Feuerbach - Qu'est-ce que la Religion ?/L’essence du Christianisme. — Chap. VI

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Traduction par Hermann Ewerbeck.
Ladrange, Garnier frères (p. 170-173).

Chapitre VI.

Le Mystère du Dieu martyrisé.


La première hypostase, Dieu le Père, devenue homme sous la forme de Dieu le Fils, est essentiellement exposée aux souffrances humaines. Le Père est l’expression de toutes les perfections humaines, le Fils celle de toutes les douleurs, et tandis que les philosophes païens s’inclinent devant la spontanéité de l’Intelligence comme la véritable manifestation divine, les chrétiens adorent la Douleur comme divine. Le Christ, c’est la Passio pura; Dieu le Père, c’est l’Actus purus. La souffrance, surtout celle que l’Être suprême subit, l’Être sans péché, l’Être pur par excellence, est sans contredit ce qu’il y a de plus dramatique, de plus tragique pour le cœur, pour l’âme de l’homme. Cette immense histoire de la Passion du Christ, qui fait vibrer le cœur humain dans toutes ses fibres, n’est cependant point autre chose que l’histoire du cœur lui-même ; elle n’est point une invention poétique ou, si tous voulez, un raisonnement, elle ne saurait nier son origine, elle est née du cœur.

Le cœur invente d’une autre manière que la réflexion : il est passif ; ce qui naît en lui doit lui paraître comme une nécessité extérieure, comme une puissance irrésistible, comme un fait donné ; par conséquent se trouve-t-il par sa propre énergie poussé au sacrifice, au dévouement. Voilà le vrai christianisme, celui qui n’est pas encore entaché des sophismes de la théologie.

Dieu aime, dit la religion. cela doit se traduire par aimer est divin ; Dieu souffre, cela veut dire souffrir est divin, bien entendu souffrir pour autrui, pour le bonheur de ses semblables.

Ce qui est Attribut dans le langage fleuri de la religion, il faut le regarder comme Sujet, et ce qui y est Sujet, il faut le changer en Attribut. Ce n’est qu’en prenant à rebours tous ces oracles si , qu’on arrive au vrai sens.

La souffrance du Christ représente non-seulement les douleurs de la charité, de l’amour du prochain, la douleur qui est inséparable du dévouement, mais aussi la souffrance en soi, expression simple et nette de la passibilité. Le philosophe païen s’écrie à la nouvelle de la mort de son enfant chéri : « Je savais bien que j’avais engendré un être mortel » ; le Christ verse des larmes sur la mort de Lazare qui n’est pas même une mort réelle. Socrate boit sans sourciller la ciguë, le Christ s’écrie dans ses angoisses : « Que ce calice passe, s’il est possible ! » Ces mots tragiques, qui sont l’aveu formel de notre sensibilité naturelle, ont provoqué l’explication suivante d’Ambroise (In Luca Erang. 10, 22) : « Haerent plerique hoc loco ; ego autem non solum excusandum non puto, sed etiam nusquam magis pietatem ejus majestatemque demiror : minus enim contulert mihi, nisi meum suscepisset affectum ; ergo pro me doluit, qui pro se nihil habuit quod doleret » ; et Saint Bernard ajoute avec raison : « S’il en était autrement, comment oserions-nous approcher de Dieu enveloppé dans une rigoureuse impassibilité (traité des XII Degrés) ? » L’essence de la religion chrétienne est évidemment le culte des larmes et des douleurs : « Le Sauveur n’a point ri, il a pleuré, comme nous lisons dans l’Évangile ; voilà l’exemple qu’il nous a laissé, » dit Salvien (VI, 181) : « Christianorum est pressuram pati in hoc saeculo et lugere, quorum est aeterna vita (Origène, explan. in Ep. Paul. ad Rom 2, 2, interp. Hieron.), comme saint Augustin dit : « Quid ergo cupimus, nisi ita non esse ut nunc sumus ? et quid ingemiscimus, nisi pœnitendo quia ita sumus (Serm. ad pop. 351, 3) ? » Et Thomas à Kempis : « S’il y avait quelque chose de mieux à faire, de plus utile pour le salut de l’homme, que de souffrir (pati), certes, le Christ nous en aurait informé par sa parole et son exemple ; nous n’entrerons donc au règne de Dieu que par beaucoup de tribulations (De imitat. 2, 12). »

Le protestantisme s’opposa vivement à cette théorie ; la Passion du Christ ne lui fut plus le principe fondamental de la morale.

Saint Bernard (Form. bon. vitae) demande : « Comment me serait-il permis de jouir sur cette terre, tandis que mon Dieu est attaché au gibet ? » et Jean Gerhard (Médit. 37) dit sévèrement : Memoria crucifixi crucifigat carnem tuam in te ; ceci est au moins clair, et en contradiction directe avec la doctrine des théologiens sophistes. Les anciens chrétiens se fortifièrent dans la mortification de la chair par l’image de la croix, qui était perpétuellement présente à leurs yeux ; comme les païens, selon Augustin, se sentirent excités à la débauche par l’aspect de leurs idoles.

Résumons. Dieu dans la Passion est le cœur de l’homme ; le cœur, l’âme est la totalité de toutes les souffrances quelles qu’elles soient, c’est la sensibilité humaine ; le Christ est donc la sensibilité, en d’autres termes, la sensibilité est divine. Elle doit se manifester, s’exhaler en larmes, en paroles, en musique, n’importe comment[1]. Ainsi, le Christ crucifié est l’image du cœur humain qui se reflète en Dieu ; Dieu, c’est l’éternel miroir de l’homme. En d’autres termes, le Dieu crucifié, c’est le cœur humain deifié et adoré comme puissance surnaturelle. Ce culte si ravissant et si tendre du cœur humain existe nécessairement là où le stoïcisme n’existe plus.


  1. Dans les Hymnes antiques en latin et en allemand, par Ad. L. Follen (1819, Elberfeld) on en trouve plusieurs qui prononcent admirablement en poésie ce que ce chapitre vient développer par la dialectique :


    ALTITUDO.

    Altitudo, quid hic jaces ? In tam vili stabulo ?
    Qui creastu coeli faces, alges in praesepio !

    O, quam mira perpetrasti, Jesu propter hominem !
    Tam ardenter quem amasti paradiso exulem.

    AD MATREM DOLOROSAM

    Fac me vere tecum flere, crucifixo condolere
    Donec ego vixero, juxta crucem tecum stare,
    Te libenter sociare in planctu desidero,
    Fac ut portem Christi mortem :
    Passionis fac consortem, et plagas recolere !

    Mais cet enthousiasme si tendre et sublime, qui ne le cède assurément point à celui dans aucune autre religion, dite révélée, était nécessairement condamné déjà d’avance à la stérilité, par cela même qu’il était transcendant et subjectif à la fois. (Le traducteur.)