Figaro et ses devanciers/03

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Figaro et ses devanciers
Revue des Deux Mondes5e période, tome 52 (p. 634-656).
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FIGARO ET SES DEVANCIERS

III.[1]
VERS LA RÉVOLUTION


XI. — LA PAROISSE

Au milieu du quadrilatère formé par la rue Notre-Dame-des-Victoires, la rue Neuve-des-Filles-Saint-Thomas, la rue Feydeau et la rue de Richelieu, dans l’encadrement de somptueux hôtels, dont le temps avait noirci les larges pierres, s’élevait, avec son église et ses jardins, le cloître des Filles-Saint-Thomas. Le couvent lui-même avait comme dépendances plusieurs hôtels, où quelques gentilshommes et de riches bourgeois venaient faire leur résidence. Un de ces hôtels était attenant à l’église sur la droite, dans le fond de la cour ; la porte principale en donnait sur la rue Neuve-des-Filles-Saint-Thomas. Le 11 avril 1716 étaient venus s’y établir M. et Mme Doublet de Breuillepont.

Louis Doublet, trésorier général du duc d’Orléans, avait épousé, en 1693, Marie-Anne Legendre, fille du fermier général. Quand il mourut, en 1722, sa femme avait quarante-cinq ans. C’était une nature exquise, toute de sentiment. Son esprit orné et bienveillant retenait autour d’elle les personnalités les plus éminentes du monde des lettres et des arts ; elle aussi dessinait et gravait ; mais c’était sa bonté gracieuse qui captivait et groupait en une cour charmante de grands et de nobles esprits.

Parmi ces derniers, un jeune homme, nature rare par les qualités du cœur et une admirable culture, Louis Petit de Bachaumont. Il était né à Versailles le 2 juin 1690, comme l’indique l’acte de baptême publié par Paul Bayle et Jacques Herblay, en une charmante étude consacrée à la Paroisse. Bachaumont avait donc douze ans de moins que la femme qui allait devenir pour lui une amie fidèle jusqu’à la dernière heure de sa vie.

Sur la longue intimité qui s’établit entre Bachaumont et Mme Doublet, on a jeté la médisance. Par son testament même, Bachaumont y a répondu à l’heure où la vieillesse inclinait cet honnête homme vers la tombe :

« Ayant de grandes obligations à Mme Doublet qui a bien voulu me servir de mère depuis que j’ai eu le malheur de perdre la mienne… »

Mme Doublet vivait seule dans l’hôtel de l’enclos des Filles-Saint-Thomas, où l’abbé Legendre, son frère, et Petit de Bachaumont l’aidaient dans ses devoirs de maîtresse de maison. Elle y recevait écrivains, historiens, philosophes, artistes. Bachaumont gravait les dessins de son amie ; enfin, en 1730, il vint aux Filles-Saint-Thomas demeurer au second étage de l’hôtel dont elle habitait le premier.

Bachaumont était magistrat, un magistrat que ses fonctions ne préoccupaient guère. Ses amis l’avaient baptisé « le cher paresseux ; » mais, dès qu’il s’agissait de sauver une œuvre d’art, de protéger un artiste, de faire adopter par l’édilité parisienne les projets d’un architecte de talent, de donner de bons conseils à Boucher ou à Bouchardon, il secouait sa, nonchalance. Quant à l’abbé Legendre, de trois un plus jeune que sa sœur, c’était un joyeux compère, franc buveur et gentil camarade, grand ami de Pironqui le célèbre en ses vers :

Vive notre vénérable abbé
Qui siège à table mieux qu’au jubé !

Avec sa sœur et Bachaumont, il formait, dans la grande « salle de compagnie » de l’hôtel des Filles-Saint-Thomas, ce qu’on appelait « la Sainte-Trinité ; » autour d’eux les « Paroissiens. » C’est l’abbé de Bernis qui devint cardinal, l’abbé de Voisenon qui entra à l’Académie, l’abbé de Chauvelin qui était laid à faire peur :

Quelle est cette grossière ébauche ?
Est-ce un homme, est-ce un sapajou ?

l’abbé Xaupy, docteur de la Faculté de médecine, et trois autres médecins encore, Falconnet, Firmin et Devaure ; les deux Sainte-Palaye, frères jumeaux ; trois académiciens, Mairan, Foncemagne et Mirabaud ; des gentilshommes gens de lettres, Pont de Veyle et d’Argental, ce dernier ministre du duc de Parme. Tout ce monde avait beaucoup d’esprit, au point d’en effrayer Piron. « Annoncez bien une bête à Mme Doublet, écrit-il à l’abbé Legendre, et j’y serai bon. »

Au début les femmes étaient exclues de la Paroisse. Mme Doublet obtint qu’elles y fussent admises : Mme du Bocage, Rondet de Villeneuve, de Besenval et d’Argental. Mme d’Argental était charmante, vive, active, avec une petite tête d’homme d’Etat et… d’homme d’affaires. « Mes anges, » disait Voltaire en parlant d’elle et de son mari.

Les initiés arrivaient à la même heure dans la grande « salle de compagnie. » Ils y trouvaient vingt-neuf chaises couvertes de panne cramoisie, rangées le long du mur, chacune sous un portrait : les portraits des vingt-neuf paroissiens. Celui de Bachaumont était un pastel de La tour, celui de Mme Doublet la représentait avec sa sœur, Mme Crozat, il était l’œuvre du vieux de Troy. Les Paroissiens prenaient place, chacun sur le siège posé sous son image. Au milieu de la salle, une table de marbre et, près de la porte d’entrée, un bureau sur lequel s’ouvraient deux grands registres : les deux fameux registres de Mme Doublet. Et chacun, par ordre, de produire ce qui était venu à sa connaissance. Toutes les nouvelles étant mises sur le bureau, comme disaient les « nouvellans » des Tuileries, on les examinait. Et, après que ces informations avaient été passées au crible de la critique, elles étaient mises par écrit sur les registres, réservés, l’un aux nouvelles reconnues certaines, l’autre aux nouvelles douteuses. De là s’envolaient ensuite des copies, pour se répandre dans Paris, dans les provinces, par-delà les frontières. Et si grande ne tarda pas à être l’autorité acquise par ce bureau d’informations, que les gens demandaient, par manière de précaution, quand on leur apprenait quelque événement :

— Cela sort-il de chez Mme Doublet ?

La séance terminée, les Paroissiens passaient dans la salle voisine, où leur était servi un souper de choix, par les soins du président de Bachaumont. Les lettres de Mme Doublet à Mme de Souscarrière nous montrent les gais Paroissiens tumultueusement groupés autour de la longue table, faisant honneur aux lapereaux de Breuillepont « saupoudrés de serpolet du pays, » que leur présentait La France, laquais de Bachaumont.

