Feuerbach - Qu'est-ce que la Religion ?/L’essence du Christianisme. — Chap. VII

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Traduction par Hermann Ewerbeck.
Ladrange, Garnier frères (p. 173-187).

Chapitre VII.

Le Mystère de la Trinité.


L’homme est un être infiniment multiple et varié ; il ne veut pas d’un Dieu sans cœur, il ne veut pas non plus d’un Dieu qui représente le cœur sans l’intelligence ; force lui est donc de se composer un Dieu qui embrasse la totalité de l’essence humaine. Ce Dieu total et intégral, c’est la Trinité unitaire, ou, ce qui revient au même, l’unité trinitaire telle que le christianisme dogmatique l’enseigne.

Nous procéderons ici comme toujours : nous aurons la clef du dogme de la Trinité en prenant pour essence, pour original ce qu’il nous montre comme allégorie, comme symbole, comme copie. Les théologiens ont essayé de le comprendre par de prétendues images, surtout par mens, intellectus, voluntas, amor, etc. par amour, volonté, intelligence, mémoire : voyons maintenant où nous conduira ce chemin.

Dieu, dit-on, aime, pense, et c’est lui qu’il aime, c’est lui qu’il pense ; l’objet aimé, l’objet pensé par Dieu, c’est Dieu. Son existence est donc identique avec la conscience qu’il a de son moi, de sa personnalité ; un Dieu qui n’a pas conscience de son existence, n’a pas d’existence ; ainsi donc la conscience que Dieu a de lui-même, c’est en langue dialectique la conscience que la conscience a d’elle-même comme d’une vérité absolue ou divine. C’est là une première interprétation de la Trinité.

Plus loin nous y rencontrons Dieu le Père, cet être surmondain, surnaturel et retiré de l’univers, trônant dans toute la splendeur solitaire de son incomparable et terrible majesté ; Dei essentia est extra omnes creaturas, dit Jean Gerhard (Médit., 31) ; sicut ab aeterno fuit Deus in seipso, ab omnibus ergo creaturis amorem tuum abstrakas, ce que Tauler, le grand frère-prêcheur allemand, exprime comme suit : « Tu dois te passer de toutes tes créatures, si tu veux posséder leur créateur. » Il en résulte que Dieu, l’être solitaire par excellence, s’appelle, en langue ordinaire, l’indépendance absolue, la solitude intérieure où l’homme descend pour rester tranquille avec soi-même, retiré du monde et de la nature universelle. Cette phase de l’être humain est ce que des philosophes grecs entendaient par le mot autarkia, la méditation qui, contente et heureuse de sa propre énergie. fait abstraction de l’univers et vit en t’He-met’ie. Or, ce Dieu autarque ne peut plus suffire à l’homme ; il y place une deuxième personne ou hvpostase, Dieu le Fils, qui est différent de lui à l’égard de la personnalité et identique avec lui à l’égard de l’essence. Dieu le Père, c’est le moi, l’Ego ; Dieu le fils, c’est le toi, l’Alter-Ego. Dieu le Père, c’est la pensée solitaire, Dieu le Fils, c’est l’amour, la charité qui ne saurait exister seule. Ces deux Dieux, qui ne font qu’un Dieu, sont par conséquent l’homme pris en totalité, l’homme complet. La vérité du dogme mystérieux est donc celle-ci : La vie commune est la seule vraie, la seule bonne, la seule divine ; ce que la religion, comme toujours, ne dit que d’une manière indirecte et louche, quand elle enseigne que Dieu est la vie (ou l’existence et l’être) de l’amour, de l’amitié, de la charité. La religion déplace chaque fois l’attribut et la substance. — La troisième hypostase, le Saint-Esprit, n’est qu’une personnification peu logique du lieu qui existe entre père et Fils ; il doit son existence personnelle à un petit mot, à un nom. Les orateurs de l’Église primitive, on le sait, l’identifiaient avec le Fils, et notre analyse ne s’occupera pas de lui ; il suffit de dire qu’il est la représentation de l’âme religieuse concentrée à elle-même, l’enthousiasme religieux qui se reconnaît et s’adore lui-même, la créature qui soupire après Dieu, bref la religion personnifiée et représentée à la religion. Sa personnification n’est qu’un hors-d’oeuvre oriental.

