Feuerbach - Qu'est-ce que la Religion ?/L’essence du Christianisme. — Chap. XXIV

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Traduction par Hermann Ewerbeck.
Ladrange, Garnier frères (p. 390-393).
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Chapitre XXIV.

La Contradiction dans la Théologie spéculative.


Nous inférons de ce qui précède que la personnalité divine, dont l’homme se sert pour attribuer ses propres idées et ses propres qualités à un être surhumain, n’est rien autre chose que la personnalité humaine mise en dehors du moi. C’est cet acte psychologique qui est devenu la base de la doctrine spéculative de Hegel, qui enseigne que la conscience que l’homme a de Dieu est la conscience que Dieu a de lui-même.

Dieu, dit le système hégelien, est pensé par nous, il est su par nous, Dieu est ici dans un état passif : or, cette passivité est précisément l’activité de Dieu qui se pense lui-même, qui se sait lui-même. La doctrine spéculative identifie donc les deux côtés séparés par la religion. Elle voit par là plus loin que la théologie, car Dieu est un être intérieur ou spirituel, et si je pense Dieu, cet acte de penser est un acte aussi intérieur on spirituel ; donc, en pensant Dieu, j’affirme l’essence de ce Dieu même. Dieu pensé est Dieu comme acte ; Dieu manifeste son essence et son activité par cela même qu’il est pensé, qu’il devient un objet apparemment passif de notre pensée. Dieu ne peut ne pas être pensé : il est nécessairement objet de notre réflexion ; tandis que toute autre chose, cet arbre-là, par exemple, peut fort bien rester en dehors de notre réflexion. Notre pensée est un vaste horizon dans lequel Dieu entre toujours et partout : Dieu est une nécessité pour la pensée. Il serait de la dernière inconséquence de croire que Dieu reste indiffèrent dans cet acte de notre pensée subjective : au contraire, il s’y intéresse activement ; il se pense lui-même dans notre pensée, il se distingue ainsi de cet arbre qui se laisse penser sans penser lui-même.

L’objectivisme religieux a deux passifs, grammaticalement parlant : une fois Dieu est pensé par nous, une autre fois il est pensé par lui-même : Dieu est donc passif deux fois. Aussitôt qu’on lui attribue une véritable personnalité, il faut lui attribuer aussi la faculté de se penser lui-même faculté que possède tout individu humain. En se pensant et se laissant penser, ce Dieu a donc une conscience de son moi indépendante de la nôtre, comme chaque individu humain a une conscience indépendante de celle d’autrui ; c’est l’anthropopathisme religieux dans sa plus haute expression ; car, enfin, ne serait-il pas plus grandiose d’attribuer à Dieu, outre le pouvoir de penser et d’être pensé qu’il partage avec l’homme, encore un autre pouvoir non humain, le pouvoir de se penser dans la pensée humaine qui le pense ? Sans doute, mais la religion ne va pas si loin ; d’après elle, Dieu pense, se pense lui- même, et est pensé par nous ; elle traite son Dieu comme si c’était un simple mortel. Ne me dites pas : La religion considère Dieu comme un être qui pense dans la pensée humaine : c’est là une concession que la religion ne doit pas se permettre ; et si elle la fait, elle ne sait pas ce qu’elle fait, chose qui lui arrive souvent.

Dieu signifierait-il quelque chose sans son univers ? Oui, mais il ne serait pas Dieu dans toute l’étendue du terme ; sa toute-puissance, par exemple, ne se manifeste, ne se réalise que par et dans une création. Et encore cette toute-puissance se pourrait-elle manifester convenablement dans un univers où il n’y eût pas de genre humain ? Ainsi, l’homme ne peut se passer de Dieu, et Dieu ne peut se passer de l’homme ; il en est de même quant à toutes les autres qualités divines, sagesse, amour, etc. « Dieu a besoin de nous, nous avons besoin de lui, a dit le frère prêcheur Tauler (p. 16). Voyez la Dogmatique chrétienne par M. David Strauss, I, 47.

Dieu, en effet, a besoin de l’homme pour sentir entièrement sa divinité : les péchés humains forment un contraste avec la sainteté divine, il en résulte pour Dieu un sentiment de satisfaction ; le repentir humain touche le cœur paternel de Dieu, l’âme endurcie dans le vice provoque sa colère, la misère humaine fait triompher la miséricorde divine. A chaque qualité intellectuelle de l’homme répond une qualité intellectuelle de Dieu : il en est de même quant aux qualités morales et aux qualités physiques. Ainsi, c’est dans l’homme que Dieu se manifeste, s’explique, se déploie se réalise.

