Feuerbach - Qu'est-ce que la Religion ?/L’essence du Christianisme. — Chap. XV

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Traduction par Hermann Ewerbeck.
Ladrange, Garnier frères (p. 251-256).

Chapitre XV.

Le Mystère de la Résurrection et de la Naissance surnaturelle.


Il en est, comme des miracles dits pratiques, de même aussi des miracles dits théoriques ou proprement dogmatiques, je veux dire ceux de la résurrection et de la naissance surnaturelle. Dans ceux-ci, qui rapportent directement au salut de la personne individuelle, on voit sans difficulté le désir individuel, dans ceux-ci nous le découvrons également. Et d’abord, l’homme qui jouit de la santé physique et psychique, a le désir naturel de ne pas mourir ; ce désir est primitivement identique avec l’instinct conservateur. Tout ce qui vit, veut se conserver, se maintenir, ne pas mourir.

Ce souhait originairement négatif, ou se manifestant sous une forme négative, change plus tard de forme. Sous la pression incessante des relations politiques et sociales il devient peu à peu positif : c’est ainsi que naît le désir d’une autre vie meilleure après la vie actuelle. Dans ce désir nous avons en même temps l’espoir de sa réalisation, or cet espoir ne peut être rempli par notre intelligence. On a dit, et avec raison, que toutes les preuves sans exception de l’immortalité sont insuffisantes, ou, ce qui revient au même, qu’elles ne peuvent être reconnues comme valables par l’intelligence. L’intelligence, en effet, ne donne que des démonstrations générales, elle ne me donne donc point la certitude que je lui demande à propos de mon existence personnelle d’outre-tombe. Celle-ci a besoin d’une assurance toute personnelle et immédiate, d’un fait constatant. Il me faut donc absolument un événement historique ; il me faut voir un homme mort, réellement mort, qui revient de la tombe. Et encore, il faut que ce mort ne sois point un mort quelconque, mais bien un mort qui dans sa vie a été le modèle, le prototype de tous les autres hommes ; ce n’est que sous cette condition que sa résurrection sera bien réellement un modèle. une garantie de toutes tes autres résurrections humaines. Voilà pourquoi la résurrection du Christ est le désir satisfait que l’homme éprouve d’être sûr de son existence éternelle après la mort : le Christ est ici devenu l’immortalité personnelle comme fait. Rien de plus frappant, de plus immuable qu’un fait accompli.

Les philosophes païens s’occupaient de la question de l’immortalité, mais sans y appuyer fortement sur la personnalité. Chez eux il s’agirait surtout de la nature de notre âme, de l’esprit, du principe vital. La pensée de l’immortalité du principe vital ne renferme point immédiatement celle de l’immortalité personnelle, et encore moins la certitude absolue de cette dernière ; ils s’expriment par conséquent d’une façon assez douteuse et contradictoire sur cet objet. Les chrétiens au contraire, profondément persuadés de la réalisation de tous leurs désirs personnels (car ils adorent, sans le savoir, leur âme individuelle comme être suprême), changent le problème théorique des païens en un fait immédiat, en une affaire de conscience ce qui n’avait été chez les anciens qu’une simple question théorique. Nier par conséquent, l’immortalité subjective est aux yeux du chrétien le crime lèse-Dieu, c’est de l’athéisme. Niez la résurrection des corps, et vous niez celle du Christ, vous niez en même temps le Christ, vous niez donc Dieu. C’est ainsi que le christianisme, si spiritualiste, changea un objet spirituel en un objet dépourvu d’esprit. A ses yeux l’immortalité païenne de la raison, de l’esprit, de l’intelligence était beaucoup trop abstraite et trop négative ils exigeaient quelque chose de plus solide, de plus palpable. L’immortalité de la personne individuelle. La seule garantie suffisante de celle-ci est dans la résurrection de la chair, et en effet, c’est cette dernière qui exprime le triomphe du christianisme sur la spiritualité objective et abstraite, mais sublime, des anciens philosophes du paganisme. On comprend que les païens avaient besoin de bien des efforts pour adopter enfin la croyance chrétienne à la résurrection charnelle.

La résurrection miraculeuse est la fin du drame chrétien, elle est, je le répète, un désir métaphysiquement réalisé : il en doit être de même du commencement, qui s’exprime par la naissance surnaturelle.

