Fille unique/VIII

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Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XVII et XVIII, 1903

CHAPITRE VIII


« Madame, prononçait Hervé, incliné devant Sophie Andelot, je me suis permis de reprendre une vieille habitude, celle de venir voisiner par un très étrange chemin. C’est bien par là que nous passions, mon père et moi, quand nous venions vous voir, souvent seuls tous les deux, parfois avec mes sœurs ?… J’ai trouvé l’escalier déblayé ; sur l’une des marches, j’ai recueilli le petit soulier que j’y avais semé, il y a vingt-deux ans ; le volet était ouvert, et aussi le placard… Alors… comment vous dire ?… J’ai obéi à ce qui me paraissait une invitation de suivre la route si longtemps abandonnée. Hélas ! je reviens seul… »

Il parlait lentement, de plus en plus troublé, sentant se soulever le voile qui couvrait le passé, incapable encore, cependant, de l’écarter tout à fait.

Dès le vestibule, les choses avaient repris leur place en son esprit. Il était venu droit à la salle à manger, et son regard n’avait éprouvé aucun étonnement à ce qu’il rencontrait : il connaissait tout cela.

Mais avant que ses yeux bruns eussent eu le temps d’inventorier les choses, la vieille dame assise là-bas, tout au fond, dans cette vaste bergère, — une ancienne connaissance, lui aussi, ce siège antique — la vieille dame les avait attirés, retenus, ces yeux chercheurs…

Il avait marché droit à elle, et, de son mieux, il avait expliqué sa présence.

Elle avait écouté sans un mouvement, clouée, eût-on dit, à son fauteuil, et rendue muette par l’intensité d’une insurmontable émotion.

Maintenant qu’il ne parlait plus, elle le regardait avec une sorte de détresse ; sur son visage pâle, les larmes coulaient… coulaient…

Et c’était le seul signe de vie que donnât cette créature affaissée : des larmes.

« Qu’a-t-elle ? Qu’est-ce que ma présence lui rappelle donc pour qu’elle pleure ainsi ? » se demandait Hervé.

Il n’osait ni s’asseoir, ni parler davantage, ni s’en aller…

Et son cœur à lui aussi se serrait sans qu’il comprit pourquoi.

Ne trouvant pas en lui-même la raison de cette douleur, dont il ne pouvait douter qu’il ne fût la cause, il la chercha autour de lui, dans les objets témoins de cette scène ; les mêmes qui l’avaient vu tout petit enfant en présence de cette vieille femme.

Son regard rencontra le portrait d’adolescent à l’angle duquel pendait un nœud de crêpe.

Ah ! si Clairette eût été l’araignée !…

Un cri de surprise monta aux lèvres d’Hervé, en apercevant la copie exacte du portrait découvert chez lui sur le haut d’une armoire.

« Mon père !… c’est bien mon père dont vous avez le portrait ? » murmura-t-il, ramenant ses yeux interrogateurs vers Mme  Andelot.

Elle inclina la tête.

« Oui, monsieur le baron », prononça-t-elle d’une voix défaillante.

Ne l’avait-il pas appelée madame ? N’était-ce point en étranger qu’il se présentait ? Et, dès lors, était-elle relevée de sa promesse ?… Mais, cette fois, le voile s’était déchiré, et un nom montait du cœur même du jeune homme :

« Grand’mère !… Je vous appelais grand mère, j’en suis sûr ! quand j’étais le petit enfant qui chaussait ce soulier. »

Il avait jeté sur la table son chapeau et le mignon soulier rouge.

Les mains tendues, presque jointes, il suppliait : « Dites-moi la vérité ! Et d’abord ce portrait…

— Est celui de Philippe Andelot, le fils que j’ai perdu… perdu deux fois… puisque, vivant… je l’avais donné !…

— Vous êtes mon aïeule, n’est-ce pas ! Je ne m’explique point comment ; mais je le sais… Je vous reconnais ! Tenez, je pourrais vous répéter des choses que vous me disiez autrefois. La lumière se fait… Ma pauvre vieille grand’mère, pourquoi donc pleurez-vous ainsi ? »

Il se mit à genoux devant elle, enveloppa ses épaules de ses bras, l’étreignit, et, baisant ses joues ridées :

« Parle, dis-moi tout.

