personne ne doit se l’arroger ; il n’existe que pour la Très-Haute et Très-Sainte Majesté de Dieu. » En méditant ces vaillantes paroles, on se sent un profond respect pour cette croyance austère et rigide, et on reste désormais convaincu qu’une hypocrisie sophistique est l’unique élément vital de la théologie moderne.

Des orthodoxes, surtout des rationalistes, ont objecté contre les effets merveilleux du baptême leur invisibilité sur terre : ces théologiens oublient que le christianisme se rapporte à un monde surterrestre : « Le baptême, s’écrie Metzger, n’enlève point tous les crimes et tous les vices de cette vie terrestre (Théolog. Schol. IV, 251, Pet. Lombard. IV, Distinct. 4, c. 4, et 1, Distinct. 32, c. 1). » Ils oublient que la vraie foi religieuse et dogmatique ne marchande pas avec l’expérience mondaine : croyez tout, ne croyez rien, choisissez ou l’un ou l’autre, mais n’en faites pas un mélange illogique, immoral et inesthétique. Un infidèle nie aussi la force objective de la prière ; il n’en trouve point, dit-il, des preuves suffisantes dans l’expérience ; un athée nie l’existence de Dieu, il n’en trouve point, dit-il, des preuves suffisantes dans l’expérience. La foi vraie doit être au-dessus de l’expérience.

On a eu tort, ce me semble, de vouloir démolir la théologie ; on n’y réussira jamais il faut la décomposer par l’opération dialectique, la dissoudre dans ses élémens. Alors, seulement alors on est sûr qu’elle ne revivra plus, et qu’elle se changera en humanisme. Je me hâte, par conséquent, d’épier et de dénoncer à chaque pas les mille tergiversations, les mille alogies essentielles et formelles qu’elle se permet. Dans ce labyrinthe, il faut faire attention aux contradictions dans lesquelles elle tombe avec sa propre essence ; et cela lui arrive précisément dans le cas présent. La religion est un matérialisme mystique, qui a toujours la prétention de faire voir l’élément de la subjectivité : ainsi, entre autres, quand elle parle des saints Sacremens. Dans le dogme du Baptême la subjectivité ne signifie pas encore beaucoup, elle n’y apparaît que sous la forme de la croyance d’autrui ; le père, la mère, les parrains, ou l’Église en général sont censés influencer Dieu par leurs prières et le disposer en faveur de l’enfant qu’on va baptiser : « C’est la foi d’un autre homme, dit Luther, qui me procure une foi à moi (XIV, 347). » Mais dans la sainte Cène cette subjectivité se montre tout ouverte-ment ; nous allons voir comment.

Quel est l’objet de la sainte Cène ? C’est évidemment le corps du Christ, un corps réel, mais qui en même temps ne possède aucun attribut nécessaire de la réalité. Il en est de ce sacrement comme de l’essence de la religion en général : l’objet ou le sujet dans la synthèse religieuse est toujours un sujet ou un attribut réellement humain ou naturel : et pourtant, si vous exigez que cet attribut soit essentiellement déterminé, la religion recule. Le sujet est matériel, l’attribut est immatériel, il y a donc contradiction du sujet et de l’attribut. Un corps réel se distingue d’un corps illusoire parce qu’il exerce sur moi des influences qui ne dépendent que de lui, et qui ne dépendent point de moi ; ainsi donc, si le corps du Christ est réellement dans ce morceau de pain blanc, il doit immédiatement produire sur moi des effets surnaturels et sanctifians, tout indépendans de mon organisme individuel. Il en est autrement ; on m’ordonne de me préparer pour l’Eucharistie, de ne m’y trouver qu’après m’être mis dans une disposition convenable. Pourquoi cette singulière préparation ? Quand je mange une poire, elle se fait sentir à ma bouche, et il ne me reste aucun doute sur l’existence réelle, physique de cette poire. Les catholiques disent qu’il faut être à jeun pour aller à l’Eucharistie et cela suffit, ce me semble. Le corps de Dieu, introduit dans l’estomac de l’homme, doit bien avoir la puissance d’exercer une influence matérielle sur l’organisme humain, auquel il a été assimilé par voie de digestion. « Voilà en résumé notre opinion sur ce point, dit Luther (Plank, Histoire de l’origine de la doctrine protest., VIII, 369) : Nous distribuons le corps du Christ, nous le mettons entre nos dents, nous le divisons par nos dents, nous l’avalons ; de sorte que tout ce qui arrive à ce pain, arrive réellement au corps du Christ, propter unionem sacramentalem. » C’est clair, mais la théologie n’aime pas ce qui est clair : Luther se reprend (XIX, 429) et dit : « Le corps du Christ est avalé corporellement, mais il n’est point mangé et digéré, comme par exemple un morceau de viande cuite ; le corps du Christ est une chair spirituelle. » C’est moins clair, mais plus théologique ; le corps du Christ est donc un corps incorporel, une matière immatérielle, une chair qui est en même temps une non-chair (sit venia verbo), ou un objet qui est en même temps un non-objet. Voyez ici la théologie chrétienne dans tout son incomparable éclat.

Le moindre bon sens, le moindre effort d’une intelligence non dérangée, ou plutôt non dépravée, suffit déjà pour faire voir clairement tout ce qu’il y a de révoltant dans une thèse qui nie et qui affirme à la fois. On nous dit que le morceau de pain sec transsubstantié en un objet pneumato-animal, possède une force objective : et on s’empresse d’ajouter que cette force ne suffit pas, qu’il faut lui suppléer par notre propre force subjective, par notre pieux recueillement.

Quand je me recueille, quand je me replie sur moi-même, quand je descends dans les profondeurs de ma conscience, quand je m’élance dans les régions élevées de mon imagination mystique, j’exerce une influence sur moi-même, et l’influence du pain sacré devient forcément nulle. D’où s’ensuit que c’est mon âme qui commande à ce pain-là, et nullement le pain qui commande à mon âme ; l’Apôtre écrit donc aux Corinthiens (I, 11, 29) : « Un homme qui mange et boit l’Eucharistie d’une manière indigne, mange et boit son propre jugement (c’est-à-dire, sa propre condamnation éternelle), car il n’a pas su distinguer le corps du Seigneur. » C’est donc le sentiment, uniquement le sentiment, qui fait la différence d’un pain divin et d’un pain profane ; or, ce sentiment dépend de la signification que je donne au pain ; donc l’effet sur moi dépend de la signification que je veux bien donner au pain ; ce qui ne prouve guère en faveur de la valeur objective et réelle du pain céleste.

Analysons maintenant cette signification, qui a cela de particulier qu’elle n’existe que par l’imagination. Pour nos yeux, pour nos dents, pour notre palais, pour notre nez, pour tous nos cinq sens physiques enfin, du vin restera toujours du vin et du pain ne cessera d’être du pain. Les scolastiques inventèrent pour s’en tirer, une distinction des plus délicieuses : celle de Substance et d’Accident ; et il faut le dire, cette distinction mérite une place dans le pandémonium de la pensée humaine. Tous les accidens ou attributs qui constituent la nature du vin et du pain, sont encore présens, disent les scolastiques, mais la somme de ces accidens ou le sujet substantiel manque, puisqu’il a été transformé en chair et en sang. Les scolastiques ne savent pas que la somme ou l’unité de toutes les qualités accidentelles est précisément la substance ; quand on ôte, par exemple, au vin et au pain les qualités par lesquelles ils sont du pain et du vin, on n’aura ni pain ni vin, on aura zéro. Cette chair, ce sang, n’ont donc point une existence objective, puisqu’ils se dérobent aux sens ; les sens sont par leur nature toujours incrédules, et les religions orthodoxes ont raison de les anathématiser, en condamnant ce qu’elles appellent la sensualité. Les cinq sens de l’homme, quand il jouit de sa santé physique et psychique, lui disent : « Voilà du pain et du vin, qui n’est point de la chair et du sang ; veux-tu malgré notre témoignage dire que le vin est du sang et le pain est de la chair, libre à toi : mais sache alors que tu repousses tes cinq sens, et avec eux ton bon sens, et que tu en deviens insensé. » A quoi la foi religieuse va répliquer : « C’est ce que je veux. »

La foi, c’est la puissance de l’imagination qui rend réel le non-réel et non-réel le réel. La foi, c’est la contradiction ouverte avec les sens, c’est le défi jeté à la raison. La foi nie ce que la raison objective affirme, la foi affirme ce que la raison objective nie : « Videtur enim species vini et panis, et substantia panis et vini non creditur. Creditur autem substantia corporis et sanguinis Christi et tamen species non cernitur, » dit saint Bernard (Édit. de Bâle 1552, p. 189, 191). Le mystère de l’Eucharistie est donc le mystère de la foi, c’est la fine fleur de la foi, et participer à l’Eucharistie est nécessairement la plus haute de toutes les jouissances, dont l’âme affective de l’homme religieux soit susceptible.

Rappelons-nous aussi que dans la foi l’homme parle de l’essence humaine comme étant l’objet de l’activité divine. Or, une chose qui est objet d’une activité, est la force motrice qui la pousse à se manifester. Donc, ce Dieu qui ne pense et n’agit que pour l’existence et pour la félicité de l’homme, est le moyen à l’aide duquel celles-ci s’obtiennent : sans Dieu point de vie éternelle, point de salut céleste ; Dieu est l’instrument dont le croyant se sert pour devenir heureux. En d’autres termes, l’homme se prend pour objet lui-même en Dieu et par Dieu ; c’est une vérité religieuse de valeur universelle, et qui se matérialise enfin dans l’Eucharistie sous forme du pain et du vin. Dans l’Eucharistie, la bouche chrétienne mange et boit le Dieu qui a créé le ciel et la terre ; dans l’Eucharistie l’homme déclaré donc en mangeant et en buvant, que Dieu n’est rien autre chose qu’un simple aliment pour l’homme ; dans l’Eucharistie l’homme, par un acte organique de première importance, se pose comme le Dieu de son Dieu ; car enfin ce qu’on s’assimile non-seulement d’après l’esprit, mais aussi par la voie digestive en l’introduisant dans l’œsophage, cela doit, dans ce moment-là du moins, reconnaître notre supériorité organique. La sainte théophagie est donc la plus haute jouissance que la subjectivité humaine tire d’elle-même : manger son Dieu, c’est se le subordonner et l’absorber pour se rendre divin soi-même. Cette théophagie a été reprochée au christianisme par une critique superficielle et louche, on a même cherché à la tourner au ridicule : elle constitue pourtant un élément historique très sérieux, très tragique, et j’insiste avec force sur ce que la religion du Christ a su changer l’anthropothysie et l’anthropophagie sacrées des anciens rites, en théothysie et théophagie. Le christianisme ne dévore plus, comme fait le cannibalisme religieux, la chair humaine, il s’attaque à la chair divine.

C’est dans l’Eucharistie que la foi jette le défi le plus audacieux à la raison et à la réalité ; c’est dans l’Eucharistie que la foi capricieuse et entêtée veut faire croire à nos cinq sens que du pain est de la chair. Les scolastiques, une fois entrés dans cette voie, y marchaient avec un admirable aplomb, ils étaient logiques au milieu de l’alogie la plus hideuse ; il y avait de la méthode dans leur aliénation mentale, aurait dit Shakspeare. En disant donc : « L’hostie est du pain par les accidens et de la chair par la substance, » ils donnent à la croyance une expression abstraite et explicative. Aussitôt que l’homme croit à la réalité physique et extérieure d’une illusion qui ne fait que voltiger dans l’intérieur de son cerveau, alors il finira, quand ses nerfs s’exaltent, quand son sang s’échauffe, par percevoir hors de lui, en face de lui, l’illusion devenue vision ; la fantasmagorie interne est désormais devenue externe ; la chimère de son imagination et de son raisonnement illogique devient tout à coup un fantôme ; plus l’homme croit intérieurement, plus ces croyances lui apparaissent extérieurement en visions, et plus ces visions vont le fortifier dans ses croyances[69]. Ainsi, des catholiques fervens ont maintes fois vu du sang couler au lieu du vin sacré. Tant que le dogme de la transsubstantiation resta inculqué aux Européens, toutes leurs autres forces intellectuelles étaient dominées par l’imagination, le caprice et l’arbitraire certes, les institutions politiques et sociales s’en sentirent autant que les sciences et les beaux-arts. Toute contradiction, tout contre-sens trouva sa justification dans la religion. Ne riez pas des distinctions subtiles et absurdes du scolasticisme : il voulait mettre d’accord l’âme affective avec l’intelligence, l’alogie avec la logique ; il est une conséquence rigoureuse de la foi dogmatique.

On a beaucoup discuté pendant des siècles, avec la plume et avec le glaive, sur la doctrine de l’Eucharistie selon l’Église catholique et selon l’Église protestante. Cette discussion, si ennuyeuse et si atroce en même temps, se réduit à un résultat bien futile. Toute la différence des deux doctrines, la voici le protestantisme fait la chair et le sang de Dieu se combiner miraculeusement avec le pain et le vin entre les lèvres du chrétien et à l’instant même, tandis que le prêtre catholique, au nom du Tout-Puissant, opère la sainte métamorphose avant de conduire le pain et le vin à la bouche ; cette métamorphose est réelle. Le protestant est trop prudent pour s’expliquer davantage ; Buddéus dit (l. c. V. 1, paragr. 13 et 17) : « Nostrates, præsentiam realem consecrationis effectum esse, affirmant : idque ita, ut tum se exserat, cum usus legitimus accedit ; − nec est quod regeras, Christum hæc verba : hoc est corpus meum, protulisse antequam discipuli ejus comederent, adeoque panem jam ante usum corpus Christi fuisse. » Le protestant croit avoir un grand avantage sur le catholique, qui dans sa naïve simplicité admet un pain-Dieu ou un Dieu-pain renfermé dans une boîte, auquel une souris, un insecte peut s’attaquer ; le protestant n’admet le Dieu que dans l’intérieur de sa bouche, ce qui est en effet une certaine garantie de sûreté pour le Dieu transformé : mais l’un et l’autre sont également des théophages. Au commencement du moins, la différence est nulle ; à Anspach, en Bavière, par exemple, les protestans discutèrent la question : « Le corps du Christ arrive-t-il dans l’estomac ? y est-il digéré comme d’autres alimens ? est-il ex-pulsé plus tard par le tube intestinal, comme d’autres alimens ? (Apologie de Melanchthon, par Strobel. Nürenberg, 1783, p. 127.) »

Dans le catholicisme, la substance du pain et du vin est détruite par la toute-puissance de Dieu : « Accidentia eucharistica tamdiu continent Christum, quamdiu retinent illud temperamentum, cum quo connaturaliter panis et vini substantia permaneret : ut econtra, quando tanta fit temperamenti dissolutio, illorumque corruptio, ut sub iis substantia panis et vini naturaliter remanere non posset, desinunt continere Christum (Theol. schol., Metzger, 1. c., p. 292). » Cela signifie évidemment que le pain reste chair tant que le pain reste pain ; si le pain se gâte et disparaît, la chair n’existera pas non plus ; il faut pour que le pain puisse être consacré, qu’il soit d’une dimension médiocre, au moins telle qu’on puisse reconnaître ce pain pour du pain (Metzger, p. 284). Du reste, la transsubstantiation dans l’Église romaine, cette conversio realis et physica totius panis in corpus Christi est la continuation conséquente des miracles de l’Ancien-Testament et de l’Évangile. La transformation de l’eau en vin, d’un bâton en un serpent, des pierres en fontaines (Psaume 114), sont des transsubstantiations bibliques qui peuvent servir d’exemples pour préparer la foi au miracle des miracles, au dogme central, à la transformation d’un pain terrestre en chair divine. Celui qui a hébété son esprit au point d’accepter les exemples, doit renoncer au droit de douter du dogme central.

La doctrine protestante et la doctrine catholique contredisent également la raison. Écoutez, par exemple, Luther : « On ne peut participer au corps du Christ que de deux manières, soit corporellement, soit spirituellement. Et cette communion corporelle ne saurait être perceptible à nos sens ; s’il en était autrement, il n’y aurait plus de pain. D’un autre côté, ce pain n’est point du pain vulgaire, nous ne voulons point une communion du pain, mais du corps du Christ : d’où il faut inférer que le corps du Christ est réellement et corporellement, bien que non visiblement, là où le pain sacré existe (XIX, 203). » — « Nous sommes convaincus, dit-il (p. 393), que dans l’Eucharistie, nous autres protestans mangeons réellement le corps du Christ ; seulement nous ne savons pas, et nous n’avons pas besoin de savoir comment cela se fait. » — « Et si tu veux être un bon chrétien, ne fais pas comme les fanatiques (c’est-à-dire les insurgés politiques et religieux, sous Munzer, Karlstad, Storck et autres), qui demandent toujours comment le vin puisse être du sang et le pain de la chair (XVI, 220) ; » ou, comme Melanchthon l’exprime : « Cum retineamus doctrinam de præsentia corporis Christi, quid opus est quærere de modo (Vita Melanch., Camerarius, ed. Strobel. 1777, p. 446) ? » Ainsi, les protestans et les catholiques en appellent également à la toute-puissance divine, qui est la source et l’appui de toutes les opinions contraires à la raison. Voyez Luther, XIX, 400, et Concord. summ., art. VII, aff. 3, negat. 13. Ce Livre de la Concorde fournit en outre (art. VII) un exemple délicieux, un exemple incomparable de supranaturalisme théologique, quand il établit une différence entre oralement et charnellement (naturellement) : « Nous croyons, enseignons et confessons, que la chair et le sang du Christ sont reçus, dans l’Eucharistie, avec le pain et le sang, non-seulement d’après l’esprit, par la foi, mais aussi par la bouche ou oralement : cela n’a toutefois lieu que d’une façon surnaturelle ou céleste. » Cette hypocrisie (objective, bien entendu ; mon livre ne daigne pas s’occuper de l’hypocrisie subjective ou personnelle) est plus évidente encore dans le passage suivant de Jo. Fr. Buddéus (1. c., V, c. 1, paragr. 15) : « Probe namque discrimen inter manduca-tionem oralem et naturalem tenendum est. Etsi enim oralem manducationem adseramus atque propugnemus, naturalem tamen non admittimus… Omnis equidem manducatio naturalis etiam oralis est, sed non vicissim oralis manducatio statim est naturalis… Unicus itaque licet sit actus, unicumque organum, quo pánem et corpus Christi, itemque vinum et sanguinem Christi accipimus, modus (que c’est commode pour les sophistes religieux d’en appeler partout au modus !) nihilominus maximopere differt, cum panem et vinum modo naturali et sensibili, corpus et sanguinem Christi simul equidem cum pane et vino, at modo supernaturali et insensibili, qui adeo etiam a nemine mortalium (et assurément par nul immortel !) explicari potest, revera interim et ore corporis accipiamus. » Très bien ; ainsi donc le chrétien qui met la chair de son Dieu entre ses lèvres, qui suce le sang de son Dieu pour s’assurer de l’existence charnelle de son Dieu, ce même chrétien ouvre sa bouche théophage un instant après, pour nier, oui pour nier et renier, la présence charnelle, corporelle, réelle de ce même Dieu dans l’Eucharistie. Le chrétien mange son Dieu[70] ; il dévore son Dieu, il assimile à sa chair humaine la chair vivante de son Dieu, il satisfait donc par là à sa propre chair : mais tout à coup il se souvient que la chair chrétienne ne mérite pas qu’on fasse aveu de sa satisfaction, et il nie effrontément la jouissance charnelle, il la nie ici, dans l’Eucharistie même comme ailleurs.

L’hostie, ce pain sec, est de la chair saignante. Soit, mais remarquez qu’elle ne l’est que d’après la foi et pour la foi : « Voilà, par exemple, les fanatiques (les insurgés politiques et religieux dans la Guerre des Paysans), ils croient que l’hostie n’est réellement et intérieurement rien autre chose que du pain sec ; ces hommes mangent en effet du pain sec dans l’hostie sacrée, » dit Luther (XIX, 432) ; ce qui se traduit en notre langage dialectique comme suit : « L’hostie est précisément telle que tu te l’imagines : tu la crois de la chair, elle l’est ; tu la crois du pain, elle l’est encore. » Et cela doit être ; ce que rêve la foi religieuse, l’âme affective dans son extase, cela a pour elle une signification réelle, cela existe au dehors d’elle dans le monde physique ; l’illusion est ici l’élément vital pour l’homme.

Maintenant nous allons comprendre sans difficulté la différence zwinglienne. Le réformateur helvétique qui dit : « L’Eucharistie n’a de la signification que pour l’individu croyant, » est au fond d’accord avec le réformateur allemand (« le sauvage Saxon, » comme il se vit obligé d’appeler Luther) et avec l’Église romaine ; tous disent que l’hostie est autre chose pour les yeux et autre chose pour l’âme croyante. Mais Zwingli détruisit sans pitié l’illusion charmante que l’imagination religieuse s’était faite, et qu’elle maintient dans le luthérianisme comme dans le catholicisme. Le mot est, dans la célèbre phrase ceci est mon corps, est lui-même une illusion qui, pour ainsi dire, s’imagine de n’être pas illusoire. Les autres disent d’une manière détournée, indirecte, mystique, ce que Zwingli avance hardiment et nettement. Les autres disent : « Hujus sacramenti effectus, quem in anima operatur digne sumentis, est adunatio hominis ad Christum (Concilium Florentin. de S. Euchar.), » ils disent que l’effet salutaire de l’Eucharistie ne dépend que de la dévotion avec laquelle on aborde la sainte Cène ; ils disent que le pain et le vin ne sont de la chair et du sang que pour un individu qui croit qu’il en est ainsi. Zwingli a dit la même chose, d’une manière rationaliste, prosaïque, simple, et c’est pour avoir eu cette insolence logique que les autres, tous, lui ont lancé leurs anathèmes.

Il est donc désormais constaté, par les témoignages de l’Église comme par la logique et la psychologie, que l’Eucharistie ne fait rien, c’est-à-dire qu’elle n’est rien, sans le sentiment, sans la conviction, sans la foi. Ce qui ne fait rien, n’existe pas. D’où il faut conclure que la réalité de l’Eucharistie n’est que dans la foi, dans la conviction, dans le sentiment. Toute cette scène se passe donc, nullement sur le sol de la réalité, mais dans les régions vagues et flottantes de l’imagination ou de l’âme affective. L’idée de Dieu le Christ renfermé dans l’hostie que je serre entre mes lèvres, est une idée édifiante, une idée qui, quand elle est prise au sérieux, plus que toute autre saisit le système nerveux, l’ébranle et le fait vibrer dans toute son étendue jusqu’au délire extatique ; mais remarquez que cette idée est un produit de l’âme affective, de cette même âme affective qui en est affectée au plus haut degré. Il arrive donc ici ce qui arrive à chaque pas dans la religion : le sujet religieux est affecté par lui-même comme par un objet extérieur ; et cette illusion admise une fois pour toutes, je pourrais, même sans pain et sans parole, sans cérémonie d’église, effectuer l’Eucharistie dans le sanctuaire de mon imagination. Ainsi, on a d’innombrables poésies pieuses qui chantent uniquement le sang de Dieu, ce qui est une célébration lyrique, dithyrambique de la sainte Cène. Il y a là un essor sublime et douloureux à la fois : l’âme affective se représente le Sauveur martyrisé, elle s’identifie avec lui, elle est affectée des souffrances de son Dieu ; dans ces poésies l’âme humaine boit le sang divin tout chaud, tout pur, sans aucun mélange contradictoire et matériel ; dans cette extase poétique de l’âme religieuse aucun objet gênant ne s’interpose entre le sang et l’idée du sang. Le pain et le vin, ces deux singuliers véhicules, qui sont pour cette âme plutôt deux obstacles, n’existent plus.

Bien que l’Eucharistie, ou le sacrement en général ne soit rien sans le sentiment religieux, sans la foi, nous voyons la religion présenter ce sacrement comme une chose réelle en elle-même, comme une chose différente de l’être humain. De cette manière la vraie cause, la foi, n’occupe aux yeux de la conscience religieuse que le second rang, elle y devient condition ; tandis que la cause imaginaire, le sacrement, est élevé au premier rang. C’est là le matérialisme religieux dans toute sa force. Cette subordonnation de la réalité humaine sous la divinité illusoire, cet asservissement du subjectif par l’objectif, cet avilissement de la vérité logique et psychologique sous le joug de l’imagination, cette dégradation de la morale sous les pieds de la religion, tout cela produit à la fin nécessairement de la superstition et de l’immoralité. De la superstition, parce qu’on ne veut pas qu’un objet soit ce qu’il est pourtant en réalité ; de l’immoralité, parce que dans l’âme il y a scission entre l’action sainte et l’action vertueuse ou morale ; de sorte que la jouissance du sacrement, abstraction faite du sentiment moral, devient une action sainte, méritoire et salutaire. C’est ainsi du moins que les choses marchent dans la pratique, qui ne connaît pas la théorie sophistique de la théologie. Il y a là une contradiction irrémédiable sur le domaine de l’intelligence, on y viole la raison en appelant le noir blanc et le blanc noir ; qu’on ne s’étonne donc plus de rencontrer une contradiction au moins aussi envenimée sur le domaine de la morale. Chaque défi, que la théologie se plaît à faire au bon sens logique, va immédiatement enfanter un défi au sens de la vertu. Aimez la vérité, et vous aimez par-là la vertu ; détestez la logique, et vous dépravez votre cœur. La sophistique déshonore l’homme tout entier ; un homme qui trompe sa propre intelligence ou qui est sophiste, n’a pas un cœur vrai et sincère, il porte, dit un vieux proverbe, un ver rongeur dans son cœur. Or, la doctrine de l’Eucharistie se trouve dans cette singulière alternative, ou de nier, avec de la véracité, la présence corporelle de Dieu, ou de renier l’amour de la vérité en admettant la présence corporelle. Cette doctrine est par conséquent antilogique.


Chapitre XXVII.

La Contradiction de la Foi et de l'Amour.


Les sacrements présentent la contradiction entre idéalisme et matérialisme, entre subjectivisme et objectivisme ; elle constitue au fond l’essence de la religion. Or les sacrements chrétiens ne sont rien sans la foi et sans l’amour. Nous allons donc ici assister à une lutte suprême, nous allons observer la contradiction capitale, qui résume toutes les autres : c’est la contradiction entre la Foi et l’Amour.

L’essence secrète de la religion, nous l’avons prouvé, est l’identité de l’être humain et de l’être divin ; la forme de la religion, au contraire, son essence manifestée, et dont elle-même a conscience, est précisément la différence entre l’Homme et Dieu. Dieu, c’est l’être humain, mais la religion en parle comme d’un être étranger ou non-humain. Eh bien, l’identité de Dieu et de l’Homme est ici constituée par l’Amour, et la différence par la Foi[71].

L’amour identifie Dieu avec l’homme, l’homme avec Dieu, et par conséquent l’homme avec l’homme ; la foi sépare Dieu de l’homme, et par conséquent l’homme de l’homme, puisque Dieu n’est rien autre chose que la mystique notion du genre humain ; si vous séparez Dieu et l’homme, vous coupez par-là le lien commun de tous les hommes, vous isolez l’individu. Par la foi, la religion se met en contradiction avec la vertu, avec la raison, avec le simple sens du vrai ; par l’amour, la religion s’oppose à cette contradiction. La foi isole Dieu, elle fait de lui un être individuel ou particulier ; l’amour universalise Dieu, il fait de Dieu un être universel ou commun, et l’amour pour Dieu est identique avec l’amour pour l’homme. La foi opère une scission dans l’intérieur de l’homme individuel, elle en fait pour ainsi dire deux hommes ; elle sème les dents du dragon, qui font naître à chaque pas des ennemis mortels qui s’égorgent sans remords les uns les autres ; l’amour guérit les blessures que la foi a faites au cœur humain. La foi impose comme une loi la croyance en son Dieu ; l’amour est de la liberté ; l’amour ne condamne pas les athées, il est athée lui-même, puisqu’il nie par la pratique, sinon par la théorie, l’existence d’un Dieu individuel et opposé à l’homme. L’amour porte en lui Dieu, la foi est en dehors de Dieu, et Dieu est en dehors d’elle ; la foi rend Dieu étranger à l’homme, elle fait de lui un objet extérieur.

La foi est donc un élément extérieur, elle devient un fait historique, extérieur, tout matériel ; elle peut devenir une confession de foi toute superficielle, mécanique pour ainsi dire ; on attribue, alors à la foi, telle quelle, des effets superstitieux et magiques. Je dis superstitieux, parce que cette croyance n’influe plus sur la morale ; les démons, par exemple, croient à l’existence de Dieu, sans cesser pour cela d’être ce qu’ils sont.

La foi a des différences inhérentes ; elle critique les consciences individuelles, elle discerne entre vrai et faux. La foi est ainsi exclusive elle n’admet point de progrès, parce qu’elle ne veut qu’une vérité spécifique, qui nécessairement est négative envers tout ce qui est en dehors d’elle. La foi n’a qu’un seul Dieu, elle ne reconnaît qu’une seule vérité, elle donne à un seul individu le monopole d’être Fils de Dieu ; le reste n’est que de l’infamie, du mensonge, de la poussière. Jéhova, Allah, le Dieu trinitaire, est le vrai Dieu, toute autre divinité n’est qu’une détestable idole ; il faut la briser sans retard.

La foi a quelque chose de particulier, un monopole à elle, elle se base sur une révélation toute particulière. Hautaine et exaltée, toujours fébrilement agitée dans ses mouvements supranaturalistes et contre-nature, la foi religieuse se vante d’avoir acquis son trésor par une voie spéciale, qui n’a rien de commun avec la voie ordinaire, ouverte à tout homme doué de cœur et de bon sens. Jamais ce qui est pour tout le monde, ne saurait être un objet particulier, spécifique, et caractéristique de la foi. Ainsi, on savait longtemps avant le christianisme que Dieu était le créateur, on l’avait reconnu par la nature ; mais la foi religieuse hausse dédaigneusement les épaules, car elle seule en sait davantage. La foi connaît la personne de ce Dieu d’après la révélation ; elle sait au juste répondre à la question : qui est ce Dieu ? Tandis que les pauvres païens savaient tout au plus répondre à la question : quoi est Dieu ? De là à l’idolâtrie païenne ; le Dieu païen n’est point bien connu à ses adorateurs. Les chrétiens connaissent le leur de face à face et ils se trouveraient offensés si on voulait les identifier devant Dieu avec les païens. Cette fameuse identification des païens et des chrétiens n’existe que dans le cerveau libéral de quelques philanthropes déistes, mais elle est au fond opposée au christianisme, car elle est, en effet, le résultat d’une civilisation douce et éclairée. Un chrétien se distingue d’un non-chrétien par tout ce qui constitue la foi chrétienne ; « Voulez-vous, dit Luther, être chrétien, alors croyez et agissez autrement que les autres mortels (XVI, 569). » Cela signifie que ceux qui ne connaissent pas le Dieu chrétien, ne sont pas des hommes chrétien et homme sont deux synonymes, les païens n’ont que la forme humaine, et nullement une valeur intérieure [72].

La foi particularise l’homme, elle le confine dans d’étroites limites, elle lui ôte toute facilité d’évaluer avec justice ce qui est en dehors de la foi. Toujours préoccupée d’elle-même, la foi ne peut ni observer ni penser. Un théoricien ,un penseur dogmatique aussi se restreint, il est vrai, à son système, et cette restriction théorique est généralement mesquine : il y a là toutefois encore une sorte de liberté, un certain libéralisme dans les vues des scientifiques ; la science, la théorie ne saurait jamais devenir entièrement esclave, ou — ce qui revient ici au même — despote. Mais voyez la foi : elle fait de son objet une cause de conscience et d’intérêt, une affaire de l’instinct d’être heureux ; son objet est lui-même un être particulier personnel, un Dieu qui veut qu’on l’adore, et qui n’a mis le bonheur éternel de l’homme qu’à ce prix-là.

Sans contredit, le croyant tire de sa foi un sentiment d’honneur qui le fortifie et le transporte ; il se trouve élevé au-dessus du niveau ordinaire des mortels, au-dessus de l’homme tel que la nature l’a fait. Les fidèles sont comme des aristocrates, ils savent qu’ils sont des gens de distinction, des gens d’illustre extraction, puisque la grâce de Dieu les distingue du reste des hommes, qui ne sont que des plébéiens ou des infidèles. Dieu est la personnification de cette distinction aristocratique ; Celse déjà a dit que les christocoles se vantaient : Est Deus et post illum nos (Origène, Adv. Celsum, éd. Hoeschel. 1605. Aug. Vind. p. 182). Or, comme la foi prend l’être humain pour un autre être personnel, le fidèle aussi transporte son honneur sur cette autre personnalité ; il fait tout pour la gloire de son Dieu, et rien pour la sienne propre. Dans cette autre personne il retrouve sa propre personne ; tout dévoué à cette personnalité transcendante, il jouit par là même de l’essor de sa personnalité bornée « Je suis fier et ambitieux à cause ma félicité céleste et de la rémission de nos péchés : mais ce n’est que pour l’honneur d’un autre, pour celui du Seigneur Christ, » dit Luther, avec sa naïveté habituelle, qui prononce chaque fois les pensées les plus intimes de la théologie. L’Apôtre aussi dit : « Que celui qui se vante, se vante du Seigneur (Corinth. I, 31). » Un ancien aide-de-camp du général russe Munnich a dit : « Quand j’étais son aide-de-camp, je me sentais bien plus grand, que maintenant où je commande ; » il en est ainsi d’un véritable fidèle. Le domestique qui porte la livrée du maître, s’estime bien plus supérieur aux hommes libres appartenant à une classe moins élevée que celle de son maître ; de même le croyant. La foi est orgueilleuse, mais elle a l’air d’être humble, parce qu’elle transporte son orgueil dans Dieu, c’est-à-dire dans une autre personnalité ; cette personnalité est le propre moi humain divinisé, et se compose de notions telles que sauveur, médiateur, bienfaiteur, protecteur, etc. ; ce ne sont que des notions dans lesquelles le fidèle se rapporte à lui-même, au bonheur suprême de son propre moi. Ce Dieu est la personnification du désir, très naturel au reste, de l’homme de devenir heureux ; et remarquez que ce désir y est déjà réalisé, car qui y croit (c’est-à-dire en Dieu) y participe déjà (c’est-à-dire il sera heureux). Un vieux proverbe national des Allemands dit : Croire rend bienheureux. En un mot, ici comme ailleurs la religion nous montre sa méthode caractéristique, qui est de transformer en un passivum le naturel activum pour parler avec la grammaire ; la religion change le moi agissant en un moi agité, en un moi sur qui un autre moi, le moi appelé Dieu, agit. Ainsi, le chrétien se sent élevé, païen s’élève par ses propres forces, tant bien que mal le chrétien regarde comme une affaire de réceptivité ou de sentiment, ce qui spontanéité. L’humilité du croyant est un orgueil pris à rebours, un orgueil qui n’a pas l’extérieur d’un orgueil ordinaire. le croyant se sent distingué, mais cette distinction est loin d’être le résultat de son activité ; elle est une grâce qui est descendue sur lui il ne sait pas comment le croyant ne fait pas de son moi le but de sa propre activité, mais le but de l’action divine.

La foi, on le conçoit, doit toujours être une foi circonscrite, déterminée, spéciale : sans cela son Dieu ne serait point le vrai Dieu. Ce vrai Dieu est le Christ, le Fils inné de Dieu le seul vrai prophète : voilà une croyance nettement déterminée, et vous n’avez qu’à croire, si vous voulez être sauvés. Cette croyance se fixe sous forme d’un dogme ; il ne fait que prononcer en parole ce qu’elle avait primitivement en idée. Quand une fois un dogme fondamental a été constitué, il produit nécessairement des questions spéciales, qui à leur tour doivent être décidées dogmatiquement : ce qui conduit à une multiplicité quelquefois très embarrassante de dogmes. Mais ce désagrément, qui est inévitable, ne doit jamais détruire la nécessité de fixer la foi dans des dogmes ou dans des articles fondamentaux, afin que tout le monde sache ce qu’il lui faut croire pour acquérir la félicité céleste.