Ce qu’il y a de vrai et de beau dans la Trinité, c’est qu’elle ne contient au fond que deux hypostases ; deux personnalités et pas davantage sont la véritable expression de l’amour, de la charité et de l’amitié. Le Père, la lumière : Le Fils, la chaleur ; Exigit ergo Deus timerit ut Dominus, honorari ut pater, ut sponsus amari ; quid in his praestat, quid eminet ? Amor dit saint Bernard (Sup. cant. serm. 83).

Le Cœur n’embrasse que ce qui vient du cœur ; l’intelligence pure niera toujours le Fils, mais l’intelligence modifiée par le cœur l’adorera plus qu’elle n’adore le Père. Le Fils, le cœur, est un mystère, et c’est précisément la particularité du cœur d’être un mystère, non à l’intelligence pure, mais au cœur. Le catholicisme romain représente l’âme, le cœur de la femme, tandis que le protestantisme prend pour principe, l’âme, le cœur de l’homme ; de là, entre autres, le culte de la Mère de Dieu dans le catholicisme. Et en effet, il ne faudrait point prendre dans un sens allégorique et détourné le rapport qui existe dans ce dogme entre le Père et le Fils ; les chrétiens primitifs, et ce n’est que d’eux que je parle ici, remplaçaient de bon cœur l’amour réel de la famille humaine par cet autre amour aussi intensif, mais purement idéal, qu’on qualifie aujourd’hui de mystique. Ils s’absorbaient pour ainsi dire dans cet amour hyperphysique, absolument comme s’il eût été un mouvement naturel et ce n’est que de cette manière qu’ils étaient capables de sentir une admiration sans bornes, une sainte ivresse en méditant sur le dogme de la Trinité ; écouta, par exemple, saint Anselme (Hist. de la phil. p. Rixner II, append. 18) : dum Patri et Filii, etc. « Quand je contemple les propriétés et la communion si sublime, si délicieuse de Dieu le Père et de Dieu le Fils, alors je n’y trouve en effet rien de plus délicieux que l’affection mutuelle de leur amour. » La véritable troisième personne, hypostase infiniment plus vraie que l’Esprit saint, était par conséquent la Mère de Dieu, un complément aussi logique qu’esthétique de la famille divine. qui prenait de droit la place de la famille terrestre[1].

En observant la nature humaine, nous y trouvons un fait psychologique qui a évidemment servi de modèle au dogme dont je parle ; c’est que l’amour instinctif qu’un fils a pour sa mère, est la première inclination qu’il sent pour un être féminin. L’amour dont il entourera plus tard la fiancée et l’épouse, a son explication et pour ainsi dire sa sanctification précisément dans cet amour filial sans bornes qu’il porta jadis à sa mère ; l’homme ne s’incline devant la femme qu’après avoir pleuré et joué aux genoux de sa mère ; c’est elle qui reçoit nécessairement les prémices de cet hommage qu’il offrira un jour à la femme, c’est elle qui lui reste perpétuellement présente jusqu’à la mort. Un fils peut bien remplacer la mère dans l’âme du père, mais jamais vous ne verrez la mère remplacée par le père dans l’âme du fils ; en termes dialectiques, le fils est inné ou immanent au père, tandis que la mère est innée ou immanente au fils.

Ceci constaté, le culte de la Mère de Dieu devient parfaitement clair[2]. La Trinité montre ainsi aux chrétiens non-seulement un père qui sacrifie son fils sans péché pour leur salut, elle montre aussi, chose encore plus précieuse peut-être, l’âme maternelle avec toutes les profondeurs ineffables de l’amour maternel. La Trinité chrétienne nous fait voir un Père compatissant, sans doute, mais qui, comme vrai représentant du principe des stoïciens, se console de la mort du fils, et une mère qui ne se console jamais, la mater dolorosa, riche en douleurs. De là le charme inexprimable que ce dogme a exercé.

Affaiblissez le culte de Marie, et vous affaiblirez implicitement ceux de Dieu le Père et de Dieu le Fils.

La mère de Dieu est au moins aussi réellement, ou aussi idéalement mère que Dieu est père ; la maternité n’est pas plus un paradoxe que la paternité. La Vierge Marie est une antithèse nécessaire à côté du Père divin, comme Augustin l’avait déjà entendue : « Natus est de patre semper et matre semel, de patre sine sexu, de matre sine usu ; apud patrem quippe defuit concipientis uterus, apud matrem defuit seminantis amplexus Serm. ad pop. I, 372). » En outre, le Fils divin, qui naît sans faire naître à son tour, est évidemment un être passif, il reçoit son existence du Père divin, il dépend en sa qualité de fils de celui-ci, qui représente en ce cas la spontanéité virile ; le Christ est donc l’âme de Dieu regardée dans ce qu’elle a de doux, de touchant, de pardonnant, de conciliant, bref de féminin. Dans la doctrine mystique du judaïsme talmudiste, en effet, Dieu est selon les uns un être mâle et l’Esprit-Saint un être féminin, qui ont engendré sexuellement le Fils divin et l’univers (Le siècle du salut, p. Gfroerer, I, 332), ce qui se retrouve à peu près dans la doctrine des Herrnhuthiens, qui appellent l’Esprit-Saint la mère du Christ.