— Oui, mon enfant chéri, je te dirai tout. C’est le bon Dieu lui-même qui t’a ramené vers moi. Comment pourrais-je me taire. Assieds-toi, mon petit, voici ta chaise ; la reconnais-tu ? C’est toujours celle-là que tu prenais. Tu l’apportais tout contre ma bergère, si bien que l’angle du bois a fait un trou dans l’étoffe. Il y est encore… Oh ! je n’ai pas voulu qu’on le raccommodât ! C’est comme le carreau où tu cassais tes noisettes, parce qu’il était un peu creux ; le marteau qu’on te donnait pour cela l’a ébréché, fendillé de partout ; mais il est là ! On ne l’a pas changé, va ! Je ne l’aurais pas permis. »

Maintenant que ce silence de vingt-deux années était levé, il ne pouvait parler assez, il eût voulu tout dire à la fois, le pauvre vieux cœur où s’étaient accumulés tant de souvenirs, où les peines étaient tombées en monceau ; ce cœur, qui ayant pourtant d’autres joies, puisqu’il avait d’autres enfants à aimer, pas plus que les portraits du fils et du mari, n’avait quitté son nœud de crêpe !

Hervé s’était assis, mais non comme autrefois, plus en face, afin de mieux voir le cher vieux visage.

Les mains de la grand’mère fourrageaient dans la chevelure blonde du petit-fils.

« Tu n’as pas pris nos traits, mais tu as notre âme et notre cœur, si tu n’as pas changé ! »

Ils s’étaient remis à se tutoyer tous les deux sans même s’en apercevoir.

« Grand’mère, dis-moi d’abord notre histoire à tous. Il y a quelque chose qui m’échappe… que je n’ai jamais su.

— Ta mère ne t’a pas confié…

— Rien.

— Mais comment donc t’a-t-elle fait accepter cette absence d’Arlempdes, ton pays natal ?

— Ma mère n’expliquait jamais à ses enfants le pourquoi de ses résolutions. Elle commandait… Nous étions dressés à obéir aveuglément… Peut-être ai-je demandé un an, deux ans à revenir ici, après la mort de mon père ; puis, comme jamais je n’entendais parler d’Arlempdes, de Vielprat, ni de ceux que j’y avais connus, l’oubli est venu peu à peu.

— Mais dans vos papiers de famille ?…

— Ils ont été triés et expurgés de tout ce qu’on jugeait devoir nous laisser ignorer, nos papiers de famille, j’en ai acquis la preuve il y a peu de jours. Dans aucun, il n’est question de notre parenté avec les Andelot. Je n’en soupçonnais rien tout à l’heure encore. Je suis revenu l’année dernière sous l’impression des paroles de ma femme à son lit de mort…

— C’est vrai, interrompit grand’mère, tu l’as perdue. Une de mes filles que je ne connaîtrai point en ce monde. Pauvre enfant ! Rester seul avec tes deux petits ! Ah ! les chéris ! Quand je les ai vus !… »

Ils se perdaient maintenant dans la multitude des choses qui se pressaient en leur esprit, toutes très douces, toutes importantes, et qu’ils eussent voulu dire toutes à la fois.

Grand’mère conta par le menu sa première entrevue avec Lilou et Pompon.

« Comment se nomment-ils, au vrai ? Quand je le leur ai demandé, ils m’ont répondu que Claire leur avait défendu de me le dire. C’est même bizarre… Ce doit-être elle qui a découvert et nettoyé l’escalier.

— Elle est venue dans le parc, au moins une fois, les petits me l’ont écrit.

— Ils savent déjà écrire une lettre ?

— Oh non ! Ils dictent à une de leurs bonnes ce qu’ils veulent me dire, elle l’écrit en demi-gros et ils le recopient. Voilà tout ce dont ils sont capables, et… c’est assez.

— Claire aura aperçu la porte secrète et aura voulu voir où elle conduisait. De là au volet, pas d’obstacle… Elle est joliment intriguée ! Je m’explique à présent ses questions. À quelle pensée elle a obéi en reportant ce petit soulier sur l’escalier, je me le demande, par exemple.