Ces « cabinets » de nouvellistes existaient dès le XVIIe siècle. La Bruyère en parle dans ses Caractères. L’Académie française elle-même est née d’une société de nouvellistes que Richelieu couvrit de son manteau rouge, et cela est si vrai que, à l’origine, on la nommait l’« académie gazétique. »

Les premières feuilles de nouvelles, qui sortirent du « cabinet » de Mme Doublet, datent de 1737. Ce ne furent d’abord que de simples lettres adressées à des parens, à des amis et contenant des nouvelles, les nouvelles recueillies et commentées dans les réunions des Filles-Saint-Thomas. Correspondance qui prit progressivement un caractère plus régulier, si bien que, en lançant sa fameuse circulaire, par laquelle il annonçait la création d’un service régulier de gazettes manuscrites, Bachaumont ne fit, en 1740, que consacrer la publicité et assurer la fixité d’une organisation qui fonctionnait depuis plusieurs années :


Un écrivain connu entreprend de donner, deux fois chaque semaine, une feuille de nouvelles manuscrites… Un recueil suivi de ces feuilles formera proprement l’histoire de notre temps. Il sera de l’intérêt, à ceux qui la prendront, de n’en laisser tirer de copie à personne et d’en ménager même le secret, autant pour ne pas les avilir en les rendant trop communes, que pour ne pas se faire de querelles avec les arbitres de la librairie. A chaque ordinaire, à ceux qui voudraient la prendre, elle sera payée sur-le-champ par le portier, afin qu’on ait la liberté de l’abandonner quand on n’en sera pas satisfait.


L’« écrivain connu, » de qui parle Bachaumont, paraît bien avoir été l’abbé Prévost ; mais le célèbre romancier ne put se consacrer longtemps aux « manuscrits » de Mme Doublet, ayant été obligé, en décembre 1740, de mettre la frontière entre la police et lui, et précisément pour cause de nouvelles.

Pour compléter leurs informations, les Paroissiens avaient des correspondans en province, voire à l’étranger. Du camp du Roi arrivaient des dépêches signées de MM. de Montesquiou et de Voisenon. Peut-être même Bachaumont et ses amis avaient-ils noué des relations avec les cercles de nouvellistes, semblables au leur, qui, à la même époque, se tenaient dans les provinces, notamment à Dijon.

Des valets recopiaient tout ou partie du grand registre réservé aux nouvelles reconnues certaines, en cédant parfois, quand les quatre pages de la feuille n’étaient pas pleines, à la tentation de puiser dans le registre d’à côté ; puis les paquets étaient portés aux abonnés de Paris, ou mis à la poste pour la province.

Les diverses catégories de souscripteurs recevaient des feuilles différentes : les uns, les informations politiques, celles qui concernaient le Parlement, les « affaires du temps ; » les autres, les informations littéraires et artistiques ; d’autres, les échos mondains, les « on-dit » de la ville, du théâtre et de la Cour.

Voltaire s’adresse à cette agence accréditée pour faire démentir de faux bruits répandus sur son compte :

« Protestez donc, je vous prie, écrit-il à d’Argental, protestez dans le grand livre de Mme Doublet contre les impertinens qui m’attribuent ces impertinences. »

Cette vogue et cette prospérité n’allaient pas sans revers, et le revers du nouvellisme, nous le connaissons, un gouvernement qui fronce les sourcils et mobilise ses estafiers.

Sur l’ordre du ministre de Paris, Berryer, lieutenant général de police, se rendit aux Filles-Saint-Thomas, pour faire à Mme Doublet, au nom du Roi, de sérieuses observations. Mme Doublet le reçut avec une exquise politesse ; mais vingt-cinq ans s’étaient écoulés depuis que les Paroissiens s’étaient réunis pour la première fois, Bachaumont était président au Parlement, Bernis cardinal, Mirabaud, Foncemagne, Mairan étaient de l’Académie, Sainte-Palaye des Inscriptions ; la famille de Mme Doublet arrivait au pouvoir. Berryer fit des représentations que Mme Doublet accueillit avec la bonne grâce la plus séduisante ; les Paroissiens continuèrent de tenir leurs assemblées et les bulletins de circuler ; et avec une activité nouvelle, à partir du moment où Choiseul, neveu de Mme Doublet par son mariage avec la fille de Crozat, fut placé, en 1758, à la tête du ministère.

Bien mieux, sur le tronc principal, vint se greffer un rameau qui grandit, se développa et fut bientôt d’une égale importance.

Nous avons relevé sur la liste des Paroissiens le nom du comte d’Argental, représentant en France de l’infant, duc de Parme. Il avait épousé une amie de Mme Doublet, Jeanne Bosc de Boucher, laquelle ne tarda pas à devenir pour la Paroisse une collaboratrice active.

Bachaumont et Mme Doublet récoltaient et répandaient leurs nouvelles avec désintéressement. A peine les abonnemens qu’ils faisaient payer suffisaient-ils à couvrir les frais de copie et de distribution. Mme d’Argental établit à son tour, dans son hôtel, un bureau de nouvelles, reproduction des nouvelles de la Paroisse, mais dont elle tirait de sérieux profits, grâce au sens pratique dont sa jolie petite tête était pourvue.

Toute cette organisation nous est révélée par un bulletin devenu célèbre dans l’histoire littéraire du XVIIIe siècle, bulletin rédigé en date du 9 mars 1722, pour l’édification du lieutenant de police, par le chevalier de Mouhy.

De nombreux historiens déjà en ont fait usage et tous ont cru devoir placer Mouhy parmi les habitués de la Paroisse. Ce bulletin même y contredit. C’est à peine si Mouhy, en circonvenant les domestiques, parvient à se procurer des renseignemens, très précieux pour l’histoire, mais incomplets.

« Il faudrait avoir, écrit-il, des gens qui bussent avec des domestiques de confiance ou mécontens. Mais ce qui est certain c’est que Mme d’Argental tient aussi un même bureau de nouvelles, qu’elle est l’intime amie de Mme Doublet comme M. le chevalier de Choiseul ; qu’un nommé Gillet, son valet de chambre, est à la tête du bureau tenu par les laquais, que l’on paye à la feuille ; que ces bulletins sont bons parce que c’est le résultat de tout ce qui se dit dans les meilleures maisons de Paris ; qu’ils s’envoient en province pour 12, 9, 6 francs par mois… S’il me revient d’autres renseignemens, ou que j’apprenne des choses utiles, je me croirais heureux de vous donner les preuves de mon respectueux et parfait attachement. »

La note rédigée par Mouhy, à la demande de Sartine, avait été provoquée par une fausse nouvelle que les gazetins d’Argental avaient lancée le 1er mars 1762 et dont le prince de Beauvau avait eu à se plaindre.