Croire à l’amour de Dieu, veut dire croire à la Femme, car l’amour appartient à la femme comme l’intelligence à l’homme, et je ne crains point d’affirmer que ceux qui n’aiment pas la femme, ne peuvent point aimer l’humanité, l’homme en général. Le protestantisme a détrôné la Sainte-Vierge, et cela malgré le Livre de la Concorde (Nv. 8. Confession d’Augsbourg) qui dit : « Marie est la Vierge bénie, digne des plus grandes louanges, elle qui est réellement mère de Dieu et Vierge en même temps ; » mais le protestantisme n’en a point à se féliciter. Les armes du raisonnement dont il usa contre la femme du ciel, se sont tournées contre le Fils divin, contre toute la Trinité qui fut renversée comme n’étant qu’un anthropopathisme, qu’un anthropomorphisme. Cela fait, le système protestant lui-même fut aussitôt sapé et miné en tout sens : il remplaça, je le sais, la femme céleste par la femme terrestre, mais il aurait dû avoir le courage d’effacer à la fois la mère, le père et le fils de Dieu, toute cette famille divine. Il ne l’a point fait, il a voulu s’arrêter a moitié chemin : il a renversé lui-même en punition de cette inconséquence. Sit monachus, dit si bien le Pseudo-Bernard (spec. mon.) quasi Melchisedech sine patre, sine matre, sine genealogica, et il ajoute : « Que le moine ne connaisse point de père sur terre ; qu’il se regarde plutôt comme existant tout seul au monde, lui avec Dieu[3]. » Ambroise dit la même chose : « Melchisedech… refertur ad exempum, ut tanquam sine matre et sine patre sacerdos esse debeat : Le prêtre doit vivre comme n’ayant ni père ni mère. – Ce culte de la Sainte-Vierge est trop important pour ne pas exiger encore quelque mots[4].

En 1841, Eusèbe Emmeran, théologien catholique, publia un recueil de légendes et de poésies sous le titre : La gloire de la Sainte-Vierge. Le marianisme y trouve une de ses plus belles expressions ; la tendance du livre est toutefois bien moins une tendance pieuse, chrétienne que poétique et esthétique. Il est assurément permis de greffer un but didactique et pratique sur une tendance poétique ; il faut seulement que le but et la tendance coïncident. Notre théologien allemand ne prouve cependant par son ouvrage qu’une chose : c’est que la vierge Marie est en effet parmi toutes les figures du christianisme la seule divine et positive, la seule qui soit adorable et poétique ; il la représente comme déesse de la beauté, de la nature, de l’humanité et de la douceur, de l’amour, voire comme la déesse de l’émancipation ou de l’affranchissement du dogme. Il cite une ballade espagnole (p. 78, 80) où un Maure chante avec un enthousiasme sans bornes l’incomparable beauté de la gracieuse Reine céleste ; ce mahométan se fait baptiser parce qu’il l’adore, après être resté insensible à toutes les menaces, à toutes les doctrines des prêtres chrétiens. Bovius, dans son recueil de légendes, appelle Marie la reine de la beauté (3, 31). L’Église appliqua à Marie la description de la fiancée qu’on lit dans le cantique de Salomon :Tota pulchra es, etc. « Tu es toute belle, mon amie, ma colombe. » Le cantique de Salomon s’écrie : « Que ton sein est beau, ô ma sœur, ma fiancée chérie (4, 10) ! » Il en est de même dans la poésie IX d’Emmeran, où la Reine des cieux offre à un chanoine malade la neige céleste de son sein. » En 1742, il se forma en Italie la secte des Mammillari en l’honneur de cette beauté mariane. Les jésuites de la ville de Munich chantèrent particulièrement les beaux cheveux de la Sainte-Vierge voyez Bucher : Les Jésuites de Bavière avant et après leur abolition (1, 88).