— L’intention importe peu. Sans s’en douter elle a singulièrement facilité ma tâche, la petite cousine. Mais nous nous égarons, grand’mère… Tu veux connaître le nom de mes fils : Lilou, c’est Louis ; Pompon, c’est Paul. Ils doivent ces appellations fantaisistes à leur bonne nounou. Maintenant, je t’en prie, raconte.

— Eh bien, voici, d’un bout à l’autre, comment tout s’est passé ! De son nom, le baron de Kosen, le vieux, celui qui a été général sous le premier Empire, s’appelait de Brheul. Il était de petite noblesse. Par sa mère, il avait même une origine tout à fait plébéienne. Toutefois, son père avait de belles alliances en Bretagne. Justin Andelot, qui devait être plus tard mon mari, et M. de Brheul se trouvèrent servir dans le même régiment. Velaysiens tous les deux, natifs du même village, — Saint-Pierre-du-Champ, — ils finirent, malgré la différence de grade et de position sociale, — les Andelot sont des paysans, — par s’aimer comme deux frères. Ils firent toutes leurs campagnes ensemble. Au retour de cette malheureuse expédition de Russie, M. de Brheul était général et Justin Andelot capitaine. Ils avaient moins souffert de la retraite que l’arrière-garde, en sorte qu’ils étaient encore en état de se battre. À Kosen, la brigade du général de Brheul fit des prodiges. C’est elle qui s’empara de Giulay, le général en chef de l’armée autrichienne qui fut battue par une seule division française.

— Je connais cet épisode.

— Tu sais alors que Napoléon fit M. de Brheul général de division et baron de Kosen.

— Oui. Oh ! cela, ma mère nous en a parlé.

— Justin Andelot et lui aimaient tant leur empereur, qu’après Waterloo, tous les deux donnèrent leur démission. Ils revinrent ensemble vivre dans leur cher Velay. Seulement, le baron était riche et Andelot ne possédait pas un lopin de terre. En sorte que le baron de Kosen lui proposa d’être son régisseur. Il avait hérité d’un oncle des bois et des terres considérables autour d’Arlempdes, sans compter l’argent ! En tout, une grosse fortune. Il fit construire le château de Vielprat pour lui, et la maison où nous sommes pour son ami. Ils vivaient presque sur le pied d’égalité, chassaient ensemble, faisaient des armes tous les matins, et n’avaient la plupart du temps qu’une table. Cela dura jusqu’au mariage du baron de Kosen. En 1820, — il avait à cette date trente-huit ans et Andelot vingt-huit, tu vois, mon enfant, qu’ils s’étaient retirés jeunes de l’armée, — en 1820, il épousa une de ses parentes de Bretagne ; une personne très hautaine. En 1826 ils eurent un fils. Sitôt le général marié, la situation d’Andelot avait changé du tout au tout. Il était le régisseur, et rien autre, pour la baronne. Elle ne l’admettait à sa table qu’à contre-cœur, et les relations d’amitié entre le général et le capitaine se bornaient à chasser de compagnie et à faire des armes le matin. Andelot commençait à trouver sa maison triste. Quelquefois, quand il y avait du monde au château, — ils recevaient beaucoup du temps de la baronne, — le général s’échappait un moment le soir. Mais, à cette époque, les de Kosen partageaient leur temps entre Paris, la Bretagne, quelques voyages. Si bien qu’il n’en restait guère pour Arlempdes. À la longue, Justin Andelot, pris d’ennui, songea au mariage. Et c’est moi qu’il choisit. C’était en 1835 : il avait quarante-deux ans. Ce n’était plus guère l’âge d’entrer en ménage, mais il avait pensé rester garçon toute sa vie. Le baron et son fils à aimer, leur fortune à accroître avaient contenté jusque-là son cœur et son activité. Je crois que, si Mme  la baronne avait été une femme simple, pas fière, qu’elle eût traité Justin en ami, jamais je n’aurais été sa femme. Enfin, Dieu voulut que la tristesse gagnât son cœur et l’amenât vers moi. J’étais orpheline et je n’avais que dix-neuf ans quand je l’épousai. Beaucoup me blâmèrent. Mais moi je l’aimais. Je le trouvais beau malgré que ses cheveux commençassent de grisonner. Il avait un visage si souriant, un regard si clair, et je le savais si bon ! »

Les yeux de Sophie Andelot se tournèrent vers le portrait du vieillard, et elle lui sourit avec une grande expression de tendresse.