En juillet suivant, autre alerte. Les bulletins de Mme Doublet ont répandu que l’escadre commandée par M. de Blénac aurait été capturée. Choiseul se fâche. Il en écrit à Sartine : « La nouvelle de Mme Doublet est fausse et ne fait de tort à l’escadre du Roi, mais elle fait tort aux papiers publics qui varient suivant de semblables nouvelles. Je n’ai pu m’empêcher de rendre compte au Roi de ce fait et de l’impudence intolérable des nouvelles qui sortent de chez cette femme, ma très chère tante. » En conséquence, le lieutenant de police se transporta de nouveau aux Filles-Saint-Thomas pour notifier à Mme Doublet que, si de pareilles nouvelles s’échappaient encore de son salon, le Roi la ferait renfermer dans un couvent.

Sartine trouva dans l’hôtel des Filles-Saint-Thomas le même accueil aimable et sceptique que son prédécesseur Berryer y avait trouvé dix années auparavant et le commerce des nouvelles se poursuivit ; si bien que, de 1762 à 1766, il fut question, plus d’une fois encore, d’inquiéter Mme Doublet, ainsi qu’en témoigne la présence de son nom sur les listes des individus poursuivis comme nouvellistes, que la police faisait dresser ; mais, par protection ou par bonne grâce, la charmante femme fut constamment préservée du péril.

Une troisième branche ne tarda pas à se greffer sur la branche d’Argental, comme celle-ci s’était greffée sur la branche Doublet ; l’inspecteur d’Hémery la signale au magistrat :

« Ce n’est point le nommé Lejeune, valet de chambre de M. d’Argental, qui fait les nouvelles à la main ; c’est le nommé Gillet, valet de chambre de Mme d’Argental, qui lui permet d’en faire seulement pour la province et non pour Paris, sur une copie que Mme Doublet donne à Gillet, qui retire six livres par mois de ceux qu’il fournit. »

Gillet emploie un commis, Bassan de Beaumont, qui bientôt en profite pour tirer, des « mémoires » qui lui passent sous les yeux, d’autres nouvelles dont il est seul à avoir le profit. Bureaux de gazettes à la main qui sortent les uns des autres — telle une règle à coulisses. Bassan de Beaumont a donc un nouveau groupe d’abonnés — de la première distinction comme toujours. Gillet découvre l’infidélité de Bassan et le congédie ; mais celui-ci, fort des abonnés qu’il a réunis, s’adresse à un autre fournisseur de « mémoires, » un moine de Saint-Denis, auquel il donne douze livres par mois et qui tient lui-même ses originaux de Gillet ; et Bassan continue son commerce dont les sources sont toujours les registres de Mme Doublet. Il occupe trois copistes et s’abrite sous la protection du commissaire Laumonier, auquel il fait un « service gratuit. » Rien ne manque au tableau. Du val, premier secrétaire de la lieutenance de police, en fait un croquis d’ensemble :

« M. d’Argental, ministre de l’infant duc du Parme, continue toujours la distribution des nouvelles à la main. Les personnes employées dans son bureau les distribuent en sous-ordre… L’abus est porté au point que les abonnés eux-mêmes en font commerce et que les bureaux de ces nouvelles se multiplient dans Paris… »

En janvier 1766, Bachaumont s’adjoignit comme collaborateur, pour la rédaction des bulletins, Pidansat de Mairobert. C’était un curieux esprit, né à Chaource, en 1727. On le disait fils de Bachaumont et de Mme Doublet, une absurdité. Le 2 juillet 1749, il avait été conduit à la Bastille pour avoir récité dans les cafés et les promenades de Paris des vers séditieux. À cette époque, âgé de vingt-deux ans, Mairobert nous apparaît comme un jeune homme épris de littérature, d’indépendance, très frondeur, attaquant les ministres, Mme de Pompadour, le Roi lui-même ; il est très fier de nouer des relations avec les écrivains en renom ; il colporte leurs œuvres, dont il lit ou récite des fragmens inédits à qui veut les entendre : nouvelliste de Parnasse, poète sans éditeur, écrivain dramatique sans théâtre. Il se prend d’une vive admiration pour Rétif de la Bretonne ; quant à sa famille, il la fuit : des bourgeois qui voudraient faire de lui un magistrat ou un financier.

L’inspecteur d’Hémery l’a suivi au café Procope : « Ce Mairobert, écrit-il, est un des garçons de Paris, qui aient la plus mauvaise langue. » L’auteur de l’Histoire privée du règne de Louis XV, Moufle d’Angerville, le dépeint ainsi :

« Pidansat de Mairobert, vif et souple, intrigant et hardi-parleur caustique, oracle des foyers de la Comédie, courtisan des lieutenans de police, habile à changer de masque et à se faufiler chez les grands, nous figure assez bien un diminutif de Beaumarchais. Remuant comme ce modèle, il lui manque cependant la verve étincelante, le turbulent génie du grand charlatan. »

Mairobert conserva jusqu’aux derniers jours l’esprit critique qui l’avait caractérisé dans sa première jeunesse. C’est sous son influence que l’œuvre collective, dirigée par Bachaumont, prendra bientôt un tour agressif. En lui aussi le nouvelliste se double d’un pamphlétaire. Il est l’auteur des Anecdotes de Mme du Barry, qui eurent tant de retentissement sur la fin de l’ancien régime, anecdotes dont un grand nombre avaient circulé comme nouvelles à la main. Enfin, non content de poursuivre l’œuvre de Bachaumont, après la mort de ce dernier, il rédigera pour son propre compte un service de nouvelles à la main, âpres, satiriques, animées déjà de l’esprit révolutionnaire, qui se répandront en se multipliant, car d’autres nouvellistes y puiseront à leur tour informations et idées. Mairobert est un des écrivains qui ont le plus contribué à frayer les voies à la Révolution ; des hommes, de qui la mémoire s’entoure aujourd’hui d’une renommée éclatante, ont eu sur la fin de l’ancien régime beaucoup moins d’action que lui.

En octobre 1770, en présence du flot de nouvelles à la main dont Paris était inondé ; Sartine se décide à sévir. Il ordonne des arrestations, mais, comme précédemment, se voit contraint de respecter le ministre de Parme et ses gens, couverts par l’immunité diplomatique ; il s’en prend à des sous-ordres, notamment à Lamy de Joursan.