Le père J. Pemble, président de la congrégation latine à Munich, apostropha en 1760 (dans sa pieta quotidiana) la Vierge comme suit : Maria est cellaria totius Trinitatis, échanson de toute la Trinité, et cela évidemment parce que les jeunes filles qui a Munich versent à boire chez les marchands de bière, se distinguent par leur beauté ; mais personne n’en fit un reproche à ce jésuite, pas plus qu’à Raphaël quand il choisit sa maîtresse pour modèle de la madone. La Sainte-Vierge comme déesse de l’amour possède, selon l’expression heureuse d’un chartreux français, la force de la chasteté pénétrative, ce que Bayle interprète par communicative, l’aspect de la Sainte-Vierge suffit déjà pour rendre chaste. Le père J. Pemble, qui est encore aujourd’hui en vogue chez les membres de la congregatio litteratorum de Munich, explique comment on doit adorer par exemple appliquer un baiser à ce nom sacré chaque fois qu’on y fait attention en lisant ; dire à la Sainte-Vierge qu’on voudrait volontiers lui donner sa place au ciel si elle n’en avait pas déjà ; de ne jamais manger de pommes, parce que la Sainte-Vierge ne s’est point rendue coupable du pèche d’Eve. C’est ici qu’on peut dire à J. Pemble : Amare et sapere vix Deo competit. — Elle est la personnification de l’affranchissement de tout dogme : Le Salva, sancta parens, ave, Maria, suffit parfaitement (p. 56), il est superflu de connaître la Trinité (Nv : VI), la lettre initiale du mot Marie a la force de bannir le démon. — Elle est la déesse de la nature ; son image est reflétée par des étangs, et croît sur des arbres en guise de fruit ; des animaux s’agenouillent devant elle, des poissons lui prêtent leur dos, des fourmis ailées arrivent d’outre-mer chaque année pour mourir sur l’autel de Marie (XXXIII) ; elle aime tant les collines, les montagnes où l’air est pur et embaumé, que souvent elle y est retournée quand on l’avait descendue dans l’église de la vallée. « Pourquoi dit l’Évangile (S. Luc 21, 21) : fuyez aux montagnes ? Parce que c’est là qu’elle demeure, sainte Marie, cette mère de la miséricorde, ce nuage rempli de rosée et de pluie, » écrit un bénédictin. Voilà Marie devenue une véritable déesse pluvia, comme le Jupiter pluvius, le dieu de la pluie des Romains païens. — Elle est la déesse de la douceur, de la charité, de la philanthropie, en un mot, la personnification déifiée du sexe féminin.

Et cependant, quand on regarde de plus près, on trouve que notre bon Emmeran ne nous a dit que la moitié de la vérité. Tout en reconnaissant ce qu’il y a de sublime et de vrai dans cette figure céleste, il faut avouer qu’elle représente en même temps, comme magistra castitatis, virginitatis, le principe anti-naturel de l’abstinence absolue, la castration théorique qui ne diffère point essentiellement de la castration physique ; celle-ci, je le sais, fut toujours sévèrement interdite par l’Église romaine. Détruire la fonction, la manifestation vitale d’un organe, s’appelle ainsi moral, agréable à Dieu, et faire disparaître cet organe mort, s’appelle immoral ; c’est illogique, c’est de l’hypocrisie, c’est un crime de lèse-physiologie. De là les horreurs intellectuelles et morales, les maladies physiques[5] et mentales dans les couvens inutile d’en parler davantage.