« Je l’ai aimé jusqu’à sa mort, et maintenant, mon espérance, c’est que Dieu nous réunira vers lui un jour ou l’autre. Nous eûmes d’abord deux filles : elles sont mortes jeunes toutes les deux ; puis, en 1860, un garçon, dont le baron de Kosen fut le parrain et qu’il nomma comme lui et comme son fils : Philippe. Sa femme était morte alors, et les bonnes relations d’autrefois avaient repris. Il venait souvent s’asseoir à notre table, et, tout aussi souvent, emmenait Justin déjeuner ou dîner avec lui. Nos enfants et le sien s’élevaient presque ensemble. Tout le temps de son deuil, le baron le passa à Vielprat. Et, plus tard, l’habitude étant prise, il n’en sortit guère davantage. Au printemps, seulement, il conduisait son fils faire une visite dans la famille de sa mère. Mais voilà que, à dix-huit ans, ce jeune homme mourut. Quel deuil ! Nous-mêmes étions dans tout le chagrin de la mort des deux petites, par conséquent peu capables de consoler notre ami. Il n’y avait pour nous sortir de nos larmes tous les trois que Philippe, le cher petit. À deux ans qu’il avait à cette époque, il était beau comme tu ne peux te le figurer. C’étaient tes cheveux frisés, les jolis traits de ton Lilou, avec toutes les fossettes de Pompon. Et si gai ! si câlin ! Toujours à gazouiller ! On aurait dit qu’il comprenait que le plus malheureux d’entre nous, c’était encore son parrain, lui qui n’avait plus personne. C’est à lui qu’il allait toujours. Et c’étaient des caresses, des baisers, des histoires ! … Il lui grimpait sur les genoux, se tenait blotti là tout le temps ; et, lorsque le baron se levait pour partir, c’étaient des pleurs qu’on ne pouvait pas apaiser. Et, avec les années, sans rien ôter de son cœur à son père ni à moi, le pauvre petit, il semblait que, de plus en plus, il aimât ce parrain. Si bien que M. de Kosen finit par s’y attacher à ne plus pouvoir passer un jour sans lui. En 1842, mon fils Eusèbe naquit ; puis, en 1846, Augustin. Le père de Claire, Victor, ne vint au monde que vers la fin de 1849. Le baron de Kosen avait alors soixante-sept ans. Pourquoi il ne s’était pas remarié à l’âge où il pouvait espérer avoir d’autres enfants ?… Ah ! voilà… Il jugeait qu’un fils, c’était assez. Il le voyait si robuste ! N’empêche qu’un mois suffit à en faire un cadavre !… À côté du chagrin d’avoir perdu son unique enfant, M. de Kosen en portait un autre presqu’aussi lourd. Pour le bien comprendre, celui-là, mon petit, il aurait fallu que tu entendisses les deux vieux soldats parler de leur Napoléon, — un demi-dieu pour eux, — de ses victoires, de sa gloire, qu’à leurs yeux Waterloo n’avait point ternie. Cette baronnie de Kosen, c’était comme un second enfant qui allait mourir. À la pensée qu’elle s’éteindrait avec lui, et que, dans la suite des temps, rien ne perpétuerait le souvenir de son plus beau fait d’armes, le général se sentait agoniser. Oui, son nom tombant dans l’oubli lui était une mort journalière, à ce pauvre homme ! Que de fois je l’ai vu les larmes aux yeux, en parlant de cela avec Justin, tout aussi navré que son ancien chef ! Si bien qu’un jour, Philippe avait alors douze ans, il vint nous demander de le lui donner, de le lui donner tout à fait. Il l’adopterait, lui assurerait par là-même sa fortune, enfin le traiterait en tout comme s’il eut été son vrai fils, et la baronnie passerait sur sa tête ; il se faisait fort de l’obtenir. Il trouva des raisons pour nous décider… Cette gloire appartenait à mon mari autant qu’à lui. Si Andelot avait eu de l’instruction, il serait parvenu, lui aussi, aux grades élevés ; c’eût été peut-être lui que l’empereur eût fait baron de Kosen. Et puis nous avions d’autres enfants, nous. Enfin, il s’engageait à ne point séparer Philippe de ses frères et de nous. Ils s’élèveraient tous sous la direction du même professeur ; vers la fin de leurs études, ils seraient mis par ses soins au même lycée à Paris ; notre fils, bien que baron de Kosen, ne nous renierait point, en un mot. Philippe avait déjà assez de raison pour comprendre le sentiment de fierté qui poussait deux soldats à vouloir qu’un nom illustre survécût… Ça ne fait rien, vois-tu, Hervé, on ne doit pas donner son enfant. Il m’est venu à cette époque des pensées de mauvais orgueil. Je me jugeais grandie, d’avoir un de mes fils baron de Kosen… Je devais bien l’expier… Et… nous n’avons peut-être pas fait son bonheur, » ajouta Sophie Andelot, après une courte hésitation ; car, avancer ceci, n’était-ce point accuser la mère d’Hervé ?