C’était un moine qui, après avoir jeté sa robe de bure, s’était sauvé avec une demoiselle Lenormand de Bonnétable jusqu’en Hollande, où il l’avait épousée. Outre la demoiselle, il avait emporté 6 000 livres, que la petite avait prises à son papa. En Hollande, les villes sont tranquilles, industrieuses, tout en briques ; leurs maisons basses et propres se mirent dans des eaux immobiles. Nos amoureux y connurent un bonheur sans mélange, tant que durèrent leurs 2 000 écus ; puis il fallut rentrer en France, où le galant fut mis en prison, au violent désespoir de sa mie, qui, après avoir beaucoup pleuré, trouva de l’argent, on ne sait comme, corrompit le geôlier et fit évader le prisonnier. Pour vivre, Lamy de Joursan entra au service d’un certain Kauffmann, « interprète de la police pour l’allemand, » et, par surcroît nouvelliste à la main. Il se disait autorisé et, de fait, Lamy de Joursan allait chaque jour porter les feuilles de Kauffmann chez l’inspecteur Buhot, qui les soumettait à l’estampille du magistrat. Kauffmann ne tarda pas à découvrir que son secrétaire, — les secrétaires de nouvellistes se suivent et se ressemblent, — rédigeait des feuilles pour son propre compte et lui détournait des abonnés. Le 20 octobre 1770, il le fit donc mettre à la Bastille, où, pour se venger, Lamy dénonça son patron qui ne se contentait pas, disait-il, de rédiger les feuilles soumises à l’inspecteur Buhot, mais d’autres gazettes secrètes, où le gouvernement était attaqué et qui étaient puisées en grande partie dans les « manuscrits » de Mairobert. Voilà donc Kauffmann mis à la Bastille à son tour et qui, lui aussi, pour s’attirer l’indulgence de ses juges, dénonce ses confrères. Il fait des révélations complètes sur les nouvellistes de Paris.

La souche en est toujours la Paroisse et la « branche principale, » le bureau d’Argental ; puis à côté de cette branche principale, des rejetons : Carsel, maître d’hôtel de Mme Doublet, trafique lui-même de ses nouvelles, qu’il fait transcrire par les six domestiques de la maison, lesquels ensuite les exploitent chacun à son profit. « Il appert par ce qu’on vient d’exposer, dit Kauffmann, qu’il existe actuellement huit bureaux de nouvelles à la main qui, dans le fond, sortent tous par le même canal (la Paroisse), savoir : le bureau de Gillet et de Paul (ce dernier était, comme Gillet, valet de chambre chez les d’Argental), celui de Paul en particulier, et ensuite, celui de chaque scribe en particulier. » Cela faisait même neuf.

Les feuilles publiées par ces derniers bureaux se vendaient bon marché, trois livres, voire deux livres par mois. On les lisait partout. Un certain Jacquinet, « mouche » de la police, se trouve chez trois marchandes de toile associées dans l’enclos du Temple. Plusieurs autres femmes sont encore là. Jacquinet ignore leurs noms. L’une d’elles, âgée d’environ cinquante ans, est coiffée à la paysanne. Elles sont toutes curieuses d’écrits prohibés et, après le dîner, quand les plats ont été reportés à la cuisine, elles se mettent, les coudes sur la table, à lire les feuilles de nouvelles. Kauffmann cite non seulement des marchands, mais des ouvriers de la rue Montmartre qui s’y abonnent et les lisent avec avidité.

La Révolution approche. Les nouvelles à la main descendent dans la rue et montent aux mansardes. Les « Paroissiens » n’auraient pu rêver plus grand succès ; mais il se produisait à leur déclin. En 1768, des opérations hasardeuses ont ruiné Bachaumont ; la même année, les feuilles de la Paroisse annoncent la mort de l’abbé Legendre, le frère de Mme Doublet, l’un des trois membres de la Trinité. Mme Doublet, toujours délicieuse, était devenue une petite vieille ratatinée ; elle était ridée comme une pomme de reinette, coquette encore. Et les autres Paroissiens ? L’abbé de Chauvelin était mort, ainsi que l’ami Falconnet. Comme on demandait à Voisenon :

« Que faites-vous ?

— Je suis en train de mourir. »

Piron disait :

« Dame Nature m’a crevé les yeux, arraché les dents, creusé la poitrine, affaibli l’estomac. »

Bachaumont s’éteignait le 28 avril 1771, à l’âge de quatre-vingt-un ans. Il mourait comme il avait vécu, sceptique, aimable et bienveillant. On lui parla, sur ses derniers momens, des consolations de l’Église :

« Je ne me sens pas affligé. »

Ses entours n’en firent pas moins venir un prêtre, qui ne put pas tirer autre chose du mourant que :

« Monsieur, vous avez bien de la bonté. »

Mais quand on lui donna l’extrême-onction :

« Fi ! quelle horreur ! »

Car l’huile sentait mauvais.

Personne n’eut le courage d’annoncer cette mort à Mme Doublet.

« On voulut épargner un coup trop rude à la pauvre créature de quatre-vingt-quatorze ans qui, depuis un demi-siècle, n’avait jamais quitté cet ami. On lui cacha la mort de Bachaumont. On lui dit qu’il avait dû partir brusquement. La pensée qu’il venait de s’éloigner, sans prendre congé d’elle, lui causa un chagrin… » dont elle mourut.

Ces dernières lignes sont encore empruntées à la charmante étude que Paul Beyle et Jacques Herblay ont consacrée à la Paroisse.

Pidansat continua l’œuvre de Bachaumont et en commença l’impression sous le titre : Mémoires secrets pour servir à l’histoire de la République des lettres en France, depuis 1762 jusqu’à nos jours. On sait l’importance de ce vaste recueil, généralement nommé le Bachaumont, non seulement pour l’histoire littéraire de son temps, mais encore pour l’histoire générale.

Après que Pindansat de Mairobert se fut suicidé, le 27 mars 1779, sa tâche fut reprise et achevée par Moufle d’Angerville.

En regard des Mémoires secrets, il importe de signaler un autre grand recueil de nouvelles à la main, qui, à peu d’années près, date de la même époque : La Correspondance secrète, politique et littéraire ou Mémoires pour servira l’histoire des Cours…, connue généralement sous le nom du plus célèbre « nouvellant » de ce temps, le bonhomme Métra.

Métra n’eut rien de commun avec la Correspondance secrète. Celle-ci est l’œuvre d’un bureau de nouvellistes semblable à la Paroisse, mais qui est parvenu à se soustraire aux investigations des policiers et à celles des historiens.

MM. Paul d’Estrée et Maurice Tourneux ont démontré que les nombreux recueils de nouvelles manuscrites qui ont été publiés, ainsi que ceux qui sont encore signalés comme inédits dans les dépôts d’archives, ont eu tous pour source, soit les nouvelles de la Paroisse, soit les nouvelles dites de Métra.

Cinq années après la mort du président de Meynières, le dernier survivant des Paroissiens, se tenaient dans l’enclos des Filles-Saint-Thomas, dont le couvent était supprimé (1790), des séances autrement orageuses que celles de l’aimable Paroisse : c’étaient les grands jours de la section révolutionnaire. Admis au seuil d’une pareille assemblée, la gracieuse Mme Doublet et le bon président de Bachaumont auraient reculé d’effroi ; — rien n’avait cependant contribué plus que leurs jolies causeries de dilettantes raffinés à produire cet épouvantable vacarme.