Qu’on ne nous objecte pas les trois déesses virginales du paganisme : Vesta, Diane, Minerve ; elles n’ont point la moindre analogie avec la Sainte-Vierge du christianisme, qui est la chasteté personnifiée, puisqu’elle ne peut pas ne pas la conserver. En d’autres termes : Marie, c’est la chasteté contre-nature, car ce qui est surnaturel est aussi antinaturel, ce qui est surhumain est aussi antihumain. Il n’y a de vérité et de perfection, que là où l’amour et la pensée, dont les individualisations existantes sont les deux sexes, se réunissent : tandis que le culte marian, ce cultus hyperduliae, comme l’appelle la théologie catholique, affaiblit les forces de linttelligence, du caractère pur, de la volonté. La raison s’endort, si elle n’est pas exercée, et, pendant son sommeil léthargique, la brutalité se réveille, le fanatisme atroce, sanguinaire, cannibale : Don Ignace de Loyola, ce Don Quichotte du catholicisme, en aurait founi un exemple, quand il disserta avec un Maure espagnol sur la conception de la Sainte-Vierge (Maffei, De Vita et Moribus sancti Ignatii, I, 3), si un mulet n’eût pas par hasard apaisé la colère homicide de son matîre. Les héritiers de cette doctrine, malheureusement, n’ont que trop souvent exécuté ce que le fougueux docteur avait été empêché de faire le père Xavier Gruber, jésuite précheur de la paroisse de Malthe, à Munich, dit dans un sermon, en 1781 : « Nous aussi, les pasteurs des âmes, devons être de bons chiens gardiens, de chiens d’église, chaque fois que les faux prophètes attaquent l’Église ; alors nous devons aboyer, et, au besoin, nous devons même mordre avec les dents si solides de notre foi (Bucher, II, 94). » C’est bien la frénésie hydrophobique du fanatisme religieux, la fureur du chien enragé. Ajoutons encore quelques mots, pour compléter notre explication : le mystère de la Trinité est la personnification transcendante de la vie en commun, de la vie en société, c’est le mystère du moi et du toi.

« Unum Deum esse confitemur (dit le Concile de Calcédoine, Carranza, Summa, A. 1559, p. 139) ; non sic unum Deum quasi solitarium, nec eundem qui ipse sibi pater, sit ipse filius, sed patrem rerum, qui genuit filium verum, id est Deum ex Deo. Non creatum sed genitum. » Et le Concile de Syrmiam (I. I, p. 68): « Si quis quod scriptum est faciamus hominem, non patrem ad filium dicere, sed ipsum ad semetipsum asserit dixisse Deum, anathema sit. » Athanase (Contra gentes, Orat. Athan. opp. Parislis, A. 1627, I, 51), dit : « Jubet autem his verbis : jaciamus hominem, prodeat herba. Ex quibus apparet, Deum cum aliquo sibi proximo sermones his de rebus conserere. Necesse est igitnr aliquem ei adfuisse, cum quo universa condens, colloquium miscebat. » Pierre Lombard, de même : « Professio enim consortii sustulit intelligentiam singularitatis, quod consortium aliquid nec potest esse sibi ipsi solitario, neque rursum solitudo solitarit recipit : fasciamus… Non solitario convenit dicere faciamus et nostram (I, Distinc. II, c. 3). » Les protestans aussi interprètent comme suit : « Quod profecto aliter intelligi nequit, quam inter ipsas Trinitatis personas quandam de creando homine instituam fuisse consultationem (J. F. Buddei, Comp. Inst. Theol. Dog. cur. J. G. Walch, II, c. I, 45). » « Il a été dit : Faisons. Voilà un mot comme on parle dans un conseil…, et il s’ensuit clairement qu’il existe en Dieu plus d’une personnalité… Il dit Nous, cela suffit. Laissez les Juifs s’en moquer : ils disent que Dieu a voulu dire Moi ; ils se trompent (Luther, I 19). » Les personnes divines ne font pas seulement des consultations, des délibérations, elles font aussi des traités, des décrets, absolument comme dans une société humaine : « Nihil aliud superest, quam ut consensum quemdam patris ac filii adcoque quoddam velut pactum (sur le salut du genre humain) inde concludamus (Buddéus, Comp. IV, c. I, 4, 2). » Or, comme l’amour est le lien le plus intime des hypostases divines, il en résulte que la Trinité est le modèle de l’alliance la plus intime de l’amitié et de l’amour de l’alliance conjugale : « Nunc Filium Dei… precemur, ut Spiritu sancto suo, qui nexus est et vinculum mutui amoris inter aeternum Patrem et Filium, sponsi et sponsae pectora conglutinet (Or. de conjugio, Declam. Melanchth. III, 453). » Voilà donc la Famille trinitaire là-haut devenue le prototype de la famille humaine. Les différences dans l'Être trinitaire de DIeu sont des différences naturelles, physiques : « Jam de proprietatibus personarum videamus… Et est proprium solius patris, non quod non est natus ipse, sed quod unum filium genuerit, propriumque solius filii, non quod ipse non genuit, sed quod de partis essentia natus est (Hylarius in l. III de Trinitate). Pierre Lombard dit (I Dist. 26, c. 2 et 4) : «  Nos filii Dei sumus, sed non talis hic filius ; hic enim vertus et proprius est filius origine, non adoptione, veritate, non nuncupatione, nativitate, non creatione. » Et Athanase (Contre les Ariens, II, tome I, 320) dit : « Quodsi dum eum aeternum confitemur, profitemur ipsum filium ex patre, quomodo is qui principio praexistente Pater et Filius procreati sunt, ut fratres existimari queant, sed Pater prinicipium Filii et genitor est ; et Pater, Pater est neque ullius Filius fuit, et Filius Filius est et non frater. » — « Qui (Deus) cum in rebus quae nascuntur in tempore, sua bonitate effecerit, ut suae substantiae prolem quae libet res gignat, sicut homo gignat homonem, non alterius naturae, sed ejus cujus ipse est, vide quam impie dicatur ipse non genuisse id quod ipse est, » dit Augustin (Ep. 170, 6 Edit. Antio. A. 1700). – « Ut igitur in natura hominum filium dicimus genitum de substantia patris, similem patri : ita secunda persona Filius dicitur, quia de substantia Patris natus est et ejus est imago (Melanchthon, Loci prac. theol., p.30 Wittenb. 1595). » Et Luther (IX, 408) : « Absolument comme un fils charnel a sa chair et son sang et son être de son père, de même le Fils de Dieu, né du Père, a son être divin, sa nature divine du Père d’éternité en éternité. » . Le théologien H. A. Hoel, de l’école de Descartes et de Coccéjus, avait posé la thèse suivante : « Filium Dei, secundam Deitatis personam, improprio diei genitam ; » mais son collègue Camp. Vitringa s’en scandalisa énormément, et opposa cette autre thèse : « Generationem Filii Dei ab æterno propriissime enunciari. » D’autres théologiens aussi déclarèrent « Generationem in Deo esse maxime veram et propriam » (Acta Erudit., I, 7, p. 377). » L’Évangile aussi a dit « Ainsi Dieu a tant aimé le monde, qu’il donna son fils inné, » c’est-à-dire, son Filius proprius, son véritable fils, son fils réel. Si ce verset évangélique n’est pas un mensonge, le Fils de Dieu doit être une vérité aussi ; en bon langage commun une vérité physique et matérielle.