Je prie le lecteur de remarquer, que nos théologiens modernes, ici comme ailleurs, méconnaissent le vrai christianisme ; ils trouvent ridicules, ils rejettent avec indignation les conséquences rigoureuses de l’essence de la foi. Comment, vous voudriez que la foi ne fût pas préoccupée, soupçonneuse, acariâtre ? Pensez donc qu’il s’agit pour elle de l’honneur de son Dieu et de la félicité éternelle de l’individu. On est chaque fois inquiet de savoir si l’on a vraiment rendu à un supérieur tous les honneurs dus à son rang. Saint Paul, par exemple, est tout rempli d’une seule idée, il ne peut penser qu’au mérite ou à l’honneur du Christ. Les panégyristes nous disent que la foi chrétienne est plus libérale et plus large que celle de Moïse ; elle l’est en effet dans des choses qui lui sont étrangères, par exemple dans des aliments, mais elle est illibérale et étroite au plus haut degré là où il s’agit d’un objet qui l’intéresse. Le pédantisme dogmatique, l’exclusivité la plus sauvage, sont ses deux attributs logiquement nécessaires ; elle est scrupuleuse et impitoyable : es-tu pour le Christ ? pour sa Foi ? si non, tu es anti-chrétien, un ennemi mortel du Christ. Or, on sent le besoin de donner une définition du mot chrétien, et malheur à qui doutera de cette définition une fois donnée, ou qui la changera. Mais comme il y a beaucoup de livres sur la foi et beaucoup d’écrivains religieux, il y a aussi beaucoup de diversité dans les opinions, et il faut partout établir des déterminations dogmatiques bien précisées. Il n’y a pas de doute, le christianisme ne doit sa durée qu’à la dogmatologie des églises.

Le temps moderne, avec son incrédulité qui fait semblant de croire ou, selon le mot spirituel d’un philosophe, qui croit croire, le temps moderne a beaucoup d’indifférence en matière de foi, et se cache derrière le Nouveau-Testament, ou la Bible en général. Cette foi moderne oppose des versets bibliques aux distinctions dogmatiques ; elle veut de la sorte par l’exégèse s’émanciper de la dogmatique ; mais l’exégèse est plus ou moins arbitraire, capricieuse. La foi a déjà commencé à s’éteindre, quand on fait la découverte que les dogmes imposent un joug à l’intelligence ; la religiosité libérale, n’oublions pas cela, est de l’indifférence religieuse ou plutôt de l’irréligiosité ; elle dit qu’elle ne veut croire que ce qui est essentiel, elle ouvre la Bible, elle va la commenter, elle jure sur la Bible ; mais au fond elle ne croit rien. Je dis rien, rien qui mériterait d’être appelé foi ; elle remplace entre autres le Fils de Dieu, cette figure si nettement dessinée, ce caractère si fortement accentué pour ainsi dire, par la notion vague et flottante d’un homme sans péché, qui plus que tout autre peut se faire appeler un fils de Dieu ; ce qui signifie que le Christ n’est ni Dieu, ni homme, ni théanthropos. Voilà où les modernes ont enfin débarqué, après avoir fait un long et ennuyeux trajet : ils sont arrivés à l’indifférentisme pur et simple en matière de religion, au point de ne pas même regarder comme sacré tout ce qui est écrit dans la Bible ; ainsi, la séparation que la foi religieuse fait et doit faire entre les fidèles et les infidèles, est rejetée comme anti-religieuse ou anti-chrétienne, bien qu’elle se trouve énoncée dans le Nouveau-Testament.

L’Église, en condamnant les hétérodoxes et les incrédules, avait de son côté le droit de la logique : la foi orthodoxe, quand elle est vivante, quand elle porte encore du feu dans ses entrailles, et des flammes dans son cœur, ne distingue pas entre un hétérodoxe et un athée. Elle doit les condamner, c’est la sa nature essentielle, et aucune chose ne peut agir contre sa nature. Au premier coup-d’œil, je le sais, la foi paraît être une séparation innocente faite entre les fidèles et les infidèles : mais attendez un peu, et vous verrez cette séparation devenir éminemment critique ; Dieu est pour le fidèle, il est contre l’infidèle ; de la vient le devoir de pousser celui-ci vers son bonheur, c’est-à-dire de le convertir.

Or, celui qui a contre lui Dieu, n’a pas de valeur ni de dignité, il est nul au fond, et on fait bien de l’annuler aussi extérieurement : celui qui a contre lui Dieu, est contre Dieu, et cela suffit. Le Nouveau Testament a déjà combiné l’idée de l’incrédulité avec celle de la non-obéissance, et Luther dit (XIII, 647) : « La méchanceté capitale, c’est la mécréance. » Tout mécréant est donc un ennemi personnel du Christ ; il ne veut pas croire, dit la foi, donc il est endurci, il commet un péché volontaire. Elle est conséquente, quand elle ne s’assimile que les fidèles, en repoussant les infidèles ; elle est bonne envers les fidèles, méchante envers les infidèles. Il n’y a pas à contredire, cette croyance orthodoxe, qui est censée être à la fois germe, racine, fleur et fruit, porte en elle un mauvais principe, en même temps qu’elle est la véritable foi du vrai Dieu, comme lui est la personnification de cette foi, la Foi en personne.

C’est précisément ce Dieu de la foi exclusive, le Dieu orthodoxe, soit catholique, soit autre, qui dans l’Église victorieuse est tout à fait identique avec Satan ; le christianisme devient alors le satanisme[73].

La vanité chrétienne empêche de juger impartialement ; on aime à découvrir le moindre défaut chez les nations non chrétiennes, mais jamais on ne voudra voir ceux du chrétien. Beaucoup dépend du tempérament, du naturel d’un peuple, la Foi se formera chez l’un différemment de l’autre : mais la nature essentielle de la foi reste partout et toujours la même. La Foi ne s’occupe que de condamner les infidèles : tout ce qu’il y a de beau, de salutaire, de généreux, elle l’amasse sur son Dieu, elle l’en revêt comme l’amante son bien-aimé  ; ce Dieu, je le répète, est lui-même la Foi personnifiée ; elle rejette sur l’infidélité tout ce qu’il y a de laid, de désolant et de mesquin. Et remarquez, c’est surtout le doute dans les matières dogmatiques, le doute, ce véritable principium sapientiae, contre qui la Foi constituée doit lever son bras impitoyable et sanglant. Elle a en effet raison de déclarer les doutes pour des tentations infernales, et nous aurions tort d’attendre d’elle ce qu’elle ne saurait donner sans se suicider.

L’Église orthodoxe se souciait même beaucoup des tourments spirituels qui naissent du doute, elle se tenait toujours prête à leur imposer silence par la méthode contrastimulante, en infligeant des tortures corporelles et en rendant muets les hérétiques. Elle a de tout temps agi de cette sorte, mais surtout depuis le seizième siècle. La Saint-Barthélemi, massacre fanatique, mais franc et enthousiaste, n’est rien en comparaison avec la révocation de l’édit de Nantes, massacre fanatique, mais hypocrite, lâche, et qui est précisément pour cela devenu le modèle de toutes les persécutions religieuses modernes[74]. Elles ont cela de particulier qu’elles sont précédées des mensonges les plus doucereux, et suivies des louanges les plus impudentes. La révocation de l’édit était encore pour une raison plus vile que toutes les persécutions antérieures: c’est qu’on nia après, en face de l’Europe, d’avoir employé des moyens violents. La révocation de l’édit, acte infâme, a eu l’honneur d’être en même temps un acte saint : le pape d’alors ne l’a prouvé que trop.

Les orthodoxes les plus zélés, ceux qui représentent l’essence de la foi, sont tous égoïstes et bilieux : ils ne sauraient subsister sans avoir devant eux des hérétiques. Cette rage extérieure contre l’hérésie n’est rien autre chose que la rage qu’ils éprouvent de leur propre état intérieur ou psychique ; les intervalles lucides pour eux sont les moments où la flamme de la colère luit dans leurs sinistres regards. Tout est supranaturaliste pour l’orthodoxe, il n’y a que la colère religieuse par laquelle il se met de nouveau en contact immédiat avec la nature humaine : peut-être aussi veut-il par là palpablement démontrer le dogme du péché originel, puisque sa vie doit être une dogmatique vivante ; on sait du reste quelle grande valeur ce dogme possède aux yeux du vrai fidèle.

Dieu réprouve le mécréant, et le fidèle fait et doit faire comme Dieu. Les mahométans détruisent les infidèles par le fer et le feu : les chrétiens sont plus raffinés, ils renchérissent sur le vieux dicton d’Hippocrate, ils y emploient le feu de l’enfer. Eh, voyez, voyez les flammes d’outre-tombe, comme elles viennent s’élancer vers la vie actuelle ; elles en franchissent la limite pour éclairer les ténèbres du monde infidèle. Cela doit être : le fidèle anticipe déjà ici-bas les jouissances célestes dans les transports de son âme pieuse et fervente ; de même l’infidèle aussi doit goûter d’avance les angoisses infernales, du moins dans les instants solennels où l’enthousiasme religieux est au comble. On fait donc bien de brûler vivants ceux qui doutent ou — ce qui revient au même — qui blasphèment Dieu.

Le christianisme n’a point ordonné les poursuites contre les hérétiques, ni les conversions par la force brutale. C’est là un fait que je m’empresse de constater. Mais la foi condamne, et parce qu’elle condamne, elle produit inévitablement un sentiment haineux, d’où naissent les poursuites contre les hérétiques. Aimer un individu qui ne croit pas au Christ, est un péché contre le Christ ; ce serait aimer l’ennemi du Christ. « Dieu, dit Luther, punit souvent les blasphémateurs, les incrédules, les infidèles, les hérétiques déjà dans cette vie, il le fait pour fortifier sa chrétienté dans la foi, par exemple les hérétiques Cérinthe et Arius (XIV, 13). » Et saint Bernard : « Si quis spiritum Dei habet, illius versiculi recordetur : nonne qui oderunt te, Domine, oderam ? Psalter, 139, 21 (Epist., 193 ad magist. Yvonem Cardin.). » L’homme ne doit point aimer celui qui hait Dieu ou que Dieu n’aime pas ; Dieu, il est vrai, aime tous les hommes, mais dans la supposition qu’ils aiment ou qu’ils aimeront le Christ. Être chrétien, est synonyme avec être agréable à Dieu ; n’être pas chrétien, est synonyme avec s’exposer à la colère de Dieu. « Qui Christum negat, negatur a Christo, » dit Cyprien (Epist. E. 73, paragr. 18, édit. Gersdorf). Il n’est permis au chrétien que d’aimer les chrétiens, et les non-chrétiens en tant qu’ils pourront devenir chrétiens ; il ne peut aimer que ceux qui sont sanctifiés par la foi. La foi est comme le baptême de l’amour. L’amour fraternel de l’homme pour l’homme n’est qu’un amour naturel ; l’amour chrétien au contraire est l’amour saint. Le mot : Aimez vos ennemis ne se rapporte qu’à nos ennemis personnels, et nullement à nos ennemis principiels, aux ennemis publics, c’est-à-dire aux adversaires de Dieu et de son Église. La foi déchire donc les liens naturels ou humanitaires qui unissent les hommes ; elle remplace l’unité naturelle et universelle par une unité particulière, par une unité de secte.

Ne me dites point : « Ne jugez pas, afin que vous ne soyez pas jugés. » Ce mot de la Bible ne veut nullement laisser à Dieu le jugement, la condamnation et l’exécution. Ce mot se rapporte au droit privé et à la morale du christianisme, mais il n’appartient point au droit politique et dogmatique. Vous faites déjà preuve de votre indifférence en matière de foi, quand vous transportez de pareilles phrases morales dans le domaine du dogme. La distinction qu’on établit aujourd’hui entre l’homme et le mécréant, est un résultat de l’humanisme moderne : l’homme, dit la théologie, ne se distingue de l’animal que par la foi religieuse. Seule, elle possède le secret pour rendre l’homme agréable à Dieu ; le fidèle est donc l’homme normal, l’homme-type, l’homme tel que Dieu le veut. Aussitôt donc que vous admettez une différence entre l’homme et le fidèle, vous séparez et l’essence humaine et la foi, et vous donnez par là à l’homme une valeur intrinsèque, qui est indépendante de la foi. La foi n’est donc sincère et par conséquent relativement respectable que là où la différence entre les fidèles et les infidèles existe encore dans toute sa vigueur. Émoussez le tranchant cette différence dogmatique, et vous ôtez à la foi son caractère significatif. La foi n’est libérale que dans des choses qui par elles-mêmes ne signifient rien ; le libéralisme de saint Paul, par exemple, suppose déjà la croyance à tous les articles dogmatiques. On est, sans doute, libre dans les choses non-essentielles ; sur leur terrain il n’y a plus de lois, on peut croire et faire ce qu’on veut : mais on doit laisser à la foi le droit éternel et imprescriptible dont Dieu l’a investie.

Vous m’objectez que la foi laisse à Dieu le soin de juger et de punir les infidèles ? Détrompez-vous : elle ne lui laisse que le jugement moral en matière de foi : c’est-à-dire, Dieu distingue si vous, chrétiens, avez une foi sincère ou une foi simulée. Ce Dieu-critique, ce juge suprême entre les fidèles et les infidèles, ce Dieu qui récompense et qui frappe, c’est la Foi elle-même. Ce que Dieu condamne, la foi le condamne aussi, et vice versa. La foi est un feu qui dévore impitoyablement ce qui lui est contraire ; saint Paul maudit ainsi le magicien Elymas et le rendit aveugle, parce qu’il résista à la foi (Actes des Ap. XIII, 8-11). Cette flamme infernale de la foi, regardée objectivement, est la Colère divine ou l’Enfer, puisque l’Enfer ne peut avoir une autre origine que la colère de Dieu. Or, cet enfer, la foi le porte dans son propre sein, et les flammes de Satan ne sont qu’un fantastique reflet des étincelles qui jaillissent yeux du croyant, quand il brandit le glaive vengeur sur la tête de l’infidèle.

La foi est donc essentiellement partiale ; elle doit l’être à moins de se détruire elle-même. « Celui qui n’est pas pour le Christ est contre le Christ », dit l’évangéliste, et, certes, je ne lui en fais pas un reproche du point de vue historique ; remarquez toutefois que les docteurs du dogme, loin de reconnaître la nécessité temporaire qui dicta ce verset comme plusieurs autres que j’ai cités plus haut, ne cessent de prêcher que la Bible est un livre éternel, ils la compromettent par là au lieu de la justifier. Certes, je le répète, les apôtres et les évangélistes avaient parfaitement raison au point de vue historique ou politique et social, de s’insurger avec toute leur indomptable énergie contre le vieux monde ; mais il est enfin temps d’y apporter la lumière d’une sévère et impartiale critique.

La foi ne connaît que deux sortes d’hommes, ses amis et ses ennemis, elle ne pense qu’à elle-même, elle est une forme de l’égoïsme. Dans son essence, elle est intolérante et elle doit l’être elle ne doit pas tolérer qu’on fasse le moindre outrage à la majesté de son Dieu. Ce Dieu, c’est elle-même objectivée, c’est la foi qui s’est devenue objet à elle-même. Qui dit foi dit Dieu, comme dit le prophète Zacharie : « Quiconque vous offense, offense la prunelle du Seigneur. » Tenerrimam partem humani corporis nominavit, ut apertissime intelligeremus eum (Deum) tam parva sanctorum contumelia laedi, quam parvi verberis tactu humani visus acies laeditur (Salvian. I, 8 de gubern. Dei). Violez la foi, et vous violez la majesté divine. La foi, d’après le commandement : « Tu ne dois pas avoir plusieurs poids et mesures » ne reconnaît en effet qu’une seule distinction : à droite, le culte orthodoxe, à gauche, l’idolâtrie. Elle ne donne l’honneur qu’à son Dieu : « Je dis que les païens quand ils présentent des offrandes, les présentent aux démons et point à Dieu. Or, je ne veux pas que vous viviez dans la société des démons (Epit. aux Corinth. I, 10, 20). » Les démons sont autant de négations des qualités divines, ils haïssent Dieu : la foi est aussi incapable de comprendre ce qu’il y a de vrai et de bon au fond de l’idolâtrie même. Elle procède sommairement « Qui n’est pas pour moi, celui-là est contre moi » ; les polythéistes devront donc ou se convertir ou se laisser exterminer. La tolérance envers les infidèles serait ici de l’intolérance envers Dieu : « Car il faut que tout genou fléchisse au nom de Jésus, les genoux de tous ceux qui sont dans le ciel et sur terre et sous le soleil, et il faut que toute bouche reconnaisse que Jésus-Christ est le Seigneur (Epit. aux Philipp. II, 10). » « Quand on entend prononcer le grand nom de Jésus-Christ, tous doivent trembler qui sont impies et infidèles dans les cieux et sur terre (Luther XVI, 322), » et saint Bernard a écrit cette parole grandiose et impitoyable : « Le chrétien est glorifié par la mort du païen, puisque le Christ est glorifié (Sermon aux chevaliers du Temple). » La foi doit donc postuler un monde d’outre-tombe, ou le contraire de la foi n’existe que pour augmenter la gloire de la foi ; en d’autres termes, l’enfer est là pour embellir par le contraste les jouissances des fidèles bienheureux. Pierre Lombard dit (IV, Dist. 50. c. 4) « Les élus s’avanceront pour jeter un regard sur les tourments des impies aux enfers : ils n’en seront point affligés ; au contraire, en voyant les ineffables douleurs des impies, ils vont remercier Dieu du bienfait de la félicité céleste ; » — mais ce n’est assurément pas Pierre-Lombard qui est l’auteur de cette atrocité. Ce maître scolastique est trop modeste pour prononcer un mot qui ne fût pas fondé sur l’autorité biblique et traditionnelle. Ce mot est une expression très signifiante de l’amour chrétien, de l’amour croyant et orthodoxe ; et si quelques Pères de l’Église, Grégoire de Nysse, Origène et autres, enseignent que les peines Infernales auront une fin, ils ont emprunté cette modification au platonisme. Les protestants avaient donc raison de dire avec les catholiques : « Les punitions dans l’enfer ne finiront jamais (Confession d’Augsb. Article XVII). » David Strauss cite dans sa Dogmatique chrétienne le fameux mot du théologien Buddéus (II, 547), qui dit : « Les enfants d’un chrétien, quand ils sont morts avant le baptême, acquerront le bonheur céleste, mais il n’en est pas de même des enfants d’un infidèle. »

Eh bien ! qu’en faut-il conclure ? que la foi est opposée à la fraternité, à l’amour, aux sentiments affectueux et généreux qui sont le véritable lien entre les membres de l’Homme collectif, du genre humain. L’amour reconnaît la vertu encore sous la défiguration du péché même ; elle retrouve la vérité sous le masque de l’erreur. Aujourd’hui, les chrétiens voient dans le polythéisme autre chose encore que de l’infamie et de la bestialité, mais cette manière de voir est d’assez fraîche date, et si antithéologique qu’elle n’a pris origine qu’avec la renaissance des sciences naturelles et des beaux-arts, ou ce qui revient ici au même, avec la décadence de la foi dogmatique. Ce n’est que depuis peu de temps qu’on a commencé à s’expliquer par des raisons positives, psychologiques, logiques, physiologiques, politiques et autres, ce que l’antiquité chrétienne et le moyen-âge orthodoxe avaient fait directement dériver du Démon. L’amour humain, la fraternité humaine, en un mot l’humanisme remplace ainsi peu à peu le dogmatisme, ou plutôt le christianisme. Sans les dogmes chrétiens, il n’y a plus de christianisme.

Ainsi, l’amour fraternel a son équivalent dans la raison, il est identique avec elle. La raison et la fraternité sont d’essence universelle, la foi est d’essence bornée. La raison, c’est l’amour universalisé. Qui des deux a inventé l’enfer, de la fraternité rationnelle ou de la foi ? Cet enfer, qui est un non-sens aux yeux de la raison, et une atrocité aux yeux de la fraternité, de la véritable charité. On ferait une grande absurdité en ne voyant dans l’enfer que simplement une extravagance de la foi, qu’une foi égarée ; l’enfer flambe dans toutes les religions, mais ces flammes sont plus violentes, plus sataniques dans les religions monothéistes de la Bible, du Coran et du Talmud, que dans les autres religions et cela doit être. Plus la divinité est concentrée et majestueuse, plus elle est jalouse et vengeresse : c’est logique. L’unité divinisée devient inévitablement tyrannie. On s’y laisse souvent prendre par le côté lyrique et dithyrambique ; et, en effet, il n’y a rien de plus grandiose que l’élan que notre imagination prend dans ses descriptions du Dieu trinitaire d’Allah, de Jéhovah ; l’âme affective aussi s’y mêle avec toutes ses couleurs chatoyantes, avec toutes ses oscillations sans nombre. Ne dites pas non plus que la Bible ne parle pas encore de l’enfer : elle doit en parler, car la foi religieuse reste toujours et partout identique avec elle-même : à moins que vous ne confondiez les éléments de la raison avec ceux de la foi, en affaiblissant par là l’une et l’autre.

Ainsi donc, comme la foi ne contredit pas le christianisme, celui-ci ne se trouvera pas non plus scandalisé, ni par des sentiments qui naissent de la foi, ni par des actes qui naissent de ces sentiments.

La foi condamne et frappe : par conséquent, toute action, toute opinion qui contredit l’amour, l’humanité et la raison, est nécessairement agréable à la foi. Toutes les horreurs, tous les cannibalismes, pour ainsi dire, qui remplissent les pages des annales de la religion chrétienne, sont les résultats de la foi. Comment les théologiens d’aujourd’hui osent-ils dire que ces résultats n’appartiennent pas au christianisme ? Est-ce qu’ils admettraient un christianisme sans foi ? Non. Les théologiens d’aujourd’hui sont ici d’accord avec ceux du passé : la foi revendique pour elle le bien, elle rejette tout le mal qu’elle a causé sur la fausse croyance, sur l’incrédulité, sur l’athéisme, sur la nature perverse de l’homme. Il s’ensuit rigoureusement que la foi est en effet l’origine de tous les maux dans le christianisme ; elle nie cela, et précisément parce qu’elle nie, cela existe ; la foi n’est bonne qu’envers elle-même, elle est farouche et exclusive contre tout le reste, elle est donc d’essence bornée et vicieuse. Si un chrétien fait une bonne action, c’est parce qu’il est chrétien croyant ; s’il en fait une mauvaise, c’est parce qu’il est en même temps homme, et que cet homme de temps à autre s’insurge contre le bien : « si quelqu’un vient vous prêcher l’Évangile autrement, anathema esto, qu’il soit maudit, » écrit l’Apôtre aux Galatiens, I, 9. Fugite, abhorrete hunc doctorem… Et aux Corinthiens il écrit (II, 6, 14) : « Ne marchez pas sous un même joug avec les infidèles, la justice et l’injustice ne vont point ensemble, la lumière et les ténèbres n’ont rien de commun, le Christ n’est pas d’accord avec Bélial ; quel lien y aurait-il entre le fidèle et l’infidèle ? entre le temple de Dieu avec celui des idoles ? Eh bien, vous êtes le temple du Dieu vivant, et Dieu dit « Je demeurerai dans eux et j’irai avec eux, je serai leur Dieu et ils seront mon peuple. À cause de cela, sortez de chez eux (de chez les idolâtres), et faites scission avec eux, dit le Seigneur, et ne touchez pas à des objets impurs alors je vous recevrai. » — « Quand il se montrera, le Seigneur Jésus au ciel, avec les anges de sa puissance et avec des flammes, pour verser la vengeance sur ceux qui se détournent de Dieu et qui n’obéissent pas à l’Évangile de notre maître Jésus-Christ, ils souffriront des tourments, et ils subiront la douleur éternelle devant la face du Seigneur et par sa puissance impérissable, quand il arrivera avec splendeur pour ses saints et comme un prodige tous ses fidèles (Épit. aux Thessalon., II, 1, 7). » — « Sans foi, vous ne pouvez plaire Dieu (aux Hébreux, 11, 6). » — « Dieu aima tellement le monde qu’il donna son Fils inné, afin que tous ceux qui croient en lui soient désormais sauvés et qu’ils entrent dans la vie éternelle (Saint Jean, III, 16). » — « Chaque esprit qui reconnaît que Jésus le Christ est entré dans la chair, vient de Dieu, mais chaque esprit qui ne le reconnaît pas, ne vient pas de Dieu, c’est l’esprit de l’Antichrist (Saint Jean, 4, 1). » — « Un menteur nie que Jésus soit le Christ c’est l’Antichrist, il nie le Père et le Fils (Saint Jean, I, 2, 22). » — « Qui devient apostat et déserteur, au lieu de rester dans la doctrine du Christ, celui-là n’a aucun Dieu ; mais qui reste dans la doctrine aura le Père et le Fils. Si quelqu’un vient chez vous sans confesser cette doctrine, ne le recevez pas, ne le saluez pas. Quand on le saluerait, on se rendrait coupable de ses mauvaises œuvres (Saint Jean, II, 9). » Veuillez remarquer que c’est l’apôtre saint Jean qui parle, surnommé l’apôtre de l’amour extatique ; cet amour est exclusif, c’est-à-dire, il n’embrasse que les membres de la communauté chrétienne : « Dieu est le sauveur de tous les hommes, principalement des croyants (Timoth., I, 4, 10) ; » le mot principalement est très significatif : « Faisons du bien à tout le monde, mais surtout à nos frères dans la foi (Épit. aux Galat., 6, 10) ; » le mot surtout est encore significatif. — « Évitez l’hérétique, quand il a été exhorté et admonesté une fois et encore une fois : cet homme-là est pervers, il a péché, il s’est condamné lui-même (Tit. 3, 10) de là découle sans difficulté le sentiment haineux que Cyprien (Epistol. 74) prononce dans les mots suivants : « Si vero ubique haeretici nihil aliud quam adversarii et Antichristi nominantur, si vitandi et perversi et a semetipsis damnati pronuntiantur, quale est ut videantur damnandi a nobis non esse, quos constat apostolica contestatione a semetipsis damnatos esse ? » Cyprien a raison : l’apôtre insiste fortement sur la perversité des hérétiques, l’apôtre ne se trompe pas, puisque Dieu l’inspire, donc nous devons imiter l’apôtre ; or, l’apôtre dit que les hérétiques se sont condamnés eux-mêmes d’avance : donc — etc. Tout cela est d’une clarté et d’une logique effrayante, et forme autant d’anneaux d’une chaîne qui peu à peu étreint l’intelligence et le cœur, et qui finit par les étouffer.

« Celui qui croit au Fils possède la vie éternelle ; qui ne croit pas au Fils, celui-là ne verra point la vie éternelle et la colère de Dieu planera sur lui (Saint Jean, III, 36). » Le passage dans saint Luc, IX, 56, auquel on cite comme parallèle saint Jean, III, 17, se complète sur-le-champ par le verset 18 : « Ceux qui croient en lui ne seront pas jugés mais ceux qui ne croient pas en lui sont déjà jugés ». — « Et je vous dis, pour quiconque scandalise un de ces petits qui ont foi en moi, il vaudrait mieux qu’un grand moellon fut attaché à son cou et qu’il fût jeté a la mer (Saint Marc, IX, 42 ; saint Matth, XVIII, 6). » — « Celui qui croit et se fait baptiser, celui-là deviendra bienheureux et qui ne croit pas sera condamné (Saint Marc, XVI, 16). » Et bien, toute la différence entre la foi telle qu’elle existe déjà dans les paroles de la Bible et la foi de l’époque suivante, est la différence qu’il y a entre un germe et une plante ; nous ne voyons pas encore clairement celle-ci dans son germe, et pourtant elle y préexiste. Les sophistes ne veulent jamais reconnaître ce qui est clair, ils relèvent avec empressement la différence de l’existence développée et de l’existence non encore développée : ils se hâtent de détourner leurs yeux de l’identité.

La foi ainsi déterminée devient nécessairement de la haine, et la haine quand elle éclate produit la persécution ; la seule digue qui peut victorieusement s’opposer à la foi religieuse est l’amour fraternel, l’humanisme, puissance tout à fait contraire à la foi. L’humanisme, c’est le sentiment du Droit de l’Homme. La foi doit mépriser les lois de la morale naturelle, elle ne prêche que les devoirs envers son Dieu, et parmi eux il y en a un qui est suprême, c’est la foi elle-même ; voilà le cercle dans lequel elle tourne, et ce cercle est inévitable, fatal. Dieu est au-dessus de l’homme : les devoirs envers Dieu sont donc supérieurs aux devoirs envers l’homme, et les devoirs envers ce Dieu entrent sans retard en conflit avec ceux envers l’homme. Ne nous en étonnons point ; Dieu est imaginé non-seulement comme un être universel, comme l’Être des êtres, le Pire des hommes, l’Amour : ce ne serait là que la foi fraternelle et humaine. Dieu est aussi censé être la Personnalité des personnalités. Or, une personnalité est une égoïté, un être personnel est aussi un être égoïste, c’est-à-dire un être qui rapporte toutes choses à lui, qui se sent le centre autour duquel les choses doivent se grouper, un foyer qui réagit sur la périphérie. Ce Dieu doit donc se séparer de l’homme, le centre ne saurait se confondre avec périphérie : les devoirs envers Dieu sont donc séparés de ceux envers l’homme, la foi se sépare donc de la morale fraternelle, Luther, je le sais, dit que la foi ne vaut rien sans les bonnes œuvres ; et il ajoute : « On ne peut pas plus séparer les œuvres et la foi que la flamme et la lumière ; » mais les bonnes œuvres n’appartiennent pas à la justification devant le Seigneur. En d’autres termes, nous devenons justifiés devant Dieu par nos œuvres, et nous devenons bienheureux par la foi sans les bonnes œuvres. Est-ce là une séparation de la foi et des œuvres ? oui ou non — répondez ! La foi, rien que la foi, a de la valeur devant Dieu, les bonnes œuvres n’y sont pour rien, puisque la foi seule conduit au bonheur céleste ; la vertu est ici un véritable hors-d’œuvre. La foi seule a déjà une signification substantielle, la vertu seule n’a qu’une importance accidentelle ; la foi a une signification religieuse, elle est de l’autorité divine, la vertu n’est qu’humaine. D’où quelques théologiens, avec une impitoyable logique, ont tiré la conclusion suivante « Les bonnes œuvres sont superflues, voire même nuisibles au bonheur céleste. » Et, placés sur la hauteur de ce point de vue, ils ont malheureusement raison.

On m’objectera ceci : « La croyance en Dieu est la croyance à l’amour, au bien suprême, à la vertu, et par conséquent l’expression de l’âme vertueuse. » Ce raisonnement est faux. Toutes les notions morales ou éthiques sont consumées dans le feu dévorant de la personnalité divine ; elles y descendent au-dessous du niveau qui leur convient, elles deviennent de simples accidents, des choses d’un rang inférieur ; leur Sujet, le Moi divin, reste la chose principale. Innombrables sont les hymnes qui respirent le saint amour du Seigneur : mais ou n’y peut pas découvrir en même temps un sentiment véritablement élevé, une idée généreuse, une émotion vertueuse. Or, comme l’objet de la foi est la personnalité divine, la foi s’estime elle-même au-dessus de tout ; elle doit donc s’emparer des clefs du paradis, elle doit donc mettre de côté les simples devoirs humains.

Voilà ce qui est constaté : la foi impose son joug impitoyable à la morale théoriquement, elle la néglige par conséquent dans la pratique. Or, négliger la morale, veut dire la sacrifier ; et nous voyons, en effet, que la foi se montre dans des actes qui sont immoraux ; mais parce qu’ils sont favorables à la foi, ils sont censés être bons. Le salut est dans la foi ; tout doit donc se faire pour elle, tout est permis, tout est dû à elle. Enfreindre la foi, c’est diminuer le bonheur éternel, c’est commettre le crime de lèse-majesté divine. L’honneur de Dieu ne vaut-il pas incomparablement plus que l’honneur de l’homme ? Ainsi, le commandement suprême, c’est-à-dire le seul qui existe, c’est la foi : croyez, cela suffit. Resurrexit Christus, absoluta res est, s’écrie avec transport Augustin (Sermons au Peuple. 242, c. 1 ; 361, c. VIII) ; Dieu est revenu des morts, c’est fini vous n’aurez plus rien à penser. « Causa fidei… exorbitantem et irregularem prorsus favorem habet et ab omni jure deviare, omnem captivare rationem (c’est-à-dire, la foi a le privilège de faire tout ce qu’il lui plaît), nec judiciis laïcorum ratione corrupta utentium subjecta creditur. Etenim causa fidei ad multa obligat, quae alias sunt voluntaria, multa, imo infinita remittit, quae alias praecepta, quae alias valide gesta anuullat, et contra quae alias nulla et irrita, fiunt valida… ex jure canonico (J. H. Bœhmer, Jus Eccles. Lib. V., tit. VII. parag. 32, 44 etc.). Le droit ecclésiastique est donc tout autre que le droit vulgaire, c’est-à-dire, que le Droit de l’Homme ; il lui est contraire.

Précisément parce qu’il n’y a aucune connexité intérieure et naturelle entre le sentiment moral et la foi, on veut que la foi se manifeste par les bonnes œuvres, par la fraternité. Ce commandement adressé à la foi démontre d’une manière indirecte qu’au fond la foi n’est pas de la fraternité ; on ne s’attend pas à ce que la foi agisse fraternellement, et on croit y remédier en lui imposant l’obligation de faire de bonnes œuvres. Mais elle ne remplit cette obligation que quand cela lui plaît. La foi est indifférente envers les devoirs mo raux, et Placetta dit : « Il ne faut pas chercher dans la nature des choses mêmes la véritable cause de l’inséparabilité de la foi et de la piété ; il faut, si je ne me trompe, la chercher uniquement dans la volonté de Dieu » ; à quoi J. O. Ernesti ajoute (Vindiciae arbitrii divini, opusc. theol, p. 297) : « Bene facit et nobiscum sentit, cum illam conjunctionem (sanctitatis sive virtutis cum fide) a benefica Dei voluntate et dispositione repetit ; nec id novum est ejus inventum, sed cum antiquioribus theologis nostris commune. » Et le concile de Trente enchérit sur cela, en décrétant (Sess. VI, de justif. Can. 8) : « Si quis dixerit… qui fidem sine caritate habet, chritianum non esse, anathem sit. » La foi ne regarde donc point la vertu, ni la vertu la morale ; ce sont deux notions qui n’ont rien de commun, et quand on les lie ensemble, de sorte que la foi soit modifiée par la morale, alors on ne peut assurément pas dire que la foi porte en elle-même sa propre loi et mesure ; la fraternité, au contraire, s’adresse directement au sentiment moral, à l’intelligence, à l’équité ; elle est par-là même parfaitement autonome, et ne dépend de rien hors d’elle. L’amour fraternel est de la vérité et de la loi par lui-même.

La foi rend l’homme bienheureux, dit le vieux proverbe ; mais elle ne lui inspire pas des sentiments vraiment moraux, vraiment vertueux ; un croyant s’il est vertueux ne l’est point à cause de sa foi religieuse, mais parce qu’il est convaincu de la valeur intrinsèque de la vertu. La foi dogmatique,je ne l’ignore pas, qui prêche la rémission des péchés, la certitude du salut éternel, l’absolution de toutes peines, etc. peut en effet rendre l’homme incliné à vivre moralement ; quand on possède les immenses biens et trésors transcendants, on cesse de viser aux biens et aux trésors terrestres. Mais la morale de cette sorte perd beaucoup quand on y regarde de plus près ; observez-la sous la loupe de la critique, et vous verrez qu’elle n’a que les contours extérieurs de la vertu, tandis que dans son intérieur elle se compose du plus violent mépris pour les affaires humaines ou naturelles et d’un égoïsme des plus signalés. L’homme croyant, quand il est vertueux (je dis quand, puisqu’il ne l’est pas toujours, beaucoup s’en faut), ne l’est pas par amour de la vertu ; il fait le bien par amour de Dieu, ou plutôt parce qu’il ne veut pas offenser ce Dieu auquel il croit devoir tant de reconnaissance ; il renonce au péché seulement pour ne pas contrarier son bienfaiteur céleste : « Ainsi, il faut que la foi soit accompagnée de bonnes œuvres, ce sont là comme des remerciements qu’on fait à Dieu (Apolog. de la Confess. d’Augsbourg, artic. 3). » La notion vertu devient ici celle du sacrifice : Dieu s’est jadis sacrifié pour moi, il faut donc que maintenant je me sacrifie à lui ; c’est la mutualité. Et plus le sacrifice est énorme, extraordinaire, contre-nature, plus son mérite est grand ; plus l’abnégation, c’est-à-dire la négation, est colossale, plus la vertu est sublime. Cette idée négative du bien a été cultivée et réalisée spécialement par le catholicisme[75]. L’Église romaine s’est montrée incapable de concevoir une notion morale au dessus de celle de l’immolation, du sacrifice ; de là l’immense valeur que cette doctrine attribue à la virginité, c’est-à-dire à la sacrification de l’instinct et de l’amour sexuels. Et voyez ici encore l’inflexible logique des raisonnements et des faits qui se produit malgré l’homme même : voyez le Dieu transcendant du supranaturalisme, et son culte aussi transcendant et supra-naturaliste Le Dieu catholique n’est dignement vénéré que par l’abstinence charnelle, qui est la plus haute vertu aux yeux de la foi, et par conséquent de toutes les vertus la plus fantastique, la plus bizarre, la plus idéale, la moins réelle, la moins naturelle, la moins rationnelle. Or, une vertu pareille est une vertu relative ou de circonstance, et nullement une vertu absolue, une vertu qui soit vertu par et en elle-même. D’où il suit que la foi, en faisant une vertu absolue de ce qui n’en est pas une, manque radicalement de sentiment et de goût pour la vertu. La foi proclame vertu suprême une vertu fantastique, c’est-à-dire un simple fantasme ou fantôme de vertu ; la foi doit donc dégrader la vraie vertu ; la foi enfin est profondément perverse, par cela même qu’elle est en révolte permanente contre la nature. Veuillez ici remarquer, que ma critique ne porte pas sur ce que des raisonneurs vulgaire et des moralistes superficiels ont qualifié d’hypocrisie, en parlant du célibat ecclésiastique et monacal ; c’est un point de vue trop mesquin pour que le dialecticien puisse en faire sa ligne d’opération, et il ne lui est permis que de l’effleurer. Le dialecticien braque constamment les pièces de sa critique plutôt contre le principe de la transcendance même ; tout le reste ne vaut guère la peine de s’en occuper.