Celui-ci comprit le sentiment de délicatesse qui retenait son aïeule de poursuivre.

Et, mettant un baiser sur sa main qu’il avait prise et gardée dans les siennes :

« Non, il n’a pas dû être heureux. Malgré cela, grand’mère, nous n’avons le droit ni d’accuser, ni même de juger ma mère. Son éducation lui faisait envisager les gens et les choses sous un jour particulier. Ce que je me demande, c’est comment elle a pu se décider à épouser mon père, connaissant son origine.

— Voilà… C’est qu’elle l’a connue trop tard. Le tort a été de ne lui point dire la vérité en lui présentant Philippe. Mais ce tort-là, celle qui a fait le mariage en a seule la responsabilité.

— Qui est-ce ?

Mme  de Hautelec, la belle-sœur du baron de Kosen. Veuve et pauvre, elle tenait du mari de sa sœur la pension qui la faisait vivre. Elle donna pour femme à mon fils une nièce de son mari, orpheline et sans fortune, assurée ainsi que le secours bien nécessaire qui lui venait des de Kosen ne lui serait pas ôté. Du moins, l’ai-je accusée de ce calcul intéressé, faute de découvrir un autre mobile à sa conduite. La jeune fille qu’on destinait à Philippe, une Bretonne, aussi, ne connaissait pas du tout les de Kosen. Mme  de Hautelec s’arrangea pour que le mariage se fit dans un très court délai. Les jeunes gens furent mis en présence quatre ou cinq fois : c’est tout ! singulières fiançailles ! Celle qui menait ça nous écrivit pour nous prier de demeurer à l’écart en cette circonstance. Le motif ?… c’est que notre fils allait se trouver dans le milieu qui devenait le sien par son mariage, sa femme étant alliée aux plus grandes familles, et que, dans l’intérêt même de Philippe, il était indispensable que cette vieille noblesse bretonne le prit pour ce qu’on le donnait. Le jeune ménage viendrait nous rendre visite en terminant son voyage de noce, promettait-elle. Mais l’orage éclata bien avant. Le jour des épousailles, très triste de ne pas nous avoir auprès de lui, Philippe, qui ne soupçonnait rien des manigances de Mme  de Hautelec, laissa éclater son chagrin devant sa femme. Songe qu’il n’avait que dix-neuf ans !…

— Et le vieux baron ?

— Lui… il était bien bas… non pas en enfance, mais éteint. Et c’est justement ce qui avait décidé Mme  de Hautelec à mener si rapidement les choses, et à tout prendre en main. Qu’il disparût !… Elle devenait une étrangère pour Philippe. Et s’il cessait de lui servir sa pension, de quoi vivrait-elle ?

— Qu’a dit ma mère ? demanda Hervé, une anxiété dans les yeux.

