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Fierté de race/17

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Edouard Garand (p. 51-54).

XVIII

Le concours


Pour ce concours les jeunes filles de la paroisse de Saint-Sauveur avaient à l’unanimité choisi Gabrielle et Lucienne.

La première avait accepté avec toute la vivacité de son esprit et avec sa vanité immense. Lucienne, s’était reculée devant la tâche ; mais on l’avait, pour ainsi dire, forcée de faire la lutte à Gabrielle. Et dès le jour même les deux adversaires s’étaient mises à l’œuvre.

Dès ce jour aussi, les paris avaient commencé et l’on disait que les plus gros parieurs s’étaient rangée du côté de Gabrielle.

Depuis huit jours Lucienne faisait quête à domicile ; les dollars pleuvaient dans la sacoche de cette douce et séduisante jeune fille. On savait que la quête était faite pour aider aux œuvres de la paroisse, et l’on était généreux. On était en même temps curieux sur l’issue de cette quête et de savoir quelle serait la bourse gagnante. Lucienne, fille modeste, travaillait donc pour une œuvre de charité, et non pas pour la vaine gloire d’une popularité éphémère. Et sa quête grossissait.

Gabrielle, de son côté, ne restait pas inactive. Car elle voulait la gloire… la gloire seulement ! Aussi s’était-elle arrangée, ou mieux ses admirateurs s’étaient-ils entendus pour lui faire une réclame assourdissante dans la Presse, les théâtres, les salons, les cafés, partout. Et en moins de huit jours le nom de Gabrielle allait de bouche en bouche, sa photographie passait de mains en mains, et la pluie d’or tombait… ruisselait ! Du moins, tel le disaient les admirateurs. Ils disaient encore que Gabrielle, après huit jours de quête, avait atteint le chiffre superbe de dix mille dollars. Sa popularité croissait de moment en moment. Et l’on disait aussi que Gabrielle n’avait pu suffire à une correspondance formidable, et qu’il avait fallu plusieurs secrétaires pour empiler les chèques des gros messieurs, pour adresser les remerciements. Pour tout dire, c’était une passion qui s’était déchaînée autour du nom de Gabrielle Foisy.

Pauvre Lucienne… hélas ! Son nom, sa personnalité, oui, toute sa petite personne exquise demeurait dans l’ombre et l’obscurité. Oh ! elle ne manquait pas d’amis… mais toute son œuvre charitable se faisait et se poursuivait sans bruit, sans réclame, sans ostentation.

Quelques jours après le début de ce concours, Lucienne avait reçu de James Hartley, Jr, un chèque pour la somme de $500.00 et les meilleurs souhaits du jeune homme. Il faut dire ici que le mariage avait été remis à janvier pour la raison que la jeune fille, très occupée par sa quête, ne pouvait se préparer comme elle l’entendait pour ce grand événement.

En recevant ce chèque de $500.00 elle demeura surprise et froissée en même temps. Par un sacrifice inouï elle avait accepté la main du jeune Hartley, et elle s’était engagée vis-à-vis d’elle-même à faire tous ses devoirs d’épouse, mais pas plus.

Or, le chèque de Hartley lui parut envoyé dans un but de séduction, séduction en ce sens que Hartley voulait peut-être s’attacher Lucienne par la reconnaissance. La jeune fille comprenait qu’en acceptant ce chèque elle se liait par un devoir de gratitude au jeune homme, et ce devoir de gratitude serait pour elle une reddition de soi-même à toutes les avances du futur époux. Il sembla donc à Lucienne qu’il y avait là un piège, et elle ne voulut pas s’y prendre. Elle n’aimait pas Hartley, elle ne pouvait l’aimer, et lui, connaissant les sentiments de la jeune fille, sentait que son existence future serait purement conventionnelle. Cela ne lui suffisait pas : il aimait Lucienne et voulait en être aimée, et il avait pensé que les attentions, les petits cadeaux pourraient peut-être briser la glace entre elle et lui. Oui, il pensait que Lucienne reconnaissante serait un jour forcée de sortir du cercle de la politesse froide, de la réserve, des conventions sociales, pour s’abandonner à son mari ; et lui, alors, pourrait profiter de cet abandon pour conquérir sa femme tout à fait !

Mais non, Lucienne ne se laisserait pas tromper ! Elle deviendrait l’épouse de Hartley, mais elle ne se donnerait pas ! Elle marchait vers ce mariage comme si elle eût marché à la mort. Tout ce qu’elle avait de vie en elle, elle l’avait donné à Georges Crevier ! Et même avec toute la gratitude qu’elle pourrait avoir pour Hartley, elle ne pourrait jamais lui donner un cœur… ce cœur, elle l’avait donné pour toujours.