La dogmatique et la morale, la foi et l’amour se contredisent dans le christianisme. Dieu, il est vrai, est la notion mystique du genre humain, le genre humain personnifié, ou le père des hommes ; l’amour pour Dieu est par conséquent un amour mystique pour le genre humain. Mais, remarquez-le bien, Dieu n’est pas seulement l’Être universel, il est autant un être personnel, particulier, et qui diffère de l’amour ; or, là où l’essence, l’être, diffère de l’amour, il y aura de l’arbitraire, du caprice, du despotisme. L’amour fraternel agit par nécessité intrinsèque, il unit les mortels non parce qu’il en a reçu le commandement, mais parce qu’il ne peut faire autrement. La personnalité, au contraire, ne fait que ce qu’il lui plaît ; elle est égoïste, elle veut se maintenir contre le monde tout entier, elle est ambitieuse. La personnalité telle quelle est indifférente pour toute détermination substantielle : l’amour de Dieu pour l’homme est donc un attribut, attribut d’un être personnel, cet amour paraît nécessairement sous la forme de la grâce : Dieu daigne aimer l’homme, et s’il ne daignait pas, l’homme n’aurait point à se plaindre. C’est là tout le mystère de l’amour chrétien. Le Dieu chrétien est un Seigneur gracieux, après avoir été un Seigneur sévère dans le mosaïsme. La grâce agit ad libitum, sans le moindre principe, sans y être poussée par sa nature intrinsèque ; elle récompense, mais elle pourrait aussi bien condamner, elle est un amour non-essentiel, capricieux, absolument subjectif, bref : simplement personnel, « Qui saurait résister à sa volonté ? il a pitié de qui il veut (Épit. aux Romains, IX, 18). » Et Luther : « Un roi fait tout ce qu’il veut : Dieu aussi, Dieu a le pouvoir de faire de toutes ses créatures ce qu’il veut : et il ne nous fait jamais un mal. Si sa volonté avait une mesure, une loi, une cause quelconque, elle ne serait plus la volonté de Dieu. Ce qu’il veut, n’est bon que parce qu’il le veut. Ceux qui sont forts dans la foi, croient que Dieu serait bon encore même, quand il condamnerait tous les hommes. Esaü n’est-il pas le frère de Jacob ? dit le Seigneur ; eh bien, j’aime Jacob, je hais Esaü (XIX, 83, 87, 90, 91, 17). » On comprend aisément qu’avec cette sorte d’amour, l’homme n’a plus la permission de s’attribuer un mérite quelconque ; on étouffe avec anxiété toute pensée à une nécessité, pour qu’on puisse honorer et adorer la personnalité aussi subjectivement par les sentiments d’une reconnaissance et d’une déférence illimitées.

Les israélites divinisent l’orgueil, la noblesse des ancêtres ; les chrétiens changent ce principe judaïco-aristocratique de la noblesse de naissance en un principe démocratique de la noblesse du mérite. L’israélite fait dépendre la félicité éternelle de la naissance, le catholique du mérite des œuvres, et le protestant de celui de la foi.

Or, la notion mérite ou obligation ne se combine qu’avec une œuvre qui ne m’a pas été ordonnée qu’avec une action qui ne saurait être exigée de moi ou qui n’est pas un produit nécessaire de mon essence. Les ouvrages d’un poète, d’un philosophe ne peuvent être classés sous le point de vue du mérite, que quand ils sont considérés extérieurement ; ils sont des manifestations du génie, manifestations forcées en ce sens qu’un vrai poète, qu’un vrai philosophe ne peut ne pas faire des poésies et de la philosophie. C’est l’énergie vitale concentrée au degré le plus intensif, qui lance le poète et le penseur à se manifester, et ils trouvent une satisfaction suprême précisément dans cette manifestation immédiate et spontanée de leur être. Ils ne pensent point, en se manifestant de la sorte, à acquérir de la gloire, des honneurs, de la fortune : ces flexions ne sont qu’accidentelles et restent en dehors de l’acte créateur poétique et philosophique. Il en est de même de l’action véritablement vertueuse ; pour un homme généreux elle est naturelle, il n’hésite pas, il ne la pèse pas sur la balance du libre arbitre : il doit la faire, il ne peut ne pas la faire. Cet individu est alors ce qu’on appelle un homme sûr ; tandis que le mérite religieux signifie qu’on pourrait agit autrement ou qu’on agit, non par nécessité intérieure et essentielle, mais par luxe. Les chrétiens ont solennisé, il est vrai, l’incarnation de Dieu, cette action suprême dans leur système religieux, comme une œuvre de l’amour ; et cela parait être une objection contre ce que je viens de développer.

Mais en y regardant de près, on découvrira que cet amour divin ne se base que sur la foi dogmatique, c’est-à-dire sur l’idée d’un Dieu-Seigneur, d’un Maître absolu (Dominus Deus[76]) qui daigne se montrer gracieux ; cet amour divin est donc au fond superflu pour Dieu ; un maître donne par condescendance ce qu’il pourrait aussi bien refuser. Un seigneur gracieux est celui qui abandonne quelques-uns de ses droits, dont il n’a plus besoin : Dieu, le Seigneur, a non-seulement le devoir de faire du bien aux hommes, mais aussi le droit de les faire rentrer dans le néant d’où il les a tirés : comme seigneur il n’a pas de loi au-dessus de lui. Bref, la grâce, c’est l’amour non-nécessaire ou non-essentiel, l’amour en contradiction avec l’essence de l’amour ; un amour que la personnalité est libre d’avoir et de ne pas avoir, un attribut sans lequel la personnalité peut fort bien se développer et subsister seule. Comme dans la théorie, ainsi de même dans la pratique du christianisme : le Sujet se sépare de l’Attribut, l’Amour et la Foi vont en divergeant. Comme l’amour de Dieu pour l’homme est un acte de grâce, de même l’amour de l’homme pour l’homme ne devient qu’un acte de grâce dont la supposition est précisément la foi. L’amour chrétien, c’est la foi gracieuse, l’amour que Dieu a pour nous n’est qu’un amour de grâce. Voyez sur l’arbitraire de Dieu Vindicia arbitrii divini p. J. A. Ernesti, ouvrage remarquable que j’ai déjà cité.

Remarquez, en outre, que l’essence de la foi n’est point bonne. La foi la plus fervente devient impuissante, quand elle doit lutter contre une douleur juste, bien motivée et dans une âme tendre et grandiose à la fois ; ainsi Luther, auprès du cercueil de sa jeune fille, écrit à un ami : « La renommée t’aura informé de la renaissance de ma Madeleine au royaume du Christ, et bien que moi et ma femme nous dussions ne songer qu’à rendre de joyeuses actions de grâces (ce mot est fort significatif ici) pour un si heureux passage et une fin si désirable, par où elle a échappé à la puissance de la chair, du monde, du Turc et du Démon, cependant la force de l’amour est si grande que je ne puis le supporter sans sanglots, sans gémissement, sans une véritable mort du cœur ; dans le plus profond de mon cœur sont encore gravés ses traits, ses paroles, ses gestes pendant sa vie et sur son lit de mort ! Mon obéissante et respectueuse fille ! La mort même du Christ — et que sont toutes les morts en comparaison ? — ne peut me l’arracher de la pensée, comme elle devrait. » C’est là un aveu précieux, que la critique dialectique se hâte de relever.

La théorie de la foi absolue mène inévitablement à dire ce que le grand réformateur dit à Melanchthon : « Sois pécheur, et pèche fortement mais aie encore plus forte confiance et réjouis-toi en Christ qui est le vainqueur du péché, de la mort et du monde ; il faut pécher tant que nous sommes ici. Prie grandement, car tu es un grand pécheur. Je n’accorde rien à la loi (c’est-à-dire à la pratique, aux bonnes œuvres), celui qui peut croire en son cœur, à la rémission des péchés celui-là est sauvé. De même qu’il est impossible de rencontrer dans la nature le point mathématique, de même on ne trouve nulle part la justice telle que la loi la demande. Dieu dit à Moïse : Tu verras mon dos, mais point mon visage ; eh bien, le dos, c’est la Loi, le visage, c’est l’Évangile. » Cette doctrine était assez facile à méprendre, mais n’en faites point de reproche à Luther, le mérite duquel est précisément d’avoir fait ressortir dans toute sa splendeur la pointe cachée de la foi. Un réformateur en Saxe, adversaire de Luther, prêcha alors : « Fais ce que tu veux, crois seulement, tu seras sauvé » : à quoi Luther réplique en colère : « Il faudrait dire, quand tu seras rené et devenu un nouvel homme, fais alors ce qui se présente à toi ; mais les sots ne savent pas ce que c’est que la foi. » Ainsi, nous l’avons déjà dit, les tentations affreuses que Luther éprouve, loin d’être charnelles, sont toutes de cruels dialogues entre lui et le Démon, sur la grâce de Dieu, sur la rémission des péchés, sur le péché originel, sur la foi justifiante etc. Luther conseille, pour vaincre dans ces terribles duels, « de penser à quelque chose de grave, ou de faire de la musique, ou de prendre quelque passe-temps, ou d’aller voir ses amis, ou de boire un bon coup, ou de s’attacher à quelque travail honorable mais le meilleur remède, c’est de railler le Démon et de croire en Jésus-Christ. Quelquefois le Démon m’a jeté dans le désespoir au point que j’ignorais s’il y avait un Dieu, et que je doutais complètement de notre cher Seigneur. La tentation de la chair est petite chose, la moindre femme dans la maison peut guérir cette maladie ; Eustachie aurait guéri saint Jérôme : mais Dieu nous garde dans sa clémence des grandes tentations qui touchent l’éternité ; alors on ne sait plus si Dieu est le Démon ou si le Démon est Dieu. » C’est encore là un aveu important.

Toutes les poursuites soit spirituelles soit matérielles dirigées contre les hérétiques n’ont leur origine que dans la foi religieuse[77]. Saint Augustin déjà, parlant des livres manichéens qui se trouvaient en Afrique, dit : « Tam multi, tam grandes, tam pretiosi codices ; incendite omnes illas membranas (Contra Faust., XIII, 14) ; » et Pierre de Sicile (p. 759) : « On tue les montanistes et les manichéens sur le commandement des empereurs divins et orthodoxes ; on brûle leurs livres, on tue celui qui cache les livres, etc. (Gibbon, XI, 12). » Veuillez remarquer ici les empereurs divins et orthodoxes ; ce sont eux que François 1er, roi de France, imite (Sismondi, Hist. de Fr., XVI, 450), qui parcourt à la tête d’une procession, avec la reine, avec toute la cour et avec tous les ambassadeurs étrangers six quartiers de Paris, et dans chacun il s’arrête devant une des six exécutions d’hérétiques : « On attendait pour faire jouer cette effroyable balançoire (estrapade), que le roi fût arrivé auprès avec la procession afin qu’il vit le moment où le malheureux tomberait dans les flammes (J. Sleidan, IX, 144). » — « En effet, à chaque station le roi remettait sa torche au cardinal de Lorraine, joignait les mains, et humblement prosterné, implorait la miséricorde divine sur son peuple, jusqu’à ce que la victime eût péri dans d’atroces douleurs (Garnier, XII, 552. Hist. de Paris, XIX, 999. Fr. Belcar, XX, 644). » Le père Daniel dit que « François voulut, pour attirer la bénédiction du ciel sur ses armes, donner cet exemple signalé de piété et de zèle contre la nouvelle doctrine (Hist. de France, V, 654). » Ainsi, c’est constaté : le roi divin et orthodoxe du christianisme brûle des victimes humaines sur un bûcher en l’honneur du Moloch chrétien ou pour se le rendre ami, absolument comme le sénat de Carthage jette des enfants entre les bras de bronze du Moloch tyrien : le roi divin et orthodoxe prend des hérétiques, le sénat de Carthage prend des innocents, ce qui revient au même. « La procession se termina à l’église de Sainte-Geneviève, le sacrement y fut déposé sur l’autel, et la messe chantée par l’évêque de Paris ; le roi et les princes dînèrent ensuite chez ce prélat ; après le dîner, toute la cour, le parlement, les ambassadeurs se rassemblèrent dans la grande salle, le roi y monta sur une chaire et adressa aux assistants un discours : « Non, dit-il, comme roi et maître à ses sujets et serviteurs, mais comme sujet et serviteur lui-même, aux sujets et serviteurs du commun roi… Il dit qu’il voulait et ordonnait que chacun eût à dénoncer tous ceux qu’il connaîtrait être adhérents et complices des blasphèmes, sans nul égard d’alliance, de lignage ou d’amitié, jusques à dire que, quant à lui, si son bras droit était infect de telle pourriture etc., etc. (Gaillard, VI, 437. Bouchet, Annales d’Aquit., IV, 272). »

Voilà de l’éloquence royale et orthodoxe.

Le roi très chrétien promet à la fin de son sermon de bailler ses propres enfants pour faire sacrifice à Dieu ; un suffète carthaginois n’eût pas parlé autrement en face de Moloch-Saturne. Après quoi le roi orthodoxe et divin rompit cinq fois sa parole aux Vaudois de la Durance et en fit massacrer trois mille a Mérindol, et rôtir vifs quatorze hommes sur le marché de Meaux. C’est sans doute à cause de tout cela que Ferronius (IX, 239) et Dubellay p. 276 disent : « Qu’il mourut avec tant de piété et de constance que, comme le souffle lui échappait, il répéta à plusieurs reprises le nom de Dieu, et lorsqu’il n’eut plus de voix, il fit encore de ses doigte le signe de la croix sur son lit, etc. Veuillez remarquer que ce roi déclare pour principe suprême l’honneur chevaleresque.

La foi, disons-nous, porte dans ses flancs un mauvais germe elle ne reconnaît l’homme que sous la condition, assez mesquine, qu’il reconnaisse le Dieu de la Foi, c’est-à-dire qu’il reconnaisse la Foi pour Dieu. La foi, c’est l’honneur que l’homme rend à Dieu, et cet honneur lui est dû sans qu’il puisse être permis d’en douter : « Haereticus usu omnium jurium destitutus est ut deportatus, » dit J. H. Boehmer (I. c. V, tit. VII, 223, et tit. VI). En d’autres termes, l’infidèle est un sujet hors la loi : la pointe de la personnalité est l’honneur, l’injure contre la personnalité de Dieu est donc le plus grand crime de tous, et comme le roi orthodoxe ne règne que par la grâce de son Dieu, le roi doit punir de l’estrapade et du fer rougei les hérétiques qui injurient par l’hérésie et le roi céleste et le roi terrestre. François et ses parlements avaient donc parfaitement raison.

Le Code pénal de Moïse dit déjà (III, 24, 15, 16) : « Quiconque aura péché contre les magistrats, sera puni par eux comme bon leur semblera : mais quiconque aura commis un crime contre Dieu, sera tué par des pierres, comme blasphémateur ; » et de même Deuteron. XIII, d’où l’Église catholique a inféré le droit (c’est-à-dire le devoir) de tuer les hérétiques. Cela dit aussi Boehmer (I. c. V, tit. VII, 44) : « Eos autem merito torqueri qui Deum nesciunt, ut impios, ut injustos, nisi profanus nemo deliberat : quum parentem omnium et dominum omnium non minus sceleris sit ignorare quam laedere, » dit Minuce Félix Oct. c. 35. — Et Cyprien (Epist. 73, édit. Gersdorf) dit : « Ubi erunt legis praecepta divinae quae dicunt : honora patrem et matrem, si vocabulum patris, quod in homine honorari praecipitur, in Deo impune violatur ? » — « Cur enim, cum datum sit divinitus homini liberum arbitrium adulteria legibus puniantur et sacrilegia permittantur ? an fidem non servare levius est animam Deo, quam feminam viro ? » demande saint Augustin (de correct. Donatist. lib. Bonifac. c. 5), et certes, la réponse n’est plus douteuse : parce que l’adultère est puni, le sacrilége (lisez blasphème) doit être puni aussi, car la fidélité que l’âme humaine doit à son fiancé céleste, est au moins quelque chose d’aussi grave que la fidélité d’une épouse pour son mari terrestre. Cette matière se prête encore à d’autres comparaisons ; ainsi, dit Paulus Cortesius (in sentent. Petri Lombard. III, Dist. 7): « Si illi qui nummos adulterant morte mulctantur, quid de ills statuendum censemus qui fidem pervertere conantur ? » — « Si enim illustrem ac praepotentem virum nequaquam exhonorari a quoquam licet, et si quisquam exhonoraverit, decretis legalibus reus sistitur et injuriarum auctor jure damnatur ; quanto utique majoris piaculi crimen est, injuriosum quempiam Deo esse ? semper enim per dignitatem injuriam perferentis crescit culpa facientis, quia necesse est, quanto major est persona ejus qui coutumeliam patitur, tanto major sit noxa ejus qui facit, » dit Salvien (de Gubern., VI, 218) : ce Salvien qu’on a bien voulu surnommer le grand-maître des évêques, le Jérémie de son siècle, l’écrivain très, le précepteur du monde chrétien (orbis christiani magistrum , scriptorem christianissumm, sui saeculi sereniam, magistrum episcoporum). Et enfin — pourquoi pas ? insulter à son père terrestre, est un crime, mais qu’est-ce en comparaison avec l’insulte faite au Père céleste ? La blasphémie est donc réellement le plus grave de tous les crimes ; or, les hérésies appartiennent toutes à la catégorie des blasphémies, un hérétique quelconque est donc par là le plus détestable de toux les criminels. Sans ennuyer ici le lecteur par les innombrables passages d’appui dont la littérature théologique fourmille, je ne peux me défendre de citer J. Œcolampade, qui écrit à Michel Servet (Historia Mich. Servet, H. ab Allwoerden. 1727, Helmstadt. p. 13) : « Dum non summam patientiam prae me féro, dolens Jesum Christum Filium Dei sic dehonestari, parum christiane tibi agere videor, » et il ajoute : « Dans d’autres circonstances je suis doux, mais je ne le suis pas quand il s’agit d’une blasphèmie contre le Christ. Et Œcolampade parle ici en bon et honnête serviteur du Dieu trinitaire ; de même Calvin, qui deux heures avant l’exécution de Servet vint le trouver et lui parle : « Ego vero ingenue praefatus, me nunquam privatas injurias fuisse persecutum, etc. » « et après cela, ajoute-t-il (Ibid. p. 120), je me suis retiré selon le mot de l’apôtre Paul, car j’ai laissé l’hérétique qui péchait autokatakritos. » Calvin est véridique, et je ne vois aucun inconvénient d’ajouter foi à cette assertion : il pousse le docteur Servet dans les flammes du bûcher sans lui porter une haine personnelle. Philippe Melanchthon, homme très doux en général, approuve l’exécution de Servet. Les théologiens de la Suisse allemande, auxquels le sénat de Genève avait soumis cette affaire, ne disent rien dans leur réponse sur la peine de mort : mais ils sont d’accord avec les bons Genevois : « Horrendos Serveti errores detestandes esse, severiusque idcirco in Servetum animadvertendum. » Ce severiusque est très bien : sévissez un peu sévèrement contre Servet. Du reste, Calvin était assez bon chrétien, je me hâte de l’avouer, pour vouloir commuer la peine cruelle que le sénat avait prononcée ; et d’un autre côté, beaucoup de théologiens du siècle suivant ont approuvé l’exécution de Servet (par exemple M. Adami Vita Calvini, p.90 ; Vita Bezae, p. 207 ; Vita Theol. exter. Francof. 1618). Un parti nombreux parmi les christicoles rejette la peine de mort contre les hérétiques, mais il leur applique avec plaisir tout autre châtiment : la confiscation, l’exil, le pilori, la fustigation, le fer rouge, la prison perpétuelle, bref, tout châtiment l’aide duquel on assassine par voie indirecte et insidieux. Cela leur paraît être en harmonie avec la foi chrétienne (J. H. Boehmer Jus Eccl. Protest., V, tit. VII, paragr.155, 157, 162, 163).

J’y insiste avec force la flamme qui consume le corps vivant du réformateur espagnol, jette un éclat de lumière sur l’essence de la foi en général. Il faut enregistrer cette exécution comme un chef-d’œuvre de signification universellement religieuse, car cette fois au moins le catholicisme n’y est pour rien. Le bûcher de Genève fut solennellement allumé par la foi chrétienne dite purifiée, ou réduite à l’Ancien et au Nouveau-Testament.

« Ne forçons pas les hérétiques à croire, » voilà une proposition très répandue chez les Pères de l’Église, mais il vaut en effet la peine d’y regarder de plus près, alors on voit que tous, sans exception, brûlent d’une sainte et méchante haine contre les hérétiques[78]. Saint Bernard dit, par exemple (Super cantica, s. 66) : « Fides suadenda est, non imponenda, » et il se hâte d’ajouter : « Quamquam melius procul dubio gladio coercerentur, illius videlicet qui non sine causa gladium portat, quam in suum errores multos trajicere permittantur ; » ce qui veut dire en bon et intelligible langage profane : « Conseillez aux hérétiques de se convertir, et pour les empêcher de faire de la propagande, tranchez-leur la tête. » Gardons-nous, je t’ai déjà dit, de prendre à la lettre tout mot humanitaire que la théologie prononce ; elle l’entend d’une manière spéciale, elle parle deux idiomes, ou plutôt un idiome à double sens. Quand elle dit bleu, vous pouvez être sûrs n’est point bleu, mais une autre couleur quelconque, et il est parfois difficile de savoir laquelle. Certes, la foi moderne ne produit plus de si énormes horreurs que celle du passé ; c’est uniquement parce que cette foi moderne est une foi dégénérée, à demi éteinte, éclectique, sceptique, une foi infidèle, une croyance incrédule ; bref, une foi à qui les sciences et les beaux-arts ont fini par couper les ailes et les griffes. Notre foi est atteinte de paralysie ; elle n’a plus de feu dans son cœur, elle n’allume donc plus celui des bûchers. Elle ne fait plus brûler des hérétiques, ni dans la vie en deçà de la tombe, ni dans la vie au-delà ; elle s’est singulièrement refroidie. La foi, quand elle est assez complaisante pour permettre aux hérétiques d’avoir des opinions à eux, renonce à son origine surnaturelle ; elle se dégrade par là elle-même au point de devenir une simple opinion subjective, qui pourra être victorieusement combattue à tout instant par une autre opinion subjective quelconque. Qu’on ne dise point : « La tolérance en matière religieuse est un résultat de la foi, de la doctrine, de l’amour chrétien. » L’amour chrétien n’est qu’un amour estropié, un amour falsifié, et restreint par la foi dogmatique ; de sorte que ce n’est guère l’amour qui radoucit la foi, mais bien au contraire la foi qui aigrit l’amour. L’unique cause de la tolérance religieuse, c’est-à-dire irréligieuse, c’est le doute. Oui, c’est le doute en matière de religion, le doute fort et acéré, le doute qui veille jour et nuit et qui descend au centre des objets ; oui, c’est le noble et héroïque scepticisme irréligieux, lui qui ne se laisse plus bâillonner par d’anciens préjugés et qui ne tremble pas devant le chevalet et le bûcher c’est toute cette longue série de martyrs hérétiques, sanglants et réduits en charbons, toutes ces légions pieusement immolées, oui ce sont eux, eux seuls auxquels nous devons la tolérance. Les hérétiques, que la théologie traqua en sonnant le laisser-courre pendant treize siècles, ont tout souffert pour la liberté de la foi ; car ce que le christianisme appelle liberté chrétienne, est une liberté non-essentielle, il se garde bien de nous laisser libres à l’égard des articles de foi.

L’évêque d’Hippone, qui a tranché le grand mot, le mot ineffaçable et caractéristique : « Vous pouvez avoir la foi sans la charité, » (Sermons au peuple, 90), mérite une attention particulière, si l’on veut étudier le mécanisme du système qui porte son nom. Quant aux vues politiques de saint Augustin, elles sont trop connues pour être expliquées ici[79]. Il suffit de rappeler qu’il oppose diamétralement l’État mondain et la Cité (ou plutôt le royaume) de Dieu, l’un matériel, l’autre spirituel (Civ. D. XIV, 4) : « Civitates duas diversas inter se atque contrarias, quod alii secundum carnem, alii secundum spiritum viverent… alii secundum hominem, alii secundum Deum. » L’État mondain est basé sur l’égoïsme, l’autre sur l’amour de Dieu (XIV, 28, XV, 2,4, 5.) : « Fecerunt igitur civiates duo amores duo : terrenam scilicet amor sui usque ad contemptum Dei, cœlestem vero amor Dei usque ad contemptum sui… Illa quaerit ab hominibus gloriam, huic autem Deus conscientiae testis maxima est gloria. Pars quaedam terrenae civitatis imago coelestis civitatis effecta est, non se significando, sed alteram et ideo serviens, » Ainsi, le bon côté de l’État mondain ne sert qu’à représenter, faiblement bien entendu, la Cité divine, il n’a point été institué pour lui-même : « Praecedente alia significatione et ipsa praefigurans praefigurata est… parit autem cives terrenae cititatis peccato vitiata natura, cœlestis vero civitatis cives parit a peccato naturam liberans gratia ; unde illa vocatur vasa irae, ista vasa misericordiae. Et il ajoute ; « La Cité terrestre qui n’est point éternelle (neque enim cum extremo supplicio damanate fuerit, jam civitas erit) a des biens ici-bas, dont elle jouit tant qu’on peut jouir de ces choses-là. Or, comme ces biens sont tels qu’il en naît des angoisses pour leurs amateurs, cette Cité mondaine est toujours divisée par des procès, des guerres et des combats, et ses victoires sont mortelles pour les vaincus comme pour les vainqueurs Le premier fondateur de la Cité terrestre était donc le premier fratricide. » Or, comme la Cité divine que saint Augustin propose pour modèle est très peu adéquate à l’être humain, la Cité mondaine le sera encore moins. Nous voyons, en effet, paraître l’empire romano-chrétien des Constantinides, les royaumes chrétiens des Teutons romanisés, des Germains, des Slaves, les états chrétiens du moyen-âge et parmi eux l’archi-chrétien, l’état ecclésiastique du pape, mais tous étaient en contradiction avec l’humanité, tous sans aucune exception : les notions abstraites de l’amour de Dieu et du prochain de la fraternité, de la chasteté, etc., restaient stériles et maudites, parce que l’Église augustinienne ne voulait ni ne pouvait réorganiser l’être humain dont elle n’a jamais eu une connaissance suffisante. De là cette étrange facilité avec laquelle l’Église tue le corps humain[80] ; saint Augustin, il est vrai, conseille une fois à un proconsul d’Afrique (Let. 127) d’user de clémence envers les donatistes condamnés à mort par l’empereur Honorius, mais c’est là une des nombreuses inconséquences de ce théologien. Thomas de Torquemada ne s’en serait point rendu coupable dans les dix-huit années de son directoire, où il fit brûler dans la péninsule ; d’Espagne 10,220 hérétiques en personne, 6860 en effigie, et déclarer civilement morts 79,521, ce qui coûta l’existence civile à 114,000 familles (Lorente, Inquis. I).

Potestis habere fidem sine charitate, dit saint Augustin, et je ne sais pas pourquoi on s’en étonne tant ? La foi, il est vrai, n’a pu avoir ces funestes conséquences que plus tard : et, cependant au chrétien primitif, un hérétique était nécessairement synonyme avec antichrist : « Adversum Christum sunt haeritici, dit Cyprien (Epist. 76, § 14) ; » synonyme avec exécrable, maudit : « Apostoli… in epistolis haereticos execrati sunt (Cyprian. epist. 76, § 6). » Or, savez-vous ce que c’est aux yeux des chrétiens primitifs un exécré ? C’est un individu réprouvé par Dieu, repoussé aux enfers, et condamné à la mort éternelle. « Entendez-vous ce que dit le Seigneur ? s’écrie Luther (XVI, 132). Entendez-vous ? l’ivraie est déjà jugée et condamnée à devenir la proie du feu infernal. N’imposez donc pas beaucoup de punitions à un hérétique ; il est déjà condamné à un châtiment par trop sévère. C’est comme si vous vouliez maltraiter et tourmenter un voleur que le juge a déjà condamné à la potence. À quoi bon cela ? Laissez donc faire Dieu, il a déjà ordonné aux anges d’être des bourreaux pour les hérétiques. » Ainsi, quand l’empire romain se christianisa ou quand le christianisme devint romain, impérial et religion d’état, alors les peines éternelles aux enfers ne tardèrent plus à se changer en peines mondaines, temporelles, politiques : et la haine dogmatique contre les hérétiques devint une haine matérielle. Il a là une impitoyable logique dans les faits comme dans les idées ; si vous voyez une contradiction avec la foi chrétienne dans la punition matérielle infligée à un hérétique, alors soyez conséquents, et voyez une contradiction aussi dans un roi chrétien, dans un royaume chrétien : « Docuimus… pertinere ad reges religiones, non solum adulteria vel homicidia vel hujus modi alia flagitia seu facinora, verum etiam sacrilegia severitate congrua cohibere : dit le père des pères (Epist. ad Dulcit.). » Augustin veut donc que le magistrat punisse l’hérésie ; comme Luther : « Les rois ont à servir le Christ, le Seigneur des seigneurs, et à augmenter sa gloire par des lois. Là où des erreurs hérétiques tendent à la diminuer, sans se laisser imposer silence par des exhortations, il faut que l’autorité politique tire enfin le glaive pour maintenir le service divin intact et pour sauvegarder la paix (XV, 110). » Augustin justifie d’une manière singulière (De Correct. Donat. c. 6) l’emploi de la force armée contre les hérétiques et pour l’augmentation de la foi : « Saint Paul, dit-il, lui aussi fut converti par la force, c’est-dire par un miracle. » La connexité entre les châtiments temporels ou politiques des hérétiques, et leurs châtiments éternels ou spirituels, résulte déjà de ce que les mêmes raisons dont on a combattu leurs châtiments matériels sont applicables contre l’éternité des punitions infernales, ainsi, par exemple, si vous ne voulez pas punir l’hérésie parce qu’elle vous parait être une erreur et non un crime, vous devez comprendre que Dieu à son tour ne la punira pas aux enfers. Si vous admettez que la force, soit brutale, soit raffinée, est contraire a l’essence de la foi, alors il faut rayer l’enfer car c’est la crainte des tourments infernaux qui pousse l’homme bon gré mal gré dans le filet de la foi. Bœhmer. dans son Jus ecclesiast., ne met pas dans la classe des crimes l’hérésie et la mécréance ; celle-ci, dit-il, n’est qu’un ritium theologicum, un peccatum in Deum. Mais Dieu, au yeux de la foi, n’est point seulement un être religieux, mais aussi un être politique, juridique, le Roi des rois, le véritable chef de l’état ; « Toute autorité est de Dieu, elle est la servante de Dieu (Epist. aux Romains 13, 1, 4). » Ainsi, en admettant de Dieu la notion juridique de majesté, de dignité royale ou impériale, on admet implicitement que l’impiété ou l’athéisme soit un crime de lèse-majesté. Ajoutons que la loi des suspects en religion devança celle en politique : « Ita ut de jure canonico revera crimen suspectidetur, cujus existentiam frustra in jure civili quaerimus (Bœhmer I. .c. V, tit. VII, § 23-42). »

Les actes inhumains ou contraire à la fraternité, qui nous frappent dans l’histoire de la religion chrétienne, répondent, il est vrai au christianisme ; le dogme est parfaitement responsable de toutes les cruautés et de toutes les lâchetés que les chrétiens se sont permises en l’honneur de leur foi dogmatique. Mais remarquez-le bien, elles sont aussi en opposition avec lui, puisqu’il se fait appeler non-seulement religion de foi, mais aussi religion d’amour. Tâchons d’expliquer ce point, sur lequel, ce me semble, on a assez généralement, aujourd’hui même, des opinions erronées et nuisibles. Ainsi, les actions antihumaines, les poursuites contre les hérétiques, ont cela de singulier qu’elles sont à la fois et en harmonie et en opposition avec le christianisme. Cette religion aime à sanctionner en même temps les actions qui viennent de l’amour fraternel (qui peut fort bien, ou plutôt qui doit se passer de la foi ) et les actions qui naissent d’une foi dogmatique sans amour.

Certes, si le christianisme eût proclamé comme loi suprême l’amour fraternel, abstraction faite de toute espèce de foi dogmatique, personne ne pourrait lui imputer les horreurs et les infamies dans l’histoire de la religion chrétienne ; et si, d’un autre côté, il n’eût reconnu pour principe moteur que la foi dogmatique, il serait folie de faire dériver du christianisme le moindre acte fraternel. Il n’en est pas ainsi. Mais toujours est-il que le christianisme a tenu dans des entraves ignobles et dures l’amour fraternel : en d’autres termes, il ne s’est pas élevé à cette hauteur où l’idée de l’amour devient compréhensible dans toute son immense étendue et dans toute son incomparable beauté. Pourquoi ne s’est-il pas élevé si haut ? Parce qu’il est religion ; toute religion doit soumettre l’amour a la foi. Ainsi, nous ne hasardons rien en avançant la thèse suivante : « L’Amour, c’est la doctrine exotérique du christianisme ; la Foi, c’est sa doctrine ésotérique. » En d’autres termes : L’Amour, c’est la morale chrétienne ; la Foi, c’est la religion chrétienne.

« Dieu, c’est l’Amour : » voilà le mot le plus sublime que le christianisme ait prononcé. La contradiction mortelle, toutefois, entre amour et foi existe déjà en germe dans ce mot. Veuillez observer que l’amour ne joue ici que le rôle assez subalterne d’un simple attribut d’un sujet ; ce sujet est Dieu. Or, puisque dans cette thèse Dieu, c’est l’Amour, Dieu occupe la première place, celle de la substance ou du sujet, il serait nécessaire de savoir en quoi il se distingue de son attribut ; la thèse nous a appris que Dieu coïncide d’un côté avec l’Amour, mais elle nous laisse dans l’ignorance à l’égard de l’autre côté de Dieu. On n’aurait plus besoin de relever côté distinctif, si la thèse était celle-ci : L’Amour, c’est l’Être absolu, l’Être suprême ; en ce cas, l’amour occuperait le rang de la substance. Or, en refoulant l’amour au rang secondaire de l’attribut, il ne remplit plus mon esprit tout entier, il ne répond pas non plus tout à fait à son sujet, c’est-à-dire Dieu est Amour et encore quelque autre chose. Le sujet est ici la nuit dans laquelle la foi se cache ; l’attribut est ici la lumière qui rayonne sur le sujet obscur. Dans cet attribut je vois se manifester l’amour, et dans le sujet je ne vois que la foi. L’amour est donc ici une notion qui se perdre bientôt de ma tête, mais la notion de la foi n’y est pas plus constante ; l’amour et la foi y alternent perpétuellement, elles montent et descendent sans relâche comme deux balances qui cherchent en vain l’équilibre. La personnalité divine. voilà ce quelque autre chose qui empêche les deux notions Dieu (le sujet) et l’Amour (l’attribut) de se couvrir géométriquement comme deux triangles congruents. Ainsi, la Personnalité de Dieu est tantôt sacrifiée à la Divinité de l’Amour, et tantôt la Divinité de l’Amour à la Personnalité de Dieu.