— Ta mère avait autant de loyauté que d’orgueil, mon petit, prononça Sophie Andelot ; je dois lui rendre cette justice. Lorsque Philippe apprit d’elle qu’on lui avait tu sa situation de fils adoptif, il lui proposa tout net de demander en cour de Rome la nullité de leur mariage. Elle refusa, disant : « J’ai promis devant Dieu, il y a une heure, d’être pour vous une épouse fidèle ; vous n’êtes pas complice du silence gardé sur votre vraie famille, je ne me considère pas comme relevée de mon serment. » S’il lui fut reconnaissant, tu peux le croire ! Il l’aima dix fois plus, après cette explication, et, quand je le revis, un mois plus tard, je pensai que tout était pour le mieux. Mais il fallut bientôt en rabattre. Ta mère n’avait nullement promis de nous adopter comme siens : de fait, elle ne nous devait rien ; elle nous le fit bien voir. Ses visites, toutes cérémonieuses, laissaient entre nous une telle distance que je ne m’enhardis jamais à la nommer ma fille. Quand même, je l’estimais ; elle avait de grandes qualités. J’aurais tout enduré, du reste, pour savoir mon Philippe heureux. Elle était son aînée de trois ans. Son âge, sa raison plus mûre, et surtout sa volonté, je pourrais dire plus justement sa ténacité, lui donnaient la prépondérance dans le ménage. Vraiment, je souffrais ! à voir mon fils si petit garçon devant sa femme. Elle rendait justice à l’intelligence de son mari… oui… j’en conviens… Mais elle entendait le façonner à sa guise :

« Oh ! Philippe ! dans notre monde, cela ne se fait pas… cela ne se dit pas… » Que de fois elle l’a cinglé de ce reproche en ma présence, à propos de vétilles. Lui se soumettait… Elle le remerciait d’un sourire, d’un mot tendre ; jamais cela n’amenait de scènes entre eux. Quand même, je la devinais humiliée d’avoir à dire ces choses ; humiliée surtout que son mari les ignorât. Pour lui, ce qu’il souffrait à se voir ainsi repris par sa femme, c’était l’altération de ses traits, cela seul, qui me le révélait : il ne s’est jamais plaint. »

Grand’mère soupira à ces souvenirs, restés amers. Puis elle reprit :

« Tes sœurs vinrent au monde à deux ans de distance. Le vieux baron luttait… On eût dit qu’il attendait ta naissance pour emporter au moins la certitude que le nom qui lui était si cher ne s’éteindrait pas encore à cette génération. Son intelligence assoupie se réveilla, lucide comme vingt ans auparavant, lorsqu’on lui apprit que, enfin ! l’enfant qui venait de naître était un fils. Il demanda son notaire et refit son testament. Puis il te fit apporter, te prit sur ses genoux, te contempla longuement — j’étais présente — et il s’écria, l’air heureux : « Dieu soit loué ! j’aurai vu un « baron de Kosen ! » Je crois que ce furent ses dernières paroles : il ne causait que rarement, depuis un an ou deux. Il mourut quinze jours plus tard… Je te dis qu’il t’attendait, mon enfant, pour aller rejoindre son empereur ! Eh bien ! malgré qu’il restât en dehors de la vie de famille, par suite de sa grande faiblesse, sa présence au château retenait ta mère de nous écarter tout à fait. Lui mort, ses visites s’espacèrent davantage. Et sois assuré qu’elles étaient pour elle une grosse pénitence et la meilleure preuve de son amour pour son mari ! Mais on se lasse ; le naturel, l’éducation première reprennent le dessus… Peu à peu, elle en vint à prétendre réglementer même les visites de ton père. Elle y perdit sa peine ! Ne voulant point la heurter de front, mon fils prit le parti de se cacher de sa femme pour venir. C’est alors que lui et mon mari taillèrent cet escalier, dont la disposition du rocher permit de dissimuler l’existence. Du château, ce coin du parc n’est pas visible. Ta mère s’occupait beaucoup chez elle, car c’était une femme raisonnable, ne perdant pas son temps à des futilités, malgré sa fortune ; les pauvres qu’elle habillait en savaient quelque chose. Alors, dès que Philippe la voyait se mettre au travail, entourée de ses femmes de chambre, qui cousaient sous sa direction, sachant qu’il y en avait pour quelques heures, il accourait chez nous avec toi. Nous voyions moins souvent tes sœurs ; mais, ton père et toi, vous étiez inséparables. Ce dont ta mère souffrait par-dessus tout, c’était de la crainte que, des habitants d’Arlempdes, qu’elle en croyait instruits, le bruit de notre parenté ne se répandit dans son monde, par les bavardages des serviteurs. De vrai, peu de gens s’en souvenaient encore ; c’était déjà lointain. Puis, le fils du baron était mort à Paris ; c’est là qu’on l’avait enterré ; rien ne le rappelait donc au souvenir des gens du pays. Depuis longtemps les anciens domestiques avaient été changés. Et nous avions bien soin de ménager le terrible amour-propre de cette pauvre femme. Ainsi, nous n’entrions jamais à l’église que tard après les autres, et nous laissions sortir tout le monde devant nous, afin de ne point rencontrer Philippe et sa femme sur la place.