Elle retournerait donc le chèque de $500. Elle le retournerait avec ces mots qu’elle écrivit un peu plus tard, après une longue méditation :

« Monsieur ».

Je reçois votre chèque pour une somme de $500.00. Je vous le retourne pour la raison suivante et pour d’autres considérations que je dois vous taire : j’ai accepté de faire une quête pour une œuvre paroissiale et religieuse. Je comprends que, accepter de l’argent que je n’ai pas sollicité, ne serait pas remplir ma tâche consciencieusement. Je retourne donc ce chèque que j’aurai l’avantage peut-être, de solliciter de vous un peu plus tard.

« Lucienne ».

Et elle mit la lettre et le chèque sous enveloppe.

Le soir du 27 décembre était le terme du concours.

Dans l’immense salle paroissiale, enguirlandée, pavoisée, illuminée sous une gerbe de feux électriques, une foule considérable se pressait. On avait installé des comptoirs de charité, des buffets, des jeux de hasard, des tirages au sort, des roues de fortune, etc. etc.

Des demoiselles très jolies — et il n’en manque pas dans notre belle race canadienne-française — accompagnées de jeunes hommes élégants, parcouraient la foule avec des objets quelconques sur lesquels on choisissait un numéro pour le tirage au sort. Les sous et les dollars tombaient de tous côtés. Pas un gousset qui restât sourd à l’appel ! Pas une main qui refusât l’obole aux sourires des belles demoiselles ! Et dans le brouhaha des allées et venues, des appels, des rires, des chants de fête, Lucienne et Gabrielle chacune de son côté, allaient ça et là au travers de cette foule animée, bruyante, joyeuse, sollicitant l’aumône. Là encore, c’était la pluie d’argent, la tombée des billets de banque. Et sur toutes ces têtes, ces joies, ces luttes amicales, ces rivalités honnêtes, planaient des airs de fanfare et d’orchestre.

À une extrémité de la salle, une large estrade s’élevait dans un éblouissement de lumières et parée des couleurs françaises et britanniques, et sur l’estrade une fanfare jouait des airs canadiens.

Tous les personnages de notre récit se trouvaient ce soir-là mêlés à la foule heureuse. Jusqu’au long et maigre révérend Hibbard — par quel prodige ? — qui promenait par-ci, par-là ses longues guêtres. Et Mme Hibbard, pas morose du tout, quoi qu’en eût pensé le long révérend, avait l’air de s’amuser énormément.

Les Hartley étaient là également. Le jeune Hartley avait, un moment, accompagné Gabrielle dans sa quête… il avait même échappé un chèque, presque sous les yeux de Lucienne, dans la sacoche de la folle fille qui riait, riait… à toutes choses et à tous venants. Et Lucienne avait vu le chèque glisser… Et cette indélicatesse du jeune Hartley avait vite fait le tour de la salle ! Tout le monde savait déjà qu’un fort beau chèque était tombé par mégarde — n’étais-ce pas plutôt par revanche ? — dans la jolie sébile de Gabrielle, et que ce chèque avait été échappé par la main du jeune Hartley ! On se demandait ce que la future du jeune homme devait penser d’une telle offense ! Naturellement, les cancans s’étaient mis à faire, eux aussi, le tour de la foule !

Or, Lucienne avait simplement souri au geste du jeune Hartley. Elle comprenait le motif de cet acte de son futur de qui elle n’avait pas encore sollicité l’obole ; et comme la clôture du concours approchait, le jeune Hartley, pensa-t-elle, avait voulu faire voir son mécontentement et sa déconvenue de ne pouvoir contribuer à la victoire de Lucienne. C’était donc une toute petite vengeance ! Et Gabrielle en riait à mourir, avec son nouveau compagnon quêteur qui n’était autre que le jeune M. Burnham.

On voyait aussi Cox et Fils dans la turbulente foule.

Le gros banquier avait passé toute la veillée avec Mme Foisy à son bras ; ils allaient d’un comptoir à un autre, d’un buffet à une roue de fortune, et encore… On disait, à qui voulait entendre, que M. Cox avait conté fleurette à Mme Foisy ! Une chose sûre, la veuve du notaire rayonnait !

Quant au digne fils Cox, nous ne savons qu’une chose : tiré, ce soir-là, à seize épingles, dame ! il regardait…

Tout près de l’estrade, Mme Renaud entretenait M. et Mme Hartley, et à tout instant elle ne manquait pas d’aiguillonner l’attention de ses amis par ces paroles vingt fois prononcées :

— Voyez donc Lucienne…

Mais la vilaine rumeur, qui avait dit que le jeune Hartley prodiguait ses chèques et ses billets de banque à Gabrielle, avait fait verdir Mme Renaud.