« Dieu est un Être triple, composé de trois personnes, » signifie donc qu’il n’est pas seulement un Être métaphysique, abstrait, spiritualiste, idéal, mais en outre un Être physique. Le centre de la Trinité est le Fils, car le Père ne l’est que par le Fils, et le mystère de la génération est, on le sait, un mystère physiologique. Le Fils de Dieu est donc la satisfaction que le cœur se donne en Dieu ¡ tous tes besoins du cœur sont des besoins qui tombent en deçà de l’horizon des sens, par conséquent le désir d’avoir un Dieu personnel, le désir de profiter de la félicité céleste ; sont des désirs matériels, physiques. Qu’on ne se récrie pas contre cette déduction, elle est logique et physiologique à la fois ; le cœur est toujours matérialiste, il ne se trouve satisfait que par un objet qu’il peut voir et sentir ; ainsi arrive-t-il nécessairement que Dieu le Fils, au milieu de la Trinité divine, garde éternellement son corps humain ; il ne se sépare jamais de cet attribut terrestre. Ambroise : « Scriptum est Ephes. I : secundum carnem igitur omnia ipsi subjecta traduntur. » − Chrysostomus : « Christum secundum carnem pater jussit a cunctis angelis adorari. » Theodoretus : « Corpus dominicum surrexit quidem a mortuis, divina gtorificata gloria… Corpus tamen est et habet, quam prius habuit, circumscriptionem. » (Voyez le Livre de la Concorde, appendice : Témoignages de l'Écriture, etc. − Pierre Lombard, III, 10, c 1, 2. − Luther XIX, 464-68.) De là vient que le Fils de Dieu est le fils favori du cœur de l’homme, le fiancé de l'âme, un objet de l'amour personnel : O Domine Jesu, si adeo sunt dulces istæ : lachrymæ, quæ ex memoria et desiderio tui excitantur, quam dulce erit gaudium, quod ex manifesta tui visione capietur ? Si adeo duice est flere pro te, quam dulce erit gaudere de te ? Sed quis hujusmodi secreta colloquia proferimus in pnbiicum ? Cur ineffabiles et innarrabiles affectus communibus verbla conamur exprimere ? Inexperti talia non intelligunt ! Zelotypus est sponsus iste… Delicatus est sponsus iste… (Scala Claustralium sive de modo orandi : écrits apocryphes de saint Bernard.) Le même (De Modo bene viv. Sermo, X). dit « Pleurez à cause de l’amour de Jésus-Christ, qui est votre fiancé. » Et Buddéus (Comp. Inst.theol. dogm., III, 3, 10) : « Quod oculis corporis Christum visuri simus, dubio caret. » La différence entre Dieu le Fils, Dieu physique, et Dieu sans Fils ou Dieu non-physique, Dieu immatériel, se réduit a la différence qui existe entre l’homme mystique et l’homme rationaliste. L’homme raisonnant et raisonnable vit, pense, agit, il complète par l’action les lacunes de sa pensée, et celles de la vie par la pensée ; il fait cela d’une manière théorique, quand il s’assure par son raisonnement de la réalité des choses, et d’une manière pratique en combinant l’activité vitale avec l’activité spirituelle. Ce que j’ai dans ma vie, je n’ai pas besoin de le mettre en Dieu, dans l'Être métaphysique de l’esprit ; l’amour, l’amitié, l'institution de la nature, le monde enfin me donnent ce que la pensée me refuse. La pensée ne peut ni ne doit donner tout. Mais c’est précisément a cause de cela, que je mets de côté, en pensant, les besoins de mon cœur matérialiste, je ne veux pas obscurcir ma raison par les désirs et les passions ; je sépare mes activités, je fais une division des travaux de mon être, j’organise son travail : voilà la sagesse de la pensée de la vie. Ainsi, je me passe facilement d’un Dieu, qui par son essence mystérieuse et imaginaire, pour ainsi dire par une métaphysique physique (quelle combinaison monstrueuse !) voudrait remplacer la physique réelle. Mon cœur est satisfait quand j’exerce mon activité intellectuelle et je tourne tranquillement le dos à mon cœur qui ne fait que des soubresauts fantasques et capricieux : c’est là la froide abstraction vis à vis du cœur chaleureux. Je me garderai donc de méditer pour plaire mon cœur, je ne médite que dans l’intérêt de ma raison, je ne demande a Dieu que la pure et sublime jouissance scientifique.