L’histoire atteste suffisamment cette contradiction permanente, c’est surtout le catholicisme qui préconisa l’amour comme divinité essentielle, avec tant d’ardeur que cet amour absorba entièrement la personnalité divine : mais en même temps l’amour fut sacrifiée par le catholicisme à la majesté de la foi. Ces contradictions violentes et irréfléchies sont très désagréables au raisonnement, mais il ne faut pas que la critique s’en laisse détourner.

Ainsi, la foi se tient à la personnalité individuelle et égoïste de Dieu, l’amour la nie. Dieu, c’est l’amour, signifie que Dieu n’est rien pour lui seul ; un être qui aime abandonne son indépendance égoïste, il fait de l’objet de son amour un objet essentiel de son existence. Mais en même temps où je plonge le Moi dans la profondeur de l’amour, l’idée du sujet émerge, et cela dérange de nouveau l’harmonie que l’amour avait produite entre l’être humain et l’Être divin. La foi arrive avec ses prétentions, avec son ambition et sa vanité, et elle ne laisse à l’amour que ce qui convient en général à un attribut ordinaire. La foi comprime l’élan de l’amour, elle en fait un triste abstractum, vis-à-vis duquel elle s’établit en concretum, en chose, en base. L’amour dans la foi, dont les rhéteurs parlent, n’est qu’une fiction poétique, c’est la foi devenue extatique : aussitôt que l’extase disparaît, la foi oublie l’amour.

Cette contradiction théorique s’est manifestée pratiquement. L’amour dans le christianisme est pollué, pour ainsi dire, par la foi orthodoxe ; il n’y est pas compris. Les panégyristes du christianisme ont beau déclamer en prose et en vers, l’amour chrétien n’est point de l’amour. Or, un amour circonscrit et enlacé de tous côtés par la foi, est un pseudo-amour, un amour qui n’est pas amour, c’est tout au plus le spectre de l’amour. Certes, il faut que l’amour s’impose une mesure, mais elle doit être en harmonie avec l’essence de l’amour ; cette mesure, cette discipline de l’amour se fait par la raison, par l’intelligence. Un amour qui méprise la loi austère de l’intelligence, est théoriquement faux et pratiquement dangereux. L’amour est divin, absolu en et par lui seul ; il n’a pas besoin de se faire oindre ou baptiser par la foi. L’amour n’a pas besoin de s’appuyer sur la foi, il se suffit à lui-même. Si vous voulez fausser l’amour, le rendre insensé et mesquin, hypocrite et infâme, alors imposez-lui le joug de la foi. Du reste, l’amour quand il est ainsi faussé par le mélange avec la foi, a adopté de celle-ci une partie de haine venimeuse. L’amour faussé, c’est-à-dire mélangé de foi, est toujours jaloux de garder l’apparence de l’amour, et de là il imagine les sophismes les plus sataniques, aussitôt qu’il croit la foi en danger. C’est de la sorte que saint Augustin a écrit l’apologie des persécutions contre les hérétiques. L’amour est limité par la foi, il trouve donc aussi que les actes atroces et perfides, les actes contraires à la fraternité, tels que la foi se les permet, ne sont nullement en contradiction ; il interprète les actes de la haine, qui se font à cause de la foi, comme autant d’actes de l’amour ; une opération qui a souvent l’air d’une mechante farce. Ainsi l’amour faussé ne se meut que dans des contradictions, et cela doit être ; bornez l’amour par la foi est déjà une immense contradiction. Une fois admis ce joug déshonorant, l’amour renonce à son propre jugement, à son critérium inné, à la mesure essentielle qu’il porte dans son sein, à son indépendance : la foi le gouverne désormais avec une force irrésistible.

Beaucoup de choses qui ne sont pas littéralement décrites dans les livres bibliques, s’y trouvent toutefois d’après le principe. La Bible renferme les mêmes contradictions que saint Augustin et l’Église, d’après cet Africain, ont précisées d’une manière vraiment révoltante. L’Évangéliste et l’Apôtre font condamner par la foi et gracier par l’amour : mais ils ne connaissent qu’un amour basé sur la foi ; en d’autres termes, les Évangiles et les Épîtres parlent déjà d’un amour dogmatique, mais qui est un amour sans garantie, car il peut en effet à tout instant éclater en cruautés barbares ou raffinées. Si vous ne reconnaissez pas les articles du dogme, alors vous avez transgressé le domaine de la foi, et vous avez fait invasion dans le domaine de amour. Prenez-y garde, cet amour est un objet de la malédiction divine, de la colère divine, elle ne veut point que l’infidèle vive. L’amour chrétien n’a pas su triompher de l’enfer, parce qu’il n’a pas su triompher de la foi. L’amour est incrédule en matière religieuse, et la foi est forcement dépourvue d’amour. L’amour est athée parce qu’il ne connaît rien de plus sublime que sa propre essence, qui est son Absolu, son lui-même.

L’amour chrétien ne peut point être un amour universel ; l’adjectif chrétien l’en empêche, il le spécialise, il le particularise. Or, l’essence de l’amour est précisément dans son universalité. L’amour dit chrétien, tant qu’il se glorifie de spécialité chrétienne, de sa christianisation pour ainsi dire, ne fera jamais de la fraternité la loi suprême ; il restera donc un amour factice, un amour non-amour (qu’on me passe ce mot), un amour qui se moque du sens de la vérité. Le véritable amour fraternel efface toute différence entre le christianisme et le soi-disant paganisme. L’amour chrétien, qui pendant tant de siècles, a permis et pardonné l’effusion d’un océan de sang humain, est donc avec raison devenu objet de la satire : tandis que l’amour tout court, l’amour sans phrase, n’a pas besoin de se parer de documents asiatiques ni de traditions latines et helléniques. L’amour fraternel sans s’affubler de titre et d’autorité, est par lui-même déjà la loi universelle de l’intelligence et de la nature ; c’est la réalisation de l’unité humanitaire par voie de sentiment. Aussitôt que vous basez cet amour sur le nom d’une personnalité, vous rattachez à cette personnalité des idées superstitieuses, n’importe de quelle sorte, soit ordinairement religieuses, soit spéculatives. Avec la superstition vous avez toujours du particularisme, et avec lui vous avez inévitablement du fanatisme. La fraternité ne saurait se fonder que par l’unité du genre humain, de l’intelligence et de la nature humaines. C'est là l’unique condition sous laquelle l’amour sera radical, sincère, libre et entouré de garanties suffisantes ; il se base alors sur l’essence humaine, d’où naquit l’amour fraternel prêché par Jésus-Christ. L’amour de Jésus-Christ même était un amour humanitaire ; il ne nous aima point de son propre plein pouvoir individuel, mais par la nature de l’humanité. Si vous aimez d’un amour qui se base sur une personnalité, sur celle du Christ même, alors cet amour est un amour particulier, qui ne va pas au-delà de la sphère de la personnalité du Christ : là où celle-ci finit, finira l’amour. Vous voulez que nous ne nous aimions les uns les autres, que parce que le Christ nous a aimés ? Mais pensez donc que ce serait là un amour imité. Comment, l’homme n’aimerait pas l’homme, s’il n’eût pas été aimé par le Christ ? et le Christ serait ainsi la seule cause de l’amour ? Impossible. Le Christ est plutôt l’apôtre de l’amour ; la cause de son amour était l’unité fraternelle de la nature humaine. Cessez enfin de torturer les idées et les mots. Vous dites : « Tu dois aimer le Christ plus que l’humanité ; » vous ne savez pas ce que vous dites. Ce serait là un amour purement cchimérique. Je ne saurais jamais franchir la périphérie du genre humain, dont je ne suis qu’un individu ; je ne saurais jamais aimer quelque chose au-dessus de l’humanité. La magnifique et sublime grandeur de Jésus-Christ était précisément son amour et tout ce qu’il était, lui, Jésus, il l’avait emprunté de l’amour. Jésus-Christ n’était point le propriétaire exclusif de l’amour, n’en déplaise aux superstitions théologiques. La notion de l’amour est une notion basée sur elle-même, et je n’ai pas besoin de la tirer par voie d’abstraction de la vie de Jésus ; bien au contraire, je ne reconnais cette vie que parce que je la trouve en harmonie naturelle avec la loi et la notion de l’amour fraternel.

L’histoire prouve cela suffisamment. Ce n’est point le christianisme qui a mis au monde l’amour, ce n’est point le christianisme qui l’a implanté dans la conscience humaine. L’idée fraternelle est loin d’être exclusivement chrétienne : regardez les horreurs Rome païenne accompagner l’apparition de l’idée chrétienne. Cela signifie que l’empire politique, qui unissait d’une manière incomplète une partie du genre humain, a été nécessairement sapé dans ses fondements et réduit en cendres : l’unité dite politique est une violence, qui pendant une époque peut être très utile, mais qui sera assurément un jour dissoute par la force intrinsèque des choses. Le despotisme romain se tourna vers son intérieur, après avoir conquis la surface de la terre ; c’est alors que l’âme humaine échappa de la contrainte matérielle où l’état politique la retenait enfermée, et la paix, la liberté, la bonté, semblèrent vouloir en effet prendre définitivement place dans le cœur de l’homme. La notion Rome ou Gouvernement fut remplacée par la notion Humanité ou Amour ; c’était naturel, nécessaire, bien motivé ; c’était un pas en avant, une nouvelle station dans la marche du genre humain, une contre-action vis-à-vis de l’action précédente ; mais, ne venez pas dire que le christianisme en soit l’inventeur. Les juifs, depuis Alexandre-le-Grand, imbus du principe humanitaire des Hellènes, avaient beaucoup rabattu de leur terrible séparatisme national et religieux, et Philon préconisa la fraternité comme vertu suprême. Des penseurs avaient déjà compris tout ce qu’il y a d’indigne et de délétère dans l’isolation nationale et égoïste, ou dans ce parquement des hommes en classes civiles et politiques, en groupes qui sont toujours exclusifs les uns relativement aux autres. Aristote, le prince des philosophes païens, sait fort bien distinguer l’homme et l’esclave ; il admet des rapports amicaux entre maîtres et domestiques. Epictète, un valet, et Antonin. un empereur, étaient également philosophes stoïciens : c’est dire que la philosophie avait commencé à unir les mortels. La Stoa développe la thèse suivante : « L’homme n’existe pas pour vivre pour lui seul, mais pour autrui, » en d’autres termes il est né pour aimer ses frères. L’empereur Antonin prescrit d’aimer son ennemi ; le principe des stoïciens est donc réellement celui de la fraternité ; le monde leur parait comme une vaste cité, les hommes comme autant de concitoyens. Surtout Sénèque prêche en ce sens ; il y mêle de la rhétorique un peu fleurie, mais au fond de toutes ces expositions, parfois déclamatoires[81], des stoïciens il y a beaucoup de logique, beaucoup de noblesse de cœur, beaucoup de douceur d’âme, beaucoup d’honnêteté, beaucoup de fierté pure et vertueuse. Sénèque recommande avec un zèle éloquent la clémence et l’humanité envers la classe des esclaves[82]. Ainsi, le rigorisme borné et acariâtre parmi les aristocrates s’en allaient déjà, et le christianisme ne fit que compléter ce mouvement fraternel dans les masses du peuple, qui n’était pas alors accessible aux doctrines de la haute philosophie. Or, comme le christianisme était la manifestation la plus populaire du même principe, dont la haute philosophie était une expression raisonnée, il agissait en forme de religion et cela avec une énergie très intensive. L’âme affective quand elle s’enflamme par une idée, produit une chaleur bien plus considérable que l’intelligence en produit : mais en revanche celle-ci, quand elle s’est emparée d’une idée ou, si vous voulez, si une idée s’empare d’elle, rayonne d’une lumière pure et joyeuse, que l’âme affective ne partage jamais.

De ce que nous avons développé, il s’ensuit que christianisme, en transportant sur le domaine religieux l’unité humanitaire, opposa en même temps de graves obstacles à cette unité. Comme représentant l’unité humanitaire et universelle dans la sphère de la religion, le christianisme dégrada par-là cette unité ; il la restreignit en la renfermant dans la spécialité religieuse, dans le pentagramme magique de la croyance au ciel et à l’enfer. De là la gène douloureuse que l’amour fraternel éprouva dans le christianisme. L’amour veut être universel, le christianisme le contraint à devenir partial. Les différences internationales du paganisme cessent ; mais elles sont remplacées par les différences relieuses, par la séparation du chrétien et du non-chrétien, et celle-ci est bien autrement violente, bien autrement perfide, bien autrement rebutante que la séparation internationale dans l’époque païenne.

L’amour, quand on le base sur une existence particulière, contredit l’essence de l’amour : aimez l’homme à cause de l’homme, et gardez-vous de l’aimer à cause de Dieu, soit pour plaire à Dieu, soit pour imiter Dieu. L’homme-genre est assez grand pour être son propre but et motif à la fois. Ah ! qu’elle fut belle et grandiose cette colère, qui poussa toutes les sectes du christianisme primitif à renier les dieux olympiens et de crier aux païens : « Tu n’adoreras plus les idoles que ta main a faites, ni les simples mortels qui naissent et meurent comme toi ! » Et en effet on ne doit point fléchir le genou devant un homme individuel divinisé, ni devant les idoles de marbre, de bronze, de bois, que la main a faites ; mais il ne faut pas non plus adorer les idoles qui sont des fantasmes produits par l’imagination exaltée, des fantômes enfantés par le mysticisme matérialiste de l’âme affective et religieuse.

Élevez-vous au respect pour la nature et pour l’humanité ; voulez-vous absolument appeler cela un culte humanitaire, vous comprendrez au moins qu’il n’a plus rien de commun avec les cultes du passé.

L’amour fraternel pour se réaliser, a besoin d’être immédiat, en ce sens qu’il ne tolère aucune individualité étrangère, une troisième, interposée entre les deux individualités aimantes ; or, comment voûlez-vous que l’amour ne soit pas altéré jusqu’au fond si vous permettez à une troisième individualité de s’intercaler entre l’homme et l’homme ? Et remarquez que cette troisième individualité est l’Individualité par excellence, l’individualité des individualités, celle qui à elle seule représente déjà le genre humain dans toute son étendue par l’espace et par le temps ; c’est l’Homme-Dieu ; c’est le Christ, l’abrégé, l’extrait, le compendium du genre humain. Vous n’aimez point véritablement un homme si vous avez la réticence suivante : « Je ne l’aime qu’à cause de l’Homme-Dieu. » Avec de pareilles réservations mentales l’homme a fini par se corrompre jusqu’à la moelle des os ; il est par-là devenu menteur à lui-même, menteur dans son propre for intérieur ; c’est la terrible hypocrisie subjective, qui, bien plus meurtrière que l’hypocrisie objective, décime des générations et des époques entières. L’hypocrisie subjective se manifeste dans un système, l’hypocrisie objective n’est qu’individuelle.

Vous aimez un homme à cause du Christ, c’est-à-dire parce qu’il ressemble au Christ, parce vous voyez en lui une image vivante du Christ. Donc, en ne voyant pas en lui cette image, vous ne devez plus l’aimer. Voilà où conduit la théorie de l’amour tel que la théologie l’enseigne ; vous y rencontrez même toutes les contradictions si bizarres et insolubles qui vous avaient déjà choqué dans le chapitre de la Personnalité divine. La notion de la personnalité divine se sépare en deux : l’une, la personnalité telle quelle, la personnalité abstraite, exclusive ; et l’autre, la qualité attributive (par exemple, justice, bonté, générosité, charité, compassion), qui rend cette personnalité aimable et vénérable.

Il est la réalité subjective du genre, comme la réalité objective du genre est la raison. Amour et raison, comme cœur et raison, sont identiques dans la racine : je l’ai démontré plus haut ; vous n’avez pas, en aimant, besoin d’un médiateur, vous n’en avez pas non plus besoin en pensant.

Le Christ même n’est qu’une image, sous laquelle la simple et chaleureuse conscience populaire allégorisa l’unité du genre humain : « Le Christ, dit-on, aima, c’est-à-dire voulut rendre heureux tous les hommes sans acception de personnes. » On prononce par là le plus grand éloge qu’il soit possible d’un cœur aimant : sans acception de personnes veut dire que son amour s’élança au dessus des barrières internationales, politiques, civiles, au dessus de toutes les différences apportées par la sexualité, par l’âge, par la fortune, par le privilège, par le rang. Mais qu’est-ce à dire, sinon que : « Le Christ, c’est l’amour allégorisé du genre humain pour lui-même ? » Cet amour allégorisé se montre nécessairement comme image ; l’essence de la religion, nous l’avons prouvé, ne saurait faire autrement. Cette image, à son tour, devient personnalité, mais elle reste objet religieux, et partant cette personnalité n’est qu’une image, c’est-à-dire une personnalité non-réelle, mais idéale. Delà vient que l’amour, comme signe caractéristique, est attribué à chacun des disciples.

Or, l’amour n’est rien autre chose que la manifestation de l’unité humanitaire par la voie du sentiment ; le genre humain heureusement n’est point un abstrait ; loin d’exister dans le raisonnement aride et froid, il existe dans le sentiment, dans le caractère, dans le tempérament, dans l’énergie fougueuse et poétique de l’amour. C’est le genre humain qui m’inspire de l’amour ; un cœur plein d’amour, c’est un cœur pour le genre humain : et le Christ est donc la conscience de l’amour comme conscience du genre. C’est sans doute là un centre d’impérissable beauté et d’inattaquable grandeur dans ce centre de la fraternité humanitaire unissons-nous au Christ. Le Christ est la conscience de notre identité humanitaire, de la solidarité de l’homme avec l’homme.

Encore un coup aimez l’homme pour l’homme, élevez-vous à cette sublime hauteur où l’amour pour l’humanité, pour l’homme collectif, répand la lumière et la chaleur à la fois, l’amour universel qui est homologue et adéquat à l’essence même du genre : vous serez non-seulement un chrétien, mais le Christ. Certes, l’amour humanitaire quand il entre en activité, tout universel qu’il soit dans sa théorie, doit se restreindre pratiquement, se spécialiser, sous peine de manquer son but : mais cet humanisme n’en reste pas moins universel. Il aime l’homme pour l’homme, au nom genre humain, et point au nom de Dieu ; tandis que l’amour dit chrétien est exclusif par essence.

Quand on remplit les conditions dont je viens de parlez, on fait par là ce que le Christ fit, et on fait ce qui lui donna le caractère distinctif du Christ. En d’autres termes, là où l’individu est éclairé et vivifié par les rayons de l’amour de l’humanité (caritas generis humani, de sorte qu’il comprend l’humanité comme genre, là l’individualisme disparaît et fait place à l’humanisme universel ; là le christ dogmatiques s’éclipse et le soleil de sa véritable essence se lève. Le Christ religieux est périssable, mais impérissable est son être intrinsèque, c’est-à-dire la conscience du genre, dont le Christ n’a été que le représentant : « Le Christ, c’est la vie éternelle : » cela est vrai, mais traduisons-le en langage ordinaire : « Le Christ, c’est l’allégorisation de la Conscience universelle et de l’Amour universel, de ces deux éléments constitutifs de la vie du genre humain. »

Pour dissiper tout doute qui pourrait encore subsister à l’égard de l’amour envers les ennemis, que le christianisme prêche, je prie les lecteurs de considérer les passages suivants de Luther (VI, 94. - V, 624) : « Le Seigneur Christ ne nous ordonne-t-il pas d’aimer nos adversaires ? Et pourtant David se vante de haïr les méchants et de ne pas être assis parmi les impies. En voici l’explication ; il faut aimer les ennemis d’après leur personne, il faut les détester et haïr d’après leur doctrine. De deux choses l’une : ou haïssez les impies ou haïssez Dieu. Vous ne pouvez point aimer les impies qui haïssent Dieu, et en même temps aimer Dieu qui veut que nous obéissions à sa parole et non à celle d’un autre… Ce que je ne peux aimer avec Dieu, je dois le haïr. Aussitôt que tu commences à prêcher quelque chose contre Dieu, nous te haïrons et nous oublierons de t’avoir jadis aimé. La croyance doit toujours et partout avoir le dessus ; quand il s’agit de la parole de Dieu, l’amour s’éteint et la haine se rallume. Ainsi, David veut dire qu’il ne hait pas les hommes parce qu’ils lui causent du chagrin, mais parce qu’ils mènent une vie scandaleuse et impie en ce sens qu’ils méprisent la parole divine. » — « Je vous le dis, amour et foi sont deux choses distinctes. La foi ne veut supporter rien. l’amour supporte tout. La foi maudit, l’amour bénit. La foi veut jouir de la vengeance et de la punition, l’amour veut jouir du pardon. » — « La foi est si vaillante qu’elle brave l’univers entier ; elle voudrait faire périr toutes les créatures plutôt que de laisser la parole divine succomber sous l’hérésie : car, par l’hérésie, on se sépare de Dieu. » — Comparez Augustin (Enarrat. in psalm. 138, 139) ; lui aussi, comme Luther, distingue ici l’homme et l’ennemi de Dieu, l’homme et l’hérétique ; « Haïssez, dit-il, l’impiété, la rébellion contre Dieu dans un individu, mais respectez dans ce même individu l’humanité. » Mais c’est là un indigne sophisme, car, aux yeux de la foi, l’individu impie, c’est-à-dire l’individu antichrétien ou ennemi de Dieu, n’a pas de la valeur ; un homme sans foi, c’est un homme sans Dieu, c’est un zéro, que dis-je, c’est un damné. La foi, c’est-à-dire Dieu, est l’ensemble de tout ce qu’il y a de vrai, de beau, de juste, de noble, de réel ; la conclusion n’en est pas difficile. Ne venez pas m’objecter que Dieu a crée l’homme comme son image ; cette image n’est que la faible copie du Dieu extérieur, du Dieu créateur ; mais le Dieu intérieur, le Dieu vrai, la véritable essence de Dieu, ne se montre que sous la figure de la Trinité, ou spécialement du Christ. Voyez Luther (XIV, 2, 3. — XVI, 581). L’image extérieure, le corps humain, appartient à tous, mais l’image intérieure, la foi, n’appartient qu’aux fidèles. En outre, la théologie veut qu’on aime l’homme à cause de Dieu et nullement à cause de l’homme : Diligendus est propter Deum, Deus vero propter se ipsum, dit Aurèle Augustin de doctrina chr. 1, 27, 22. La plus grande inconséquence serait donc celle d’aimer un homme qui ne ressemblerait pas à ce Dieu, c’est-à-dire d’aimer un homme antichrétien. La foi érige un mur d’airain entre l’homme et l’homme, elle remplace l’unité et la fraternité naturelles par l’unité surnaturelle, l’unité de la foi ; comme Jérôme dit : « Inter christianum et gentilum non fides tantum debet, sed etiam vita distinguere… Nolite, ait Apostolus, jugum ducere cum infidelibus… Sit ergo inter nos et illos maxima separatio. (Epist. Calantiae matr.). » et Ambroise, pourquoi ne s’y associerait-il pas volontiers (Épist. 70. lib. XI). en s’écriant avec emphase : « Prope nihil gravus quam copulari alienigenae… nam cum ipsum conjugium velamine sacerdotali et benedictione sanctificari oporteat : quomodo potest conjugium dici, ubi non est fidei concordia ? Saepe plerique capti amore feminarum fidem suam prodiderunt. » Ainsi, l’orateur de Milan défend l’amour sexuel entre païens et chrétiens ; il se plaît à déchirer le saint lien naturel précisément dans une époque où le christianisme n’avait pas besoin de se défendre à outrance ; et il ne faut plus s’étonner de Pierre Lombard qui dit : « Il n’est pas permis à un chrétien d’épouser une païenne ou un juive (L. IV, Distinct. 39, c. 1). » Mais cette séparation inhumaine est biblique : les Pères de l’Église citent des passages à l’appui de leur opinion en matière de mariage. Le mot de l’Apôtre sur le mariage entre les païens et les chrétiens ne se rapporte qu’à des liaisons conjugales qui existaient déjà avant l’arrivée de la doctrine chrétienne, et il n’a pas le moindre trait à celles qui sont à former ; voyez sur cette affaire Pierre Lombard (L. IV, Dist. 39, c. 1). — C. Arnold dit (Véritables esquisses des chrét. primit. !V. 2) : « Ils ont exclu et répudié chaque fois leurs parents quand ceux-ci voulurent les détourner de l’Espérance, c’est-à-dire de trouver une récompense dans le paradis… La confrérie surnaturelle du Christ, à leurs yeux, était préférable à la fraternité naturelle. »

Loin de leur en faire un reproche, je cite ici encore d’autres auteurs orthodoxes, pour constater l’ignorance de nos théologiens modernes qui se font une singulière idée de l’amour chrétien, quand ils l’appellent une belle et puissante philanthropie. Rien de plus exclusif, rien de plus concentré, rien de plus âpre que le sentiment qui, par exemple, se manifeste dans Bernard (Epist. III, ex persona Helia monaca ad parentes suos) : «  Qui amat patrem et matrem plus quam me, non est dignus, Matth. X ; in hoc vos non agnosco parentes, sed hostes… Alioquum quid mihi et vobis ? Quid a vobis habeo nisi pecratum et miseriam ? » C’est pieux, c’est grandiose, mais c’est atroce : « Qu’y a-t-il entre moi et vous ? Est-ce que j’ai de tous autre chose que du péché et de la misère ? dit un fils à son père. Et Bernard ajoute Épist. 104 ; Épist. 351 ad Hugonem nocitum) : Oui, mépriser sa mère est une action impie, mais la mépriser pour le Christ est une action éminemment pieuse. — Audi sententiam Isidori : multi canonicorum, monachorum… temporali salute parentum suorum utilitatem procurant, a Dei amore se separant (de modobene vivendi. S. VII).  » — « Tout homme croyant, accepte-le comme ton frère (Sermon XIII). » — Pierre Lombard dit : « Selon Ambroise, nous avons le devoir d’aimer bien plus les enfants que nous baptisons que ceux que nous engendrons charnellement (VI, Dist. 6, c. 5. Addit. Henric. ab Varim.). » Mélanchthon dit de même (Loci de bapt. II) : « Nous naissons enfants avec le péché, nous ne devenons héritiers de la vie éternelle que par la rémission du péché… Or, comme il y a du péché dans les petits enfants (chose qui est hors de doute), nous en inférons une différence entre les petits enfants des païens, qui manent rei, et les petits enfants des chrétiens, qui recipiantur a Deo per ministerium. » Comparez le passage de Buddéus sur l’amour orthodoxe que j’ai cité plus haut. Et enfin, le concile de Carthage n’avait-il pas déjà décrété (Summa Carranza : III, can. 13. IV, can. 72) qu’un prêtre ne devrait plus faire de donations à un parent païen ? «Ut episcopi vel clerici in eos, qui catholici christiani non sunt, etiam si consanguinei fuerint, nec per donationes rerum suarum aliquid conferant. Cum haereticis nec orandum, nec psallendum. »

Le protestantisme a le mérite d’avoir proclamé plus hautement que le catholicisme, et avec une effrayante naïveté le principe suivant : la foi, c’est la religion, l’amour n’a donc pas la moindre importance religieuse[83]. Le protestantisme a pour dieu réel la foi intérieure, mais séparée de la tradition ; la foi à la Bible ; il s’occupe donc nécessairement de l’explication, de l’interprétation de ce livre, qui est véritablement la charte octroyée qu’il croit avoir reçue de son Dieu. Le protestantisme a pour dieu réel cette parole divine, l’Écriture, et rien que l’Écriture. Son culte, par conséquent, est pauvre, il s’adresse à l’ouïe et à l’entendement seuls, tandis que le catholicisme a une magnifique richesse en s’adressant non seulement à l’ouïe et à la vue, mais aussi à l’odorat par l’encens, au toucher de la peau par l’onction, par l’aspersion et par l’imposition des doigts, au goût par l’hostie, enfin à tous les cinq sens du corps. Le point central de la foi catholique est le vicaire de Dieu, le vice-Dieu, le pape. C’est donc ainsi que le Dieu catholique se manifeste intégralement dans l’Église et dans le Pape, qui sont deux faits matériels, deux existences palpables et inséparablement liées l’une avec l’autre. Mais, remarquez-le bien, à cause de cette matérialité, elles sont assujetties aux lois éternelles du temps et de l’espace. L’Église avec son Pape sont deux existences historiques ; or, toute histoire, toute tradition, toute autorité héréditaire est ou mortelle ou déjà morte d’où il suit que le Dieu catholique, le Dieu du miracle par excellence, disparaît nécessairement dotant le Dieu protestant de la parole, qui, à son tour, s’efface devant le Dieu rationaliste de l’intelligence ; enfin, le Dieu de l’intelligence ou de la raison cède à l’intelligence ou à la raison pure : Finis theologiae… La théologie se meurt, l’anthropologie va naître.

Du reste, quand on objecte : « Le Dieu de la foi est identique avec le Dieu de l’amour, » on ne sait pas ce qu’on dit, car un Dieu qui ne laisse à l’homme aucun mérite individuel, un Dieu qui s’approprie tout, un Dieu qui veille éternellement avec jalousie et fureur sur sa gloire divine, ce Dieu-là est bien l’Égoïsme personnifié et déifié, mais il n’est pas la personnification déifiée de l’Amour.

La loi morale telle qu’elle naît de la foi, prend pour son principe et pour son critérium précisément la contradiction la plus effrénée. En effet, comme l’objet suprême de la foi est l’Eucharistie, cet objet qui frappe, pour ainsi dire, la raison au visage, ainsi la plus haute vertu de la morale croyante ou religieuse est nécessairement celle qui se met le plus en opposition avec la nature. Les miracles dogmatiques sont accompagnés de miracles moraux ; voilà au moins de la logique. Ainsi, une morale contre-nature va ensemble avec une foi surnaturelle ; la foi triomphe de la nature (qu’on me passe ce mot), ou de la nature en dehors de l’homme. tandis que la morale religieuse triomphe de la nature humaine ou de la nature intérieure de l’homme. On arrive par-là à un supranaturalisme pratique, dont la pointe est la Virginité céleste, la Sœur des Anges, la Reine des Vertus, la Mère de la Bonté (A. v. Bucher ; Cherchez ce qui est perdu, vol. VI, 131). C’est le catholicisme qui s’en est occupé avec prédilection ; le protestantisme, au contraire, maintient le principe chrétien en y rayant les conséquences nécessaires. Le protestantisme, qui par les catholiques est généralement peu compris (tandis que les protestants comprenne fort bien l’essence du catholicisme) a cela de particulier, qu’il garde scrupuleusement la foi, et qu’il rejette la morale dont la foi est la mère. Il a ramené l’homme croyant ou théorique jusqu’au point de vue du christianisme primitif, mais dans la vie pratique ou dans la morale ; il la reconduit encore plus en arrière, jusqu’au paganisme, au mosaïsme, à l’adamisme, bref jusqu’à la — NATURE.

Voilà assurément un miracle réel du protestantisme, mais en même temps une inconséquence aussi réelle. Car, enfin, comment voulez-vous à bon droit rompre le lien qu’il y a entre théorie et pratique ?

Luther dit : « Vous devez tous, en vrais chrétiens, bâillonner et enchaîner votre raison, vous devez lui arracher les yeux, la fouler aux pieds, la maltraiter comme bon vous semblera, et à la fin l’égorger ; » en d’autres termes, Luther vous conseille de croire ; mais pourquoi ne vous ordonne-t-il pas d’agir de la même manière envers votre sexualité ? La Raison est, dans les choses spirituelles, une énergie aussi productive que la Sexualité l’est dans le monde des sens ; frappez l’une, et pour être conséquent frappez vite l’autre aussi. Renier la foi, c’est réhabiliter la raison ; de même réhabiliter l’instinct sexuel, c’est renier la chasteté. La foi et la chasteté virginale chrétiennes sont identiques dans leur origine. Luther dit : « Si vous voulez rester seuls, sans femme, sans enfants, restez-le, mais abandonnez d’abord le nom d’homme, et prouvez d’abord que vous soyez des anges ou des esprits sans corps. Pourquoi ne vous effrayez-vous pas, ô papistes, de manger et de boire ? Pourquoi vous effrayez-vous tant quand un homme aime une femme (XIX. 368) ? » Il Et il ajoute : « En vérité, c’est pitié de les voir s’en étonner. » Mais avec tout cela, Luther n’a pas faire dériver du Nouveau-Testament la permission d’épouser ; ce livre fait au contraire partout l’éloge du Célibat ou de la Chasteté, et le Christ lui-même ne se marie pas. Luther a ici beau torturer le texte des Évangiles et des Épîtres, il n’y peut lire que ce qui a été écrit : épousez pour éviter par là la fornication, mais vous ferez mieux de ne pas épouser ; or, ce qui est mieux, il faut le préférer au bon, surtout quand il y va du salut éternel de l'âme. Le monachisme était parfaitement d’accord avec le Nouveau-Testament et avec la tradition écrite ; la critique s’empresse de constater ce fait, qui est également important pour l’histoire et pour la logique.

Le protestantisme a un sens pratique, il raisonne bien jusqu’à un certain point, et il est assez courageux pour lancer la proscription contre le supranaturalisme de Rome chrétienne ; de même comme la jeune Église catholique avait jadis anathématisé et proscrit le sensualisme de Rome païenne. Aux yeux du protestantisme la religion n’existe que dans la foi ; elle n’existe, dit-il, point dans la morale, dans le droit, dans l’état politique. L’amour embrasse la morale toute entière, mais il n’appartient assurément qu’à la foi de rendre bienheureux le fidèle, car l’amour n’est rien autre chose que la surface extérieure de la foi, par conséquent une chose humaine et périssable, un résultat, un secondaire, et nullement un primitif. « La foi, elle seule, traite avec Dieu la foi nous change en autant de dieux ; » ce qui démontre on ne peut plus clairement la préférence qu’il faut agréer à la foi dogmatique. À l’amour, à la fraternité, à la bonté, bref à la morale, cette vie temporelle ; à la foi religieuse la vie d’outre-tombe.

« La vie temporelle a été donnée par Dieu au monde longtemps avant l’arrivée de Christ, et il a dit : Aimez-vous et aimez votre prochain. Après quoi il a donné au monde son Fils inné, Christ le Seigneur, afin que nous gagnions par lui la vie éternelle, qui vaut bien plus que cette vie temporelle. Moïse, avec la loi, appartient à l’existence terrestre ; mais pour arriver à la vie céleste, il nous faudra avoir le Seigneur (Luther, XVI, 459). » Ainsi, on le voit, l’amour fait partie du chrétien, mais il n’est chrétien que par sa foi chrétienne et dogmatique en Christ. Aimer son prochain est sans doute un vrai service divin, n’importe où et sous quelles conditions que cela se fasse. Mais le Dieu que je sers en m’acquittant d’une fonction mondaine ou naturelle, c’est là le Dieu antechrétien, naturel, païen et judaïque, bref le Dieu universel. Le mariage, l’autorité militaire et civile, l’état social, tout cela exista avec permission de Dieu, déjà bien longtemps avant le christianisme : mais c’était quelque chose de peu de valeur en comparaison avec l’apparition de Dieu en personne. Dieu avait dit qu’il fallait obéir à l’autorité et au père de famille, rester fidèle à l’épouse, s’abstenir du vol, etc. : mais ces commandements sont donnés par Dieu non encore révélé, c’est-à-dire non encore vrai et véritable, Dieu après sa révélation au contraire, Dieu le Christ, n’a rien à faire avec les anciens commandements, ils le laissent indifférent ; il publie la loi nouvelle, la bonne. Eh bien, c’est précisément pour cela que tout emploi temporel, tout métier mondain va très bien ensemble avec le christianisme ; la foi, c’est la religion toute entière ; or, la foi se renferme dans le foyer de l’âme, donc omnia mea mecum porto, donc enfin, je peux exercer mon culte intérieur partout, et je suis toujours propre à me mêler des affaires du monde. Le protestantisme ne fait que lier les hommes dans la foi ; il leur concède tout le reste, puisque tout le reste est à ses yeux hors la foi et hors la loi intérieures. « Tu ne dois pas te venger, tu ne dois pas médire ni maudire, » et d’autres préceptes semblables sont bons pour nous comme personnages privés, mais nullement comme personnages publics ; le monde politique doit être gouverné d’après ses propres lois à lui, et la morale chrétienne ne touche point les sphères extérieures de la vie[84]. Le catholicisme avait, au contraire, mêlé le royaume du monde et celui de l’esprit, car il avait voulu gouverner le monde par le christianisme. À ceci Luther s’oppose vivement (XVI, 49) : « Le Christ n’est pas venu pour s’attaquer au gouvernement de César Auguste, il n’a point voulu lui enseigner l’art de gouverner. » Ainsi, le christianisme finit là où le régime mondain se lève ; c’est là où commencent les tribunaux, les armées, les finances. Comme chrétien je me laisse sans résistance voler mon manteau, mais comme citoyen je le redemande devant le juge : Evangelium non abolet jus naturae, dit Melanchthon (De vindicta, Loci. — De même M. Chemnitz : Loci, theol. de vindicta). Tout cela se résume en deux mots : le protestantisme a ruiné le christianisme pratiquement. La négation pratique du christianisme est identique avec l’affirmation (ou la position) pratique de l’homme naturel.