— Oh !… la petite sotte, pensait-elle en regardant Lucienne avec un œil courroucé, elle n’a pas fini avec moi !…

Donc, de tous nos personnages il ne manquait que ce bon M. Renaud. Pourquoi cette absence en un événement pareil ?… Nous ne saurions expliquer ce fait… Mais assurément M. Renaud devait avoir ses raisons.

Et le docteur Crevier !… Nous allions l’oublier… Oui, il était là le docteur, très élégamment sanglé dans une redingote toute flambant neuve. Il se tenait avec son neveu, pas bien loin de l’estrade, et tous deux suivaient Lucienne de leurs regards admiratifs.

Soudain un coup de clochette retentit.

L’un des organisateurs de la soirée monta sur l’estrade et annonça que les concurrentes n’avaient plus que dix minutes pour terminer leur tâche.

Il se produisit aussitôt un remue-ménage extraordinaire : l’immense foule se disposa en deux camps, l’un pour Lucienne, l’autre pour Gabrielle. Mais le camp de celle-ci était sans contredit, le plus fort : près des deux tiers de la salle s’étaient rangés sous la bannière de Gabrielle. Ce fut dès lors une véritable lutte de dollars contre dollars !

Le jeune M. Hartley, saisi de remords peut-être, s’était élancé vers Lucienne pour lui donner le dernier coup d’épaule. Malheureusement, il fut devancé par Georges Crevier. Celui-ci murmura à l’oreille de la jeune fille :

— Lucienne, vous gagnerez, j’en suis sûr !

— Merci, Georges. Elle ajouta en rougissant : Il est une autre victoire que je voudrais gagner…

Alors une voix murmura derrière elle :

— Vous gagnerez l’autre également, mademoiselle !

Lucienne en se retournant, reconnut le docteur Crevier, qui laissa tomber un chèque dans la sacoche de la jeune fille.

— Merci, répondit Lucienne avec un sourire reconnaissant. Et, accompagnée de Georges, elle se remit à sa quête.

Le jeune M. Hartley s’était de nouveau vengé en rejoignant Gabrielle qui, sans façon, demanda au jeune M. Burnham d’aller quelque part voir si Gabrielle était là !

Et les dollars pleuvaient toujours ! Les paris grossissaient ! On discutait… souvent très fort et très haut ! Déjà on proclamait Gabrielle gagnante avec $20,000, au moins.

De son coin Mme Renaud observait Lucienne avec ses regards d’hyène. Elle avait surpris Georges Crevier coupant le fil au jeune Hartley. Elle avait frémi. Un étourdissement avait même failli la renverser. Un sourd grondement… ou mieux un rugissement s’était fait jour entre ses dents serrées :

— Petit gueux, va !…

Et si les regards de Mme Renaud avaient eu la puissance d’anéantir, Georges Crevier fût tombé sur place ; car les regards de Mme Renaud à cette seconde avaient été simplement deux lames aiguës !

Mais s’il n’y avait eu qu’elle en cause, passe encore ! Mais non… les Hartley avaient vu, eux aussi, le manège de Georges Crevier, la déconfiture presque de leur fils, et un peu à l’arrière la grosse et bonne figure toute réjouie du docteur. Cela avait été pour eux une douche effroyable !

Mme Renaud, pour parer à l’horreur de cette vision, avait essayé tout l’artifice d’une conversation engageante et détournante, mais M. et Mme Hartley étaient demeurés très froids, très secs, très hautains, et ils avaient gardé avec Mme Renaud défaillante un silence de sépulcre !

Les dix minutes annoncées s’écoulaient rapidement. Les deux camps s’agitaient comme une mer en furie que soulèvent les vents monstrueux du vieil Éole, lorsque pour la seconde fois la clochette retentit.

Si bruyant l’instant d’avant, si tourmentée, la salle se statufia pour ainsi dire, et tout les regards se fixèrent ardemment sur l’estrade. Là devant une table, les juges du concours venaient de prendre place.

Vers l’estrade Gabrielle et Lucienne, s’avançaient : Gabrielle, rieuse et sautillante ; Lucienne, fière et digne.

La curiosité et l’anxiété régnait dans tous les esprits. La première bourse déposée fut celle de Gabrielle. On compta chèques billets de banques, monnaies… on additionna. Les yeux de l’auditoire semblaient fascinés. On retenait toutes les respirations, on avançait toutes les têtes, toutes les oreilles allongeaient avec effort !

Le juge-président se leva et dit :

— Première bourse : mademoiselle Gabrielle Foisy $17,640.

