Feuillets épars/Mowis

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Imprimerie Bénard (p. 57-62).


MOWIS

Légende indienne de l’Amérique du Nord.


À Mariette.


Assis sur la rive du lac, Wobasso rêvait. Il voyait son visage reflété dans l’onde. Le crépuscule tombait. Le sommet des hauts monts resplendissait encore des derniers feux du jour. Mais la vallée entière, noyée dans la pénombre, était violette. De larges taches d’or faisaient dans le ciel d’immenses arabesques. Parfois une feuille, que le vent agitait, rompait seule le silence grandiose. La nature s’endormait et avec elle, tous les êtres.

Wobasso, la tête penchée vers l’eau, restait insensible aux splendeurs du crépuscule. Il avait déposé sur l’herbe son arc et son carquois. La mélancolie de ses yeux noirs, sa taille courbée, ses bras ballants indiquaient la tristesse de son âme… Deux larmes coulèrent le long de ses joues brunies, mais le jeune guerrier, honteux de cette faiblesse, les essuya du revers de la main. Lentement il se leva et, tendant vers le ciel d’or ses bras musclés, il implora le « Grand-Esprit ».

Une vapeur alors sortit de l’eau, flotta un instant à la surface, et poussée par la brise, glissa vers le rivage. Et de ce nuage, une voix douce comme celle d’une femme se fit entendre :

— Que veux-tu ? demanda-t-elle au jeune homme stupéfait.

— Suis-je vivant ? N’es-tu pas l’illusion d’un songe menteur ?

— Parle vite ! dit encore la voix.

— Oh ! si tout ceci est la réalité, s’il est vrai que la fumée parle, daigne écouter ma prière !

La nuit tombait peu à peu. Wobasso était brave ; l’apparition étrange ne le fit pas trembler.

Il commença son récit :

— Il y a, dans un village voisin, une jeune fille pour laquelle mon cœur a battu. La première fois que je l’ai vue, j’ai entendu l’amour chanter son éternelle romance. Dès lors, le ciel m’a paru plus bleu, la neige des monts plus blanche. J’ai rêvé au bord du ruisseau qui fuit sous la ramée, et le soir j’ai contemplé les étoiles du ciel. Je suis un chef dans ma tribu et beaucoup de jeunes filles auraient consenti à devenir ma femme, mais c’est elle que j’aimais, c’est Sebowisha que je désirais de toutes mes forces. Hélas ! la cruelle se rit de mon amour. On dirait qu’elle se plaît à me voir souffrir. Et moi, moi Wobasso, je reviens sans cesse l’implorer ! Ah ! je ne suis plus un homme, loin de moi cet arc, ces flèches…

— Mon fils, dit la douce voix, l’amour est le tyran des hommes. Les plus grands héros de ta race ont souffert comme tu souffres… Mais je veux punir la coquette ! Suis-moi !

Du nuage sortit une forme humaine. Le clair de lune l’enveloppait de ses rayons d’argent.

Elle glissa plutôt qu’elle ne marcha à travers les épais fourrés qui bordaient la rive du lac. L’esprit avançait vite. Il fallait que l’Indien courût pour le suivre.

Bientôt, ils arrivèrent au pied d’une grande montagne. L’astre de nuit faisait scintiller la neige du sommet. Ils se mirent à gravir. Wobasso sautait de roche en roche. Pendant des heures et des heures, ils grimpèrent ainsi. Et déjà l’aube semait des pétales de roses à l’horizon, quand ils atteignirent un grand champ de neige. Wobasso semblait exténué, mais l’esprit le toucha de la main et aussitôt toute fatigue s’envola. Le jeune homme se sentit aussi frais et dispos qu’après un long sommeil.

— Prends de cette neige et fais-en un jeune et beau guerrier. Je lui donnerai la vie, dit l’esprit blanc.