Le protestantisme lui aussi prêche la mortification de la chair, l’abnégation de la nature organique, mais cela a un tout autre sens que dans le catholicisme. Cette abnégation n’a pas de signification religieuse, elle ne contribue point à justifier l’homme, c’est-à-dire à le conduire au paradis céleste ; la pointe métaphysique et poétique est brisée. Le précepte que le protestantisme donne à ses adeptes de crucifier leur chair, ne se distingue guère de celui de la simple morale qui dit à l’homme : « Tu dois dompter tes désirs d’après les régles de ton intelligence et d’après les lois de la nature. » Ceci est très prosaïque, très rationnel, très naturel : bref, très anti-chrétien. Les conséquences pratiques et nécessaires de la foi chrétienne ont été reléguées par le protestantisme à la vie d’outre-tombe, c’est-à-dire il les a niées pour la vie réelle d’ici-bas. Dans le ciel, il est vrai, le protestantisme daigne quitter son point de vue mondain : dans le ciel nous n’épousons plus, dans le ciel nous devenons des créatures tout autres. Dans la vie terrestre; ah ! c’est différent… « Ici-bas, tout doit rester comme auparavant, dit Luther (XV, 62), car le Fils de Dieu n’est point venu pour changer la créature ; elle restera comme elle est, jusqu’au commencement de l’autre vie. Alors, certes, l’extérieur sera changé à son tour, et non seulement l’intérieur. » Cela signifie que nous sommes païens à demi, chrétiens à demi ; ici-bas nous sommes à moitié citoyens du ciel, à moitié citoyens de la terre, Cette scission est inconnue au catholicisme, et à cet égard il peut de bon droit se vanter de son principe d’unité ; il est assez franc pour nier dans la vie terrestre, dans la morale pratique, ce qu’il nie dans la théorie, dans la foi dogmatique. Ainsi, Jérôme dit : « Grandis igitur virtutis est et diligentiae, superare quod nata sis : in carne non carnaliter vivere, tecum pugnare quotidie » ; Tu dois lutter tout le jour contre toi, tu dois vivre non-charnellement dans la chair, voilà le conseil très chrétien qu’il donne à Furia, matrone romaine. Et Thomas à Kempis (Imitat. Christ., III, 54) : « Plus la nature est vaincue et maltraitée (premitur), plus la grâce divine y arrive. » — « Esto robustus tam in agendo, quam in patiendo nature contraria (c. 49).  » — « Beatus ille homo. qui propter te, Domine, omnibus creaturis licentiam abeundi tribuit, qui naturae vim facit (c’est-à-dire qui lêve la main contre elle), et concupiscentias carnis fervore spiritus crucifigit (c. 48). » « Ô malheur, le vieil Adam existe encore en moi, il n’est pas encore entièrement crucifié (c. 34 ; aussi III, c. 19, II, c. 12). On se tromperait en n’y voyant que la piété individuelle de Thomas à Kempis ; toute la morale transcendante du catholicisme y est. C’est cette morale pour laquelle les saints ont subi le martyre, et que le chef de l’Église a sanctionnée : ainsi, par exemple, on lit dans la canonizatio sancti Bernardi abbatis (per Alexandrum dominum papam III, anno Chr. 1164. litt. apostol.… Primo ad praetatos Eccles. Gallic.) : » « In afflictione vero corporis sui usque mundo reddidit crucifixum, ut confidamus martyrum quoque cum merita obtinere sanctorum, etc. » Voilà un principe moral purement et sèchement négatif[85] ; on ne peut plus avoir à son égard le moindre doute, et c’est toujours déjà quelque chose : c’est clair, c’est simple, c’est un.

Mais, tout en lançant de sa hauteur supra-naturaliste les plus sanglantes épigrammes et les plus sombres exécrations contre la nature vivante dans l'homme et en dehors de l’homme, l’Église était assez condescendante pour nier in praxi ce supra-naturalisme. Ce n’était toutefois qu’une négation de fait, non une négation de droit. Le catholique se permit de nier dans sa vie physique ce qu’il aurait dû affirmer, il rompit par exemple le vœu chrétien d’être chaste (le fameux malo mori quam foedari de l’évêque d’Hippone) ; le catholique comprit donc de bonne heure que ce devoir est trop au-dessus du pouvoir. Or, comment se tirer de cette difficulté ? seulement en faisant valoir le droit imprescriptible de la nature et des sens ; mais avec cela le catholique ne fait que s’enfoncer de plus en plus dans des contradictions. La théorie et la pratique se livrent un combat perpétuel ; leur choc produit perpétuellement l’hypocrisie et le cynisme. Près de deux mille ans ont prouvé à qui veut et à qui peut voir clair, que l’application des dogmes supra-naturalistes à la vie réelle, c’est-à-dire leur transformation en principes moraux, en discipline de mœurs, a produit les conséquences les plus funestes. Le touchant soupir poétique : « Adhuc proh dolor vivit in me verus homo ! » mène à coup sûr, je le répète, à deux extrémités également dangereuses au cynisme et à l’hypocrisie. Voulez-vous des preuves ? lisez l’histoire de la Famille, de l’État et de la Nationalité chez les chrétiens. Ce scandale universel qui s’était appesanti sur la chrétienté tout entière, cette émulation, si anti-humaine, si anti-naturelle, du cynisme le plus éhonté et de l’hypocrisie la plus infâme, poussa enfin la conscience allemande au désespoir, et delà naquit le protestantisme allemand[86].

Le protestantisme proclama comme foi, comme forme de la vie, l’anti-spiritualisme illégitime que les catholiques avaient été obligés à se permettre furtivement pour ne pas perdre tout à fait leur existence physique ; le protestantisme ne permit non-seulement, il ordonna l’anti-spiritualisme à l’égard de la nature sexuelle. Vous ne pouvez, dit-il, être des chrétiens dans la chair, donc vous avez le devoir d’être hommes naturels ; vous ne pouvez ressembler aux saints anges sans sexualité qu’après votre entrée au ciel, donc vous avez le devoir de vivre ici bas en pères de famille ; vous ne pouvez malheureusement pas encore vous débarrasser des entraves corporelles, vivez donc dans le corps selon les lois corporelles ; vous deviendrez supra-naturalistes aussitôt que la nature (c’est-à-dire la vie) sera éteinte jusque-là patientez-vous. C’est de la sorte que l’Église des apostats protestants osa parler à l’Église des orthodoxes romains, et elle s’y aperçut si peu du coup mortel qu’elle donna par là au christianisme, qu’elle prétendit faire par cette négation une œuvre très chrétienne, tellement elle était aveuglée par les brouillards intérieurs de sa conscience religieuse. Il en résulta à la fin la possibilité pour le christianisme moderne de nos jours, de faire encore un pas en avant et de se reconnaître dans le christianisme de l’antiquité, ou, en d’autres termes, de s’imaginer que la négation intégrale du christianisme, la négation théorique et la négation pratique, mérite encore d’être appelée christianisme.

Du reste, quand j’ai signalé ici le protestantisme comme la contradiction de la foi et de la vie, et le catholicisme comme leur unité, j’ai voulu par là designer leur principe essentiel.

La foi, a-t-on dit, sacrifie l’homme à Dieu, et on a raison de le dire. Les sacrifices humains avec effusion de sang, dont se trouve mal la tendre susceptibilité de nos modernes, appartiennent à l’essence de la religion, ils ne font que dramatiser sa notion. « Par la foi Abraham a immolé son fils Isaac (Épit. Hébreux, 11, 17). » — Et Jérôme : « Abraham a été bien plus grand, en coupant la gorge à son unique fils à dessein (volantate jugulavit). » — « Jephthé a offert en sacrifice sa fille, une vierge, et à cause de cela il a été compte par l’Apôtre parmi les saints (Epist. Juliano). » — « Voyez les ouvrages de MM. Ghillany et Daumer sur le sacrifice humain dans le culte des Hébreux de l'antiquité. De même dans le christianisme : ce n’est que le sang humain, le sang bouillonnant et fumant qui jaillit des veines d’un homme pur et sans péchés, qui soit capable de mitiger la colère de Dieu et de réconcilier Dieu avec l’homme. Ce sang versé sur la croix possède une force surnaturelle, il fait fléchir courroux de Dieu même, et les chrétiens le savourent dans l’eucharistie pour fortifier par ce moyen mystérieux ou magique leur foi dogmatique. Mais, objectera-t-on peut-être, pourquoi alors ce sang déguise sous la forme du vin ? pourquoi cette chair cachée sous la forme d’un pain ? Cette objection ne signifie rien. Le chrétien mange du pain et boit du vin devant l’autel, pour éviter l’anthropophagie ouverte ; c’est-a dire afin que leur homo verus, leur bon-sens naturel ne se révolte. « Etenim ne humana infirmitas esum carnis et potum sanguinis in sumptione horreret, Christus velari et palliari illa duo voluit speciebus panis, et vini (Saint Bernard, edit. cit. p. 189.191). Est-ce clair ? Dieu ne transforme sa chair et son sang en pain et en vin, que pour ne pas effaroucher la faiblesse humaine. À quoi Pierre Lombard (Sentent., lib. IV. Distinc., II, c. 4) ajoute l’explication suivante « Sub alia autem specie tribus de causis carnem et sanguinem tradit Christus et deinceps sumendum instituit. Ut fides scilicet haberet meritum, quae est de bis quae non videntur (en effet, si le calice contenait du sang et la patène de la chair musculaire, la foi n’y aurait plus rien à faire) : « quod fides non habet meritum, ubi humana ratio praebet experimentum. Et ideo etiam ne abhorreret animus quod cerneret oculus ; quod non habemus in usu carnem crudam comedere et sanguinem bibere… Et etiam ideo ne ab incredulis religioni Christianae insultaretur (ceci est une excuse théologique qui ressemble fort à une mauvaise plaisanterie). » — Unde Augustinus : « Nihil rationabilius quam ut sanguinis similitudinem sumamus, ut et ita veritas non desit et ridiculum nullum fiat a paganis, quod cruorem occisi hominis bibamus[87]. »

Je sais fort bien, que l’anthropophagie est ici une théanthropophagie, on n’immole pas, on ne mange pas l’homme, mais l’homme-Dieu. Remarquez seulement que le Théanthropos est le prototype de l’Homme, composé d’os, de muscles, de tendons, de nerfs, de veines et d’artères, d’organes vitaux tout identiques avec ceux de tout autre mortel. Ainsi, la théanthropophagie chrétienne implique l’anthropophagie. Or, cette contradiction de l’eucharistie avec la nature humaine n’est même que fictive quand on admet avec saint Bernard que la chair et le sang y sont comme palliés, comme couverts d’un manteau ; de sorte qu’en réalité on n’y savoure point du sang bouillant et de la chair crue, mais du vin et du pain. Nous allons voir que cet ineffable et terrible mystère de l’eucharistie se dissout et devient un mystère très prosaïque, très vulgaire, très naturel celui de la consomption des aliments, de la nourriture. « Tous les théologiens chrétiens enseignent, que le corps du Christ est reçu et consommé par nous, non-seulement d’après l’esprit par la foi, chose qui se fait aussi en dehors du Saint-Sacrement, mais par l’ouverture de notre bouche. » — « Ainsi, il y a deux manières de manger la chair du Christ l’une spirituellement… c’est par la foi… l’autre par la bouche, dans le Saint-Sacrement (Livre de la Concorde, artic. VII). » « La bouche de l’homme savoure et mange corporellement le corps du Christ (Luther XIX, 417). » D’où il faut conclure, ce me semble, que l’eucharistie est bien autre chosc que la foi. Qu’est-elle alors ? évidemment Manger et Boire. La foi, cette émotion intérieure de l’âme affective, n’ouvre pas nos lèvres : nos lèvres s’ouvrent pour consommer le vin et le pain, pour les livrer à nos organes digestifs, et pour les assimiler à notre organisme tout entier.

Un pédantisme ignorant, bien qu’il sache beaucoup de choses futiles, d’un côte, et une pruderie soit hypocrite soit maladive de l’autre, crieront ici au cynisme ; mais je ferai observer au lecteur que la dialectique a pour but d’ouvrir le cœur des choses. Elle réhabilite ce qui a été dégradé, et elle dégrade ce qui a été élevé trop haut. La critique dialectique remet tout objet au rang qui lui est dû d’âpres l’Intelligence et d’après la Nature ; elle critique l’Univers et l’Homme, elle est assise au siège du jugement suprême. Elle est l’énergie de la destruction et celle de la production. Elle crée le nouveau monde[88].

En effet, quand tu méprises un objet, est-ce que tu le prendras avec tes mains, avec tes lèvres, avec tes dents ? Le mettras-tu sur ta langue ? Recevrais-tu dans ton corps celui de ton Dieu, si tu croyais ton corps indigne de cet honneur ? Et d’un autre côté, en mettant tes mains et tes lèvres en contact avec ce qui est sacré, ne déclares-tu pas, par cela même, qu’elles sont sacrées à leur tour ?

Concluons : Tu manges ton Dieu, tu bois ton Dieu : cela signifie que Manger et Boire est un acte divin. Si tu ne veux pas le croire, réfléchis sur l’eucharistie.

Mais l’eucharistie contient cette vérité sous une forme mystique, bizarre et confuse elle y tombe dans des contradictions avec elle-même. Ma tâche, au contraire, est de dévoiler sans peur et sans précipitation le Mystère de la Religion, et de le traduire en bon et intelligible langage ; faisons donc de même relativement à l’eucharistie.

La Vie est Dieu, jouir de la vie, c’est jouir de Dieu, la véritable jouissance de la vie, c’est la véritable jouissance de Dieu. Or pour vivre, pour percevoir les sensations vitales, bref pour jouir de l’existence, il faut, entre autres, aussi manger et boire. S’il est donc vrai que la vie est sacrée, il s’ensuit que manger et boire l’est aussi. Tous les secrets religieux, nous l’avons vu, s’écoulent pour ainsi dire dans le vaste océan de félicité éternelle d’outre-tombe. Et cette félicité céleste, qu’est-elle sinon le bonheur terrestre affranchi de toute barrière terrestre ? la félicité d’ici-bas idéalisée, émancipée de tout lien de la réalité ? Bref, c’est le bonheur fantastique. Les chrétiens et les païens éprouvent également le désir d’être heureux à cette différence près que les païens placent le paradis céleste sur cette terre, et que les chrétiens placent cette terre dans le paradis céleste. Le résultat est le même. Ce dont on jouit présentement, cela est borné et limité, tandis que ce qu’on doit encore se borner à croire ou à espérer, est entièrement vague, infini et indéfini.

La religion chrétienne est une contradiction,ou plutôt le choc de deux sens opposés, c’est-à-dire elle est un contre-sens : elle est d’un côté la Conciliation ou la Concorde, et le Dissentiment ou la Discorde de l’autre. En d’autres termes, elle est à la fois l’union et la désunion de Dieu et de l’homme. Cette contradiction insoluble s’est personnifiée dans l’Homme-Dieu de sorte qu’il faut dire que dans lui il y a en même temps vérité et contre-vérité. Or, c’est précisément dans ce crépuscule ambigu qui n’est ni jour ni nuit, au milieu de diverses lumières fausses, que la théologie trouve son véritable élément vital : et remarquez qu’elle doit avoir non un horror vacui, mais horreur du raisonnement, parce que la raison, c’est le jour.

Si le Christ était à la fois Dieu et un autre être, Dieu est homme, un être passible et un être non passible soudés ensemble, alors toute sa Passion n’était qu’illusoire. Pourquoi illusoire ? Parce que ses souffrances humaines n’existaient pas pour la partie divine de son être. Or, on ne souffre point du tout quand la souffrance est tout instant anéantie par une force opposée. Ce que le Christ affirme comme homme, il le nie comme Dieu : il pâtit extérieurement, et point intérieurement ; il ne pâtit donc qu’en apparence, ou comme toutes les sectes docètes avaient déjà de bonne heure avancé : « La grande tragédie était une petite comédie. » Il eût vraiment souffert, s’il eût souffert non-seulement en homme, mais aussi comme Dieu. Il est clair, ce me semble, qu’une douleur qui n’a pas pénétré dans la substance de Dieu, n’a pas de la valeur, n’est essentielle, c’est-à-dire n’est rien du tout, car quand il s’agit de Dieu, il faut toujours pousser à l’extrême : ou tout ou zéro. Mais ce qu’il y a de bizarre, c’est que les chrétiens out souvent avoué eux-mêmes soit directement soit indirectement, que leur mystère par excellence, le plus sacré de tous leurs mystères n’était au fond qu’une simulation, qu’une farce. Cette simulation se voit, entre autres, assez ouvertement déjà dans l’évangile saint Jean ; évangile anti-historique, théâtral et imaginaire d’un bout à l’autre (voyez M. Lutzelberger : La fausseté de la tradition de l’Église, sur l’apôtre Joannès et ses écrits ; voyez aussi M. Bruno Bauer : Critique de l’Histoire évangélique des Synoptiques et de Joannès, tome III). Il n’y a plus ici du paradoxe dogmatique, il est remplacé par ce qu’on appelle l’emphatique, le théâtral, le coup de théâtre ; ainsi le roi de l’univers, le créateur du monde, le maître de la vie et de la mort, ne verse des larmes au cercueil de Lazare, que pour faire ostentation de son sentiment humain, et non content de cela il s’adresse à lui-même, c’est-à-dire à Dieu : « Ô mon Père, je te rends grâce de m’avoir exaucé : je sais que tu m’écoutes toujours, mais c’est à cause de ce peuple-ci qui est autour de moi, et je dis cela afin qu’ils le croient. » Ce théâtralisme évangélique fut plus tard poussa par l’Église jusqu’à la simulation la plus inouïe : Ambroise dit par exemple (Sur l’Incarnat., c. 4, c. 5) : « Si credas susceptionem corporis, adjungas divinitatis compassionem, portionem utique perfidiae, non perfidiam declinasti. Credis enim quod tibi prodesse praesumis, non credis quod Deo dignum est… Idem enim patiebatur et non patiebatur (remarquez cete antilogique inouïe, qui devient même de l’hypocrisie systématique, et partant de l’immoralité : « Il a souffert et il n’a point souffert à la fois. » « Patiebatur secundum corporis susceptionem. ut suscepti corporis veritas crederetur, et non patiebatur secundum verbi impassibilem divinitatem… Erat igitur immortalis in morte, impassibilis in passione… Cur divinitati attribuis aerumnas corporis et infirmum doloris humani divinae connectis naturae ? » Écoutez Grégoire (in homil. quadam : Pierre Lombard, III ; Distinct. 13, c. 1) : « Juxta hominis naturam proficiebat sapientia, non quod ipse sapientior esset ex tempore… Sed eamdem qua plenus erat, sapientiam caeteris ex tempore paulatim demonstrabat… In aliis ergo, non in se proficiebat sapientia et gratia » — « Proficiebat ergo humanus sensus in eo secundum ostensionem et aliorum hominum opinionem ; ita enim patrem et matrem dicitur ignorasse in infantia, quia ita se gerebat et habebat ac si agnitionis expers esset (Petrus Lombard., ibid., c. 2). » — Et Ambroise : « Ut homo ergo dubitat, ut homo locutus est. » — « His verbis innui videtur, quod Christus non inquantum Deus vel Dei Filius, sed inquantum homo dubitaverit affectu humano. Quod ea ratione dictum accipi potest : non quod ipse dubitaverit, sed quod modum gessit dubitantis et hominibus dubitare videbatur (Petr. Lombard., ibid. Distinct., 17, c. 2). »

J’ai démontre dans mon livre le vrai et le faux de la religion, ou plutôt de la théologie. En d’autres termes, j’ai expliqué l’identité de Dieu et de l’homme, c’est la vérité de la religion ; j’ai aussi expliqué leur non-identité, c’est l’erreur de la religion. Vérité est la religion là où elle admet et affirme les qualités essentielles de l’homme comme autant de qualités divines ; mensonge est la religion là où, devenue théologie, elle nie et maudit les qualités essentielles de l’homme, là où elle arrache Dieu des entrailles de l’homme ; là où elle place une essence divine vis-a-vis de l’essence humaine. En agissant de la sorte, elle donne le signal de la lutte implacable et éternelle entre les deux extrêmes.

En agissant de la sorte, elle élève la moitié de l’essence humaine aux hauteurs sublimes mais fantastiques de l’exaltation la plus enivrante, tout en repoussant l’autre moitié dans la fange bien au-dessous de l’animal. De là cette accusation triviale qu’elle ne cesse de proférer contre la philosophie : « Tu as, dit-elle, voulu égaler l’homme à son créateur, et tu as par là ravalé l’homme au-dessous de la brute » ; comme la théologie voit toutes les choses à l’envers, elle doit nécessairement crier à l’interversion, quand celles-ci font mine de se replacer sur leurs pieds. Elle accuse donc forcément la philosophie du crime qu’elle commet elle-même. J’avais prouvé dans le commencement de mon livre que la Passion du Dieu chrétien contient une vérité ici, je n’ai presque point eu besoin de prouver qu’elle n’en est pas une, car les théologiens que je viens de citer, m’ont épargné cette peine : eux-mêmes disent que la Passion du Dieu chrétien, le plus grandiose de tous leurs nombreux mystères, n’est qu’une fiction psychologique. Et bien ! j’ai donc eu raison de dire que le principe suprême de la théologie chrétienne est l’hypocrisie et rien que l’hypocrisie. Le Théanthropos en personne dit d’une même bouche : « Je suis Dieu, je suis Homme. » Il nie donc qu’il est homme tout en étant homme.

Quand les théologiens se mettent à réfuter la vraie philosophie, ils offrent nécessairement au monde le spectacle de Tantale ou de Sisyphe. J’invite les théologiens à me réfuter.

Mais que dire de la philosophie dite spéculative, qui n’interprète la religion chrétienne que comme une religion de conciliation, d’harmonie, de concorde, d’union et d’unité ? Cette philosophie s’obstine à ne voir dans l’Homme-Dieu que l’unité de l’Être divin et de l’être humain ; elle n’y voit point à côté de l’union leur désunion. Cette philosophie fait par là preuve d’un singulier manque de véracité et de discernement. Le Christ ne souffre qu’en homme, le Dieu en lui reste évidemment étranger à la souffrance ; or, la passibilité est le signe caractéristique de la véritable humanité : « Si quis non confitetur proprie et vere substantialem differentiam naturarum post ineffabilem unionem, ex quibus Unus et Solus extitit Christus, in ea salvatam ; sit condemnatus, » décrète le concile Later. I, can. 7 (Carranza). On voit de là que cette ineffable union de Dieu et de l’homme se dissout, déjà d’après l’orthodoxie, en une très prosaïque et très peu édifiante désunion. L’Être divin, après être descendu dans la chair humaine, y reste dans une complète désunion avec l’être humain, dans un dualisme comme auparavant. Et veuillez observer que cette scission persiste, malgré l’assurance qu’on vous donne de la fusion intégrale des deux natures ; on vous dit : « Dieu le Christ est à la fois véritablement Homme et véritablement Dieu » ; mais on se hâte d’y ajouter : « Ces deux essences sont unies d’une manière miraculeuse et ineffable (lisez illogique, ou en contradiction avec la nature même de leur relation réciproque) — par conséquent, il y a là différence substantielle, et si vous le niez, vous êtes condamnés. » Ainsi, union et désunion à la fois : unité et dualisme à la fois ; fusion et séparation à la fois ; noir et blanc à la fois.

C’est là une contradiction irrémédiable ; Luther aussi, toute son énergie, ne sait point la dissoudre (Livre de la Concorde VIII) : « Dieu est homme, l’homme est Dieu, mais il n’y a là aucune fusion des natures et de leurs qualités : chaque nature garde son essence et ses propriétés » — « Le fils de Dieu a souffert réellement, d’après la nature humaine qu’il avait revêtue ; il est réellement mort, bien que la nature divine ne puisse ni souffrir ni mourir. — Vous dites avec raison que le Fils de Dieu pâtit. Car, en effet, l’une de ses deux moitiés, sa moitié divine, ne pâtit pas, mais l’autre, sa moitié humaine, etc. » — « Voilà le Fils de Dieu égorgé, Dieu en personne est égorgé : car Dieu et l’homme ne font qu’une seule personne ; Dieu est crucifié et assassiné après s’être fait homme. Mais ne dites jamais que Dieu soit mort tout seul et sans s’être uni avec la nature humaine ; il est mort d’après la nature humaine qu’il avait daigné revêtir (Luther, III, 502). Mais cela signifie que les deux natures humaine et divine ne sont point entrées en fusion complète et réelle ; toute leur combinaison se restreint à une personnalité, à un nomen proprium ; en d’autres termes, cette union ineffable n’est que nominale. Or, ce qui n’est que de nom n’est pas essentiel  ; c’est une chimère, une illusion : lisez, par exemple, J. -F. Buddéus (Comp. Inst. Théol. dog. IV. c. 2. § 11) : «  Quando dicitur, homo est Deus vel Deus est homo, propositio ejus modi vocatur personalis. Ratio est, quia unionem personalem in Christo supponit. Sine tali enim naturarum in Christo unione numquam dicere potuissem, Deum esse hominem aut hominem esse Deum… Abstracta autem naturae de se invicem enuntiari non posse, longe est manifestissimum. Dicere itaque non licet, divina natura est humana, aut deitas est humanitas, et vice versa. » Bref, la rupture entre Dieu et l’homme est plus prononcée que jamais. Et remarquez que cette vieille scission entre les deux extrêmes n’est que d’autant plus affreuse, cachée qu’elle est sous l’apparence d’une conciliation, sous une union illusoire. Le socinianisme est donc dans son bon droit, quand il frappe non-seulement la Trinité, mais aussi l’Homme-Dieu ; le socinianisme est rigoureux dans ses conséquences. Dieu, cet être en trois personnes, doit en même temps être le véritable Ens simplicissumum, le socinianisme oppose les deux déterminations contraires, et proclame de la sorte une contradiction en la niant haute voix, qui avait été conservée, pour ainsi dire gardée en secret, par la doctrine trinitaire. De même relativement à l’homme-Dieu : sa moitié humaine et sa moitié divine restent constamment en dehors l’une de l’autre, parce que l’une et l’autre sont censées subsister côte à côte sans s’altérer.

Mais, malgré tout cela, les chrétiens ont solennisé l’incarnation de Dieu comme une œuvre de l’amour, comme une immolation de Dieu par Dieu, comme une abnégation de sa majesté : amor triumphat de Deo. Si vous n’entendez pas par amour divin la véritable extinction de toute différence entre Dieu et homme, alors le mot amour est un mot vide de sens. Voilà ainsi, au beau milieu du christianisme même, la contradiction sus-mentionnée de la foi et de l’amour. La foi fait que la passion de Dieu ne soit plus qu’une simulation, mais l’amour la prend au sérieux et en fait une vérité. Il s’y agit évidemment de la vérité ; une incarnation non réelle est tout ce qu’il y a de moins intéressant et de plus niais, et force nous est par là d’insister avec énergie sur l’union des deux essences, de sorte que Dieu soit réellement homme et que l’homme soit Dieu. Cela veut dire que d’ici, plus que de tout autre argumentation on peut voir, quel est l’objet suprême du christianisme. Cet objet, c’est L’HOMME.

Ainsi, les chrétiens adorent l’individu humain comme divinité, et la divinité comme l’individu humain.

Cet homme, dit Luther (II, 671) cet homme-là, né de la vierge Marie, c’est Dieu en personne, le grand Dieu qui créa le ciel et la terre. — « Je montre de mon doigt l’homme-Christ, et je m’écrie : voilà le Fils de Dieu (XIX, 594). » – Et le livre de la concorde (Art. 8) dit : « Nous croyons, nous enseignons, nous confessons que le Fils de l’homme est non-seulement Dieu mais aussi homme, et qu’il sait tout, qu’il peut tout, qu’il est tout-présent et nous condamnons cette autre opinion, selon laquelle le Christ n’est pas capable d’après sa nature humaine d’être tout-présent, tout-puissant, etc. » — Buddéus (I. c. IV, c, II, paragr. 17) dit qu’il faut vénérer religieusement Jésus-Christ d’après son corps charnel : « Unde et sponte sua fluit, Christo etiam qua humanam naturam … cultum religiosum deberi. » Avec cela sont les catholiques et les Pères de l’Église parfaitement d’accord : eadem adoratione adoranda in Christo est divinitas et humanitas (Voyez ce culte de l’homme !) … Divinitas intrinsece inest humanitati per unionem hypostaticam : ergo humanitas Christi seu Christus ut homo potest adorari absoluto cultu latriae (Theol. Schol. sec. Thomam Aquin. — P. Metzger, IV, 124). C’est de l’anthropolâtrie déguisée, comme l’eucharistie est de l’anthropophagie déguisée ; et n’y croyez rien si la théologie se reprenant ajoute : « Ce n’est point la chair et le sang de l’homme comme sang et chair, que nous adorons. mais au contraire la chair combinée avec l’essence divine, et outre adoration s’adresse non à la chair qui n’est qu’une forme, qu’une enveloppe, mais a Dieu qui s’y est renfermé. » Cette excuse ne vaut rien ; pas plus que quand on s’en sert pour justifier l’adoration des images et des saints. Je l’ai discutée au fond plus haut, et ici je n’en dirai que deux mots.

On adore les saints dans les images, on adore Dieu dans les saints et cela par nul autre motif que parce qu’on adore les saints mêmes les images mêmes. Par conséquent, on n’adore Dieu dans la chair humaine que parce que la chair humaine même est adorée. Si elle était quelque chose d’impur, d’entièrement méprisable, on ne penserait pas à la mettre en rapport avec Dieu. La valeur de la chair humaine lui est innée, c’est une valeur intrinsèque ; s’il en était autrement, si par conséquent la chair humaine avait besoin d’une influence étrangère à son essence pour devenir digne d’être le réceptacle de Dieu, alors Dieu pourrait aussi choisir pour réceptacle ou véhicule la chair d’un animal quelconque. Vous répliquez peut-être : « L’homme n’est que l’organe par lequel, dans lequel la divinité agit à peu près comme l’âme agit dans le corps et par le corps » : mais cette réplique est déjà réfutée par ce que je viens de dire. Dieu ne choisit l’homme pour organe d’action que parce qu’il ne trouva point ailleurs un organe d’action aussi digne, aussi convenable, aussi agréable sous tous les rapports. Soyez-en persuadés, le Dieu chrétien se serait incarné animal terrestre ou aquatique, comme chez les Hindous, si le corps humain lui eût été indifférent. Ainsi, Dieu sort de l’homme pour rentrer dans l’homme.

L’apparition du Dieu chrétien sous forme humaine n’est donc rien autre chose qu’une manifestation de la grandeur de l’être humain, la majesté de Dieu n’est qu’un écho de la majesté de l’homme : Noscitur ex alio qui non cognoscitur ex se. Dieu n’est reconnu que quand on a reconnu l’homme : vous avez beau connaître le minéral, le végétal, l’animal même, vous ne connaissez pas encore pour cela Dieu. Le Dieu chrétien honore l’homme de sa présence personnelle, il vient demeurer dans l’homme : Dieu a donc une prédilection pour l’homme. Or, si vous avez une prédilection pour un objet, vous pouvez en conclure qu’il est votre essence objectivée : Dieu ne demeure que dans ce qui est divin, il n’agit par et dans ce qui est divin. Un grand poète a dit : « Si l’œil humain n’était pas le frère du soleil, il ne pourrait jamais voir le soleil. »

Mais, réplique-t-on, ce Jésus-Christ seul, lui l’Unique, ce personnage sans pareil, cet individu à l’exclusion de tous les autres, est adoré par les chrétiens.

Cette réplique aussi est nulle. Le Christ est Un, mais il est en même temps Un pour tous ; le Christ est homme comme nous ; « Notre frère, dit le livre de la Concorde, notre cher frère est le Christ, et nous sommes chair de sa chair, et sang de son sang. » En d’autres termes, chacun se retrouve dans le Christ, chacun se trouve représenté dans lui : « Chair et sang ne se méconnaissaient pas » chante l’hymne de Herrnhuth. Luther dit : « Dans le Christ, Notre-Seigneur, existent la chair et le sang de chacun d’entre nous ; mon corps charnel gouverne et règne là-haut, donc j’ai le de croire que j’ai le droit de croire que j’y règne et gouverne en personne. Ma chair et mou sang sont devenus célestes là-haut. et j’ai le droit de m’y croire céleste moi même (Luther XVI, 534). »

Concluons. Les chrétiens adorent l’Individu humain comme Être suprême, comme Dieu ; ils font cela à leur insu, bien entendu, car c’est là précisément l’illusion de la religion. Mais enfin, ils adorent l’homme individuel, c’est constaté.

Les païens, adorant les statues de leurs dieux, adoraient la statue de marbre comme les chrétiens adorent l’individu humain : ni les uns, ni les autres n’ont conscience de ce qu’ils font. Les païens croyaient adorer leurs Dieux sous l’emblème du marbre, les chrétiens croient adorer leur Dieu sous l’emblème de la chair individuelle. L’homme religieux ne voit pas clair.

L’histoire du christianisme a eu la tâche de reconnaître la théologie comme anthropologie. L’homme, c’est le Dieu chrétien, et l’anthropologie repose renfermée dans la théologie chrétienne, comme le noyau dans la noix. La différence du protestantisme et du catholicisme (j’entends le catholicisme ancien, celui qui n’existe plus que dans des livres) se résume en deux mots : celui-ci est de la théologie, celui-là est de la christologie, ou de l’anthropologie chrétienne. Le catholicisme possède un Dieu supranaturaliste et abstrait, un Dieu surhumain et extrahumain ; la morale catholique par conséquent, exhortant l’homme à devenir semblable à son Dieu, le pousse à se défaire de son corps et à devenir un être surhumain, surterrestre, céleste, abstrait, bref un ange. La morale, c’est le critérium d’après lequel on doit juger un système de dogmes religieux ; la morale, c’est la pierre de touche qui ne s’y trompe jamais ; seule, elle nous fait voir si un dogme est au fond une vérité, ou s’il n’est qu’une rêverie, qu’une chimère. Ainsi, le Dieu surnaturel et contre-nature répond à la morale contre-nature et surnaturelle.