Des applaudissements formidables éclatèrent. Des hourrahs s’élevèrent. Des cris de victoire retentirent. Des bravos, des coups de sifflet, des trépignements, des chapeaux balancés avec fureur ou ivresse, un véritable charivari se déchaîna. La fanfare attaqua une marche alerte. On s’empressait aussitôt auprès de Gabrielle, on l’entourait, on la félicitait, on la choyait, on se l’arrachait…

Cependant les juges faisait maintenant le compte de la bourse apportée par Lucienne. Et, chose curieuse, ce décompte prenait aux juges plus de temps que pour celui de Gabrielle. Une nouvelle curiosité saisit les spectateurs, et le silence se rétablit.

Les juges comptaient depuis longtemps. Cela allait-il finir ?… Une inquiétude commençait à pénétrer l’esprit des vainqueurs de l’instant d’avant, de ceux qui avaient chanté la victoire. Et les juges qui additionnaient sans cesse des masses de billets de banque, des chèques, des piles de monnaie blanche… Un frisson secoua la salle. Gabrielle venait de pâlir en entendant ces paroles prononcées pas loin d’elle :

— Diable ! il y a bien cinquante mille dollars dans cette bourse !

Le juge-président se leva de nouveau. À ses lèvres on voyait un sourire que les spectateurs ne pouvaient définir.

Le silence se fit solennel lorsque le juge parla :

— Mesdames, messieurs, la deuxième concurrente, mademoiselle Lucienne Renaud…

L’un des juges l’interrompit pour lui murmurer à l’oreille quelques paroles.

Le président sourit d’avantage et reprit :

— J’allais faire un oubli dans le compte de la bourse présentée par Mlle Renaud : c’est un chèque du docteur Crevier pour la somme de $10 000, qui, ajoutée à la quête, donne, pour Mlle Renaud, la somme totale de $30,500…

Chose étrange : pas un applaudissement, pas un mot, pas un bruit, les spectateurs regardent les juges comme s’ils n’ont pas bien compris. Ils paraissent médusés ou incrédules. Puis tous les regards se reportent sur Lucienne très souriante.

Le président répète :

— Trente mille cinq cents dollars ! Mlle Renaud est gagnante !

On ne pourrait décrire avec toute sa réalité la scène qui suivit, ce fut une tempête, un ouragan, un remous formidable dans la foule compacte, des roulements de tonnerre…

Les cuivres de la fanfare vibrèrent au-dessus de ce déchaînement avec l’air favori « Vive la Canadienne ».

À présent le docteur Crevier et Georges protègent Lucienne contre la foule qui se presse hurlante. Chacun veut la voir, la féliciter, lui serrer la main…

Dans un jeu de lumière et un décor de fleurs la photographie de Lucienne apparaît au fond de l’estrade. Un nouveau tonnerre éclate, roule, se répercute. Et la masse agitée de folie se précipite encore vers Lucienne…

Malgré le triomphe de sa nièce, Mme Renaud était sombre. Sombres aussi M. et Mme Hartley. Oh ! si leur fils se fût trouvé à ce moment auprès de la belle et glorieuse concurrente !…

Pendant que Lucienne est fêtée, Gabrielle, à l’écart avec le jeune Hartley et quelques personnages qui, dans la défaite, demeurent près de leur héroïne, Gabrielle, disons-nous, bleuissait de dépit et de rage. Oh ! comme il avait été court son triomphe ! Quelle chute… après avoir été lancée jusqu’aux nues !… Oui, Gabrielle enrageait ! Mais il lui restait au moins le droit de se venger du succès de sa rivale !

Aussi, ce fut avec un sourire entendu, bien étudié, que la jeune fille dit assez haut pour être comprise du plus grand nombre possible :

Good heavens ! peut-on recevoir ainsi des chèques de dix mille dollars rien que pour un sourire !

À ces mots entendus, le jeune Hartley frissonna.

Une personne dans l’entourage de Gabrielle prononça :

— Avec ça que le vieux docteur n’est pas si vieux qu’il en a l’air !…

— Et il ne se paye pas avec des prunes sèches ! fit un autre personnage dans un éclat de rire.

Hartley, d’un geste brusque et impérieux, imposa le silence.

Gabrielle le regarda avec étonnement.

Le jeune homme promena autour de lui un regard froid et prononça lentement ces paroles :

— Mademoiselle Renaud ne sera pas ma femme… et, cependant, je me porte garant de son honneur !

Et sans prendre le temps de juger de l’effet de ses paroles, le jeune Hartley s’éloigna d’un pas sec et sortit de la salle.

Lucienne continuait de recevoir les honneurs de la fête !