Feuillets parisiens/2

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Feuillets parisiens : poésiesLibrairie Henri Messager (p. 13-34).
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II

PAGES DÉTACHÉES




LA CHATTE



Idéale, gourmande, attirante, égoïste,
Elle a le meilleur ton de Bade et de Paris,
Brise les objets d’art d’une façon artiste,
Ne salit point sa bouche à mordre des souris,
Sommeille sans remords aux plis du cachemire,
Et, musicale, glisse aux touches du clavier,
Sous prétexte qu’elle est très blanche et qu’on l’admire.

Pour les baisers reçus don Juan peut l’envier ;
Son coup de griffe semble une aumône de reine,
Tant sa patte neigeuse a de hautains ennuis,
Tant sa férocité règne calme et sereine.
N’ayant jamais rien fait de bien, ni jours, ni nuits,
Sinon de promener ses prunelles dorées,
On l’aime : elle est de la race des adorées.




À SATURINE



De la tranquillité monotone des champs,
Tu nous vins l’an passé, ma chère inattendue.
De notre maître aimé les strophes et les chants,
Ont fait vibrer d’amour ta jeune âme éperdue.
Valentine aux yeux verts, l’éventail en tes mains,
Sera sceptre de grâce ou cravache de reine.
Toi qui sais émouvoir les plus fiers des humains,
Mais du maître adoré portes gaîment la chaîne,
Aventurine étrange, aux fantasques cheveux,
Lisant dans tes tarots, ô fille de Bohème,
Aux empereurs courbés, tu dirais : je le veux !
Mais au seul maître aimé, tu diras : je vous aime !
Tu nous vins l’an passé, ma chère inattendue. inattendue




UNE RUSSE



La petite princesse est un peu fantaisiste ;
Elle parcourt le globe, ajoutant à sa liste
Des chanteurs, des banquiers, des sculpteurs et des lords,
Elle est chercheuse et va quittant, sans nuls remords,
Le galant trop connu, la toilette trop vue.
Dans son esprit fantasque elle passe en revue
Les chemins parcourus et les cœurs captivés ;
Le soir, lisant le nom des nouveaux arrivés
Dans le pays où, reine, elle a posé sa tente :
« Seront-ils gais, » dit-elle avec une voix lente ?
Mais ils ne le sont pas, il faut recommencer,
Fumer des phereslys très forts et puis valser
Dans tous les casinos, de Monte-Carle à Vienne,
En traînant son mouchoir partout, quoi qu’il advienne.
Scherzi de Rubinstein, gavottes du vieux Bach
L’occupent un moment, après quoi vient le bac

Et les enivrements fiévreux de la roulette.
Elle dit : « Maximum ! » et, de sa main coquette,
Où d’une claire opale apparaît la lueur,
Elle pousse un rouleau vers le croupier rêveur,
Que trouble son accent gentiment moscovite ;
Elle gagne, elle perd, et, riant, court bien vite
À d’autres jeux pervers. Elle rentre au boudoir
Nid soyeux, clair meublé sur des tapis d’ours noir,
Surchauffé, capiteux, plein d’un parfum étrange,
Où l’odeur de fourrure aux roses se mélange ;
Alors sur un divan étirant ses beaux bras,
Sa bouche rose baille et murmure tout bas :
« Puisque rien ne me plaît, le gommeux ni l’artiste,
« Doushka, j’essaierai donc d’être un peu nihiliste ! »




L’ENTERREMENT D’UN ARBRE



L’arbre déraciné, grand cadavre verdi,
Sur un chariot lourd est traîné par les rues.
Les oiseaux sont partis d’un coup d’aile hardi,
Les nids sont renversés, les chansons disparues.
Les branchages souillés dans le faubourg malsain
Traînent lugubrement leur chevelure verte.
Ainsi sous le couteau cruel d’un assassin
S’échevèle une femme à la blessure ouverte.
Sur un chariot lourd est traîné par les rues. un chariot




BERCEUSE



Comme quand j’étais petite,
Je viens me faire bercer.
Je dormirai vite.
Tu vas m’enlacer.
Tu vas m’embrasser.

Le son de la vieille horloge,
Par son tictac obsesseur,
Dans mon cerveau loge
Son rhythme berceur…
Oh ! quelle douceur !

Je me sens brûler de fièvre,
Sur mon front, pour me calmer,
Tu poses ta lèvre
Tu sais bien m’aimer.
Tu vas me calmer.