Autrement, le protestantisme. Sa morale, loin de s’égarer dans les nuages de la fantasmagorie et de l’exaltation, est une morale de chair et de sang, une morale naturelle, réelle, simple, prosaïque. Son Dieu est également un Dieu naturel et réel comparé au Dieu abstrait ; un Dieu en chair, le Christ en personne. Ainsi : « Le Démon est contrarié en voyant que notre chair et sang là-haut, gouverne le monde tout entier ; notre chair, c’est le Fils de Dieu, c’est Dieu même (XVI, 573). » — « Hors du Christ point de Dieu : là où le Christ a mis son pied, Dieu l’a mis, Dieu tout et entier (XIX, 403). »

Le point culminant du culte catholique est la messe, c’est-à-dire l’immolation d’un homme ; cet homme, il est vrai, est l’homme-Dieu, et jadis immolé sur la croix, mais on ne cesse de l’immoler toujours et partout de nouveau dans l’hostie. Cela signifie que le Dieu catholique, en théorie comme en pratique, possède non-seulement de l’amour pour l’homme, mais encore quelque autre chose ; en d’autres termes, le Dieu catholique n’est point tout entier pour l’homme, il est aussi pour lui-même, il est aussi égoïste. Delà la nécessité de le concilier constamment par la victime, l’hostie ; tandis que dans le protestantisme Dieu s’offre en sacrifice à l’homme (Luther XX, 259, XVII, 529). Dans le catholicisme l’humanité, c’est la qualité attributive de la divinité (du Christ), Dieu y est homme ; dans le protestantisme au contraire nous rencontrons la divinité comme qualité attributive de l’humanité (du Christ), l’homme y est Dieu. « Les plus éminents parmi les théologiens, dit Luther (IX, 502, 598) se sont élevés de l’humanité du Christ à la divinité, ils s’y sont attachés pour ainsi dire, et ils demandent : Qu’avons-nous besoin de reconnaître humanité du Christ ? Eh bien, ils sont dans l’erreur ; montez tant que vous voulez vers la grandeur de la majesté divine, mais gardez-vous de perdre des yeux l’humanité du Christ. tu ne dois connaître aucun autre Dieu, ni Fils de Dieu, excepté celui qui est né de la vierge Marie et qui s’est incarné. » Luther fait par conséquent des éloges à saint Bernard et à Bonaventure, d’avoir insisté sur l’humanité du Christ.

En d’autres termes : dans le catholicisme, l'homme est pour Dieu ; dans le protestantisme, Dieu est pour l’homme. Le catholicisme connaît bien un Dieu qui existe pour l’homme, mais le protestantisme a l’honneur d’en avoir tiré le premier un résultat important : celui de la valeur absolue de l’homme.

« Jésus Christ, notre Seigneur à nous, a tout fait et tout souffert : il l’a souffert et fait pour nous ; il est né pour nous, martyrisé pour nous, crucifié pour nous, mort pour nous, enterré pour nous, et ressuscité pour nous ; il est assis, pour nous, là-haut avec le Père tout-puissant, d’où il descendra encore une fois pour nous quand il jugera les morts et les vivants. C’est précisément ce que les saints Apôtres et les très chers Pères ont voulu dire par les mots pour nous et pour notre Seigneur ; car enfin le Christ est à nous, il est le Nôtre, il va nous secourir… Vous devez donc toujours énergiquement appuyer sur le mot le Christ (Luther, XVI, 538).  » — « Pour moi, je ne connais aucun autre Dieu que celui qui a été donné (immolé) pour moi (III, 589). » — « Dieu s’est fait homme, c’est-à-dire il s’offre à l’homme comme un mari à sa femme. Or, comme Dieu nous appartient, toutes les choses de l’univers nous appartiennent de même (XII, 283). » — « Dieu ne saurait être un Dieu des trépassés, qui ne sont nulle part, c’est plutôt un Dieu des vivants. Si Dieu était un Dieu des morts, il serait comme un époux qui n’a pas de d’épouse, ou comme un père qui n’a pas de fils, ou comme un maître qui n’a pas de serviteur. Voilà deux choses qui se tiennent l’une l’autre : un époux et une épouse, ou un père et un fils, ou un maître et un serviteur ; à moins qu’il ne soit que la statue d’un maitre, que le portrait d’un père. » — « Dieu, c’est celui dont on doit attendre les plus grands bienfaits… En effet, s’il restait là-haut assis sans s’occuper de nous, il serait comme une idole de pierre ou de paille, il ne nous ferait rien de bon, il ne ferait rien du tout … S’il était assis dans le ciel, pour lui seul, comme une bûche de bois, il ne serait point Dieu (XVI, 465). » — « Dieu dit : Je suis le Créateur du ciel et de la terre, je suis ton Dieu à toi. Eh bien, c’est comme si ce Dieu disait : Je suis ton Sauveur. Car être Dieu, signifie sauver l’homme de la mort, du péché, du démon, des maladies, etc. (II, 327) » — « Tout le monde sait que quand on prononce le mot Dieu, on désigne par là celui qui nous console, qui nous garde, qui nous sauve, qui nous conduit, qui nous dirige, qui peut nous faire du bien. C’est ainsi que déjà notre intelligence notre bon-sens, nous décrit Dieu. Et, dans le texte on lit le verset : Moi, je suis le Seigneur ton Dieu, qui t’ai mené de l’Égypte. Il a donc tiré Israël de la misère et des dangers (IV, 326). »

D’où nous inférons, que si ce Dieu n’est un Dieu réel ou vivant qu’en faisant le bien des hommes, ce Dieu est évidement un être philanthropique, un être humain par excellence, bref l’homme même. L’homme, c’est le critérium et la mesure de Dieu. L’Homme, c’est l’Être absolu, l’essence de Dieu. Un Dieu séparé de l’homme ne mérite pas d’être appelé Dieu ; ôtez à votre Dieu l’attribut de l’Humanité, vous lui arrachez aussi sa divinité ; détruisez l’homme, et vous rayez Dieu ; effacez le rapport de Dieu avec l’homme, et vous effacez l’essence Dieu même. Ainsi Dieu, c’est l’Homme, et l’Homme, c’est Dieu : rien de plus évident.

Remarquez ici l’inconséquence dont le protestantisme s’est rendu coupable. Il a maintenu, théoriquement du moins, le bien supranaturaliste ou surhumain caché derrière son Dieu humain ; et c’est par ce véritable crime de lèse-logique que le protestantisme compromit dès le commencement son existence historique. Il a été sapé et miné depuis bien longtemps par le rationalisme, et le rationalisme disparaît à son tour. Mais ce qu’il importe ici surtout de rappeler, c’est que le protestantisme est la contradiction entre la théorie et la pratique ; il a réhabilité la chair humaine, il a oublié d’en faire autant de la raison humaine. L’essence du christianisme, l’essence divine, dit-il, est en harmonie avec les désirs naturels de l’homme : « Dieu les a implantés aux créatures, et ne les méprise pas dans l’homme (Luther III, 290) : » mais elle est en opposition avec la raison, elle ne peut donc être un objet que pour la foi. L’essence de la foi ou de Dieu, je l’ai démontré, n’est rien autre chose que l’essence de l’homme mise en dehors de l’homme et objectivée.

Réduisez donc cette essence divine si surhumaine, si extramondaine, si antilogique, si contraire à la nature, si ennemie de l’intelligence et du bon sens ; réduisez, dis-je, cette essence divine à l’essence naturelle et innée de l’homme ; par-là vous émancipez le protestantisme, et le christianisme tout entier, de la contradiction fondamentale qui s’attaque à sa racine même. contradiction dont toutes les autres ne sont que des conséquences. Réduisez-la à sa vérité, en faisant par l’opération criticodialectique, les deux extrêmes de la contradiction se choquer l’un contre l’autre, se frotter et tourner l’un autour de l’autre en se consumant, comme deux diamants qui ne peuvent être pulvérisés que l’un à l’aide de l’autre. il n’est point difficile, en effet, de poursuivre plus loin encore la contradiction que nous avions démontrée entre la foi et l’amour.


Chapitre XXVIII.

La Conclusion.


Nous avons prouvé que le contenu de la religion et son objet sont humains.

Nous avons prouvé que la sagesse divine est de la sagesse humaine.

Nous avons prouvé que le mystère de la théologie est l'anthropologie ; en d’autres termes, que l’Esprit Absolu est l’Esprit dit subjectif et fini.

Mais, hâtons-nous de le dire, la religion n’a pas conscience de son humanisme ; elle ne sait point sa propre essence. Quelquefois peut-être elle ne veut pas le savoir.

Il s’ensuit de là, que le moment historique où l’aveu se fait de l’identité entre Dieu et l’Homme, est de la plus haute importance. Tôt ou tard, l’homme individuel comprend que la conscience qu’il avait de son Dieu n’était au fond que la conscience qu’il a du genre humain ; il comprend qu’il peut et doit s’élever au-dessus des barrières de sa mesquine individualité, pour se retremper dans la grande idée de l’Humanité. Mais en même temps cet homme individuel comprend qu’il ne peut ni ne doit s’élancer au-dessus des lois fondamentales et essentielles de l'Être humain, au-dessus de ce que la philosophie appelle les déterminations positives du Genre. L’individu ne peut ni imaginer ni penser aucun autre Être Absolu, ne peut ni sentir ni aimer aucun autre Être Suprême, que l’essence de la Nature humaine et de la Nature extrahumaine. La Nature est double, pour ainsi dire : l’une, qui est à l’Homme, ou qui est plutôt le monde humain même, l’Homme même ; l’autre, qui est tout ce qui est en dehors de l’Homme, la Nature proprement dite. Or, c’est de l’une comme de l’autre de ces deux natures, qui ne font qu’une, que la divinité se compose. Et remarquez-le bien, l’homme et la nature s’appartiennent réciproquement : d’un côté, l’homme fait partie intégrante de l’essence de la nature universelle (ce que le matérialisme vulgaire ne sait pas), et d’un autre côté, la nature appartient à l’essence de l’homme (ce que l’idéalisme subjectif oublie toujours). Quand l’union rationnelle et morale de l’Homme et de la Nature sera accomplie, alors, mais seulement alors, l’égoïsme supranaturaliste du christianisme sera vaincu pour toujours.

Ma philosophie agit envers la religion par une méthode critique, et non par une méthode simplement négative. Je distingue entre le vrai et le faux, provoque la crise, je juge. Religion est un mot qui exprime la première conscience de l’homme, la conscience primitive que l’homme a de son moi ; et c’est par cela que les religions sont vénérables, saintes, car elles sont les traditions de la conscience primitive. La véritable critique, la vraie dialectique, procède par la voie de la logique et de la psychologie[89].

Or, ce qui est aux yeux de la religion le primitif, Dieu, cela est comme nous l’avons démontré, le secondaire ; ce Dieu n’est que l’essence humaine objectivée, il faut donc mettre au-dessus de lui et avant lui cette essence même. D’un autre côté, ce qui n’occupe qu’au rang inférieur aux yeux de la religion, l’Homme, il faut l’élever au premier, il le poser et prononcer comme le primitif. L’amour pour l’homme doit être une sympathie primitive, une puissance sui juris et sui ordinis ; l’amour est faux et louche, s’il dérive d’une autre puissance hors de lui. L’amour, pour être une puissance vraie, sainte, portant en elle son équilibre et sa mesure, a absolument besoin de partir de sa propre impulsion : si à la fraternité vous donnez Dieu pour principe moteur, vous la falsifiez, vous la tuez : car, si théoriquement l’essence humaine est l’être suprême pour l’homme, alors doit pratiquement la loi suprême pour l’homme se trouver dans l’amour de l'’homme pour l’homme, dans l’amour interhumain, dans la fraternité.

Homo homini Deus est, voilà le principe suprême de la pratique. L’Homme doit être un dieu, ou si vous voulez le Dieu, pour l’homme ; avec la réalisation de cette thèse commence une nouvelle époque du développement humanitaire, et l’avenir aura définitivement rompu avec le passé ; il n’y aura rien de commun entre un monde qui dit : « Dieu, c’est le Dieu de l’homme, » et un monde qui dit : « L’Homme, c’est le Dieu de l’homme ; » entre ces eux mondes, il y aura un temps de mélange, de transition, de confusion inévitables, mais point de milieu. Le nouveau monde comprendra que les rapports entre l’enfant et ses parents, entre le frère et le frère, entre le mari et la femme, entre l’ami et l’ami, entre le précepteur et l’élève, bref les rapports entre homme et homme, sont des rapports moraux et immédiatement per se religieux. La vie humaine, dans ses rapports substantiels et essentiels, est de nature divine : je me sers ici de ce mot pour désigner le superlatif, le comble de toute perfection possible, kalonkagathon au plus haut degré[90]. Ce n’est pas par la bénédiction du prêtre que la sanction religieuse descend sur la vie humaine ; la religion a cette prétention, à ses yeux il n’y a rien de sacré hors d’elle, elle bénit les objets et les rapports humains, comme si ceux-ci étaient maudits, si elle ne s’en mêlait pas.

Le mariage est un sacrement, mais il faut pour cela qu’il soit une alliance vraie et sincère, une alliance d’honneur et de dévouement, bref une alliance non forcée. S’il ne remplit pas ces conditions-là, il n’est point sacré, malgré toutes les assertions que l’Église donne du contraire. Une alliance non forcée est une alliance libre et morale, ou plutôt libre sans qu’on ait besoin d’y ajouter le mot morale, puisque la liberté telle que la philosophie l’entend, est toujours vertueuse ; être libre signifie sentir, penser, agir avec spontanéité. Or. la spontanéité exclut les mouvements de la peur et de l’espérance, soit pour le monde transcendant, soit pour le monde terrestre. Un mariage dont le lien n’est indissoluble que par une compression extérieure, un commandement (crainte ou espoir), est faux et n’a pas la moindre valeur morale. Le mariage est sacré en lui-même et pour lui-même, par la nature de l’alliance. Il est vrai, quand il répond à l’essence du mariage, à l’amour mais il est un mensonge, s’il est en contradiction avec l’amour. Il en est de même de toute autre relation morale ; elles ne valent que là où elles ont une énergie religieuse ou divine, intrinsèque. Ainsi, la vraie amitié n’existe qu’entre des individus qui gardent scrupuleusement les limites de l’amitié, aussi scrupuleusement et avec le même soin comme le fidèle garde la dignité de son Dieu. Que la vraie amitié vous soit sacrée, que le vrai mariage, la vraie propriété, vous soient sacrés que le salut de tout homme vous soit sacré ; mais, sachez-le bien, sacré en et pour lui-même, et sans regarder à côte vers le paradis ou vers l’enfer.

Le christianisme proclame les lois de la vertu comme des commandements divins, il ne les reconnaît que sous cette condition expresse. Il fait donc de la moralité un critérium de la religiosité, mais l’éthique n’en acquiert point une importance plus considérable. L’éthique reste subordonnée à la religiosité, à la foi dogmatique, au lieu d’être élevée elle-même sur le trône de la religion. Au-dessus de la morale plane le dieu chrétien, un être entièrement différent de l’homme, un être auquel appartiennent les meilleures choses et les plus beaux objets, tandis que la créature humaine doit se contenter de tout ce qu’il y a de plus misérable. Et voyez, tous ces sentiments nobles et tendres, toutes ces forces si variées et inépuisables qu’il devait adresser à la vie et à l’humanité, l’homme les gaspille en les prodiguant à cet être qui n’en a pas même besoin, puisqu’il est censé être la perfection en personne. Ainsi, la véritable cause, l’homme, devient un moyen dégradé, un misérable objet ; une cause imaginaire est élevée au point de devenir la cause réelle. L’homme rend grâce a Dieu pour des bienfaits, mais il oublie que ce Dieu avait déjà accepté des sacrifices, de vrais cadeaux que l’homme lui offrit. La reconnaissance qu’il montre envers son bienfaiteur humain n’est en effet qu’apparente, elle s’adresse au fond à Dieu : l’homme est ingrat envers son prochain, et d’humeur douce et déférente envers Dieu : « Comme Dieu le Seigneur fait du bien aux autorités et aux magistrats, aux rois et aux autres créatures mortelles, le peuple s’attache à la créature au lieu de se donner au Créateur. Le peuple s’arrête à la créature, il ne va pas plus loin pour arriver au Créateur du ciel et de la terre. Les païens ont ainsi élevé leurs rois au rang de leurs divinités. On a tort de se refuser à voir que l’œuvre ne vient que de Dieu ; la créature n’est qu’un moyen, qu’un milieu, à travers lequel Dieu le Seigneur agit pour notre salut (Luther IV, 237). » Voilà la ruine complète de tout sentiment vertueux ; l’homme immole l’homme pour glorifier Dieu. Vraiment, nos théologiens modernes ont bonne grâce de se récrier contre les sacrifices sanglants de la chair humaine : le rite de l’anthropothysie est barbare, cannibale même, mais il est l’expression la plus naïve et la plus frappante du secret de la religion. L’homme ne fait couler le sang humain sur l’autel que si le sang chaud et fumant, ce représentant de l’énergie vitale, est à ses yeux le Bien suprême ; en d’autres terme ; il sacrifie l’homme vivant quand il ne donnait pas encore une chose plus élevée que la vie immédiate de l’organisme. Ainsi, surtout dans des cas extraordinaires, l’homme ne sacrifie pas même la vie d’un autre, mais la sienne propre : les Decius se livrent aux sombres divinités du monde souterrain, leur mort fléchit les immortels et inspire une telle peur aux Samnites qu’ils appréhendent désormais de voir cet exemple imité par d’autres Romains. Le sang d’un innocent possède cette force magique aussi dans la religion chrétienne ; elle ne frappe plus, aujourd’hui au moins il est vrai, des victimes humaines devant l’autel, mais cette modération vient entre autres, surtout de ce que la vie physique et organique n'a pas la haute signification qu’elle avait jadis. En revanche, on immole à Dieu l’âme ; l’âme chrétienne est censée être supérieure au corps chrétien. Mais sans nous y arrêter, ce qu’il nous importe de comprendre, c’est que dans la religion l’homme sacrifie une obligation envers l’homme (par exemple, la reconnaissance, l’amour, le respect qu’il doit à la vie d’un autre homme), il la sacrifie à une obligation envers Dieu. L’homme chrétien a sans doute fait table rase sur beaucoup de rêveries et d'illusions aussi ineptes que perverses, en établissant l’adoration pure, c’est-à-dire en proclamant un Dieu exempt de besoins matériels. D’un autre côté, toutefois, on voit qu’il y a là plutôt une notion métaphysique qui n’exprime point l’essence spécifique de la religion. Or, si vous retenez le besoin d’adoration sur un côté seulement, sur le côté subjectif ou humain, vous avez par là un manque de symétrie qui, ici comme ailleurs, laisse froide l’âme religieuse : vous devez donc, sinon ouvertement par des mots, au moins d’après la pensée, introduire dans Dieu une notion qui satisfait ce besoin subjectif. Toutes les déterminations positives de la religion ne se basent que sur une pareille réciprocité : « Qui m’honore, je l’honorerai aussi, et qui me méprise, je le mépriserai (Samuel I, 2, 30). » Et saint Bernard (ad Thomam epist. 107) : « Jam se, ô bone Pater, vermis vilisimus et odio dignus dignus sempiterno, tamen confidit amari, quoniam se sentit amari, imo quia se amari prasentit, non redamare confunditur… » Et il ajoute à ces paroles sublimes les suivantes qui sont peut-être plus belles et plus vraies encore : « Que personne donc désespère d’être aimé (de Dieu, bien entendu) qui aime déjà (Dieu). » Cela veut dire : si je n’existe pas pour Dieu, Dieu n’existe pas pour moi ; si je n’aime pas, Je ne suis pas aimé. Le passif est ici l’actif qui est sûr de triompher, l’objet est ici le sujet qui ne doute plus de lui-même ; aimer, c'est être homme, et être aimé signifie être Dieu. Dieu dit : Je suis aimé ; l’homme dit : J’aime. Plus tard, il est vrai, cela s’intervertit, et le passif se transforme en actif, l’actif en passif.

L’homme religieux pense à Dieu parce que Dieu pense à lui : il aime Dieu parce que Dieu l’aima le premier. Dieu est jaloux de l’homme : cela veut dire que la religion est jalouse de la morale, et il n’y a pas là de quoi s’étonner ; elle lui suce son meilleur sang vital, elle donne à l’homme ce qui est à l’homme, mais elle donne à Dieu ce qui est à Dieu : en d’autres termes elle donne à Dieu le véritable sentiment du bien et du beau, elle lui donne le cœur main. « Le Seigneur dit à Gédéon : Il y a trop de tes compatriotes qui t’accompagnent, je ne veux pas maintenant te livrer Madian ; Israël serait capable de se vanter contre moi le Seigneur et de s’écrier : Voilà ma propre main qui vient de me sauver, etc. (Ne Israel sibi tribuat quæ mihi debentur), » Comme on lit Livr. des Juges, VIII, 2. Ainsi dit le Seigneur : Que tout homme soit maudit qui espère en un autre homme, et que tout homme soit béni qui se repose sur le Seigneur et qui a de la confiance dans le Seigneur : Jérémie, XVIII, 3. En effet, Dieu ne veut point prendre notre fortune, nos biens, notre corps ; il l’a donné à l’Empereur (c’est-à-dire à l’État) et à nous par l’entremise de l’Empereur. Mais le cœur, le cœur, qui est tout ce qu’il y a de mieux et de plus grand dans l’homme, le cœur, il l’a retenu pour lui-même : « Donnez à Dieu votre cœur, cela lui suffit, car par le cœur vous croyez (Luther, XVI, 505). »

Nous trouvons que dans une époque ou tout !e monde était croyant, le mariage, la propriété et la loi civile jouissaient d’un certain respect[91]. La cause en doit être recherchée dans la conscience simple, naïve, pure et juste de cette époque, une conscience qui marcha droit avec le bon sens naturel, qui n’avait assurément rien à démêler avec le sentiment religieux de l’époque. Le droit, la propriété, l’amour ne sont sacrés que par leur nature, et non par je ne sais quelle ordonnance étrangère : les païens vénèrent la lumière, la fontaine, la forêt non parce qu’elles sont des dons de la divinité, mais parce qu’elles sont par elles-mêmes des objets salutaires pour l’homme ; c’est à cause de leurs qualités bienfaisantes qu’elles reçoivent des honneurs divins. De même les chrétiens, là où ils respectaient le droit, le mariage, la propriété (des chrétiens orthodoxes, bien entendu), étaient instinctivement pénétrés de la vateur intrinsèque de ces institutions sociales. Que ce respect naturel leur apparût sous forme d’un respect religieux, il n’y a pas lieu de s’en étonner ! c’était là une jolie fleur de rhétorique, une couronne poétique, dont la pauvre et misérable chrétienté cherchait à embellir son lit d’épines.

Mais regardez plus loin la morale se base sur la théologie, le droit humain sur le droit divin ou par la grâce de Dieu, et aussitôt les choses les plus immorales peuvent être justifiées. Pour baser la morale sur la théologie, vous devez d’abord donner la morale pour base à l’Être divin même. Autrement le critérium du moral et de l’immoral vous fera défaut ; votre Dieu sera une base capricieuse, arbitraire, immorale, dont vous pourrez inférer tout ce qu’il vous plaira. Pour consolider par Dieu la morale, vous devez d’abord consolider Dieu par la morale : en d’autres termes, vous ne pouvez trouver le véritable centre de gravitation et d’équilibre pour le droit, pour l’amour, pour le moral que dans eux-mêmes ; vous devez les baser sur eux-mêmes. comme tout autre rapport substantiel et essentiel. Mettre une chose en Dieu, la faire dériver de lui, signifie la dérober à l’observation et à la critique ; c’est là une façon bien commode de penser et d’agir, et qui consiste précisément à ne rien faire du tout. Si en effet vous placez une chose en Dieu, elle y trouve un tel abri qu’elle passe désormais pour sacro-sainte, inviolable, indubitable. J’en conclus que toute méthode scientifique, qui base le droit (civil, criminel, politique) et la morale de la théologie, est le résultat d’une hypocrisie, soit avec intention, soit sans intention. En tout cas il y a là de l’hypocrisie. Quand on prend au sérieux le droit, on n’a pas besoin d’aller réclamer un appui de Dieu, on n’a pas besoin de réduire son origine à une manifestation directe de Dieu.

Nous n’avons plus besoin d’un droit politique et social chrétien, au nom duquel les plus grande impiétés ont été commises ; nous voulons un droit politique et social tout simplement humain, rationnel, naturel. Nous devons insister avec énergie sur cette vérité, que les choses vraies, bonnes, saines et justes ont toujours en elles mêmes le motif de leur sainteté ; c’est leur qualité même qui leur donne de la valeur. Une chose bonne et juste s’affaiblit à l’instant où elle va chercher son point d’appui dans un principe soi-disant supérieur ou suprême ; une chose qui se réclame d’une autre, abdique sa propre dignité. L’être humain a tout à fait abdiqué en faveur de l’être divin. Là où l’éthique est prise au sérieux, elle a une force innée, une énergie propre, et elle n’a pas besoin d’emprunter à un être transcendant. La morale ne mendie jamais la faveur de Dieu ; si elle le faisait, elle serait immédiatement abandonnée aux caprices sans bornes et sans frein de la religion ; la morale se suffit à elle-même, elle est son propre but et sa propre gloire.

Il s’agit par conséquent de faire disparaître une illusion ; mais une illusion qui est loin d’être innocente. Elle est comme un perfide poison qui s’attaque à la racine même de l’essence humaine. Elle dérobe à l’homme ses forces réelles, son courage vital : car il faut du courage physique et psychique pour vivre et pour mourir ; elle e même osé frapper insidieusement le plus sublime, le plus intime de tous les sentiments humains, l’amour ; il est devenu trompeur, factice, hypocrite, car elle l’a forcé à ne s’occuper de l’homme qu’à cause de Dieu, tout en se disant amour humain. Il est grandement temps de désillusionner l’Homme : il y va de santé corporelle et mentale, oui mentale… Mon livre démontre la méthode par laquelle l’illusion est à disperser : on n’a qu’à intervertir les rapports religieux, en comprenant comme but ce que la religion pose comme moyen, en élevant au premier rang ce qu’elle a repoussé jusqu’au dernier, en instituant chose principale, agent moteur, cause motrice ce qu’elle a refoulé dans la catégorie des choses accidentelles et conditionnelles. Prenons pour exemples les deux sacrements, le Baptême et l’Eucharistie. Ce sont là les deux grands symboles caractéristiques de la religion et du culte.

L’eau baptismale n’est pour la religion que le milieu par lequel le saint esprit se communique à l’homme, mais par là même la religieuse met en contradiction avec la nature des choses et avec la raison qui en est l’expression. D’un côté on nous assure que la qualité naturelle, objective de l’eau importe beaucoup, et d’un autre qu’elle n’y est pour rien du tout. L’eau n’est qu’un simple véhicule de la grâce divine, et tout autre objet naturel, le sable, la cendre, pourrait aussi bien servir si la toute puissante grâce de Dieu eût daigné le choisir. Voilà un double sens donné au baptême, qui en devient un véritable contresens. De cette contradiction insupportable nous ne pouvons sortir qu’en regardant le baptême comme un symbole de la signification de l’eau même. Le baptême, d’après mon interprétation dialectique, veut représenter l’effet merveilleux et en même temps naturel que l’eau exerce sur l’homme. Je dis, veut : car cette représentation s’est faite d’une manière assez maladroite.

Quand nous considérons la nature comme nous le devons, de la hauteur de l’intuition universelle qui embrasse tous les objets et chacun, quand nous la considérons, dis-je, en philosophes naturalistes qui basent leur sens philosophique sur les cinq sens et sur l’observation, alors nous ne manquons pas de découvrir un autre monde dans le monde présent, et nous nous étonnons d’avoir vécu si longtemps sans nous en apercevoir. Nous trouvons alors, entre autres, que beaucoup de ce que nous étions habitués à appeler dédaigneusement trivialités, banalités, porte en soi le vrai sens : ainsi, par exemple, tant de proverbes et de préceptes de l’antiquité recommandent sous une forme religieuse aux peuples primitifs le soin de la propreté, les bains dans de l’eau vive. L’eau exerce en effet non-seulement des effets physiques sur l’homme, mais aussi des effets intellectuels et moraux. Notre pitoyable éducation, à la fois pédantesque et fantastique, scolastique et religieuse en même temps, a fini par nous hébéter ; nos sens ne s’ouvrent plus à la nature universelle, et notre sens intérieur, notre bon sens en dépérit. Voilà où en est l’homme sous la pression théologique : il se récrie contre le sain naturalisme, qui seul pourra lui rendre la santé intégrale, et par elle la sainteté ; non la sainteté imaginaire et transcendante du paradis théologique, mais la sainteté humanitaire, c’est-à-dire la bonté et la force.

L’eau ne lave pas seulement les souillures de la peau, mais elle dissout aussi les entraves de la pensée ; l’onde ne rafraichit pas seulement nos membres, elle éteint aussi l’ardeur infernale du désir. Bien des saints de l’Église ont pu à l’aide de l’eau triompher des tentations charnelles du Démon ; en d’autres termes, ce que la grâce surnaturelle leur refusa, la qualité si naturelle, si prosaïque si vulgaire de l’eau le leur agréa. L’eau n’appartient pas seulement à l’hygiène physique, mais aussi à l’hygiène psychique, à la pédagogie, à l’éducation de l'’homme. La propreté c’est assurément la première de toutes les vertus, mais aussi en même temps la vertu primitive, la plus modeste, la plus immédiate, la première marche que le barbare doit avoir occupée quand il veut monter plus haut vers la civilisation.

Le baptême chrétien n’est évidement qu’un reste des antiques religions naturelles, où (comme dans le parsisme sabéen et angelo-démonien) l’onde était objet religieux : voyez « Le mythe sacré, etc. » par Rhode (p.303, 426). Mais dans elles, il faut le dire, le baptême avait une signification beaucoup plus vraie et par conséquent plus profonde que dans la religion chrétienne. Aux yeux si naïfs et si sains de ce païens de l’antiquité, l’eau avait une énergie naturelle, et méritait par là d'être employée dans le culte de leurs divinités. Mais nos chrétiens sont trop spéculatifs, trop théologisés, trop supranaturalisés, trop aristocrates pour ainsi dire, pour s’en occuper ; ou plutôt ils en sont radicalement incapables ; leur sensibilité naturelle s’est affaiblie.

Les Perses, les Hindous, les Égyptiens, les Hébreux, imposaient comme un devoir religieux la propreté des corps : les cénobites et les saints du christianisme objectivaient dans leur malpropreté corporelle le principe anti-naturaliste ou supranaturaliste de leur religion. Ce qui est supra naturaliste en théorie est contre-nature en pratique ; celui-là n’est qu’un euphémisme.

L’eau est le premier et le plus rapproché d’entre tous les moyens, pour nous mettre en rapport direct et amical avec la nature universelle. Le bain à l’eau est en quelque sorte un procédé chimique, dans lequel notre égoïté se résout dans l'objectivité de la nature ; l’homme qui remonte à la surface d'une rivière où il était descendu ne se sent-il pas devenu un autre homme ? comme rené ? comme renouvelé ? comme rajeuni ? Et dans le rajeunissement, dans ce renouvellement de l'organisme, n’y a-t-il pas une amélioration ? Et le baptême ne veut-il pas précisément améliorer l’homme ?… On a raison de prêcher l’inefficacité de la morale sans les sacrements ; mettons seulement les sacrements naturels et réels à la place des sacrements surnaturels et chimériques.

La morale n’est rien, ne peut rien, sans la nature : elle doit se combiner avec les objets naturels les plus simples ; les plus profonds de tous les mystères, comme les naturalistes et les physiciens savent, sont précisément dans ce qui arrive tous les jours et à toute heure, ce qui est vulgaire, ordinaire, ou prosaïque et banal ; la spéculation et la religion supranaturalistes sont trop hautaines pour jeter un regard sur le monde des choses existantes. La religion préfère de se créer un miracle imaginaire, les merveilles existantes ne sont rien à ses yeux.

L’eau est le vrai sacrement, le vrai remède primitif pour les maladies du corps et de l’esprit il faut donc s’en servir souvent et avec régularité. De là s’ensuit l’inutilité complète du baptême qui n’a lieu qu’une seule fois dans la vie ; c’est là ou une superstition ou une institution superflue : mais il devient une institution véritable et rationnelle, s’il est employé pour la glorification de l’énergie médicatrice de l’eau sous les rapports physiques et intellectuels.

Le sacrement de l’eau, toutefois, a besoin d’être complété. L’homme, l’animal et le végétal sont tous sortis de l’élément universel de la vie terrestre : tous sortis du liquide, du fluide, de l’eau, qui compose en majeure partie tout autre liquide, Le baptême allégorise pour nous la puissance maternelle que la nature exerce sur ses créatures ; l’eau, c’est l’élément primitif, l’élément de l’indifférence universelle. Or, l’homme se distingue de l’animal et du végétal, et cette distinction se symbolise dans le vin et le pain. L’un et l’autre sont d’après la matière deux produits naturels, et la forme deux produits humains.

Par l’eau baptismale nous déclarons : « L’Homme ne peut rien sans la Nature; »

Par le vin et le pain nous déclarons : « La Nature ne peut rien, spirituellement au moins, sans l’Homme.»

Ainsi, la Nature a besoin de l’Homme, et l’Homme de la Nature.

Dans l’eau l’activité humaine se subordonne à la Nature le vin et le pain elle s’objective à elle-même.

Le vin et le pain, voilà enfin deux produits surnaturels, dans la seule signification du mot qui n’est pas en contradiction avec la nature et avec la raison. Dans l'eau nous adorons la force naturelle pure ; Dans le vin et le pain nous adorons la force surnaturelle de notre esprit, de la conscience, du moi. D’où il sait que le baptême appartient à l’enfant, la célébration du pain et du vin appartient à l’homme mûr, à l’homme raisonnable et intelligent.

Voyez la nature : elle fournit la matière première, l’esprit lui imprime la forme. La célébration de l’onde nous inspire de la reconnaissance pour la nature, celle du pain et du vin nous rend reconnaissants envers l’Homme : Homo Homini Deus, et que cesse enfin la terrible nécessité de dire Homo Homini Diabolus ! Cela se fera quand la transcendance aura cessé, la croyance d’un autre monde

On a beau se récrier contre Dionysos et Déméter dans les mystères d’Éleusis ; la fausse pruderie de spiritualistes et chrétiens fantasques ne gouvernera plus longtemps le genre humain. Il comprendra que Bacchus et Cérès sont deux symboles, dont voici la signification : « Homo Homini Deus. » Que les spiritualistes et chrétiens fantasques interdisent donc tout à fait l’agriculture pour ne pas se gâter l’appétit de la manne céleste, c’est-à-dire pour mourir de faim le plus tôt possible ; qu’ils aient enfin le courage d’être conséquents, et de s’abstenir eux-mêmes des précieux dons de Cérès et de Bacchus, comme ils empêchent tant de leurs frères d’en jouir.

Manger, boire, voilà le mystère de l’Eucharistie ; manger et boire, c’est reproduire la base naturelle sur laquelle l’esprit s’agite. Détruisez-la, et il tombe en démence. « Manger et boire, c’est l’œuvre la plus facile, la plus douce… comme le Seigneur Christ nous a dit : Voyez, je viens de vous apprêter un bon et doux repas ; venez, asseyez-vous (Luther XVI, 222). »

À chaque morceau de pain qui vous arrache aux tourments de la faim et à la torture de l’inanition, et à chaque verre de vin qui ranime vos membres et qui réveille votre âme, pensez à l’Homme, à ce Dieu clément qui vous fournit de quoi prolonger votre existence. Mais pensez aussi à la Nature ; soyez lui reconnaissants, vous êtes ses enfants, elle est votre sainte mère. N’oubliez jamais que le vin est le sang de la plante et que la farine est sa chair ; cette chair et ce sang sont sacrifiés pour vous. Ouvrez donc vos yeux, voyez comme la plante vous allégorise l’essence de la Nature qui se donne à vous !

Vous riez, vous criez au scandale ; votre susceptibilité chrétienne se révolte de ce que j’appelle manger et boire un acte religieux ? Veuillez alors vous abstenir pendant quelques jours de toute nourriture ; la première bouchée que vous prendrez, elle vous prouvera que manger et boire est un acte divin. Vous ne savez donc pas, ô pédants et sophistes du christianisme, que la faim et la soif attaquent non seulement les forces corporelles de l’Homme, mais aussi ses forces intellectuelles et morales ? Vous ignorez donc Mens sana in corpore sano est un apophtegme qui malheureusement n’a eu jusqu’à aujourd’hui qu’une réalisation partielle, grâce à la désorganisation des rapports sociaux, mais qu’il est de notre devoir de réaliser dans le sens le plus large ? Et vous ne savez donc pas que les macérations des saints indiens, chrétiens et autres, qui s’exténuent par la faim, la soif, le fouet et la pénitence, ne sont que des tours de force, exécutes dans un touchant mais bizarre délire ?