Nous voici arrivés à la fin de cette étude, et nous n’avons pas encore parlé de ceux qui ont donné à l’industrie gazétique, — dont nous avons essayé d’indiquer les origines et le mécanisme compliqué, — son éclat et sa renommée. C’est l’abbé Raynal, auteur célèbre de l’Histoire philosophique des Indes, qui fonde la correspondance littéraire, bientôt nommée Correspondance de Grimm. Il a pour abonnés MM. de Saint-Séverin et de Puysieulx, la duchesse Dorothée de Saxe-Gotha. Son œuvre est identique à toutes celles que nous avons étudiées. Vers 1754, il cède son entreprise au baron Grimm. Celui-ci ne tarda pas à se mettre au premier rang parmi ses confrères de la chronique manuscrite. Il est le prince des nouvellistes. Outre la duchesse de Saxe-Gotha, il compte au nombre de ses « chalands, » comme il dit, la grande Catherine, le grand Frédéric, Caroline, landgrave de Hesse, Stanislas-Auguste, roi de Pologne, le grand-duc de Toscane. Il a pour collaborateurs Diderot, Meister, Mme d’Épinay. Les Salons de Diderot étaient, comme il a été dit, des nouvelles à la main pour le recueil de Grimm. Citons encore les nouvelles à la main de Crébillon fils, celles de Favart, celles de Fréron, sans oublier la correspondance que Mme de Staël adressait sous le titre de « Bulletin de nouvelles » à Gustave III, roi de Suède ; enfin La Harpe. Voltaire avait songé, en 1773, à le donner pour successeur à Thiériot, comme correspondant du grand Frédéric. En 1774, La Harpe commença d’envoyer des gazetins au grand-duc Paul de Russie, plus tard empereur, service qu’il continua jusqu’au seuil de la Révolution — 1789.


XII. — FIGARO

Significative coïncidence : en 1785, l’année même où disparaissait le dernier membre de la Paroisse, Beaumarchais, digne d’occuper un fauteuil dans cette académie gazétique, expiait, au fond d’une cellule de Saint-Lazare, le Mariage de Figaro, où il avait donné l’apothéose et la synthèse du nouvelliste, sous les traits du génial barbier. Le talent de l’écrivain a fini par nous habituer à son personnage ; il nous l’a imposé à force de verve, d’esprit et de gaîté. Et nous ne nous demandons pas ce qu’il peut y avoir d’étrange dans ce valet de chambre, barbier et chirurgien, qui fait des vers et, au moment même où le rideau se lève, chantonne gaîment, un papier et un crayon à la main :


Le vin et la paresse
Se partagent mon cœur,
Si l’un a ma tendresse…
L’autre fait mon bonheur,


« Fi donc ! c’est plat. Ce n’est pas ça… Il me faut une opposition, une antithèse :


Si l’une est ma maltresse,
L’autre est mon serviteur.


« Hein ! hein ! quand il y aura des accompagnemens là-dessous, nous verrons encore, messieurs de la cabale, si je sais ce que je dis… »

Car Figaro est auteur dramatique. Bien avant M. Henri de Bornier, il amis Mahomet sur la scène, et, bien avant M. Henri de Bornier, il voit sa comédie interdite par égard pour le Grand Turc :

«… A l’instant, un envoyé se plaint que j’offense dans mes vers la Sublime Porte, la Perse, une partie de la presqu’île de l’Inde, toute l’Egypte, les royaumes de Barca, de Tripoli, de Tunis, d’Alger et de Maroc ; et voilà ma comédie flambée… »

Si bien que la Muse, non plus que la lancette et le plat à barbe ne parvenant à l’enrichir, Figaro ne sait où dîner le soir :

« Mes joues creusaient ; mon terme était échu : je voyais de loin arriver l’affreux recors, la plume fichée dans sa perruque ; en frémissant je m’évertue. Il s’élève une question sur la nature des richesses, et, comme il n’est pas nécessaire de tenir les choses pour en raisonner, n’ayant pas un sou, j’écris sur la valeur de l’argent et sur son produit net… »

Figaro est mené à la Bastille.

Puis « las de nourrir un obscur pensionnaire, » on le remet dans la rue. Le voilà nouvelliste.

« Comme il faut dîner, quoiqu’on ne soit plus en prison, je taille encore ma plume et demande à chacun de quoi il est question. »

Figaro va se mettre nouvelliste « privilégié : »

« Pendant ma retraite économique, il s’était établi un système de liberté sur la vente des productions, qui s’étendait même à celles de la presse… Pourvu que je ne parle, dans mes écrits, ni de l’autorité, ni du culte, ni de la politique, ni de la morale, ni des gens en place, ni des corps en crédit, ni de l’Opéra, ni des autres spectacles, ni de personne qui tienne à quelque chose, je puis tout imprimer librement sous l’inspection de deux ou trois censeurs… »

Et Figaro de lancer sa feuille hebdomadaire. Aussitôt surgissent les confrères et toutes les vilenies professionnelles que nous avons racontées :

« Pou-ou ! je vois s’élever contre moi mille pauvres diables à la feuille ; on me supprime… »

Le malheureux pense à se suicider, lorsqu’un dieu bienfaisant le rappelle à son premier état.

« Je prends ma trousse et mon cuir anglais, puis, laissant la fumée aux sots qui s’en nourrissent et la honte au milieu du chemin comme trop lourde à un piéton, je vais, rasant de ville en ville et je vis enfin sans souci… Un grand seigneur passe : il me reconnaît… »

En dépit des décors et des costumes, la scène est en effet à Paris. Beaumarchais a soin de nous en avertir. Il a « sorti » son héros de la réalité. Au fait, combien en avons-nous déjà rencontré de Figaros, au cours de ce récit, ne fût-ce que dans la « société » de Rambaud ? C’est Tollot, Sarazin, Lacroix, La Pierre, tous domestiques, tirant l’épée, maniant la plume, courant les spectacles.

