Feuilles de Momidzi/Préface

La bibliothèque libre.
Ernest Leroux (p. ix-xvi).

PRÉFACE



À l’extrême limite du monde Oriental, dans un archipel volcanique baigné à l’ouest par les flots houleux de la Mer des Typhons et à l’est par les vastitudes désertes de l’Océan Pacifique, habite un peuple qui n’était guère connu que de nom jusqu’au milieu du siècle dernier, ou du moins sur lequel on ne possédait en Occident que les plus vagues indices. Ce peuple, que nous appelons le peuple Japonais, ou ce qui revient au même « le peuple du Soleil-Levant, » s’est tout à coup révélé à l’Europe et à l’Amérique par des aptitudes extraordinaires et par des particularités intellectuelles qui donnent à son étude une haute importance pour l’élucidation de plusieurs des grands problèmes de l’Ethnographie et des Sciences sociales comparées.

Parmi ces problèmes, il en est un qui me semble en ce moment plus que jamais de nature à intéresser les penseurs préoccupés de la recherche des lois de l’évolution générale et de la destination des êtres. Je veux parler de la question de savoir si le progrès existe réellement sur la terre et, dans le cas affirmatif, quelles sont les lois qui président à son développement logique et continu. Or je soutiens qu’il est urgent de répondre à cette question dans la mesure du possible et que l’histoire du Japon peut nous signaler, pour atteindre à ce but, des phénomènes ethniques à tous égards dignes de nos plus sérieuses méditations.

Je viens de dire « l’histoire ». J’éprouve, je l’avoue, une sorte de remords d’avoir prononcé cette parole et je tiens à m’expliquer pour ma justification. En thèse générale, je ne crois pas que la culture de l’histoire ait jamais rendu à l’humanité les services dont on s’est plu à lui faire honneur. En nous signalant les fautes de nos devanciers, l’histoire, a-t-on dit, nous apprend de quelle façon nous pouvons éviter les mêmes erreurs et comment nous devons agir pour l’amélioration constante de notre sort ici-bas. Or l’étude des annales d’une foule de pays divers tant anciens que modernes, m’a conduit à une toute autre conclusion. Plus j’ai feuilleté de livres d’histoire, plus je me suis convaincu que nous n’avons guère à en tirer rien de mieux que des témoignages sans cesse répétés de l’inconscience, de l’égoïsme et de la sottise humaine. C’est à peine si, dans quelques récits mythiques, œuvres de pure imagination, il arrive parfois de découvrir un appoint réconfortant pour les défaillances et les inquiétudes de notre esprit.

Je ne prétends pas pour cela que l’histoire n’a pour nous aucune espèce de valeur. En pareille matière, les verdicts trop absolus sont fâcheux à plus d’un égard. Je soutiens seulement que la recherche des faits historiques ne nous apporte guère autre chose que des mensonges et qu’elle coûte presque toujours une dépense de travail intellectuel peu proportionnée avec les bénéfices que nous pouvons en espérer.

L’opinion que je professe à cet égard à d’ailleurs été celle de bien des hommes de bon sens et de savoir ; maintes fois, elle s’est traduite par des vœux tendant à donner aux œuvres historiques un caractère tout autre que celui qu’on leur a infligé dans les ténèbres du passé. On a dit, par exemple, que ce qu’il y avait intérêt à connaître, c’était, non pas la liste des monarques, empereurs, rois, césars, sultans ou matamores quelconques qui ont soumis pendant un temps la masse corvéable à leurs caprices, mais les actes et les tendances de cette masse corvéable pour se soustraire à l’abrutissement dans lequel des institutions criminelles l’avaient plongée pendant des siècles d’obscurantisme et de servitude.

Dans la voie que je signale en termes vagues, parce qu’il ne me semble pas encore possible de l’indiquer autrement, je pense qu’il y a avantage à prévoir ce qui peut advenir d’un pays où, comme au Japon, on a vécu de longs siècles sous l’empire des idées traditionnelles de la Chine et où, tout d’un coup, on s’est engagé dans une politique inverse en adoptant à la hâte la manière de vivre et le système évolutif des sociétés occidentales.