La faim et la soif font de l’homme un cannibale, un anthropophage, — et plus tard elles le tuent. Mais qu’est-ce que cela regarde, en effet, ceux qui se targuent d'être théophages ?…



  1. Cette philosophie positive de l’Allemagne n’a donc rien de commun avec celle de la France, le positivisme. (Note du traducteur.)
  2. Tous appartenant au parti le plus réactionnaire, dans la philosophie comme dans la poilitique, à l’Université de Berlin. (Le traducteur))
  3. Ceci est de la plume du traducteur.
  4. En allemad il y a ici un jeu de mots très spirituel. (Note du traducteur.)
  5. Au lieu de « quakers » Hegel a évidemment voulu dire : « piétistes, moniers, méthodistes, » une secte protestante qui, loin de prêcher un beau et puissant mysticisme, se plaît dans une mysticité mesquine et même parfois immorale. (Le traducteur.)
  6. Et théos Dieu. (Note du traducteur)
  7. « Une même peine doit venger et la divinité et les auteurs de nos jours des crimes qui les outragent. » Pari vindicta parentum ac deorum violatio expianda est.
    Valère Maxime, après avoir dit que les anciens Romains vénéraient tellement leurs pères et mères, que l’enfant n’avait point le droit de dénuer son corps en leur présence, pas plus que dans celles des dieux romains, dit (I, 1), que le roi Tarquin fit coudre dans un sac de cuir et jeter à la mer l’employé qui, corrompu par de l’argent, avait secrètement permis à un citoyen de copier le livre du culte civil : ce genre de supplice devint plus tard celui des parricides. (Note du traducteur. )
  8. L’art des Mexicains, des Indiens, des Égyptiens, des nations sémitiques représenta toujours les dieux comme autant d’agglomérations d’attributs : à membres multiples, à têtes d’animaux, etc., sans montrer le moindre goût esthétique ; l’art des Hellènes s’en dégagea de bonne heure, en passant par une époque transitoire : voyez, par exemple, la grande Diane d’Éphèse. (Note du traducteur.)
  9. Jupiter, par exemple, comme Jupiter Tonant, Jupiter Summanus, Jupiter Stator ; Vénus comme V. Verticordia, V. Libitina. Les mythologies se compliquent surtout par ces décompositions et recomposition. (Note du traducteur.)
  10. Aux yeux de la foi religieuse, la seule différence est que le Dieu présent est un objet de la croyance imaginative, et le Dieu futur un objet de l’intuition directe, immédiate, personnelle ; c’est le même, mais dans deux degrés différens de clarté.
  11. Ceci est du livre P. Bayle, de M. Feuerbach. (Note du traducteur)
  12. Niebuhr jeta dans le creuset de la critique les mythes de la fondation de Rome. Vint après lui nécessairement M. Strauss, qui en fit de même quant à ceux de la fondation du christianisme, plus tard encore MM. Feuerbach, Bauer, Daumer, qui dévoilent l’origine mythique de la religion en général. (Le traducteur)
  13. Certes, saint Aurèle Augustin, né et élevé dans le pays des Carthaginois latinisés, avait toute cette organisation intellectuelle et morale qui était l’héritage de ces Africains, et que Rome flétrissait par le mot panica fules : mais il ne faut pas pour cela oublier les autres chefs de l’Église, par exemple, ce Jean Damascène : « Quoi, Dieu est assailli par les Manichéens, Dieu est mis en pièces — et nous ne les tuerions pas par le feu ? Ou pyri katanalosomea, ouk apoktenooumen autous ? » (Note du traducteur.)
  14. Il avait le malheur de se compromettre par son essai de fusion, non des Églises romaine et protestante (qui lui aurait peut être réussi sans la perfidie de l'évêque de Meaux), mais de la théologie et de la philosophie. Il voulait défendre le christianisme orthodoxe contre le semi-christianisme, mais alors il ne devait point donner aux dogmes une signification forcée. M. Henri Heine (Salon, II, 106) dit que Leibnitz exerçait une heureuse influence sur l’Allemagne ; je crois le contraire, et en tout cas elle me paraît avoir été bien inférieure en qualité à celle de Descartes sur la France. (Note du traducteur)
  15. En combattant la théologie, le théisme du xviie et xviiie, surtout celui de la franc-maçonnerie, avait quelque chose d’imposant et de pur : « Tu adores un Dieu par Mahomet ? et toi par le grand Lama ? et par le pape ? Eh, malheureux ! adore un Dieu par ta propre raison ! » dit lord Rollingbroke (Exam. import. en 1736) ; « Nous sommes plus d’un million d’hommes dans l’Europe qu’on peut appeler théistes, nous osons en attester le Dieu unique que nous servons » écrivent des théistes allemands à Voltaire « le grand homme français ; » ils se moquent avec une ironie aussi amère, aussi inintelligente et ignorante, mais aussi noble et chaleureuse, des dogmes chrétiens et hébreu, que les pères de l'Église des dogmes romains et grecs. Le christianisme, devenu église opprimante, d’opprimé qu’il avait été pendant quelques sicles seulement, avait tort de se récrier contre la sainte colère du théisme, il partage le sort du mahométanisme, du mosaïsme, du bouddhisme, du bramanisme, du laotséisme qui tous se dissolvent à peu. Le théisme à son tour s’écroule. Et cela doit être (Voyez M. Daumer : 'Religion du Nouveau Monde). (Le traducteur)
  16. Cette dissertation a été transcrite de l’ouvrage de Pierre Bayle, par M. Louis Feuerbach (1838, Ansbach) chap. I. le Catholicisme ou la Chair et l’Esprit. (Note du traducteur)
  17. Le traducteur transcrit ici une dissertation de M. L. Feuerbach (1844).
  18. Dans les Hymnes antiques en latin et en allemand, par Ad. L. Follen (1819, Elberfeld) on en trouve plusieurs qui prononcent admirablement en poésie ce que ce chapitre vient développer par la dialectique :


    ALTITUDO.

    Altitudo, quid hic jaces ? In tam vili stabulo ?
    Qui creastu coeli faces, alges in praesepio !

    O, quam mira perpetrasti, Jesu propter hominem !
    Tam ardenter quem amasti paradiso exulem.

    AD MATREM DOLOROSAM

    Fac me vere tecum flere, crucifixo condolere
    Donec ego vixero, juxta crucem tecum stare,
    Te libenter sociare in planctu desidero,
    Fac ut portem Christi mortem :
    Passionis fac consortem, et plagas recolere !

    Mais cet enthousiasme si tendre et sublime, qui ne le cède assurément point à celui dans aucune autre religion, dite révélée, était nécessairement condamné déjà d’avance à la stérilité, par cela même qu’il était transcendant et subjectif à la fois. (Le traducteur.)

  19. M. Amédée Thierry (Hist. de la Gaule, 3) dit : « Il y avait quelque chose de touchant et de bizarre à la fois dans ces mariages de la primitive Église, où les époux se réunissaient pour être séparés, où leur union n’était qu’un mutuel défi de mortification et de continence… Telle fut la vie de Rhéticius, seigneur gallo-romain, dans la cité d’Autun, marié lorsqu’il n’était que laïque, plus tard évêque élu par les chrétiens de la ville. Avant d’expirer, son épouse lui prit la main et lui dit : « Très cher frère, accomplis ma dernière volonté lorsque ta course en ce monde sera terminée, je veux que ton corps soit placé dans le sépulcre à côté du mien, afin que nous reposions côte à côte sous la même pierre, nous qui avons conservé dans le même lit l’amour et la chasteté. » On n’a pas besoin de citer d’autres exemples, les annales du christianisme primitif en abondent comme tout le monde sait : ce qui est essentiel ici, c’est de faire remonter tout ces phénomènes touchants et bizarres à leur source, au lieu de les regarder comme des aberrations exceptionnelles. Il y a une grande et terrible logique dans ces faits ; l’analyse critique doit en prendre acte. (Note du traducteur)
  20. En voici, comme preuve poétique, quelques-uns des plus magnifiques chansons sacrées des couvents du moyen-âge (Adolphe G. Follen, 1819. Elberfeld, en latin et en allemand) :
    Canticum benedictae matris.
    (Marie au berceau du Christ.)

    1. Dormi, fili, dormi, mater
    Cantat unigenito,
    Dormi, puer, dormi, pater
    Nato clamt parvulo.
    illies tibi laudes canimus,
    Mille, mille, millies !

    2. Dormi, cor et meus thronus,
    Domi, matria jubilem,
    Aurium cœlestis sonus
    Et suave sibilum.

    (Elle lui donne du miel et du lait, des fleurs de lis et des hyacinthes, des violettes et des roses : elle appelle les bergers de la prairie qui savent si bien faire de la musique et chanter les hymnes les plus chastes) :

    3. Lectum stravi tibi soli,
    Dormi, nate bellule !
    Stravi lectum foeno molli ;
    Dormi mi animule !

    4. Dormi, nate mi mellite,
    Dormi, plene saccharo.
    Dormi, vita leae vitae
    Canto nate utere !


    benedictur fructus ventris tui.

    1. Beata mater munere,
    Cujus supremus Artifex,

    2. Mundum pugillo continens,
    Ventris sub area clausus est !


    natus est emmanuel.
    (La Naissance de Dieu)

    1. Dies est laetitia,
    Nam processit hodie
    Chistus rex de Virgine.

    2. Sine vire, sine viro !
    Virginia de flore
    Modo miro !

    3. Castitatis lilium peperit aunc filium,
    Christum coeli dominum, regem nostrum dominum.


    virgo mater.
    (La Vierge-Mère))

    1. Qualis pure in lucenti
    Sol renidet sol renidet sethere,
    Talis puer in lactanti
    Matris haeret ubere.

    2. Talis mater speciosa
    Pulchra est cum filio,
    Qualis est cum molli rosa
    Viola cum lilio !

    3. Inter sese tot amoresa,
    Tot alternant oscula,
    Quot in pratis fulgent flores,
    Quot in coelis videra !


    mater apud crucem.

    1. Ab impiis ut reus
    Damnatur ipse Deux !
    Quot cruenta
    Sunt tormenta
    Quae te, fili, laccrant !
    Violenta tot tormenta
    Genitricem macerant.

    2. Fondat coelum,
    Fundat solum,
    Lacrymarym flumina,
    Aruere, marcuere
    Mea pridem luminal

    (Note du traducteur)

  21. Et la célèbre règle des moines chevaliers du Temple : « Vous n’aurez sur Terre ni pais ni repos, vous marcherez et combattrez jusqu’à la mort. » (Le traducteur)
  22. Le traducteur transcrit ici une dissertation de M. L. Feuerbach (1842).
  23. « Le cancer uterinus est très ordinaire dans les couvents de religieuses (Manuel des maladies des femmes, par le médecin E. de Sichold. I, 633). »
  24. Le traducteur transcrit ici une dissertation de M. Louis Feuerbach (Pierre Bayle, 1838).
  25. Les artistes d’alors prenaient pour modèle évidemment le corps humain mort ; on peut s’en convaincre, par exemple, en regardant les statues des rois et des reines jusqu’au xive siècle.  (Le traducteur.)
  26. On adora à Trèves, en 1845, la tunique du Christ, ce qui occasionna le schisme néo-catholique ou catholique-allemand du curé Jean Ronge, honorable démocrate allemand.  (Le traducteur.)
  27. Ce développement est de la plume du traducteur
  28. M. Amédée Thierry (Hist, de la Gaule, 3) dit que cette croyance à la force magique de la croix, et du nom de la croix ou du Christ, fut rejetée par l'Église, mais enseignée par Lactance (Mort des perséc., 10 ; Origène, cont. Cels., 1, 67 ; 3, 36 ; Greg. Nazi., cont, Julian., 1). Il en résulterait que l'Élise primitive était plus naïve, plus religieuse, plus enthousiaste que l'Église secondaire, et je ne partage point l'opinion du savant historien quand il ajoute : Les doctrines théurgiques, si fort en vogue au IVe siècle, donnaient un grand crédit à de telles opinions ; ce fut avec ce caractère de matérialité presque païenne, etc, »  (Le traducteur.)
  29. Le profond respect pour la parole humaine, prononcée ou écrite, se montre entre autres d’une manière orientale, il est vrai, mais touchante et sublime dans le Talmud, qui raconte si souvent de la puissance du grand nom Schem Hamporasch, nom mystérieux du Dieu d’Israël ; il est très difficile de bien apprendre ce mot, mais quand on le sait, alors on peut faire des miracles et commander aux démons, comme le roi Salomon et quelques-uns des rabbins l’ont fait ; le Talmud dit aussi que, chaque fois que la grande prière de la détresse est prononcée par une bouche israélite, la puissance de ses mots sacrés pénètre jusqu’aux abîmes de l’enfer, où elle fait cesser pour un moment les tourmens des âmes damnées, etc. Il en est de même dans les systèmes de magie de toutes les époques et de tous les peuples. (Le traducteur.)
  30. Dans le Talmud on trouve même cette autre question : « Jehovah est-il du sexe masculin ou du sexe féminin ? » (Le traducteur.)
  31. En allemand : Kernhafter Auszug. etc.
  32. C’est comme dans les sciences naturelles, la fameuse distinction de la génération aequivoqua et de la génération ex ovo ; si vous admettez l’origine actuelle de certains animaux ou végétaux sans des œufs préalablement existants dans l’air, dans la surface des corps, etc., vous admettrez, du moins, que ces êtres ne peuvent naître autrement que par le concours nécessaire de certaines conditions vitales et indispensables ; or ces conditions ayant existé avant, occupent la place de ce qu’on appelle œuf dans l’autre génération ; dans l’une comme dans l’autre il y a donc préexistence.  (Notes du traducteur.)
  33. Saint Augustin, dans cette déduction si brillante, mais qui, comme toutes de sa plume, a quelque chose de forcé ou plutôt de désespéré, semble spécialement sous la pression de l’opposition manichéenne ; il aurait dû voir que, si chez ses adversaires l'univers naît d'un conflit de l'empire divin avec l'empire diabolique, ce même conflit s'opère dans le sein du Dieu chrétien, mais en abrégé pour ainsi dire. Du reste, l’univers chrétien a préexisté en Dieu, aussi bien que l'univers manichéen.  (Note du traducteur)
  34. Lingame, Yone, Phalle, etc. dans des symboles de toute sorte depuis l’amulette en miniature jusqu’à la colonnade d’obélisque de cent vingt pieds de hauteur dans la cour du temple à Babylone, depuis la pauvre idole rustique du Priape jusqu’à l’emblème en or et perles, et cela pendant des milliers d’années depuis l’Inde jusqu’à l’Espagne. En promenant sur tout ceci l’anathème et le fer, le christianisme primitif avait parfaitement raison, car les temps étaient accomplis, c’est-à-dire l’époque des religions naturelles et naïves était passée, elles étaient devenues scandaleuses ; l’esprit, longtemps heureux et sain dans ces langes innocents, avait grandi et il sortit du berceau païen : ceux qui ont voulu l’y retenir, furent frappés du jugement dernier de l’histoire, et même des césars romains, hommes admirables sous tous les rapports, ont dû être marqués du coin éternel devant l’Humanité comme persécuteurs du christianisme. Mais ce christianisme a triomphé, et il a employé sa victoire à nous donner deux fléaux au lieu du fléau païen détruit : la chasteté factice et la prostitution légale.  (Note du traducteur)
  35. Le christianisme n’a rien proféré de plus sublime : Aimez-vous les uns les autres est son parallèle, c’est la hauteur morale et pratique vis-à-vis de la hauteur théorique et intellectuelle.  (Le traducteur)
  36. Il brûla des enfants vivants entre les bras de l’idole Moloch ; voyez : Le Culte du Feu chez les anciens Hébreux, par M. Daumer (Le traducteur)
  37. Cette intercalation est du traducteur.
  38. Mieux serait peut-être, au lieu de diviser toutes les religions en sabéennes et fétichistes, de les classer en sabéennes et phalliques ; celles-ci se rattachent les idées de la mort d’un dieu et de sa résurrection ; le phallisme ou lingamisme n’est rien autre chose que l’expression naïve de l’étonnement immense, dont l’homme barbare était saisi en considérant l’engendrement, la naissance, la mort et la réapparition, c’est-à-dire les générations suivantes. Là où le lingamisme entre comme élément principal dans la religion, la castration religieuse et la prostitution sacrée deviennent inévitables. L’eunuchisme religieux fut conservé par le christianisme sous une forme tant soit peu idéalisée ; la prostitution sacrée fut maudite par la religion nouvelle, mais point abolie au contraire, elle y fut légalisée à l’aide du dogme de l’inégalité humaine (prédestination). Le molochisme y fut aussi conservé sous une forme moins âpre.  (Le traducteur.)
  39. Ce Dieu est grandiose, il faut l’avouer, et le talmud en fait plusieurs descriplons qui sont sublimes : dans le livre Rafiel (non imprimé) qui a été donné à Adam pat l’ange de ce nom, ou lit « Metatron, le grand archange, a dit rabbi Ismael, m’a dit ce qui suit : Je témoigne Je Jéhova ceci : sa barbe a une longueur de 11,500 lieues ; de sa prunelle gauche à sa prunelle droite il y a 300,000 lieues ; la hauteur de sa taille est de 2,360,000 lieues ; il est assis sur un trône, et de ce trône à sa tête il y a 1,180,000 lieues et autant à ses pieds ; les couronnes sur sa tête ont une hauteur de 600,000 lieues ; de son talon au genou il y a 191,004 lieues. » Le livre Othiolh de rabbi Akhiva (fol. 16. vol. 3) ajoute : « La lieue de Jéhova est de 1,000,000 aunes, son aune est de 4 1/2 longueurs de main, une longueur de main va d’un bout de l’univers jusqu’à l’autre, comme a écrit Isaïe : Qui est celui qui mesure les cieux sa main ? qui est celui qui prend toutes les eaux dans le creux de sa main (40, 12) ? » L’homme se fait son Dieu d’après son image humaine ; ainsi Israël se le représente comme l’idéal d’un pieux et savant docteur de la loi : le livre Avoda du Talmud (fol. 3, 2) dit par la bouche de rabbi Jehuda Sara : « Jéhova étudie la loi qu’il donna à Moïse pendant les 3 premières heures du jour ; dans les 3 suivantes il garde le monde ; dans les 3 suivantes il gouverne le monde ; dans les 3 suivantes il joue avec le léviathan, » (c’est-à-dire, il s’occupe du règne animal et végétal en prenant une récréation de ses études) « et dans les 12 heures de la nuit il étudie le talmud. Il porte une robe blanche. » Cela est naïf et gigantesque ; si vous en riez ne restez pas pas non plus sérieux en face du Dieu engendrant de la Trinité chrétienne, qui engendre son Fils physique d’une façon évidemment physique, bien qu’il le fasse per immissionem spiritus, et non per emissionem seminis liquidi ac materialis : comme disent les théologiens de l’antiquité avec une naïveté bien pardonnable, et les modernes avec un cynisme pédantesque.  (Le traducteur)
  40. Le talmud dit cela aussi.  (Le traducteur)
  41. Contre le manichéisme de saint Augustin, à l’égard du mariage, s’élèvent entre autres Tite de Bostre et Chalcide, plutôt deux platoniciens christianisés que chrétiens platoniciens ; il paraît que la logique et le bon sens n’appartenaient alors qu’aux penseurs païens. Le noble Beausobre (II, 529) s’écrie avec dédain : « Il vaut mieux laisser tout cela dans les ténèbres, que de se donner la torture pour chercher à concilier des relations si contraires (sur la virginité de la Mère de Dieu) ; » mais il se trompe. La critique, avant de quitter à jamais ces tristes champs de bataille de la pensée fébrile et farouche, doit au contraire les persécuter avec le plus grand soin. Le xviiie siècle, il est vrai, y a fait quelque chose, mais d’une façon trop mécanique pour que le nôtre puisse s’en contenter ; notre critique actuelle, le dialectisme de la nouvelle philosophie allemande, qui sera, espérons-le, la dernière de toutes, procède chimiquement, par la voie sèche et la voie humide. De là son irrésistibilité ; de là, aussi son immense supériorité à la méthode de Bolingbroke, Voltaire, Rousseau, qui, comme M. Henri Heine (le Salon II, 9) a si bien dit, ne s’attaquent qu’au corps du christianisme et non à son âme immortelle. Le combat des héros intellectuels au xviie et xviiie siècles n’a pas suffi. Il faut maintenant dialectiser critiquement cette âme.  (Le traducteur.)
  42. Le talmud avec son profond tact religieux, dit : « L’homme corporel ne voit Jehova qu’à l’instant de sa mort, et dans le moment même où son regard mourant est frappé de l’aspect de la terrible majesté de Dieu, l’âme doit quitter les membres. »  (Le traducteur)
  43. Ce même procédé psychologique est probablement le motif de l’adoration idolâtre que les jésuites au XVIIe siècle prêchaient pour le cœur sanglant de la Sainte-Vierge, et les piétistes allemands d’aujourd’hui pour les cinq blessures du Christ ; mais comme elle est dépourvue de la naïveté de l’antiquité, elle est nécessairement rebutante.  (Le traducteur)
  44. Il ne prenait le contre-pied qu’en matière de sentiment et d’intelligence, et cela avec assez d’exactitude ; on peut dire, par exemple, que la vie monacale avec ses transes de désespoir intérieur et sa saleté extérieure, avait été rigoureusement la réaction contre l'humeur joyeuse et le luxe du corps chez les païens. Mais il s’est bien gardé de prendre le contre-pied de l’exploitation païenne de l’homme par l’homme, tant intellectuelle (ignorance) que physique (misère) et morale (prostitution) : tout, absolument tout ce que des jurisconsultes vantent de son influence sur le droit romain, est erroné d’un bout à l’autre ; qu’on lise, par exemple, M. Troplong, on y trouvera cette énorme erreur fondamentales dans une expression des plus signalées. Il serait toutefois temps d’arracher le voile à l'’idole d’Isis, et de l'’exposer aux impitoyables rayons de la critique moderne. (Le traducteur.)
  45. « La lèpre originelle et religieuse, » comme dit Goethe ; et il ajoute : « Je déteste quatre choses également : le tabac, les cloches d'église, les punaises et le christianisme. » (Le traducteur.)
  46. La femme, comme jadis ayant fait chasser l’homme du paradis, ne mérite point d’estime. Mais Jérôme oublie qu’elle n’y était qu’un simple instrument de Dieu ; sans la femme Adam ne serait pas tombé, la sulbltime Comedia divina n’aurait pu se faire. Et remarquez qu’Ève n’aurait pas pris la pomme diabolique si le Sammael n’y eut pas été ; le démon était donc nécessaire au plus haut degré à Dieu pour faire la Commedia divina. Et remarquez que Judas le traître était essentiellement nécessaire pour la Passion du Christ ; sans lui elle n’aurait pu se faire, donc Judas le traître était nécessaire pour la Commedia divina. D’où s’ensuit qu’une secte qui aurait une espèce de culte pour Ève, le démon et pour Judas, serait logique. Voilà où conduit la comédie théologique. (Le traducteur)
  47. Il n’y a plus de doute, ce mépris systématique et sacré que le christianisme prêche pour la femme comme fille d’Ève, se manifesta aussi par la position sociale qu’il lui assigna. L’être féminin, regardé et se regardant comme la source du mal, était pendant dix-huit siècles forcément sous la pression inouïe d’un remords perpétuel : de là comme conséquence nécessaire la surexcitation nerveuse et cérébrale permanente, en deux extrêmes : la chasteté contre nature (avec toutes ses formes diverses) et la non chasteté contre nature (avec toutes ses formes diverses).
    Comme déjà dans les quatre Évangiles il n’y a guère d’autres femmes que les deux extrêmes, la Sainte-Vierge immaculée et la prostituée repentante, de même le christianisme est logiquement amené à ne reconnaître que ces deux types-là : la mère de famille n’est qu’une concession qu’il daigne faire à la matière. Or, la prostituée repentante, représentée par sainte Madeleine, est éminemment apte pour faire ressortir toute la pureté de la Sainte-Vierge, et d’un autre côté Madeleine a besoin d’avoir été précédée par Messaline ; par conséquent le christianisme est théoriquement et esthétiquement incapable de remplacer Marie, Messaline, et Madeleine par le vrai type de la femme naturelle et morale. Il a fait preuve de cette incapacité pendant dix-huit siècles. (Le traducteur)
  48. «La chasteté supranaturaliste, a-t-on dit, a été implanté au christianisme par les sectes gnostique, encratite et manichéenne, elle ne lui appartient point primitivement. » Ceci est historiquement faux ; mais s’il en était ainsi, il s’ensuivrait que l’élément principal, celui qui forma et qui forme le véritable noyau de la doctrine catholique, était bien au fond la chasteté manichéenne, contre laquelle Augustin n’a fait de l’éloquence que parce que Manichée avait cette inflexibilité logique qui ne permet aucune tergiversation sophistique. (Note du traducteur.)
  49. Certes, ce martyre psychique, pendant toute une longue vie, paraîtra à bien des personnes plus dur que le martyr classique de quelques heures, pour lequel l’église a canonisé tant de saints. Il ne faut pas reprocher à l’église cet enthousiasme un peu matérialiste, ni trop diminuer, comme Gibbon, l’authenticité historique des martyrologes ; mais d’un autre côté il ne faut pas oublier que la douleur et le plaisir physiques étaient bien plus dans les mœurs antiques que dans les nôtres, on était bien plus accoutumé à faire et à voir souffrir (les guerres, les jeux publics, le code pénal, la servitude, les sacrifices) et partant peut-être à souffrir plus que nous ; peut-être doit-on dire la même chose du moyen-âge qui, comme l’antiquité, versait de mille manières raffinées le sang humain à flots. Les tourments païens infligés pendant trois siècles, mais avec des intervalles, aux chrétiens, et les tourments catholiques infligés aux hérétiques pendant quatorze siècles et sans intervalles, ont assurément moins fait vibrer le système nerveux des spectateurs d’alors que ne le feraient le nôtre. Le martyr d’aujourd’hui, qui n’a plus pour point d’appui la croyance ancienne, est donc bien plus admirable. (Note du traducteur.)
  50. Qu’y a-t-il de plus agaçant les nerfs, de plus saisissant le cerveau, que cette ancienne poésie monacale :

    1. Ecquis binas columbinas
    Alas dahit animae,
    Ut ad almam
    Crucis palmam
    Evolet eitissime ?

    2. O insignis amor ignis !
    Cor accenda frigidum ;
    O divini
    Vis camini !
    Cor consume carneum.

    3. Da conjungi,
    Da defungi
    Tecum, Jesu, vivere.

    Où la suivante à Magdalène, c’est-à-dire à l’âme du chrétien

    1. Pone luctum Magdalena, sume risum Magdalena,
    Causae mille sunt laetandi, causae mille exultandi,
    Alleluia resonet !

    2. An dolor amor sit, an amor dolor sit,
    Utrumque nescio, hoc unum sentio :
    Blandus hic dolor est, qui meus amor est.

    3. Ignis adscendere gestit et tendere
    Ad coeli atria : haec mea patria.

    Et la célebre antidotum sancti Augustini, cette grandiose chanson d’amour :

    Quid tyranne (Satanas) quid minaris ?
    Quid usquam poenarum est
    Quidquid tandem machinaris,
    Hoc amanti parum est !
    Dulce mihi cruciuri,
    Parva vis doloris est.
    Malo mori quam foedari.
    Major vis amoris est, etc. (Ad. Folleu : Hymnes en lat. et all.)

    Le refrain de chaque strophe est mala mori quam fadari ; cette souillure que le chrétien augustinien doit craindre plus que la mort dans les tourments des païens, n’est rien autre chose que l’attaque faite à la chasteté transcendante Mais pourquoi alors anathématiser et assassiner le manichéisme, la chasteté organisée et logiquement érigée en système religieux ? parce que saint Augustin déteste la logique plus encore que la non-chasteté. (Le traducteur)

  51. La nonne Héloïse, pour se soustraire au péché d’aimer le moine Abailard à côté du Christ, le fiancé réel et terrestre à côté du fiancé céleste et fantastiquement, ne sait dans son désespoir mixte rien de mieux que d’identifier tous deux après le décès d’Abailard :

    In aeterna mihi junctum
    Amo dignior defunctum
    Beatorum socium :
    Mors piavit, mors sanavit
      Insanatum animum
    Salve, victor sub corona,
    Sponse eum mitente zona, etc.

    (Le traducteur)