« Depuis deux mois, dit Sarazin, j’errais, vagabond, sans rien faire que donner quelques leçons de musique pour subsister et continuer la théologie pour embrasser l’état ecclésiastique, dégoûté du monde, — on croit entendre Figaro, — quand je fus rencontré, rue Saint-Denis des nommés Tollot et Felmé qui me proposèrent d’aller en Hollande pour leur envoyer des nouvelles… »

C’est ce Tollot lui-même, de qui l’on a déjà indiqué la parenté étroite avec celui que Bazile appellera un « potillon de gazette. »

Et combien d’autres nous passent sous les yeux en feuilletant ces Archives de la Bastille, qui sont en quelque sorte les états de service des nouvellistes. Pierre Brunel fut écroué le 12 septembre 1722 dans le sombre château du faubourg Saint-Antoine, comme Figaro, pour délit de nouvelles. Il était cuisinier de son état et, comme Figaro, nouvelliste par occasion ; et si, entre temps, il ne faisait ni barbes ni saignées, à l’instar du valet du comte Almaviva, « il montrait le flageolet et apprenait à chanter aux serins. »

Il est de ces gazetiers qui ont jusqu’au style du barbier de Séville. Dubreuil avait servi l’abbé Antonio Conti à Venise. Après avoir quitté son maître, il se fit nouvelliste à Paris et sut assez se souvenir de son ancien maître pour venir lui demander de s’inscrire comme abonné :

« Le parti que j’ai pris, lui écrit-il en 1727, vous surprendra peut-être. N’ayant pu me résoudre, après avoir perdu un si bon maître, à en prendre un autre, auprès duquel je n’eusse jamais trouvé les mêmes agrémens, j’ai cru ne pouvoir mieux faire que d’en servir plusieurs à la fois. Je me suis fait à la Cour et à la Ville des relations fidèles, que je donne pour dix et douze livres par mois, et comme ce commerce demande un secret inviolable, et que la crainte d’être puni me retient, il ne m’est pas jusqu’ici fort avantageux. Si vous acceptez mes services… »

Ce serait une énumération interminable que la liste de tous les domestiques, maîtres d’hôtel, laquais, valets de chambre, mirebalais, suisses, portiers, cuisiniers, jocqueys, haut-le-pied, qui furent poursuivis et incarcérés, souvent à la Bastille, comme nouvellistes à la main. Tel Louis Lecomte, maître d’hôtel de la présidente de Barillon, à la Bastille en 1659. Il dirigeait un bureau de nouvelles, avec la collaboration d’un laquais, Pierre Gagneron, d’un fruitier nommé Leclerc et du « gargotier » Rémy. Jean Mocque, colporteur de profession, distribuait leurs feuilles dans Paris, et Nicolas Dupin, « domestique sans condition, » en faisait l’expédition pour la province. Tel encore Claude Chabot, étudiant en théologie et valet de chambre de M. de Laage, à la Bastille le 5 octobre 1669, condamné aux galères le 30 décembre pour gazettes contre le Roi ; ou bien Jacques Coquaire, valet de chambre et maître de latin, embastillé à deux reprises, en 1712 et en 1715, pour nouvelles à la main.

Par ordre du 8 mars 1757, est enfermé Jean Champclos, cuisinier de l’abbé de Guillerin, comme entrepreneur de nouvelles et chef d’une imprimerie clandestine. De la Bastille, il fut transféré à la Conciergerie le 12 juin 1757. Il satirisait l’archevêque de Paris et le comte d’Argenson, ministre de la Guerre. Celui-ci ne tarde pas à tomber en disgrâce. Il est exilé en sa terre des Ormes, où il s’entoure de nouvellistes et devient le modèle qui pose devant Beaumarchais pour la figure du comte Almaviva. Au reste, c’est à l’époque même où Beaumarchais entre en scène que le type du nouvelliste atteint tout son éclat.

Les débuts dans le journalisme d’Antoine-Joseph Gillet, valet de chambre dans la maison d’Argental, remontent à 1764. En 1770, il a groupé comme collaborateurs : Domanges, fils du cocher de Mme Doublet, Thomas, ancien valet de chambre de Bachaumont, Cabirol, valet de chambre du marquis de Montesquiou, Alphonse Landrieux, ci-devant laquais. Un joli bureau de rédaction. Gillet a soixante-trois souscripteurs. Il n’est aujourd’hui journal du high-life qui ne les lui enviât : le comte d’Argenson aux Ormes, le duc d’Harcourt à Caen, le vicomte de La Rochefoucauld, le comte de Biré, le marquis de Gouffier, les comtes de Narbonne, de Diesbach, de Toustain, de Sesmaisons, le prince de Chimay à Bruxelles et le prince Emmanuel de Salm à Madrid, plusieurs évêques, le premier président Mole, plusieurs intendans, — le reste à l’avenant.

Cet Antoine-Joseph Gillet, valet de chambre de la comtesse et secrétaire du comte d’Argental, était d’ailleurs seigneur d’importance et son camarade Figaro n’eût pas dédaigné de se dire son cousin.

Il avait qualité de « bourgeois de Paris. » Sa fille, Marie-Sophie, le seconda, le remplaça bientôt comme secrétaire du représentant du duc de Parme à Paris. En 1767, Sophie Gille épousa René-Charles de Vimeux, qui accepta, pour lui et pour sa jeune femme, la table et le couvert à l’hôtel du ministre de Parme. Mme de Vimeux anima par son esprit et par sa grâce le salon du comte d’Argental, et quand celui-ci fut devenu veuf et eut été frappé de cécité, l’ « aimable Sophie » devint l’Antigone du vieux diplomate. Argental mourut le 5 janvier 1788 en laissant à « M. Gillet, son secrétaire depuis trente-trois ans, » 995 lb. de rentes perpétuelles, plus 1 000 lb. de rentes viagères, et à Mme de Vimeux, outre 1 000 lb. de rentes, le portrait d’Adrienne Lecouvreur et le buste de Voltaire par Houdon. Mais le fidèle serviteur ne put survivre à son maître : huit jours après, il était mort. Ici du moins il diffère de Figaro, qui n’eût sans doute pas permis que le décès du comte Almaviva troublât si gravement son existence.

Au reste, dès le XVIIe siècle, le théâtre avait connu le valet de chambre nouvelliste. Tel Merlin dans la Comédie sans titre, où Boursault met en scène la rédaction du Mercure.


Tant que dure le jour, j’ai la plume à la main :
Je sers de secrétaire à tout le genre humain.
………………………………
Fable, histoire, aventure, énigme, idylle, églogue,
Noces, concerts, cadeaux, fêtes, bals, enjoûmens,
Soupirs, larmes, clameurs, trépas, enterremens,
Enfin quoi que ce soit que l’on nomme nouvelle,
Vous m’en faites garder un mémoire fidèle…


Cette situation accordée au valet dans l’ancien régime répondait à la conception sociale de nos pères. Les plus grands seigneurs de la Cour y recherchaient les fonctions domestiques. Un commerçant dérogeait, un laquais ne dérogeait pas.

L’Anglais Sacheverell Stevens, visitant Paris sous Louis XV, est surpris de voir seigneurs et laquais vêtus avec une égale magnificence. « Ordinairement un laquais du bon ton, dit Mercier, prend les mœurs de son maître, son geste, ses manières ; il porte la montre d’or, des dentelles… » Le maître, dit le même Mercier, entretient une comédienne, le laquais une petite marchande de modes : le laquais est mieux partagé.

« Le valet de chambre d’un homme en place, observe encore Mercier, jouit quelquefois de 40 000 lb. de rente. Il a lui-même un valet de chambre, lequel en a un autre sous ses ordres. » Un des valets du duc de Valentinois était collectionneur, amateur des « moindres bagatelles élégantes. » C’est lui qui acheta la fameuse tabatière de Saxe garnie d’or que Fréron tenait de Piron.