Il s’ensuit que le Dieu de la tête rationaliste diffère du Dieu d’un cœur qui, même quand par hasard il se met a méditer, n’y cherche que le cœur. Le mysticisme est le cœur qui pense, il déteste donc le feu et le creuset de la critique. Le cœur d’un penseur mystique fait monter tant de vapeurs que son cerveau en devient enveloppé et obscurci ; cet homme n’arrive ni à la méditation abstraite pure et tranquille, ni à l’intuition des objets dans leur simplicité naturelle et réelle ; il ne reconnaît jamais le vrai, et comme un hermaphrodite en fait d’esprit, il identifie immédiatement et sans critiquer le principe mâle, le penser, avec le principe féminin, l'intuition. Il se crée un Dieu avec personnalité : il y combine son désir de la science avec celui de la sexualité ; car qui dit personnalité, dit sexe. Il n’y a pas de personnalité sans sexe. C’est de cette métastase maladive, de cet hermaphroditisme mystique, que le monstre est né qui s’appelle la Nouvelle philosophie de M. de Schelling ; c’est là une création tristement avortée.

Les théologiens anciens disaient que les attributs essentiels de Dieu étaient déjà compréhensibles par la raison naturelle. Soit ; mais si la raison est capable de comprendre d’elle-même l’être de Dieu, il faut bien qu’il soit l’essence objectivée de la raison. Ce Dieu est donc la raison, voilà tout. « Mais, se hâtaient-ils d’ajouter, vous ne comprendrez la Trinité que d’après la révélation surnaturelle. » Cela veut dire que la Trinité est un objet rebelle à la raison, un objet Irrationnel, déraisonnable ; un objet du cœur matérialiste et non un objet de la tête spiritualiste. Tout dogme religieux ne nous est parvenu que par voie traditionnelle, il est né dans une époque reculée qui diffère de la nôtre sous tous les rapports politiques, scientifiques, sociaux, etc. ; aujourd’hui, on ne le comprend plus qu’avec difficulté, par cela même que notre époque est une autre que celle qui lui a donne naissance. Et ne nous en effrayons point ; souvent l’homme individuel ne saurait plus penser, sentir, faire ce qu’il a fait, senti, pensé, sans peine il y a quelques années, et sous d’autres conditions. L’homme doit se convaincre que ce qui est nécessaire et vrai dans toute la force du terme, ne l’est qu’à une époque et dans un endroit donné ; cette époque, cet espace, peuvent être de très grande extension, mais, enfin, sachons que le hapax legomenon soit le sent qui ait du droit et du mérite historiques. L’univers n’aime pas des répétitions ; ton individualité existe, tu penses, tu crées, mais tu vas cesser d’exister pour ne plus revenir : hapax legomenon.