  52. L’opération chirurgicale, voilà un moyen héroïque, Origène l’a dit : les prêtres-galles de la grande Mère des dieux l’avaient déjà employé avant lui : mais voyez, ce moyen est trop direct, trop matérialiste, trop franc et sincère, il faut donc le spiritualiser, le théologiser… Comment cela ? Eh ! réfléchissez, vous le trouverez ; la pathologie et la psychiatrie ont à enregistrer assez de maladies nerveuses et mentales, ce me semble, dont la chrétienté s’est enrichie depuis près de deux mille ans, et cela en conséquence de son principe transcendant. Vous allumez par votre principe transcendant le feu rampant et souterrain de l’âme affective chez l’homme et chez la femme ; vous dites à celle-ci : Tu es fille d’Ève qui a perdu le genre humain, tu es sœur de saint Marie qui a sauvé le genre humain, et vous vous étonnez si la femme chrétienne, qui vous croit à la vie et à la mort, qui imbue de votre doctrine et neuropathique depuis deux mille ans, devient une aliénée et dégénérée ? Vous dites aussi à l’homme : Tu es fils d’Adam et frère de Jésus ; heureusement l’homme commence déjà à ne plus vous écouter comme jadis, mais sa santé physique, spirituelle et morale est autant ébranlée depuis vos deux mille ans de règne, que celle de la femme. Voilà vos œuvres. (Le traducteur)
  53. Cette intercalation est de la plume du traducteur.
  54. Le christianisme gémit depuis près de vingt siècles de cette grande misères, savoir de la nécessité pour l’homme de manger, de boire, de dormir ; c’est simplement puéril ou maladif ; mais quand il gémit aussi, comme Thomas à Kempis, du travail (laborare), la chose devient plus sérieuse, et je vois dans cette énorme aberration de l’âme affective, une source de la désorganisation cruelle et lâche qui règne dans le travail chez les chrétiens. (Le traducteur.)
  55. La barbarie fut poussée à ce point de reprocher aux païens cet amour de la science comme un funeste orgueil ; veuillez observer que ce reproche, commencé au berceau du christianisme, n’a pas encore cessé de se faire entendre de temps à autre dans la bouche des théologiens catholiques et acatholiques. Et on est encore assez loin pour voir dans lui un élément de civilisation. (Le traducteur)
  56. On sait combien, par exemple, Luther a eu à souffrir de ce qu’il appelle les tentations du Démon ; il dit que ce ne sont point là des tentations dites charnelles, l’instinct sexuel si contraire au spiritualisme hyperphysique du christianisme, mais les doutes sur la Bible, c’est-à-dire uniquement sur le salut éternel. Or, il dit encore qu’il a été cruellement tourmenté dans sa jeunesse par la signification de la grâce divine (l’influence arbitraire de ce Seigneur absolu qui s’appelle Dieu), dont dit saint Paul qu’elle justifie (rend apte pour entrer au ciel). Il appelle cette grâce aussi justitia Domini, justice divine, et après avoir médité dans des angoisses inexprimables sur ce terrible point pendant de longues années, il découvre que cette justice divine surnaturelle, qui justifie la créature en l’empêchant d’être condamnée par le créateur, est un acte entièrement volontaire de la sagesse de Dieu. Ainsi, la grâce de Dieu est seulement un autre nom pour liberté de Dieu ou justice de Dieu ; le sens atroce de ces trois mots reste toujours le même : c’est le caprice, l’arbitraire de ce roi absolu et paternel de l’univers, qui dit : Car tel est mon plaisir. Dieu, c’est le Démon.  (Le traducteur.)
  57. « Quand une forme de la vie humanitaire décline, se fane et va disparaître pour toujours, dit Hégel, alors la philosophie saisit son pinceau et en peint un portrait gris en gris, » Si c’est là la tâche de la philosophie, celle de la critique dialectique doit consister à s’emparer de cet organisme dépérissant, d’en dresser scrupuleusement le procès-verbal anatomique, physiologique et pathologique. Il est pour cela nécessaire, application faite au cas actuel, d’avoir constamment devant les yeux l’histoire, ou plutôt la biographie, du christianisme. Il en résulte que le Démon s’y tient toujours à côté de Dieu, dont il est parfois l’alter ego, son remplaçant qu’il lâche comme un chien de chasse, parfois son ennemi acharné ; mais il existe continuellement un certain rapport entre eux. L’origine du Démon n’y importe rien saint Augustin, Manichée, les gnostiques avaient tort de se déchirer à propos d’elle, car si vous admettez le Démon comme frère co-existant d’éternité avec Dieu avant la création, ou, si vous l’admettez, comme produit émané de ce Dieu, ou enfin comme créature primitivement angélique et plus tard devenue ennemie de Dieu, vous avez là toujours un bon Dieu renfermant en lui, ou ce qui revient au mème, ayant en face de lui un mauvais Dieu. Les gnostiques avaient beau envelopper cette âpre vérité dans les descriptions les plus circonstanciées et ennuyeuses, toutes leurs ambages ne les avançaient pas plus loin que les augustiniens : toujours un bon Dieu sans la force de détruire le mauvais Dieu, et un mauvais Dieu sans l’énergie de vaincre le bon. Les platoniciens, les gnostiques, les pythagoriciens, les manichéens, les dogmatiseurs chrétiens, etc., sont également incapables de sortir des dilemmes de la création tirée du néant, de l’origine du mal, etc. Si, par exemple, Augustin croit avoir trouvé un argument irréfutable contre les gnostiques : « L’âme humaine ne peut pas être émanée de Dieu, car si elle l’était, elle serait de la même substance que lui, donc sans péché, sans misère et sans changement » (Archelaüs dit la même chose contre Manès) :-Il se trompe, car Dieu en créant, comme Augustin le veut, exerce par là évidemment aussi un acte d’émanation ou probole gnostique. Bref, Dieu et le Démon des chrétiens sont deux êtres complémentaires, dont l’un ne saurait exister sans l’autre ; il en est absolument de même dans le manichéisme, n’en déplaise à Aurèle Augustin : mais que peut-on en effet attendre d’un homme qui n’a pas honte de dire, par exemple, que le nom manichaioi signifie ceux qui versent la manne ? Comme si ce grand savant de l’Église ne savait pas que le mot devrait alors être mannicho-oi (Confess. saint Augustin. Liv, 2) ? Ce seul trait, en effet, suffit pour caractériser sa polémique.  (Le traducteur.)
  58. Que Bossuet était fier d’avoir formulé dans cette phrase aussi sonore que creuse : « Dieu mène, l’homme s’agite. »  (Le traducteur.)
  59. Et cela doit être ; Dieu et Univers sont deux notions contradictoires : l’un des deux est nécessairement un être non-existant au fond, qui n’existe qu’en apparence ; ou l’univers est une chimère, ou Dieu en est une. Un exemple de l’incohérence illogique des idées théologiques nous donne ici les pauliciens : « Quoiqu’ils crussent et espérassent dans le Père, le Christ (bien entendu doué d’un corps magique, de sorte qu’il avait traversé celui de sa mère ainsi que l’eau passe par un conduit, et que les Juifs avaient crucifié un fantôme) l’âme humaine et le monde invisible, ils adoptaient l’éternité de la matière, substance opiniâtre et rebelle : » Deum malum et Deum bonum, dont l’un avait créé le monde terrestre, l’autre le monde invisible (Gibbon, Hist. de la Déc., éd. Guizot. T. II, p. 9). Les divagations illogiques et fausses que la théologie se permet, sont presque innombrables, puisque son principe vital, le caprice dans la pensée, appartient à la catégorie de la quantité : il en est comme des numéros d’une loterie. Parmi tant de constellations, il y a aussi parfois des logiques, ne nous en étonnons pas.  (Le traducteur.)
  60. Elle l’a si bien fait, qu’elle a oublié d’abolir la pauvreté et la prostitution, tant morales que physiques. L’antiquité païenne ne diffère donc de l’époque chrétienne que quantitativement, et point qualitativement, ce qui, soit dit en passant, ne milite guère en faveur du supranaturalisme ; car une religion surnaturelle aurait dû avoir la force de changer la nature humaine. Le christianisme, sous ce point de vue, c’est le père de l’aumône qui avilit, et de la pitié qui déshonore ; il est aussi, en théorie bien entendu, celui de la fraternité (c’est son seul beau côté) ; mais après avoir dit à la femme tombée et repentante : « Lève-toi, Dieu te pardonne puisque tu as beaucoup aimé, » et au criminel : Repens-toi, tu entreras avec moi au paradis, qu’a-t-il alors fait pour prévenir la chute de la femme et de l’homme en général ? Rien, sinon des sentiments fébriles et de l’éloquence exaltée ; il a fait vibrer, plus qu’aucune autre religion, toutes les cordes de la lyre qu’on appelle l’âme affective, et le cœur humain : il a surexcité les nerfs.  (Note du traducteur.)
  61. Prière et Miracle sont identiques, et comme la prière se laisse abréger et concentrer dans un mot magique, on peut faire des miracles par un mot, une syllabe : le grand nom Schem hamphorasch (du talmud) est si puissant que, d’après le pamphlet Toledoth Jeschu, Jésus-Christ s’en sert pour ensorceler, vivifier un squelette, guérir un lépreux : tout cela en prononçant le grand nom qu’il avait copié d’une pierre au temple sur un parchemin, etc.  (Le traducteur)
  62. D’après le principe des Émanations Divines personnifiées, qui est la base commune du magisme, du gnosticisme, du catholicisme, du manichéisme, de l’arianisme, du platonisme, tous frères en doctrine comme en morale.  (Note du traducteur.)
  63. Augustin n’est guère de cet avis, ce semble, quand il s’écrie (Contra Faust. XIII, 14), en parlant des livres manichéens en Afrique : Tam multi , tam grandes, tam pretiosi —  incendite omnes illas membanas ; ni Pierre le Sicilien non plus , quand il cite avec une féroce joie l'édit byzantin contre les cent mille pauliciens de l'Asie (p. 759) : « On tue les manichéens et les montanistes sur le commandement des empereurs par la grâce de Dieu (divins) et orthodoxes ; on brûle leurs livres partout où on les trouve, on tue celui qui cache ces livres et on confisque ses biens (Gibbon, Hist . de la Déc. XI. 12). »  (Le traducteur.)
  64. C’était bien là la source principale de toutes les persécutions et de toutes les guerres contre les hérétiques. Les hérésies chrétiennes, si variées entre elles, ont depuis dix-huit siècles cela de commun qu’elles diffèrent de l’Église sur l’identité absolue du Christ et de Dieu, de la nature (essence) humaine et de la nature (essence) divine . Le væ victis que l’Église triomphante, devenue opprimante à son tour d’opprimée (pressa) qu’elle avait été, à Rome comme à Byzance, fit entendre pendant une si longue époque contre les hérésies, n’a pas empêché le progrès humanitaire, mais il l’a arrêté. Il serait une recherche curieuse à entreprendre sur la valeur politique et sociale des doctrines manichéenne, arienne, paulicienne, albigeoise, etc. Ce qui me paraît déjà constaté, c’est que l’état intellectuel et moral chez ces hérétiques était toujours aussi bon, et souvent meilleur, que chez les catholiques.  (Le traducteur.)
  65. Il existe en allemand deux poésies modernes qui expriment d'une manière aussi précise que profonde, le combat entre l’athéisme éclairé et vertueux dont parle la nouvelle philosophie allemande, d’un côté, et la foi opiniâtrément religieuse de l'autre. Une de ces poésies s’adresse à un homme qui jadis, de 1813 à 1820, avait joué un rôle fort éminent dans le parti révolutionnaire d’alors, dit parti teutonique et gallophobe, et qui a eu le malheur de survivre à son époque et à sa gloire ; si je ne me trompe, c’est M. Follen. Après 1840 il lança contre la philosophie moderne de son pays quelques strophes d’une impureté violente digne du siècle de la Saint-Barthélémy et de la révocation de l’édit de Nantes ; il y dit, par exemple : « Hommes athées, prenez-garde, nous vous le conseillons. Si par malheur la manie de votre négation pouvait pénétrer jusqu’au cœur des classes populaires, alors leurs énergies vitales, leurs facultés cérébrales seraient frappées à l’instant même d’un coup doublement mortel, le peuple mourrait dans les transes du spasme et de la paralysie mentale. Et en effet, hommes athées, qui prêchez qu’il n’y aura pas une existence individuelle après l’existence terrestre, vous verrez que le peuple allemand vous y répondra par ces mots édifiants : « Fort bien, fort bien, si les morts sont morts, je peux donner la chair de mes enfants en pâture à mes cochons, et je vais vivre dans la débauche et dans tous les péchés de l’esprit et du corps, comme Gentz, Frédéric-le-Grand et tant d’autres, car je serai débarrassé du spleen d’Iscarioth. » — A ce poète religieux réplique le poète athée : « O malheur ! malheur ! homme religieux du passé, pourquoi n’as-tu pas gardé le silence, toi qui n’avais plus parlé depuis longtemps ? homme religieux (du parti teutonique et gallophobe, mieux serait pour toi d’être déjà mort, non-seulement d’esprit mais aussi de corps ! alors tes vieux amis n’auraient pas besoin de rougir de toi, et tu n’aurais pas terni ta réputation par l’infamie de ta plume. Comment, tu oses dire qu’on ne doit aimer son enfant que par crainte de Dieu ? Homme religieux, tu mens ; homme religieux, tu calomnies la nation allemande ; elle ne sera point un cannibale ni une brute féroce, quand nous aurons chassé de son âme la crainte de l’enfer. Mais toi, homme religieux, toi, avec ton cœur rempli de flammes infernales, tu viens de dévoiler tes désirs de cannibale. Ah ! tu n’es pas un Hellène, tu n’es pas un ami des muses, jamais tu n’as bu le lait si généreux qui jaillit des chastes mamelles de l’Humanité. Tu frissonnes, homme religieux, à l’aspect des fils de la liberté comme s’ils étaient des Méduses. — Ah ! que le monde n’aurait jamais appris à connaître ton âme !…… Prenez garde, nous vous le conseillons ; vous ne serez émancipés que par la Raison et par les produits de la Raison. Embrassez-la, et elle fera naître la fraternité et la noblesse du cœur, elle vous purifiera dans les flammes de l’intelligence, etc. »  (Le traducteur.)
  66. Hégel dit avec raison : « L’accusation qu’on lance aujourd’hui contre la philosophie, est surtout celle d’être panthéiste, c’est-à-dire qu’elle s’occupe trop de Dieu ; tandis que l’autre reproche, de ne pas avoir assez de Dieu ou d’être athée, commence un peu à vieillir. On dit aujourd’hui à la philosophie : Tu es athée, et cela est clair, tellement que nous n’avons pas même besoin de te le prouver, puisque c’est là un fait accompli. Voilà comme la piété religieuse, qui est toujours fastueuse sous son masque d’humilité, au point de se croire dispensée de construire une argumentation en règle, s’exprime à l’égard de la philosophie supérieure, et la piété est cette fois entièrement d’accord avec le vide raisonnement philosophique dit le Bon Sens. La théologie et la piété avaient cependant un plus grand honneur quand elles accusaient un système philosophique, par exemple celui de Spinosa, d’être athée ; l’accusation de panthéisme au contraire appartient à la piété et à la théologie modernes, qui sont considérablement dégénérées. Elles disent que la religion n’est rien autre chose qu’un sentiment personnel, et que Dieu ne saurait être entendu, compris, conçu, reconnu que par la réflexion ; de manière qu’elles finissent par avoir un Dieu (à la Schleiermacher, par exemple) dépouillé de tout caractère et de toute détermination objective. Certes, le christianisme baisse aussitôt qu’il cesse d’étudier, comme jadis, la notion d’un Dieu concret, réel, circonscrit, et qu’il ne le considère plus comme une des formes historiques de l’entendement et de l’âme affective. Le christianisme fait ainsi la découverte que dans toutes les religions il y a eu une divinité vague et flottante ; le bœuf adoré des Égyptiens, le Dalai Lama des Tibétains, les singes sacrés, les vaches sacrées des Hindous, expriment, malgré toute l’absurdité du culte dont ils sont l’objet, l’idée abstraite de la divinité en général. Or, la théologie moderne, qui se contente de ce Dieu général, qui est déjà satisfaite quand elle a trouvé n’importe quelle trace de religiosité ou de sentiment religieux, puisqu’elle y voit partout Dieu, cette espèce de théologie sentimentale doit nécessairement rencontrer un Dieu aussi dans la philosophie, et ne peut donc plus raisonnablement répéter contre elle le mot un peu usé d’athéisme. Mais remarquez bien, la douceur inattendue que la religion moderne montre ici envers son éternelle ennemie, vient de ce qu’elle a affaibli elle-même son Dieu, cette notion jadis si concrète, si riche d’énergie vitale et d’idéal. » —  De là vient, aurait pu ajouter Hégel, que l’imperturbable indocilité de la théologie actuelle, soit catholique, soit acatholique, ne cessera désormais de répéter que dans la philosophie Dieu est censé être caché dans tout objet. Ce serait là en effet un panthéisme qui mériterait d’être appelé pandémonisme. Mais la théologie moderne chercherait en vain un exemple pour prouver ce qu’elle vient d’avancer. La philosophie peut défier la théologie moderne, de lui citer un philosophe, un penseur quelconque, qui ait attribué à tout objet, sans exception, ce que la philosophie appelle réalité et substantialité.  (Le traducteur.)
  67. M. Feuerbach discute ici la théologie de Schleiermacher.  (Le traducteur.)
  68. Il est l’ennemi mortel de la nature universelle. « A bas la nature ! » dit-il brandissant la foudre de l’anathème supranaturaliste ; « vive Dieu ! » c’est-à-dire vive le contraire de la nature, le contraire de l’univers ! « Comment, vous prononcez les mots nature, esprit ? ne le faites pas, il ne faut jamais parler ainsi à un chrétien, et on a raison de brûler les athées ; tout discours sur la nature ou sur l’esprit est dangereux, » s’écrie le chancelier dans la deuxième partie du Faust de Goethe. M. Henri Heine dit très bien (Le Salon II, 18) : « Ce n’est que le christianisme qui puisse produire sur terre des contrastes si tranchans, des douleurs si variées, des beautés si singulières, et on serait quelquefois tenté de croire que tout cela n’a jamais existé en réalité, que tout cela n’est qu’un rêve colossal, qu’une immense hallucination de fièvre, un rêve fait par un dieu en démence. La nature même parut alors prendre un masque fantasque, et l’homme, enlacé de mille subtilités scolastiques et abstruses, se détourna d’elle avec dépit. Mais de temps à autre cette nature le réveilla par un ton qui était si effroyable et doux à la fois, si plein de grâce et de terreur, d’une magie si puissante, que l’homme y prêta l’oreille malgré lui ; il sourit, il frissonna, et il en mourut. Au mois de mai 1433, du temps du concile, beaucoup de clercs et d’ecclésiastiques, de docteurs et de moines se promenèrent dans un bois aux environs de Bâle, et ils discutèrent avec zèle sur des points théologiques ; tout à coup, dit le vieux chroniqueur, ils s’arrêtent au pied d’un tilleul en fleurs, sur lequel est assis un rossignol qui chante dans les mélodies les plus tendres et les plus harmonieuses. Alors tous ces maîtres de la sagesse se sentent pénétrés d’un sentiment comme ils n’en avaient jamais éprouvé, ils se regardent l’un l’autre tout étonnés à la fin un prélat leur fait remarquer que ce rossignol peut bien être un esprit de l’enfer, envoyé pour interrompre la pieuse discussion et pour leur instiller le poison des plaisirs mondains. Ils, commencent en effet à exorciser, adjuro te per eum qui venturus est judicare vivos et mortuos, etc., le rossignol fait entendre les mots : « Oui, je suis un démon de l’enfer, » et s’envole en poussant un horrible éclat de rire. Sur quoi tous les spectateurs tombèrent malades, et ils moururent le lendemain. Cette historiette n’a pas besoin d’être interprétée, elle porte le cachet hideux d’une époque où le véritable chrétien s’obstina à maudire, comme tentation infernale, tout ce qu’il rencontra de réellement pur et beau dans la nature. »  (Le traducteur.)
  69. Une certaine espèce de critique crie, dans cette occasion, à la duperie, c’est une critique souvent bien intentionnée, mais toujours ignorante et frivole. Il en est de la duperie ou du charlatanisme, comme de l’hypocrisie ecclésiastiques ; gardons-nous dans une critique dialectique, qui va droit au cœur de l’ennemi, de faire ces reproches du point de vue subjectif. Certes, il y a des charlatans ou des hypocrites parmi les prêtres de Moloch et de Jupiter Capitolin, de Sérapis et du Christ, de Jéhova et d’Allah : mais cela ne nous regarde point. Nous avons à critiquer leur religion historique qui est un élément du développement humain, et non leurs personnalités périssables et mesquines, qui ne peuvent nous occuper qu’en passant. (Le traducteur.)
  70. Comme Bossuet répète toujours avec une remarquable joie.  (Le traducteur.)
  71. Les exemples abondent ; voici un qui excelle par sa sauvage et sanglante naïveté ; le fameux moine Pierre de Vaulx Cernay, un promoteur de la croisade contre les Albigeois, se plaint dans ses annales de ce que ces hérétiques, en abjurant leur fausse doctrine, craignirent l’offense et le malfaire, plus que peur du châtiment, que, selon l’expression du païen Horace, par amour de la vertu. En effet, toutes les abjurations forcées sont du domaine de la foi, qui ne fait que séparer Dieu et l’homme, et qui par là constitue l’esclavage de l’esprit humain sous le joug de la volonté divine, en même temps qu’elle doit laisser à l’homme le droit de sacré de s’insurger contre Dieu. Ce qu’il il y a de bizarre, c’est que la théologie chrétienne exige de cet esprit tyrannisé qu’il aime son despote, qu’il aime comme dit le poète païen Horace, par amour de la vertu ; elle oublie que ce Dieu n’est pas identique avec la vertu. (Le traducteur.)
  72. Dans le Génie du christianisme on trouve ce passage caractéristique : « Si les philosophes anciens, dit Abbadie, adoraient les vertus, ce n’était après tout qu’une belle idolâtrie. » Châteaubriand oublie que la personnification de l’ensemble de toutes les vertus sous l'’image d’un seul Dieu, n’est pas moins un idolâtrie que la personnification de chacune ; le nombre, cet élément extérieur n’y fait rien. (Le traducteur)
  73. « Les païens, dit Madame Staël, avaient, pour ainsi dire, une âme corporelle, dont tous les mouvements étaient forts, directs et conséquents ; il n’en est pas de même du cœur humain développé par le christianisme : les modernes ont puisé dans le repentir chrétien l’habitude de se replier continuellement sur eux-mêmes (de l’Allem. I, 263). » Ceci est parfaitement exact. Les chrétiens craignant de tomber dans l’excès du paganisme, voulaient spiritualiser leur chair : les résultats de ce système chrétien et antihumanitaire sont connus depuis dix-huit siècles : hypocrisie intérieure, aliénation d’esprit, altération matérielle du corps. La vraie théologie, catholique et protestante, avoue elle-même implicitement qu’il en est ainsi, quand elle dit que les véritables effets de la foi ne se manifesteront que dans l’autre monde ; le morale actuel peut donc très bien rester croupi dans la fange, sans que le christianisme, qui est transcendant, ait besoin de s’en scandaliser ; de là ce refrain perpétuel que la théologie moderne oppose à la théorie et à la pratique du progrès humanitaire : « Ne soyez pas audacieux, l’homme sera ici-bas toujours misérable, priez et humiliez-vous, » c’est dire, restez repliés sur vous-mêmes ; ce qui est un singulier moyen pour faire des réorganisations politiques et sociales. Bref l’Église, soit catholique, soit protestante, frappe, et doit frapper, d’anathème tout progrès sur terre ; toujours et partout c’est malgré elle et contre elle qu’il s’est fait. Elle doit, à moins de se suicider, maintenir le dogme de la prédestination ou de la fatalité, qui consacre nécessairement la non-liberté, la non-égalité, la non-fraternité. Madame Staël dit : « La fatalité des anciens (païens) est un caprice du destin, mais la fatalité dans le christianisme est une vérité morale sous une forme effrayante (de l’Allem. II, 224). » Madame Staël ne s’aperçoit pas que cette fatalité chrétienne n’est à son tour qu’un caprice du Dieu chrétien. — Châteaubriand, dans son Génie du christianisme, a beau dire que, pour réfuter ce qu’il appelle les attaques des sophistes, « on devrait chercher à prouver au contraire que la religion chrétienne est la plus poétique, la plus humaine, la plus favorable à la liberté, aux arts et aux lettres, de toutes les religions qui ont jamais existé : » la seule chose que l’on saurait prouver, c’est que cette religion plus que toute autre, attaque et ébranle le système nerveux. Mais il ne s’agit plus de religion ; celle de l’avenir sera précisément la non-religion. Même la plus vaillante, la plus chevaleresque de toutes, le parsisme, ce grandiose combat des soldats d’Ormuzd contre ceux d’Ahriman, n’a rien pu fonder de vraiment humanitaire sous le point de vue politique et social. Pourquoi pas ? Parce que l’essence de la religion en général porte en elle le principe de la transcendance ; ce principe est nécessairement stérile et encore plus, il mine sournoisement les rapports humains ou sociaux. — Chateaubriand dit « que le monde moderne doit tout au christianisme, depuis l’agriculture jusqu’aux sciences abstraites, depuis les hospices pour les malheureux jusqu’aux temples bâtis par les Michel-Ange et décorés par les Raphaël ; » mais l’agriculture se propage aussi bien sans la doctrine chrétienne, les sciences abstraites les beaux-arts ont grandi en rompant en visière du christianismes, après avoir été anathématisés et plus tard après l’avoir combattu lourdement ; la charité ou bienfaisance chrétienne est précisément ce qu’il y a de moins fraternel et de plus antihumain, puisque pour s’exercer et pour jouir d’émotions douces et tendres, elle a absolument besoin de la perpétuité de la misère physique et psychique. (Le traducteur)
  74. Elle est à la fois plus atroce et plus perfide que toutes les persécutions romaines contre le christianisme primitif. Ce qui n’empêcha pas le rhéteur Bossuet de s’écrier (Oraison du chancell. le Tellier) : « Poussons jusqu’au ciel nos acclamations, et disons à ce nouveau Constantin, à ce nouveau Théodose, à ce nouveau Marcien, etc., ce que les pères dirent autrefois dans le concile de Chalcédoine : Vous avez affermi la foi, vous avez exterminé les hérétiques : Rex coelestis, Augustum custodi et de le le Tellier : Dieu lui réservait l’accomplissement du grand ouvrage de la religion, et il dit en scellant la révocation du fameux édit, qu’après ce triomphe de la foi et un si beau monument de la piété du roi, il ne se souciait plus de finir ses jours. » L’autel et le trône en furent si bien affermis qu’ils volèrent en éclats déjà au bout d’un siècle. (Note du traducteur.)
  75. On se rappelle les lois plus que draconiennes de l’empereur Constantin contre le rapt (l’édit de Constantin au peuple romain, Code Théodosien, IX, tit, 24, t. 3, p. 189). Je dis plus que draconiennes : jamais un législateur simplement et purement païen, à Rome ou en Grèce, n’aurait été capable de les imaginer. Dans cette cruauté, sans exemple jusqu’alors, je crois découvrir une influence chrétienne, exercé probablement par Lactance, le précepteur de Crispus, fils de l’empereur Lactance, qui dédia à Constantin ses libri divinarum institutionum s’éleva avec une grande force contre l’infanticide et l’exposition des enfants (Divin. Instit. VI, 20) et deux lois constantiniennes en résultèrent (Code Théodos, XI, tit. 27, t. 4. p. 188. — V, tit. 7 à 8). Le vrai christianisme de l’antiquité n’attaque pas ouvertement les rapports sexuels ; il prèche même l’abolition de l’infanticide, pour gagner par là des âmes pour le paradis ; mais il frappe l’union sexuelle dans le mariage (épouser est bon, ne pas épouser vaut mieux — imitons les chastes anges, etc.) et il sévit avec une cruauté inouïe dans les annales du genre humain contre le ravisseur et la fille ravie, avec une barbarie tellement atroce et raffinée, que le successeur de Constantin modifie cette loi ; ne sub specie atrocioris judicii aliqua in ulciscendo crimine dilatio nasceretur (Code Théodos. t. III, p. 193) dit son fils. La dégradation du mariage, au point d’être censé tout au plus bon comme remède contre la fornicatio, répond à ce cannibalisme pénal qui se déchaîne contre le rapt. Ce n’est point là de la philosophie païenne. (Le traducteur.)
  76. Les chrétiens romains de l’antiquité écrivent Dominus Deus, comme ils écrivent Dominus Aurelianus, Dominus Dioclectianus, etc. (Le traducteur)
  77. Cette intercalation est du traducteur
  78. Les pères de l’Église, sans exception, font aussi les harangues les plus magnifiques pour la fraternité, l’égalité, la liberté, l’abolition de l’usure, la communauté des biens. Mais distinguons ici : il y a des Pères de l’Église où ces harangues sont purement oratoires, de beaux thèmes de rhétorique comme, par exemple, ce que Jean Chrysostôme a dit, il est impossible de le prendre au sérieux, ce serait comme si l’on prenait au sérieux un Bossuet quand il déclame : « Par là s’établit en quoi consiste l’usure puisque la loi détermine clairement que c’est le surplus, ce qui se donne au-dessus du prêt, ce qui excède ce qui est donné, et selon notre langage, etc. — « Personne n’a jamais réclamé contre ces décrets, au contraire on s’y est soumis comme on a toujours fait aux choses résolues par la tradition, par les conciles même généraux, et par les décrets, etc. — « Ç’a donc toujours été l’esprit du christianisme de croire que la défense de l’usure portée par la loi était obligatoire sous l’Évangile, et que notre Seigneur avait confirmé cette loi. » Le sophiste de Meaux n’est point plus sophiste que certains Pères de l’Église. – D’autres parmi eux parlent avec bonne foi de la fraternité, de l’abolition de l’usure, etc., mais ils ne le font que pour faire voir aux chrétiens l’affreux état où ils sont entrés par la chute d’Adam ; or, comme les conséquences de cette chute sont entièrement irrémédiable ici-bas, de sorte que pour les effacer il faut non-seulement le déicide, mais encore l’arrivée du Fils divin dans les nuages, la fin de l’univers et la grande apocatastase (après quoi il y aura le paradis céleste devant le Dieu trinitaire), il serait inutile de chercher ici-bas avant la catastrophe, à réaliser ce qu’ils donnent moins comme des préceptes pratiques que comme des soupirs. On ne saurait du reste nullement nier que les chrétiens du premier siècle dans beaucoup de localité vivaient dans un commencement de communauté. (Le traducteur)
  79. Augustin fut de bonne heure declaré le guide et le modèle de l’Église : ce fut là un mauvais augure pour elle sous tous les rapports. L’insupportable espèce de rhétorique, dite sacrée, qui brille encore aujourd’hui au mépris du bon goût, c’est-à-dire du cœur droit et éclairé, date évidemment de ce compatriote d’Apulée ; mais le païen Apulée écrit encore mieux que le chrétien Augustin. Peut-être si l’auteur de l’Âne d’or fut devenu chrétien et saint Apulée, son entendement, son cœur et par conséquent son style ressembleraient à celui de saint Augustin, et on lirait chez lui aussi, par exemple : « De là venait la langueur de mon âme, qui toute couverte d’ulcères se jetait misérablement au-dehors, cherchant dans des choses sensibles de quoi soulager sa démangeaison, à peu près comme animaux galeux qui vont se frottant à tout ce qu’ils rencontrent (saint Augustin, Confess. II, 1). — Cependant, tout infâme que j’étais, je me piquais d’honnêteté et de politesse, tant j’étais possédé de l’esprit de mensonge et de vanité (II, 1). » Augustin aurait sans doute mieux fait de rester païen. Dans le chap. 16 du liv. VI il explique qu’on peut toujours espérer de ceux en qui il se conserve quelque sentiment de crainte ; il serait devenu épicurien dit-il, s’il n’eût craint le jugement éternel. Veuillez ici remarquer qu’il approuve cette crainte si ignoble, et tout à fait inconcevable pour Un vrai philosophe païen. Le chrétien augustinien, voulant tout spiritualiser et personnaliser tout la forme de son Dieu, tombe dans un matérialisme inesthétique et déraisonnable. C’est la crainte l’empêche de devenir épicurien : il oublie que l’animal se laisse gouverner par la crainte, il oublie qu’il ne désire dans cette fausse route si bas, qu’il s’écrie (VI, 6): « Que prétendons-nous par toutes les agitations et les peines que nous donnons, pressés par l’aiguillon de nos passions, qui nous piquent sans cesse, comme des bœufs à la charrue ? » Il ne faut point s’étonner de l’aversion que les vrais penseurs païens éprouvaient pour cette doctrine. (Le traducteur.)
  80. Les pieux massacres des hérétiques ont remplacé le culte du Moloch. Cela se prouve sans difficulté par la critique et la logique ; ici je n’en veux citer qu’un appui historique : près Séville Lorente vit après 1800 encore le quémadéro, échafaud en pierres érigés il y a trois siècles par le préfet inquisitorial dans la plaine Tablada, avec quatre statues en plâtres (populairement appelées les quatre prophètes) auxquelles la victime humaine à brûler était attachée ; selon d'autres on la brûlait dans leur intérieur. (Le traducteur.)
  81. Bien moins déclamatoires et bien plus savantes, bien moins saintes et bien plus saines que celles des panégyristes chrétiens ou des Pères de l’Église. (Le traducteur)
  82. Les péripatéticiens aussi prêchent la fraternité universelle, sans la baser sur un principe particulier ou religieux ; ils la basent sur un principe naturel. Du reste, quand les apologistes du dogme chrétien reprochent a la Stoa de ne pas avoir changé les mœurs de l’aristocratie, ou d’avoir donné quelquefois un mauvais exemple personnel (comme Sénèque), on n’a qu’à retourner cet argument contre les moralistes et les Pères de l’Église, qui, loin d’améliorer les mœurs de la haute société, ne changeaient pas même celles du peuple auquel ils prétendaient pourtant s’adresser par préférence. (Le traducteur)
  83. « En Italie comme en Allemagne il se fit au commencement du XVIe siècle une opposition contre le papisme ; en Italie elle naquit de la littérature, des beaux-arts, des sciences, et en Allemagne du sein des études théologiques les plus profondes et les plus sévères ; en Italie cette opposition était mécréante et négative, en Allemagne elle était croyante et affirmative ; là elle fit sauter le fondement déjà ébranlé de la Vieille Église, ici elle fit tout pour le rétablir ; là elle pétillait de verve ironique et de fougue satirique, mais elle céda enfin à la force brutale ; ici elle était toujours sérieuse, austère, et remplie d’une sainte colère, elle se leva pour frapper le plus rude coup de tous qui jamais avaient été portés à l’Église romaine. Le jeune Martin Luther, attaquant le commerce des indulgences, fut dans la vraie logique religieuse quand il s’écria : Vous faites le trafic des âmes immortelles, c’est un péché infernal (Léopolde Ranke, Hist. des Papes, I, 76) et les gens du pape n’avaient rien à répondre. » — En France aussi le gigantesque duel à mort entre Rome papale et la réforme, devenait le combat du sensualisme papal et païen contre le moralisme protestant et évangélique, comme en Allemagne : mais la différence est qu’en France le sensualisme qui y régnait déjà depuis longtemps de fait, voulut enfin s’assurer son règne de droit, tandis qu’en Allemagne le spiritualisme (ou le moralisme, l’évangélisme, n’importe ici le nom) ne se contenta plus d’une domination de fait, il s’attaqua à l’Église pour pouvoir gouverner l’Allemagne de droit. (Voyez MM. Heinrich Heine, Le Salon II, et Louis Feuerbach, P. Bayle). En France le commencement du combat ressemble à celui en Italie ; Rabelais, Clément Marot, la reine de Navarre, luttent contre le papisme avec les armes de la satire la plus acérée et en même temps la plus leste, tandis que les réformateurs allemands combattent avec une intrépidité aussi chaste que savante, aussi héroïque que sombre. Mais remarquez-le bien, quand les iconoclastes méridionaux de Calvin brisent les idoles des saints, d’après l’exemple de l’image de la Sainte-Vierge brisée et trainée dans la boue à Paris, 1528, 31 mai (Hist. de la Ville de Paris, II, 982), le succès de la réforme commence à être compromis : probablement par la prépondérance déjà centralisatrice de la Commune de Paris (qui n’avait point à se plaindre de l’Église) et par l’antique antipathie internationale des Aquitains et des Français. Les autres motifs qu’on allègue pour expliquer la chute de la réforme en France comme réforme, sont ou secondaires et tertiaires, ou purement illusoires. En revanche, la réforme calviniste est absorbée par le catholicisme parisien, elle y éclate sous la forme républicaine de la Fronde, celle-ci mène par la conversion de Henri IV, par un des plus singuliers détours, à la réforme politique. — Ce qu’il y a de remarquable, c’est que les erreurs que Bossuet avait répandues, soit par ignorance, soit à dessein, sur l’essence de la réforme et sur son développement historique, ont encore aujourd’hui en France une certaine popularité. (Le traducteur.)
  84. Luther, dit Karl Marx dans son excellent article sur la critique qu’il faut appliquer à la philosophie hégélienne du droit (Annales Franco-Allemandes, Paris, 1844), Luther a été le représentant du passé de l’Allemagne révolutionnaire. Ce passé est théorique, c’est la réforme de l’Église. Et comme jadis la révolution éclata dans le cerveau du moine, elle le fait aujourd’hui dans celui du philosophe, Luther vainquit la servitude qui est un produit de la dévotion, et il l’a remplacée par cette autre servitude qui est un résultat de la conviction. Luther fit sauter en l’air la croyance à l’autorité, mais il restaura l’autorité de la croyance. Luther transforma les prêtres en laïques, et les laïques tous sans exception en prêtres. Luther affranchit l’homme du joug de la religiosité extérieure, car il fit de la religiosité l’essence de l’homme. Luther émancipa le corps humain de la chaîne, mais il enchaîna le cœur. — Toutefois si le protestantisme n’était pas encore la véritable solution, il posa au moins nettement la question. Désormais l’homme laïque n’a plus à lutter contre le prêtre, mais chaque individu, devenu à la fois laïque et son propre prêtre à lui, est comme un champ de bataille où se livre le combat entre les deux. Le protestantisme transformant les Allemands laïques en prêtres, émancipa les princes avec leur clergé, leur aristocratie et leur bourgeoisie : — la philosophie, au contraire, va transformer en hommes les Allemands devenus tous prêtres, elle émancipera par là les masses populaires. Du temps de Luther l’émancipation s’arrêta aux princes allemands, et la sécularisation des biens se contenta d’être une simple spoliation de l'Église, telle que surtout la Prusse, toujours si hypocrite, l’a faite. L’émancipation et la sécularisation iront cette fois plus loin. Du temps de Luther l’insurrection des paysans allemands, l’acte le plus radical dans toute l’histoire de l’Allemagne, se brisa contre l’écueil de la théologie : aujourd’hui la théologie à son tour a été brisée et le statu quo allemand, le fait le plus servile dans l’histoire de l’Allemagne, sera écrasé et pulvérisé par la philosophie. » (Le traducteur.)
  85. Il va sans dire que, absolument comme le bramanisme, le catholicisme aussi arriva à cette thèse, que le martyre infligé au corps n’a pas besoin d’être motivé par l’amour pour Dieu ; le martyre suffit pour conduire au paradis. (La traducteur)
  86. La France aquitaine a sans doute, par la vaillance insurrection des Albigeois contre Rome, une priorité de temps sur l’Allemagne saxonne : Mais le luthéranisme a dû nécessairement ébranler le genre humain plus que toute autre hérésie précédente, parce qu’il en était la dernière. Après le luthéranisme l’Église (ou la religion en général, cela revient ici au même) ne verra plus d’hérésie proprement ecclésiastique : l’ère de la non-religion, de l’athéisme, ou plutôt de l’antithéisme, a commencé depuis. Elle conduit par la négation à l’affirmation, à l'humanisme. (Le traducteur)
  87. Malgré cette précaution de la part de Dieu, les païens de toutes les classes restaient pendant deux siècles persuadés de l’anthropothysie et de l’anthropophagie chrétienne. Le nouvelle doctrine nia d’un côté l’anthropophagie, mais elle avoua la théophagie d’un autre, en donnant aux mots chair crue et sang fumant une signification allégorique : et pour mettre le comble à la confusion et aux soupçons, toutes les sectes si nombreuses du christianisme primitif poussèrent la mystériocryptie au dernier degré. Elles disaient toujours : « Nos agapes seront prohibées si les païens les voient ; » peut-être avaient-elles adopté cet usage du secret d’après les mystères d’Orphée et d’Éleusis. Mais toujours est-il, qu’après avoir mûrement considéré tout ceci, on trouvera la malveillance des païens envers les chrétiens moins inexcusable ( Le traducteur.)
  88. Le christianisme a mauvaise grâce de se plaindre du vandalisme exercé contre lui par la réforme luthérienne et la philosophie. En 388 l’archevêque de Milan fait renverser la statue de la victoire dans la salle du sénat de Rome ; à cette occasion Ambroise (II, Épist. 17, 18) demande naïvement : Pourquoi attribuer à une déesse les victoires de nos armées, qui ne sont que les effets de leur bravoure ? Ambroise, dis-je, demande cela, qui ne cesse de répéter que tout doit être attribué à Dieu. Plus loin les ruines des temples magnifiques de l’empire tout entier, à l’exception du Panthéon de Rome et de l’Ouranéon de Carthage, qu’on daigna changer en église au lieu de les détruire, attestent le génie anti-esthétique ; les incendies des bibliothèques de Rome, de Byzance et d’Alexandrie sous l’évêque Théophile, prouvent le génie anti-scientifique du vrai christianisme, de sorte que même Orose en rougit (VI, 15). Il usa de la raison historique et du droit de la force pour tuer le paganisme, qui avait accompli sa mission civilisatrice. Mais, au moins, l’époque païenne était belle, la beauté brillait et rayonnait partout. On ne saurait certes dire un jour la même chose de l’époque chrétienne. N’objectons pas ici : « Voilà de vieilles accusations souvent réfutées » D’abord, elles sont irréfutables, en outre, elles ne sont pas vieilles ; car la critique dialectique n’accuse point le christianisme comme phénomène historique, elle lui reconnaît sa place, sa large place, dans le développement du genre humain ; mais elle insiste avec vigueur sur ce que ce qui se fait appeler christianisme moderne redevienne le plus tôt possible christianisme ancien. (Le traducteur )
  89. La nouvelle philosophie allemande reconnaît volontiers ce qui a été élaboré par les grands encyclopédistes, par Dupuis, etc. : elle reconnaît ce que Bœlticher, Creuzer, etc. ont fait. Mais pour résoudre les énigmes de la Religion et de la Spéculation elle ne se contente point de la méthode historique, ni de la méthode astronomique, ni de la méthode symbolique, ni d’une autre méthode particulière. Elle les emploie toutes à la fois ; de là naît sa méthode universelle, c’est-à-dire logique, dans le sens le plus large de ce mot. D’après elle, il faut considérer la religion aussi du point de vue physiologique et pathologique (Le traducteur.)
  90. De là aussi comme de tant d’autres choses, appert la nécessité absolue de refaire le dictionnaire et la grammaire de la langue humaine en général. Pour un Français, pour un Anglais, pour toutes les nations romanes (où, pour parler avec Fichte, les anastomoses des mots avec les idées sont coupées et les nerfs entre la pensée et le nom ont subi la ligature), ce besoin se fait beaucoup moins sentir que pour un Germain et pour un Slave. (Le traducteur.)
  91. Le respect du christianisme pour la famille, le mariage, la vertu de la femme et du mari était très grand, à entendre les apologistes. Ce respect était en effet tel, que la prostitution païenne fut maintenue et même légalisée (malgré les déclamations des églises catholique et protestante, qui déclarèrent le mariage, ce sacrement, pour un excellent remède contra fornicationem), tel que la polyandrie et la polygamie sous la forme de la débauche furent maintenues, tel enfin que le mariage même fut dégradé à un acte de convenance, d’obéissance, de finance, etc., c’est-à-dire devint tout autre chose excepté la réalisation de la notion amour. Ce qu’il y eut là de vraiment ironique, de satanique, c’est que le christianisme, qui regarde le mariage comme un remède contre le peccatum turpissimum omnium, comme il appelle la fornication, rendit ce remède impossible à la moitié ou à la plupart des chrétiens en les rejetant dans le célibat, soit sacré, soit profane, soit volontaire, soit involontaire. (Le traducteur.)