IMPROMPTU



Vénus aujourd’hui met un bas d’azur
Et chez Marcelin conte des histoires ;
Elle garde au fond, dans le vert si pur
De ses grands yeux clairs sous leurs franges noires
Le reflet du flot son pays natal.
Quand au Boulevard on la voit qui passe
Déesse fuyant de son piédestal,
Et venant chez nous promener sa grâce.
On lui voudrait bien dresser des autels,
Mais elle répond que cela l’ennuie
Et qu’elle permet aux pauvres mortels
De parler argot en sa compagnie.




VERS À PEINDRE



Elle a posé sur son front pâle
Un bandeau blanc
Tout semé de perles — opale
Et diamant.
Sa robe est longue et très galbeuse.
On aperçoit
Dans des flots d’étoffe soyeuse
Son pied chinois.
La main blanche, aristocratique,
Nerveuse, dompte un instrument,
Et des arômes de musique
Rôdent dans l’air languissamment.
Plus bas, on sent vibrer la foule ;
Et son sourire est infernal,
Tandis qu’à ses pieds tombe et roule
Un chaste bouquet lilial.

Hautaine, l’œil plein de menace,
Sein de lys et cœur indompté,
Blagueuse, rouée et tenace,
Mais pure par férocité.




LES SAISONS



Quand mai fait fleurir les bois et les âmes
On s’en va par deux cueillir le muguet ;
Les blonds amoureux, les rieuses femmes
Écoutent chanter le chardonneret.
Quand j’avais seize ans, sur la verte mousse,
J’allais pour chercher, printanier régal,
Le fruit rougissant à la senteur douce,
Du fraisier des bois, roi de floréal.
Plus tard, le soleil est plus chaud encore,
La rose flamboye, et plus savoureux,
Sous les espaliers le fruit qui se dore
Répand des parfums lourds et capiteux.
Mes dents de vingt ans, aux blancheurs exquises,
Mordaient en riant d’un beau rire clair
Et se rougissaient au sang des cerises…
Que juillet est gai dans le grand bois vert !

Mais l’Automne vient ; la feuille et la mousse
Ont des tons dorés, les soleils couchants
Gardent des splendeurs… C’est la saison rousse.
Le raisin mûrit pour les vins grisants.
Car c’est le moment des longues agapes.
Pour revivre encore, il faut s’étourdir,
Et, languissamment, je mords dans les grappes.
Le bonheur n’est plus. Cherchons le plaisir.
L’hiver est venu ; plus d’oiseau qui chante,
Plus de nids joyeux, de jeunes amours.
On entend siffler la bise méchante.
Le ciel est ouaté de nuages lourds.
Auprès du ruisseau tout glacé qu’irise
Le dernier rayon d’un pâle soleil,
Je ne trouve plus que la nèfle grise,
Fruit meurtri, fruit mort à mon cœur pareil.




PARTIE DE CAMPAGNE



Par un jour de charme automnal,
Alors qu’on nous croyait brouillés
Nous avons fui, loin du banal,
Pour courir les sentiers mouillés.

Loin du monde, méchant malade,
Les oiseaux, les arbres, les bêtes,
Joyeux de notre promenade,
S’unissaient pour nous faire fêtes.

Passant sous la branche de houx,
Je l’ai follement embrassé :
Un petit âne à l’air très doux
Passait ; nous l’avons caressé.

Des bons chiens, joyeux et fidèles,
Jappaient, nous faisaient mille joies,
Nous n’avons trouvé de rebelles
Que dans les rangs d’un troupeau d’oies.


Le couchant était tout doré,
Pavillon d’or sur un fond noir ;
Je dis : « Ne croirait-on pas voir
Le nuage de Danaé ? »

À l’instant tombèrent en pluies,
Sous le coup d’aile de l’orage,
Les dernières feuilles jaunies,
Pièces d’or trouant le nuage.

Pour nous seuls luisait ce trésor,
Tous les deux nous étions ravis,
Car certes, un semblable décor
Aurait fait courir tout Paris.

Et puis après, dans une auberge,
Nous avons bu la glauque absinthe
Ceci se passait sur la berge
D’Argenteuil, que Manet a peinte.




MADRIGAL



Fière comme Junon, comme Froufou vêtue,
Vous me représentez, madame, une statue,
Qui, prise par le spleen en l’olympe natal,
Pour s’habiller chez Worth a fui son piédestal.
Vous me représentez, madame, une statue, une statue