Ces laquais, de qui les fonctions n’étaient souvent que décoratives, passaient des heures entières dans les antichambres avec les domestiques d’autres personnages. Quelles longues causeries et, soit dit en passant, quelle favorable occasion à s’approvisionner de nouvelles ! Le valet de chambre est attaché à la personne du maître et pénètre dans son intimité. Il emploie ses loisirs à lire des romans, les livres nouveaux. La comédie de château était florissante. Lafleur et Manette jouent les rôles de Froutin et de Lisette, ou d’Annette et de Lubin, dans les pièces où Monsieur, Madame et Mademoiselle jouent les Léandre, les Clorinde et les Phylis.

Au reste, Frontin est souvent plus instruit que Léandre, Figaro est plus lettré que le comte Almaviva. Dans les Précieuses ridicules, les personnages du marquis de Mascarille et du vicomte de Jodelet sont poussés à la charge, mais est-il bien certain que les jeunes muscadins, leurs maîtres, eussent été capables de tenir leurs rôles ? Une parade du xviir2 siècle met en scène un de ces petits-maîtres qui veut prendre un valet : « Un jeune gentilhomme, dit-il, ne peut décrotter ses souliers tout seul, et surtout, quand il veut envoyer une lettre à un ami, il faut bien avoir quelqu’un pour l’écrire. »

Gourville dictait ses Mémoires à ses domestiques. « Le plus ancien d’entre eux, dit-il, se nomme Belle ville. Il est avec moi depuis trente-deux ans. Il est devenu fameux nouvelliste, fort accrédité dans l’assemblée du Luxembourg. » Gourville était très mal avec La Bruyère, qui s’en prend à Belleville : « Le devoir des nouvellistes est de dire : « Il y a tel livre qui court et qui est imprimé chez Cramoisy ou chez Michallet, en tels caractères ; il est bien relié et en beau papier ; il se vend tant. » Il doit savoir jusques à l’enseigne du libraire qui le débite. Sa folie est de vouloir en faire la critique. » Mais Belleville faisait la critique des Caractères.

Il avait suivi son maître dans ses voyages et ambassades ; et souvent avec lui, tout en lui accommodant sa perruque, il s’était entretenu des secrets du Cabinet. De là des connaissances spéciales qui l’avaient mis en valeur parmi les « pelotons » du Luxembourg. Voltaire estimait que les Mémoires de Dangeau n’étaient pas du marquis, mais un recueil de nouvelles écrites par un de ses domestiques. Et Voltaire lui-même n’eut-il pas plusieurs valets de chambre pour secrétaires, notamment Longchamp que lui avait cédé Mme du Châtelet ?

Un grand nombre de ces laquais étaient également chirurgiens et, comme les chirurgiens étaient barbiers, ils étaient barbiers. Cette réunion du plumeau, de la lancette et de la savonnette dans une même main apparaît souvent dans la correspondance de Gui Patin. Les Archives de la Bastille abondent en dossiers relatifs à ces valets de chambre barbiers et chirurgiens, désignés sous le nom de « chamberlains. » Ils en arrivaient à faire de la médecine et, — comme Figaro, — les docteurs de la Faculté les poursuivaient pour exercice illégal.

Edmond Ranquet, valet de chambre et barbier du maréchal de Luxembourg et son chirurgien, fut mis à la Bastille le 20 mai 1670 pour nouvelles à la main ; c’est Figaro au grand complet.

Figaro, au reste, ne se contente pas de rédiger des nouvelles, il écrit ses mémoires. Le voici au service du grand Mirabeau. Il s’appelait Legrain, né en 1752, de pauvres paysans, dans un petit village du futur département de l’Aisne. « L’hiver on allait à l’école jusqu’à douze ou quatorze ans. » Il entra d’abord comme domestique chez les Bénédictins ; puis il passa parmi les quarante domestiques de l’abbé de Vauclair. A la table de l’abbé de Vauclair, il servit Mesdames de France, ce qui ne laissa pas que de lui monter la tête. Enfin, en 1780, il vint à Paris. « Il avait de la probité, dit M. Dauphin-Meunier, de la probité sans excès de scrupules et de l’honneur même. » Legrain parvint à faire agréer ses services de la marquise de Tourzel. Le marquis était honnête homme.

« Son valet de chambre me dit un jour :

« — J’ai pris M. le marquis au berceau ; voici trente-cinq ans que je suis avec lui. Je parierais ma tête contre douze sols qu’il n’a jamais vu d’autre femme que la sienne et Mme la marquise la même chose.

« Je lui réponds :

« — Chose bien rare, surtout dans le grand. »

Mais Legrain ne voulait pas demeurer au service d’une femme. En 1781, Mirabeau sortait du donjon de Vincennes, nu comme ver et décrédité :

« Mes profits ne seront pas grands, » pensait Legrain.

« Votre maître n’est pas trop aisé, » lui dit un camarade « si vous restez trois semaines, vous serez un bon garçon. « — Il est donc possible que je reste un mois. » Le marquis de Mirabeau, le père de son nouveau maître, était le premier à le décourager :

« — Si tu as un peu d’argent, qu’il t’en demande quelque chose, dis-lui que tu n’en as pas. »

Cependant Legrain tint bon et s’attacha à la fortune du futur tribun.

En plein hiver, brusquement, Mirabeau l’informe qu’on part pour la Franche-Comté. Ce qu’il ne lui dit pas, c’est qu’il s’agit d’aller faire annuler la condamnation capitale prononcée naguère contre lui pour rapt de Sophie de Monnier, — exactement l’histoire du marquis de Mirabel et de Nicolas Tollot notée plus haut.

Un avocat est du voyage. L’oncle de l’avocat affirmait à Legrain qu’on allait en ambassade. Legrain n’en doute pas, et déjà il voit sa fortune faite. A Brinon, charmant intermède. « La cuisinière de la dame du frère de M. l’avocat » se met avec notre domestique du dernier bien. Elle avait dix-sept ans, gorge rondelette et minois fripon. Notre valet conte cette anecdote d’une plume alerte.

« Je vois que le temps presse, je me dis : — Il ne faut pas perdre de temps. »

Effectivement, le temps ne fut pas perdu. Mais il n’est bonheur qui dure. Il fallut se remettre en route. « L’on monte en voiture. Je dis au postillon :

« — Partez.

« Elle veut absolument que je prenne un peu de liqueur. Je me dépêche, nous nous embrassons, je monte à cheval, elle m’éclaire.

« — Faut-il que vous partiez par ce temps-là et si vite ?…

« Je lui donne la main, je pars ventre à terre. »

A une journée de là, l’essieu de la voiture vint à se rompre.

« — Monsieur, dit Legrain, j’aurais mieux aimé qu’elle se brise à Brinon, chez le frère de M. l’avocat, que de se faire une égratignure ici !