Plus l’homme s’éloigne de la nature, ce qu’il ne peut sans donner dans une manière de voir surnaturelle ou contre nature, et plus il se sentira une aversion invincible pour la nature et les choses naturelles. L’homme, en devenant de plus en plus subjectif, souffre alors de tout ce qui se rapproche objectivement de lui ; il devient extrêmement sensible, son imagination se détourne avec dégoût aussitôt qu’elle vient de heurter contre une chose qui a le malheur de lui déplaire ; « Si Adam n’eût pas été séduit par Ève et le serpent, nous n’aurions pas aujourd’hui des ours, des loups, des lions ; il n’y aurait aucun désagrément pour l’homme dans toute la création ; point des épines, des chardons, des orties, point des des maladies, point des rides au front, il n’y aurait point à souffrir des maux à la tête, à la main, au pied… Voilà tout ce que le péché originel nous a préparé, toute la créature en a été souillée et polluée : le soleil aurait été plus brillant, l’eau plus limpide, la végétation plus abondante (Luther, I, 322) »[1]. Un homme indépendant et objectif trouve certainement beaucoup de choses rebutantes dans la nature, mais il ne s’en révolte pas à tout instant, il les comprend comme une partie du Grand-Tout, il les évite, il discipline en même temps sa subjectivité trop chatouilleuse, et tout est dit. Un homme subjectif, au contraire, qui ne vit que dans l’intérieur de son âme et de son imagination, éprouve un dégoût tout particulier, et, ce qui est un vrai tourment pour lui, il ne peut plus détourner son regard des choses qui lui répugnent.

Il ressemble a ce malheureux enfant-trouvé, qui dans la plus belle fleur ne voyait rien si non les petits scarabées noirs qui y couraient ; cet individu ne pouvait jamais jouir de ses formes, de sa couleur ni de son odeur. Un homme tellement subjectif prendra toujours ses sensations individuelles pour mesure de ce qui devait être et qui n’est pas ; il ne sait pas que ce qui lui plaît, ne saurait exister sans ce qui lui déplaît. Il ne veut point entendre parler des lois si ennuyeuses de la logique et de la physique, il voit tout par les lunettes de son imagination, Tout, se dit-il, doit me plaire, et s’il rencontre une chose affectant désagréablement ses sens, il crie. Ainsi, il trouve belle la vierge, il trouve belle aussi la mère : mais ce qui est entre l’une et l’autre, la femme enceinte, la femme en couches, il s’en détourne avec désenchantement et dégoût ; voilà le christianisme.

Cet homme objectif admire la virginité pure et immaculée comme la plus sublime notion morale c’est là la corne de l’abondance de tous ses sentiments supranaturatistes, de toutes ses idées hyperphysiques. Il s’en fait fort, il appelle cela la personnification de son sentiment d’honneur, de sa pudeur vis-à-vis de la nature : Tantum denique, s’écrie Minuce Félix (c. 31) abest incesti cupido, ut nonnullis rubori sit etiam pudica conjunctio. Le bon père Gil était d’une chasteté telle, qu’aucune femme n’avait jamais vu sa figure, et il craignait même de se toucher lui-même, se quoque ipsum attingere quodammodo horrebat ; le père Coton avait un odorat si développé qu’il sentait une puanteur insupportabte à l’approche des personnes moins chastes que lui (Bayle dict. artic. Mariana Rem. C.). Le principe suprême de cette délicatesse ultraphysique est la vierge Marie : « Virginum gloria, corona virginitatis, typus virginitatis, puritatis forma, virginum vexillifera, prima virginum, virginitatis magistra, virginitatis primiceria. » Or, l’homme tout subjectif qu’il est, ne saurait se défendre d’un sentiment naturel, de l’amour maternel si charitable et si doux. Que faire alors pour sortir de cette lutte d’une sensation naturelle et d’un sentiment contre-nature ? Il faut en appeler au supranaturalisme, à ce grand sorcier qui sait toujours combiner les extrêmes, en confondant bon gré malgré en un seul sujet les deux attributs qui s’excluent l’un l’autre. Salve, sancta Parens, enixa puerpera Regem : —  Gaudia matris habens cum virginitatis honore (Mezger, théol. schol. IV, 132).

Delà ce phénomène singulier du catholicisme qui canonise la à la fois le célibat et le mariage ; c’est une contradiction logique et physique, mais il s’en moque.

Ne croyez pas toutefois qu’elle ait été un produit récent elle est déjà tout entière dans le rôle ambigu que le mariage joue chez l’apôtre saint Paul. La doctrine de l’engendrement et de la conception du Christ est bien une doctrine essentielle du christianisme, une doctrine qui en révèle l’essence intrinsèque et dogmatique, et elle repose sur le fondement qui porte tous les autres miracles et articles de foi. Un philosophe, un naturaliste, un individu intérieurement émancipé et objectif reconnaît la mort comme une nécessité naturelle ; les chrétiens s’en sentent choqués, comme de toute autre limite de la nature, Ils se trouvent donc scandalisés de l’acte naturel de la génération, et, pour l’écarter ils s’adressent à la force du miracle. La conception de la Sainte-Vierge, qui n’a pas été tachée par le contagium du pèche originel, était le premier acte de purification de l’humanité souillée par le péché, c’est-à-dire par la nature ; il en est de même de la naissance hyperphysique du Christ, de même de sa résurrection : le théanthropos, pur de tout contact avec la maudite nature, est donc le vrai prototype du genre humain, le vrai sauveur, le vrai libérateur pour tous ses adorateurs.