Je défie la théologie de me montrer une qualité essentiellement humaine qui ne soit divine, une qualité divine qui ne soit humaine : Ainsi, Bonum est communicativum sui, dit le vieux apopthegme : on ne connaît la bonté de son cœur qu’au moment où l’occasion se présente de faire du bien à quelqu’un, de se communiquer à autrui, et nous en éprouvons une joie essentielle, la joie de la bienfaisance ou de la libéralité. Cette joie de celui qui donne n’est pas moindre que la joie de celui qui reçoit ; nous jouissons de la joie de celui auquel nous faisons du bien, ces deux joies ne sont donc point différentes l’une de l’autre. Il en est parfaitement de même dans le sentiment de la compassion ou de la commisération ; nous souffrons de la souffrance d’autrui, et en soulageant la sienne, nous cessons peu à peu de souffrir. La joie de celui qui donne est le reflet éprouvée par celui qui reçoit ; il en est de même de la douleur. D’où s’ensuit que la joie et la douleur de l’homme se trouvent récapitulées en Dieu.

Dieu a donc toujours et partout besoin de son contraire pour se dessiner, pour se préciser nettement lui-même : « Dieu ne saurait subsister sans le non-Dieu, » formule qui exprime le secret de la théosophie de Jacob Boehme. Remarquons cependant que Boehme, théologien éminemment mystique, s’empare des sensations dans lesquelles l’Être divin se réalise et devient quelque chose de rien qu’il était ; Boehme fait une séparation entre ces sensations et l’homme, il les objective sous forme de ce qu’on appelle ailleurs les qualités naturelles des choses : et il s’arrange de sorte que ces qualités ne représentent que les impressions qu’elles ont exercées sur l’âme affective de Boehme.

En outre, n’oublions pas que la religion, quand elle est vulgaire ou empirique, est très superficielle, elle ne voit rien au-delà du moment où la création matérielle de l’univers et de l’homme se fit : le mysticisme élevé, au contraire, ramène tout dans le sein d’un Dieu préexistant, antémondain. Le mysticisme nie par-là implicitement la réalité de la création, car si Dieu possède déjà l’univers entier dans le sein de son essence divine, il n’a pas besoin de le mettre au dehors ; si ce Dieu porte déjà dans lui-même le non-Dieu, il peut s’épargner la peine de l’objectiver. En d’autres termes, la création du monde réel doit être un acte entièrement superflu aux yeux du mysticisme théosophique, ou plutôt une impossibilité ; le Dieu théosophique est déjà réel avant la création, tout rempli de réalités avant de faire naître le monde réel. Il faut dire ceci surtout du Dieu de M. de Schelling ce Dieu est un composé de je ne sais combien de puissances, et il reste pourtant tout à fait impuissant. Il y a toutefois dans la doctrine de la création telle que la religion ordinaire et empirique la donne, une certaine simplicité naïve, qui évite heureusement les ambages de la doctrine théosophique : d’après la religion l’homme ne naît que pour la gloire de Dieu. Cela signifie que ce Dieu veut être loué, chanté, adoré, comme un mortel quelconque : puisque la souffrance de l’homme répond la félicité de Dieu. La religion sépare toutefois bientôt ces deux côtés, elle donne à Dieu et à l’homme deux individualités qui sont en quelque sorte indépendantes l’une de l’autre ; Hégel les identifie en apparence, mais sans attaquer la contradiction à sa racine. Les orthodoxes avaient vraiment tort de crier si fort contre Hégel ; sa doctrine religieuse n’est point en opposition avec la religion dogmatique, mais elle prononce clairement ce que le langage embrouillé n'a pas su dire.

Tirons nos conséquences. L’être de l’homme est l’être réel de Dieu, et l’homme est réellement Dieu, puisque ce Dieu ne devient Dieu qu’après s’être paré de toutes les facultés et de toutes les qualités de l’homme. La conscience que l’homme a de Dieu est ici censé être la conscience que Dieu a de lui-même : donc la conscience de Dieu est la conscience de l’homme. Or, pourquoi attribuer à un Dieu la conscience humaine ? Pourquoi ne pas la laisser à l’homme ? Pourquoi attribuer à l’homme la conscience divine, et à Dieu l’essence divine ? Pourquoi couper en deux la conscience et l’essence qui sont toujours inséparables ? quel défaut de logique et de psychologie ! Dieu aurait donc sa conscience dans l’âme humaine et l’homme aurait son essence dans Dieu ? Non, mille fois non.

Dites plutôt la conscience que l’homme a de Dieu, c’est la conscience que l’homme a de l’essence humaine ; la conscience de Dieu et l’essence de Dieu sont également dans l’homme. Ce n’est que de la sorte que l’identité naturelle et absolue peut se rétablir : sans elle il n’y a que mensonge et illogique, hypocrisie et fantasmagorie. La psychologie (l’anthropologie) sera nécessairement la théologie de l’avenir.