Fierté de race/1

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Edouard Garand (p. 3-5).



I

Une tante.


La tante s’appelait, par alliance, Mme Prosper Renaud.

Mme Renaud habitait, au faubourg Saint-Sauveur, une petite maison écartée dont la façade était abritée par un bouquet d’érables et de lilas. L’entretien de cette maison bourgeoise rongeait jour à jour le salaire de M. Prosper Renaud, sorte de chef de bureau à l’Hôtel de Ville de la vieille cité.

Le vêtement, la mangeaille, le chauffage, l’éclairage, les impôts prenaient le plus clair des appointements du fonctionnaire. Les petites réceptions données par la digne Mme Renaud, les « five-o’clock », les « Bridge », les « week-end », bref, tous ces petits mange-tout grugeaient le reste du salaire mensuel. À ce point que Mme Menaud avait connu ce jour néfaste où il avait fallu congédier la bonne pour arriver à mettre les deux bouts ensemble.

Fort heureusement que « le Ciel en sa clémence » n’avait point accordé un héritier aux époux Renaud ; car, advenant la mort prématurée des parents, l’héritage laissé par eux se fut totalisé par une maison grevée à sa pleine valeur et quelques meubles vieillots et sournoisement parés auxquels Mme Renaud savait — par quel art ingénieux ? — conserver un petit air de bonaise.

Heureusement donc, et malheureusement aussi, le ménage Renaud demeurait sans enfant.

Si nous ajoutons « malheureusement », c’est pour expliquer le fait que Mélanie (petit nom de Madame) se plaignait quotidiennement de n’avoir pas, au moins, un rejeton pour réjouir, sinon rajeunir, ses vieux ans. À ces plaintes répétées Prosper (petit nom de Monsieur) ripostait avec un haussement d’épaules ennuyé :

— Mélanie, si tu veux un enfant, va le demander à l’orphelinat… moi je m’en moque ! Et Prosper, canne et chapeau repris, retournait tranquillement à son fauteuil de l’Hôtel de Ville.

Un jour, après cette invariable réplique de son conjoint, Mme Renaud se fâcha noir. Elle jura d’avoir une compagne : non pas une enfant, mais une jeune fille ; et non pas une jeune fille tirée de l’orphelinat, mais prise au sein d’une brave famille dont elle était un peu la parente. C’était une nièce, une orpheline, recueillie par un parent de Saint-André, brave agriculteur qui, de peines et de misères, avait pu donner à la jeune fille une instruction suffisante.

Cette nièce s’appelait Lucienne.

 

Dans son petit salon, dont les fenêtres ouvrent sur un parterre fleuri de lilas, Mme Renaud s’entretenait avec deux amies.

— Au fait, disait Mme Renaud, je ne vous ai pas expliqué cette physionomie rayonnante que vous me trouvez ?

— Aussi, chère amie, fit l’une des dames, sommes-nous impatientes d’entendre cette explication.

— Je veux bien, reprit Mme Renaud en souriant, donner pleine satisfaction à votre juste curiosité.

— Oh ! protesta l’autre dame avec un sourire indifférent, nous ne sommes pas curieuses au point de vous faire commettre une indiscrétion.

— Soyez tranquilles, mes bonnes amies, il n’y a aucune indiscrétion, pas la moindre, puisque l’événement sera bientôt connu du public.

— Un événement ! s’écria Mme Hartley, première interlocutrice de Mme Renaud.

— Oui… un événement sensationnel !

— Que vous arrive-t-il donc de si heureux ? interrogea Mme Foisy, l’autre dame.

— Il arrive, chères amies, que je me suis choisi une compagne.

— Vraiment ? fit Mme Hartley avec surprise.

— Une servante ? demanda Mme Foisy avec intérêt.

— Mieux que cela, répondit Mme Renaud.

— Une demoiselle de compagnie, alors ? fit ironiquement Mme Foisy.

— Oh ! mieux que cela, chère amie ! répliqua aimablement Mme Renaud qui ne parut pas voir l’ironie marquée par sa « chère amie ». Écoutez, vous allez voir : c’est une nièce que j’adopte… une nièce qui sera mon enfant !

— C’est très généreux de votre part, déclara Mme Hartley, et je vous félicite de tout cœur.

— Ce geste vous fait grand honneur, affirma gravement Mme Foisy. Et elle demanda aussitôt :

— Est-ce une enfant de bon monde ?

— Mon Dieu ! je ne pourrais rien affirmer, je la connais à peine. Cette enfant est fille unique de ma sœur morte douze ans passés. C’était une femme de bonne éducation et de bon sens. Son mari, homme assez distingué, la suivit quelques mois plus tard, et la petite fut confiée à un parent campagnard, qui n’a connu autre chose que ses champs et ses bêtes.

— C’est un bien triste milieu pour une jeune fille issue de parents distingués, remarqua Mme Foisy avec un grand air de pitié.

— Heureusement, reprit Mme Renaud, la petite est jeune et intelligente ; je pourrai sans difficultés faire son éducation mondaine.

— Quel âge, interrogea Mme Hartley.

— Dix-huit ans.

— Comment l’appelez-vous ? demanda Mme Foisy.

— Lucienne.

— Un joli nom, avoua Mme Hartley.

— Très joli, affirma Mme Foisy avec un petit sourire dédaigneux.

— Est-elle aussi jolie de figure que de nom ? interrogea encore Mme Hartley, qui semblait avoir un grand intérêt à connaître cette nièce de Mme Renaud.

— On me dit qu’elle n’est pas laide, répondit seulement Mme Renaud.

— Et quand attendez-vous l’arrivée de cette nièce ? demanda Mme Foisy.

— Aujourd’hui même, chère amie. M. Renaud en a été avisé ce matin par dépêche télégraphique.

— C’est une vraie bonne nouvelle, déclara Mme Hartley, et j’ai hâte d’en informer James.

— Ce brave garçon pourra à l’avenir trouver plus agréables ses visites chez moi, dit Mme Renaud.

— Il est si timide… mais il est si bon aussi… prononça Mme Hartley avec beaucoup d’émotion maternelle.

— Oh ! il finira bien par s’enhardir quelque jour, émit Mme Foisy avec un petit rire grêle.

— C’est vrai, appuya Mme Renaud ; n’attendez que le jour où M. James aura découvert celle de son choix.

Les derniers mots de la maîtresse de maison furent couverts par le bruit d’une sonnerie.

— Tenez ! je parie que c’est votre nièce, s’écria Mme Foisy.

— C’est bien possible, répondit Mme Renaud en se levant avec agitation. Si vous voulez m’excuser, chères amies, je vais m’en assurer.

Mais les deux visiteuses s’étaient levées en même temps que Mme Renaud, et Mme Hartley disait :

— Permettez-nous, chère amie, de prendre congé.

— Mais non pas, objecta Mme Renaud ; restez que je vous présente ma nièce.

— Pardonnez, chère amie, dit Mme Foisy à son tour, notre présence vous serait gênante. Une tante et une nièce qui se retrouvent… toutes les effusions, tous les épanchements… Au revoir, chère madame Renaud, nous viendrons un de ces jours prendre de vos nouvelles et faire connaissance avec votre nièce. Au revoir…

Et les deux dames, malgré les prières de Mme Renaud, sortirent du salon, gagnèrent le vestibule et la porte de sortie.

Dans cette porte elles croisèrent un garçon du télégraphe…

Et Mme Renaud allait apprendre que la nièce attendue ce jour-là n’arriverait que le lendemain.