Ayant été un des premiers en Europe à signaler l’intérêt qui s’attache à l’étude des insulaires de l’Extrême-Orient, après m’être vu dans l’obligation de disputer de toutes parts pour convaincre le grand public des anomalies profondes qui séparent les Japonais des Chinois, j’ai eu l’idée de réunir en un volume quelques-uns des articles que j’ai fait paraître de côté et d’autres sur les étonnants envahisseurs des îles du Soleil-Levant.

Ces articles, ainsi qu’on doit s’y attendre, représentent le monde Japonais à des points de vue fort différents, mais il leur manque la cohésion qu’il n’est pas possible de donner dans un recueil de pièces ou de notices détachées. Plusieurs de ces articles ne sont en somme que de simples essais d’érudition qui, comme la plupart des écrits de ce genre, ne peuvent pas servir à grand chose pour le progrès de l’esprit humain. Je caresse toutefois l’espoir que leur lecture ne sera pas absolument inutile pour les hommes en état de comprendre le parti qu’on peut tirer aujourd’hui de l’examen général des causes qui ont produit la transformation si rapide du monde Japonais.

Un coup d’œil sur le passé du Nippon, — et plusieurs des notices réunies dans ce volume permettront de porter ce coup d’œil sans trop de fatigue sur les limites orientales de l’ancien monde, — suffira pour montrer le pays du Yamato à une époque où toutes les superstitions étaient admises avec une foi naïve et enfantine dans ce pittoresque archipel. On verra de la sorte mentionnée une religion comptant huit cent myriades de dieux et des miracles de toutes les farines, puis une division de la société en gens positivistes et en gens croyants, en gens de castes nobiliaire, soldatesque et exploitable ; puis tout à coup une transformation complète dans les idées faisant adopter à la foule à peu près au hasard les doctrines philosophiques religieuses et sociales de l’étranger avec vente aux enchères publiques des statuettes des dieux nationaux et des ustensiles de leur culte ; puis le renversement des institutions de la veille, sans se préoccuper de ce qu’on pourra mettre à leur place le lendemain. Telle est en résumé la façon suivant laquelle un peuple, qui est sans conteste le plus actif des peuples Orientaux, entend préparer encore une fois la transformation sociale de son pays.

Je ne veux pas dire par là qu’il faille voir très en sombre l’avenir réservé aux Japonais et affirmer qu’ils s’exposent aux plus terribles imprévus et aux plus cuisantes désillusions. L’intelligence exceptionelle de ces insulaires et leurs facultés extraordinaires d’assimilation, peut-être plus encore leur charmante courtoisie et leur amabilité sociale, peuvent les faire triompher de tous les périls auxquels ils s’exposent en ce moment le cœur léger et l’imagination joyeuse. Que sortira-t-il de la fournaise où s’agite ce peuple, depuis un demi siècle surtout, sans trêve ni repos ? Il serait peut-être plus opportun qu’on ne le pense de le prévoir sans trop de retard. Tout en ne jugeant pas une telle tâche impossible, je pense que, pour l’accomplir, une somme considérable de recherches et de réflexions est absolument indispensable.

On me pardonnera donc de crier bien haut « prenez mon ours » et de rappeler, à l’appui de mon dire, que l’ours fut, dans les îles de l’Asie Orientale, une des divinités les plus populaires des Aïnos, habitants primitifs de l’archipel du Yamato. J’ajouterai enfin que c’est par un métissage entrepris dans des conditions excellentes entre les Aïnos et les Japonais que ces derniers occupent de nos jours une place exceptionnelle en face des Européens et de leurs habiles rivaux du Nouveau-Monde transatlantique. Aux bons entendeurs et à tous ceux qui voudront bien parcourir ce volume avec une bienveillance très indulgente, — je ne réclame pas davantage, — salut !



Séparateur