Feuilles de Momidzi/10

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Ernest Leroux (p. 183-188).

X

LA SASIMI OU POISSON CRU

chef-d’œuvre de la cuisine japonaise





Il n’y a pas de sots métiers, dit-on ; il n’y a que de sottes gens, et des sottes gens, il y en a partout, aussi bien à l’Académie que dans les plus hautes sphères de l’État. En fait de sots métiers, je n’en connais qu’un seul : celui de dupe.

Ma conviction qu’il n’y a pas de sots métiers remonte à bien des années. C’était en 1848, il m’en souvient. Né dans une famille royaliste, le bruit des barricades avait fait de moi tout d’un coup un petit républicain. Par moments, je pratiquais en conséquence l’école buissonnière, afin d’aller voir les omnibus mis sur le flanc, les gros arbres abattus et les pyramides de pavés.

Près de mon école se trouvait une grande boutique avec une enseigne dont j’ai toujours gardé le souvenir. On y lisait ces mots : « Laboratoire de Chimie culinaire ».

Sans être bien gourmand et sans applaudir outre mesure à l’aphorisme de Brillat-Savarin, suivant lequel « la gourmandise mérite à tout égards éloges et encouragements », je me disais que, puisque la cuisine nourrit les hommes, la cuisine vaut bien la politique qui les éreinte. À cette époque, je venais de commencer à apprendre la chimie industrielle et, sous l’impression de l’enseigne sus-reproduite, je me suis demandé si je ne pourrais pas être un jour un grand chimiste culinaire.

Les souvenirs d’enfance nous poursuivent toute la vie ! Devenu vieux, j’ai de nouveau rêvé cuisine et je me suis dit que si j’avais persévéré dans mes premières aptitudes pour la science maguirique, j’aurais peut-être rendu de véritables services à l’humanité. Je me suis dit enfin qu’il était possible d’augmenter dans une énorme proportion nos ressources alimentaires et qu’il était surtout possible d’en améliorer la nature. N’aboutirait-on qu’à mieux nourrir les pauvres diables, à prolonger la vie humaine et à donner du repos aux médecins, le résultat en vaudrait déjà la peine. Je ne suis pas végétarien, parce que les milieux d’infection où évolue notre espèce sont aussi mal organisés que possible ; mais je crois que l’avenir appartient au végétarisme. J’en dirai plus long à cet égard une autre fois, car il serait malséant de vanter la nourriture exclusivement végétale dans un article où j’entends faire l’éloge d’une branche peu connue de l’ichtyophagie.



Ce que je vais raconter aujourd’hui, c’est comme quoi il m’est arrivé dans ma vie de me faire garçon cuisinier ; calotte blanche sur l’oreille et tablier blanc de la ceinture jusqu’aux pieds.

La scène se passait aux environs de Paris, dans une petite villa japonaise que je possédais sur les bords riants de la Marne. Le chef de cuisine, qui avait daigné m’admettre à son service, était Son Excellence Yamataka, seigneur d’Ivami, chambellan de sa Majesté Temporelle le Taï-koun du Japon et précepteur de son fils, le gentil petit prince Mimboutayou. Le diner devait avoir lieu vers les sept heures du soir. Chef et garçon montèrent sur la brèche quelques minutes avant midi.

Le menu du jour se composait de plusieurs mets exotiques dont nous savourions à l’avance le parfum délicat. L’un d’eux, inscrit pompeusement dans notre programme, devait être le clou du festin. Il ne s’agissait ni plus ni moins que de nous délecter en dévorant un plat de poisson cru.

Le sasimi[1] ou poisson cru est le chef-d’œuvre de la cuisine japonaise. Son invention suffirait à elle seule pour donner aux indigènes des îles du Soleil-Levant une place hors ligne sur le Livre d’Or de la Gourmandise. Ceux qui aiment le vin et les huitres vont de suite me comprendre. Tous les vins sont fabriqués avec du raisin : les différences qu’ils présentent entre eux sont cependant nombreuses. Les huitres d’Ostende, les marennes et les portugaises n’impressionnent pas précisément notre palais d’une manière identique, mais en somme, la variété de sensation n’a rien de très extraordinaire. Eh bien ! lorsqu’on sait préparer le sasimi, on arrive à créer autant de variétés d’huitres que, dans les caves les mieux garnies, un sommelier intelligent peut réunir de sortes de vins.