Wobasso se mit à l’œuvre. Il réunit un grand tas de neige et y tailla la forme d’un corps humain. Il travailla longtemps. Lorsque le guerrier fut achevé, l’esprit en fit trois fois le tour et dit : « Va au village de Sebowisha, va demander sa main à son père. Ton nom sera Mowis ! » Aussitôt l’homme de neige descendit la montagne.


∗ ∗ ∗


Wawonaissa, accroupi sous la tente, suivait du regard les spirales qui montaient de son calumet. Il pensait à sa jeunesse, quand il partait chasser ou combattre. Mais de nombreux hivers avaient blanchi sa tête et la sagesse était venue avec les rides. Sa fille, Sebowisha, charmait ses derniers jours. Il la voyait si jeune, si gracieuse… et le vieil Indien souriait à cette vision.

Tout à coup, un homme se présenta au seuil de la tente.

— Qui es-tu ? fit Wawonaissa en levant la tête.

— Un étranger…

— Que veux-tu ?

— L’hospitalité !

— Entre, hôte que le Grand-Esprit m’envoie.

Le vieillard fit asseoir le nouveau venu auprès de lui, et demanda :

— Viens-tu de loin ?

— Je viens des bords d’une grande rivière. Je m’appelle Mowis et je cherche une jeune fille pour en faire ma femme…

À ce moment, Seboswisha parut. Elle avait été puiser l’eau au torrent qui dévale de la montagne. À la vue de l’étranger, ses joues se colorèrent et elle voulut se retirer.

— Cet hôte que le Ciel m’envoie, lui dit le père, est Mowis. Un long voyage a épuisé ses forces. Prépare-lui son repas et fais-lui une couche à côté de la mienne.

Sebowisha obéit.

— Voici le plaisir de mes yeux, ma dernière joie avant d’aller rejoindre mes ancêtres dans le domaine toujours fleuri du Grand-Esprit…

Le repas fut bref. Bientôt, les hommes se couchèrent, et l’on n’entendit plus que le bruit du vent…

Toute la nuit, Sebowisha rêva du nouveau venu. Elle le voyait s’avancer vers elle et lui prendre la main. Ils allaient doucement par une grande prairie où les fleurs embaumaient. Le jeune guerrier la pressait tendrement sur son sein…

L’aube à peine avait blanchi les monts que le vieil Indien réveilla son hôte et lui dit :

— Mowis, s’il faut que tu continues ton voyage, voici le jour. L’heure est propice, tu peux partir ! Mais si tu veux prolonger ton séjour ici, cette tente est la tienne, tout ce que j’ai est à toi !

— Noble vieillard, merci de ta bonté ! Mais je voudrais te demander ce qui t’est le plus cher !

— Parle…

— Je te prie de m’accorder la main de ta fille.

— Je te la donnerai si tu la mérites. Reste avec nous. Je réfléchirai.

Lorsque Sebowisha entendit la demande de Mowis, son cœur bondit de joie. Elle fixa ses yeux noirs sur l’étranger, puis les baissa timidement.


∗ ∗ ∗


Quelques temps après, Mowis et Sebowisha s’unirent suivant les rites de leur nation.

L’Indienne adorait son époux. Nulle part on n’eût trouvé un couple plus heureux.

Une nuit, Mowis se réveilla. Il prit son arc et ses flèches et, sans répondre aux questions de sa femme, il sortit de la tente. Elle le suivit comme elle devait.

Ils marchèrent longtemps dans le sud. Le soleil se leva et commença sa course. Mowis allait toujours. Bientôt le soleil devint si chaud que l’homme de neige se mit à fondre et disparut…

Épouvantée, Sebowisha se traîna à genoux et implora le ciel. Elle chercha partout son mari et s’égara dans la forêt. Le soir elle arriva près d’un grand lac.

Harassée, elle s’assit sur son bord et pleura longtemps. Tout à coup, elle vit une vapeur que le vent poussait vers elle et entendit une voix de femme : « Coquette, souviens-toi du jeune chasseur dont tu te moquas ! Ceci est ta punition ! »

Et voilà la légende de Mowis telle que je l’ai entendue un soir, à l’heure où passent les fantômes de brouillard…