« — Oh ! je t’entends, » fit Mirabeau.

C’est à l’auberge de Salins que Legrain découvre dans quelle sorte d’ambassade il est embarqué.

« — Legrain, lui murmure à l’oreille son maître, ne prononce pas le mot de Mirabeau, que je ne te le dise.

« — Cela suffit, monsieur.

On se dirige vers Pontarlier. Deux pieds de neige. Les arbres découpent leurs branches noires sur le ciel gris : de rares vols de corbeaux ; puis rien. Enfin un homme sur la route ; il approche, croise la voiture :

« — Qu’on arrête, voilà Bourrier ! s’écrie Mirabeau. — Ma foi, monsieur, on voit bien que la neige vous éblouit, car c’est un perruquier.

« — Précisément, appelle donc !

Le témoignage de ce Bourrier, logeur, et traiteur du comte à Pontarlier, lui avait fait trancher la tête, — en effigie. Mirabeau le secoue, l’embrasse.

— Voilà une belle ambassade ! pensait Legrain.

A Pontarlier, l’avocat descend. On arrive aux Verrières-Suisse.

« — Pardon, monsieur le comte, si je vous interromps, fait Legrain.

« — Parle.

« — Monsieur, quand je suis parti de Bignon, l’oncle de votre avocat m’a dit que vous étiez nommé ambassadeur et que j’allais faire mon chemin avec vous. Il paraît que ce soit possible en fait de chemin, mais pas en fortune… Quoi qu’il en soit, soyez sûr de moi. Ayez tort ou raison, je ne vous quitte pas que vous ne soyez débarrassé…

« — Je puis donc compter sur toi ?

« — Oui, monsieur le comte, en service et en probité. D’ailleurs, monsieur votre père m’a dit qu’il se reposait sur moi. Je lui ai donné ma parole.

Et voilà Legrain qui part en qualité de négociateur, tantôt à Pontarlier, tantôt à Neuchâtel, visitant le chancelier, visitant les juges. Il s’agissait d’obtenir du Conseil de Neuchâtel d’interdire aux témoins suisses de venir déposer en France. C’est Legrain qui mène l’affaire. Il ne débride pas, brûlant les étapes, par des chemins où le cheval enfonce dans la neige jusqu’aux jarrets.

— Te voilà déjà revenu, lui dit Mirabeau.

— Je n’ai pu revenir plus tôt.

— Je le crois bien, comme te voilà fait !

Mirabeau avait dû se constituer prisonnier à Pontarlier. Le concierge de la geôle lui céda son propre logis et s’installa lui-même avec sa famille dans la prison.

Cependant Legrain avait pris à cœur les affaires de son maître, auquel l’avocat du Roi à Pontarlier, un nommé Pion, était hostile. Legrain traversait la grande place à cheval. Arrive toute une meute. « Parmi ces chiens il se trouva M. Pion… Comme j’avais un bon fouet de poste, que je savais bien le manier, je n’ai pas voulu lui couper les yeux ; je lui ai seulement coupé la figure, avec les deux oreilles. »

On imagine la belle rumeur : Legrain fut traduit en justice à Besançon, mais à force de parler, d’expliquer, de poster adroitement de menues inexactitudes aux bons endroits, — ô Figaro ! — le rusé compère parvint à se tirer d’affaire. Mirabeau aussi.

Legrain est devenu le conseiller et le mentor de son maître ; il lui fait payer une partie de ses dettes, celles qui sont dans la basse classe, « parce qu’elles sont criardes. » Survient le fameux procès de 1783, de Mirabeau contre sa femme, — « contre » est mal dit, puisqu’il plaidait en « réunion. » Mirabeau se révèle le premier orateur de son temps. Il a publié son livre sur les lettres de cachet. Il est célèbre et les éclats de sa renommée mettent en lumière le fidèle Legrain. De la gloire, mais peu d’argent. Faute d’argent, les chevaux se mordent. Mirabeau et Legrain voulurent régler leurs comptes ; ils en vinrent aux coups.

« Monsieur le comte, nous avons raison tous les deux. Vous pouvez prendre un domestique si vous n’en avez pas, et moi un autre maître. Vous aurez plutôt trouvé un mauvais domestique, que moi un bon maître.

« — Eh bien ! en attendant, voilà des commissions, il faut les faire ; et voyez que ma chambre est tout sens dessus dessous. « — J’ai une place, je suis sûr d’être reçu, je sais les prix de la maison, tout cela me convient. Je suis sûr, en n’entrant pas là, que je ferai une sottise. Enfin, je me détermine à rester avec vous, monsieur. »

Legrain demeura auprès de Mirabeau jusqu’à l’heure de sa mort. Entre temps, il se marie, et sa femme, qu’il avait connue servant Mme de Nehra en qualité de femme de chambre, sous le nom d’Henriette, s’attacha au grand tribun comme son mari. Bien qu’enceinte, elle le soigna durant sa dernière maladie avec un admirable dévouement.

Les derniers momens du puissant orateur sont contés par Legrain en termes émus :

« Le matin, il aperçut la verdure des arbres de son jardin et dit :

« — Menez mon lit auprès de la croisée, que je la voie avant de mourir. »

« Et il dit, étant arrivé auprès :

« — Belle verdure, tu parais à l’instant que je m’en vais. »

Le récit est très beau, très simple. Figaro écrit de sa meilleure plume ; mais l’émotion devient trop forte, ce sont des phrases heurtées, inachevées, on les lit entrecoupées de sanglots :

« Quelque temps toujours parlait, tout à coup baisse tout à fait ; la parole lui manque. Toujours connaissance jusqu’au dernier soupir, fait signe que l’on lui donne une plume et dit adieu, pour toujours, atout le monde qui était dans les chambres et à tous les Français, fait signe à sa garde-malade (Henriette), qui le soutenait, de se détourner pour ne pas le voir passer.

« C’était une fière révolution dans la rue.

« Comme tout le monde était dans le plus morne silence pendant trois jours… »

On était en avril ; une matinée de printemps, fraîche, baignée de lumière claire, sans soleil ; des brumes légères estompaient de buée humide, argentine, la « belle verdure » du jardin.

Là s’arrête le manuscrit. Legrain s’était retiré, avec la bonne Henriette, à Pontarlier ; mais on y dépanthéonisait Mirabeau comme à Paris. Les fidèles serviteurs retournèrent dans la capitale, où le fils adoptif du grand tribun, G. Lucas de Montigny, les entoura d’égards affectueux.

Et Legrain « en se mettant en écrit, » mit en écrit son maître.

Une belle fin pour Figaro.

Car la Révolution, en proclamant la liberté de la presse, devait clore l’histoire des nouvellistes à la main.


FUNCK-BRENTANO ET PAUL D’ESTREE.

  1. Voyez la Revue du 1er et du 15 juillet 1909.