  1. M. Amédée Thierry (Hist. de la Gaule, 3) dit : « Il y avait quelque chose de touchant et de bizarre à la fois dans ces mariages de la primitive Église, où les époux se réunissaient pour être séparés, où leur union n’était qu’un mutuel défi de mortification et de continence… Telle fut la vie de Rhéticius, seigneur gallo-romain, dans la cité d’Autun, marié lorsqu’il n’était que laïque, plus tard évêque élu par les chrétiens de la ville. Avant d’expirer, son épouse lui prit la main et lui dit : « Très cher frère, accomplis ma dernière volonté lorsque ta course en ce monde sera terminée, je veux que ton corps soit placé dans le sépulcre à côté du mien, afin que nous reposions côte à côte sous la même pierre, nous qui avons conservé dans le même lit l’amour et la chasteté. » On n’a pas besoin de citer d’autres exemples, les annales du christianisme primitif en abondent comme tout le monde sait : ce qui est essentiel ici, c’est de faire remonter tout ces phénomènes touchants et bizarres à leur source, au lieu de les regarder comme des aberrations exceptionnelles. Il y a une grande et terrible logique dans ces faits ; l’analyse critique doit en prendre acte. (Note du traducteur)
  2. En voici, comme preuve poétique, quelques-uns des plus magnifiques chansons sacrées des couvents du moyen-âge (Adolphe G. Follen, 1819. Elberfeld, en latin et en allemand) :
    Canticum benedictae matris.
    (Marie au berceau du Christ.)

    1. Dormi, fili, dormi, mater
    Cantat unigenito,
    Dormi, puer, dormi, pater
    Nato clamt parvulo.
    illies tibi laudes canimus,
    Mille, mille, millies !

    2. Dormi, cor et meus thronus,
    Domi, matria jubilem,
    Aurium cœlestis sonus
    Et suave sibilum.

    (Elle lui donne du miel et du lait, des fleurs de lis et des hyacinthes, des violettes et des roses : elle appelle les bergers de la prairie qui savent si bien faire de la musique et chanter les hymnes les plus chastes) :

    3. Lectum stravi tibi soli,
    Dormi, nate bellule !
    Stravi lectum foeno molli ;
    Dormi mi animule !

    4. Dormi, nate mi mellite,
    Dormi, plene saccharo.
    Dormi, vita leae vitae
    Canto nate utere !


    benedictur fructus ventris tui.

    1. Beata mater munere,
    Cujus supremus Artifex,

    2. Mundum pugillo continens,
    Ventris sub area clausus est !


    natus est emmanuel.
    (La Naissance de Dieu)

    1. Dies est laetitia,
    Nam processit hodie
    Chistus rex de Virgine.

    2. Sine vire, sine viro !
    Virginia de flore
    Modo miro !

    3. Castitatis lilium peperit aunc filium,
    Christum coeli dominum, regem nostrum dominum.


    virgo mater.
    (La Vierge-Mère))

    1. Qualis pure in lucenti
    Sol renidet sol renidet sethere,
    Talis puer in lactanti
    Matris haeret ubere.

    2. Talis mater speciosa
    Pulchra est cum filio,
    Qualis est cum molli rosa
    Viola cum lilio !

    3. Inter sese tot amoresa,
    Tot alternant oscula,
    Quot in pratis fulgent flores,
    Quot in coelis videra !


    mater apud crucem.

    1. Ab impiis ut reus
    Damnatur ipse Deux !
    Quot cruenta
    Sunt tormenta
    Quae te, fili, laccrant !
    Violenta tot tormenta
    Genitricem macerant.

    2. Fondat coelum,
    Fundat solum,
    Lacrymarym flumina,
    Aruere, marcuere
    Mea pridem luminal

    (Note du traducteur)

  3. Et la célèbre règle des moines chevaliers du Temple : « Vous n’aurez sur Terre ni pais ni repos, vous marcherez et combattrez jusqu’à la mort. » (Le traducteur)
  4. Le traducteur transcrit ici une dissertation de M. L. Feuerbach (1842).
  5. « Le cancer uterinus est très ordinaire dans les couvents de religieuses (Manuel des maladies des femmes, par le médecin E. de Sichold. I, 633). »