Les orthodoxes protestants, eux aussi, ces pédants si arbitrairement critiques, admirent la conception immaculée de Marie comme un mystère de la foi, comme un mystère ineffable (Winckler, philol. Lactant., s. Brunsvigæ, p. 247) ; tandis que chez des protestants qui réduisaient le chrétien à la foi seule, en lui permettant de rester homme dans la vie ordinaire, ce mystère perdait insensiblement toute signification pratique et n’en conservait qu’un sens simplement dogmatique. Ils se mariaient comme si ce mystère n’existait pas. Aux yeux du vrai chrétien des anciens temps, du chrétien qui abhorre la critique et qui veut la foi sans phrase, pour ainsi dire, un mystère dogmatique était toujours aussi un mystère moral. La morale catholique est donc chrétienne et mystique ; la morale protestante était déjà, à son origine, un peu rationaliste. Dans celle des protestants, deux êtres faisaient une alliance charnelle : le chrétien d’un coté et l’homme social, politique, naturel de l’autre. La morale catholique restait la Mater dolorosa, la morale protestante devenait une bonne mère de famille entourée d’enfants. Le protestantisme est déjà, dans sa racine, la contradiction de la foi et de la vie ; c’est pour cela même qu’il est devenu la condition de la liberté. Les protestants, ne voyant dans le mystère de la Virgo deipara qu’un article théorique ou plutôt dogmatique, n’ont jamais voulu l’aborder par la théologie spéculative ; selon eux, on ne saurait jamais en parler avec trop de précaution et de réserve. Et cela devait être : ce qu’on nie pratiquement n’a plus une signification réelle pour celui qui nie ; ce n’est plus qu’un spectre idéaliste, qui, comme tout autre spectre, se retire devant la lumière du soleil et de la raison.

Saint Bernard dit, dans une lettre, que, aux yeux de quelques-uns, la Sainte-Vierge, elle aussi, a été conçue sans péché. Saint Bernard ne veut pas de cette thèse, mais il a tort, et elle ne mérite point d’être appelée, par un historien moderne, une singulière opinion scolastique. La femme qui donne naissance à Dieu, est un miracle, et elle a bien le droit, ce me semble, de revendiquer à son tour une origine merveilleuse et immaculée. Certes, si vous mettez la prémisse, cette naissance surnaturelle du Sauveur, vous n’avez plus le droit de vous récrier contre les conséquences aussi naïves que sincères que le catholicisme, le vrai catholicisme bien entendu, en a tirées.

Ce qui est ici historiquement remarquable, c’est l’aplomb avec lequel déjà le Père des Pères avait soutenu la combinaison forcée des polairement contraires[2].

  1. Le talmud dit cela aussi.  (Le traducteur)
  2. Contre le manichéisme de saint Augustin, à l’égard du mariage, s’élèvent entre autres Tite de Bostre et Chalcide, plutôt deux platoniciens christianisés que chrétiens platoniciens ; il paraît que la logique et le bon sens n’appartenaient alors qu’aux penseurs païens. Le noble Beausobre (II, 529) s’écrie avec dédain : « Il vaut mieux laisser tout cela dans les ténèbres, que de se donner la torture pour chercher à concilier des relations si contraires (sur la virginité de la Mère de Dieu) ; » mais il se trompe. La critique, avant de quitter à jamais ces tristes champs de bataille de la pensée fébrile et farouche, doit au contraire les persécuter avec le plus grand soin. Le xviiie siècle, il est vrai, y a fait quelque chose, mais d’une façon trop mécanique pour que le nôtre puisse s’en contenter ; notre critique actuelle, le dialectisme de la nouvelle philosophie allemande, qui sera, espérons-le, la dernière de toutes, procède chimiquement, par la voie sèche et la voie humide. De là son irrésistibilité ; de là, aussi son immense supériorité à la méthode de Bolingbroke, Voltaire, Rousseau, qui, comme M. Henri Heine (le Salon II, 9) a si bien dit, ne s’attaquent qu’au corps du christianisme et non à son âme immortelle. Le combat des héros intellectuels au xviie et xviiie siècles n’a pas suffi. Il faut maintenant dialectiser critiquement cette âme.  (Le traducteur.)