Pour peu qu’on ait en soi un peu de génie natif, de la délicatesse dans les mouvements, de la patience et un odorat à toute épreuve, on arrive aisément à savoir faire du sasimi. Voici d’ailleurs la recette. Heureux ceux qui sauront la mettre en pratique !

— « Vite ! me dit Son Excellence Yamataka, seigneur d’Ivami, apportez nos couteaux Japonais dont les lames font rougir de honte les plus fameuses trempes de Damas et de Saint-Étienne, ces couteaux avec lesquels on effile aussi aisément la pointe d’un gros clou de fer que la mine d’un crayon avec un canif bien coupant[2] ».

Les couteaux sont là ; l’archimaguire et son garçon s’en emparent et, après avoir vérifié la finesse de leur fil, ils se dirigent vers une table de marbre où s’étale coquettement un superbe poisson pêché le matin même[3].

Il s’agit de découper ce poisson en tranches aussi minces que du papier de riz. Le maître y réussit d’une façon qui tient du prodige : le garçon contemple le maître d’un regard ébahi et n’ose se hasarder à entreprendre cette terrible besogne. Il s’y décide enfin, trébuche par moments et s’acquitte de son mieux de sa délicate tâche. Seguitur que patrem, non passibus æquis.

De poisson une fois découpé en tranches impalpables, le chef de cuisine s’assied sur une natte, tire de sa poche une petite pipe de métal, y glisse une boule de tabac qu’il renouvelle de temps à autre pour jouir, en en savourant le parfum, de quelques instants d’un repos bien mérité.

Quant au garçon, il a reçu les ordres du prœfectus. Il lave à grande eau les fines tranches de poisson, les relave et les relave encore. Au bout d’un quart d’heure, il lève les yeux vers le maître pour savoir de lui si l’opération est terminée.

— Lavez encore ! est la réponse. Une heure après, sans attendre une nouvelle supplique, le chef, qui continue de fumer sur sa natte, répète : « Lavez, lavez encore ! »

Malgré l’amour de l’art qui le soutient, le garçon commence à défaillir ; il demande grâce.

— Lavez encore ! Lavez toujours !

Deux heures et un quart sont écoulées. Le chef murmure :

— « Reposez-vous maintenant… Vous reprendrez tout à l’heure votre service ».

Bientôt en effet, le lavage recommence. Au bout d’une nouvelle heure, le chef déclare l’opération terminée ; il prend délicatement les lamelles de poisson avec des bâtonnets et les dispose avec art sur un plat d’Owari, à fond bleu, ressortissant sur la couverte.

Puis on prépare le riz, — du riz comme jamais Européen n’a su en préparer, — puis les entremets et le dessert.

La tâche accomplie, les costumes culinaires cèdent la place à des costumes de ville, et l’on se met à table.

À dix heures du soir, il ne restait plus de sasimi dans le plat, et nous nous pourléchions le bord des lèvres, aussi fiers de notre œuvre qu’un statuaire qui aurait fait une Vénus de Milo.

C’était exquis ! exquis, si plat le fut jamais !

J’oubliais d’ajouter que notre poisson n’avait reçu aucune autre préparation que celle dont j’ai parlé et que, grâce à ses innombrables lavages, il laissait fort en arrière le poisson le mieux cuit et le mieux assaisonné.

Son Excellence Yamataka, seigneur d’Ivami, écrivit alors une inscription commémorative de ce grand jour. On la voyait aux Corluis du Perreux jusqu’à l’époque de l’invasion prussienne. Elle fut détruite par l’incendie deux ou trois jours avant la signature de l’armistice.



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  1. Littéralement « corps percé », c’est-à-dire « chair divisée en tranches minces ». — Le mot sasi-mi désigne également « la voiture des hauts fonctionnaires sur laquelle on peignait des images de poissons ». (Voy. le dictionnaire étymologique Gongen teï, p. 23).
  2. Les couteaux qu’avait apporté pour notre travail Son Excellence le Seigneur d’Ivami étaient de ceux qu’on nomme au Japon sasimi bau-chau, litt. « cuisiniers de chair en tranches ». Je ne saurais trop en recommander l’usage à nos grands restaurateurs.
  3. Les Japonais trouvent parfois du plaisir à employer pour leur sasimi des poissons encore vivants. Les idées religieuses de S. Exc. le prince d’Ivami et de son garçon cuisinier ne leur permettaient pas d’en agir de la sorte : ils trouvaient l’un et l’autre que c’était déjà beaucoup de faire acte de nécrophagie en cette circonstance.