Mais ta mère était inquiète et mal à l’aise ici, malgré tout. Le plus qu’elle pouvait, elle emmenait ton père en Bretagne. Il paraît qu’elle n’était plus la même, ailleurs. Si ce n’avait été pour nous, qu’il aimait toujours en vrai fils, je crois bien que Philippe aurait renoncé à habiter Vielprat, tant sa femme se métamorphosait en perdant de vue les girouettes du château. »

Grand’mère Andelot se tut.

Ils baissaient tous les deux la tête, songeurs, occupés à juger en eux-mêmes celle dont il venait d’être parlé, lui avec son cœur de fils, elle avec son inépuisable indulgence de chrétienne, qui sait qu’elle doit tout excuser, tout pardonner…

L’aïeule finit par reprendre, sans qu’Hervé eût parlé :

« Je serais injuste et toi ingrat si nous blâmions ta mère. Elle avait sur la noblesse, sur la supériorité qu’elle confère, des principes sucés avec le lait.

— Oui, oui, on ne dépouille pas cela… Moi je tiens surtout de mon père : ses idées, ses goûts, je les ai. Et cependant, grand’mère, j’avais six ans quand je l’ai perdu. Mais je l’aimais tant ! »

À présent ils causaient de toute la famille, de Claire et de ses parents surtout.

« C’est pour toi une bonne petite compagne, dit Hervé.

— Sûrement… sûrement… Oh ! elle est bien gentille. Mais on l’a un peu trop gâtée, il n’y a pas à dire.

— Mes deux bonshommes en raffolent.

— Pauvres petits ! C’est vrai qu’ils ont l’air de l’aimer.

— Vont-ils être contents de la savoir leur tante ! »

Grand’mère eut un geste indécis.

« J’avais promis à Victor de ne point parler à sa fille de notre parenté avec vous, jamais. Tu comprends… eux vous croyaient, toi et tes sœurs, instruits de tout et d’accord avec votre mère pour nous renier.

— Tu ne l’as pas cru, toi, grand’mère ? s’écria Hervé vivement.

— Je ne sais plus, mon petit… Je pensais le croire… Et à présent que je t’ai revu, il me semble que jamais je ne t’ai accusé de cela, ni Tiphaine, ni Brigitte… Ce qui était excusable pour la femme de Philippe, que l’on avait trompée, ne l’eût point été pour vous qui avez de notre sang dans les veines… Non, non… répéta-t-elle, je n’ai pas dû le croire… »

Mme  Andelot s’interrompit de parler, troublée par la question de son petit-fils, encore qu’elle y eût répondu avec sincérité.


Et, quittant ce sujet pénible, elle reprit :

« Ta mère a été très franche. Elle n’a employé aucun détour pour nous exposer sa pensée. Lorsqu’elle est revenue à son château de Vielprat, sans toi ni tes sœurs, après la mort de son mari, elle nous a fait une seule visite, et cela a été pour nous dire : « C’est un adieu. Si votre fils avait vécu, j’aurais respecté le sentiment filial qui le ramenait vers vous. Sa mort me laisse libre de ce côté ; je vois l’avenir de mes enfants d’une façon tout autre que Philippe ; j’en suis seule chargée désormais ; ne trouvez pas mauvais que j’oriente leur vie selon mes vues. Si mon monde à moi, ma famille, à qui je l’ai toujours soigneusement caché, mes alliés, mes amis, tous ceux enfin au milieu de qui ils doivent s’élever et vivre, voyaient en eux des petits-fils de paysans, ils les rejetteraient ou les traiteraient comme nous traitons les gens de noblesse douteuse, faciles aux mésalliances. Je ne puis supporter l’idée d’une telle humiliation : cela dépasse mes forces. Le lien que la mort vient de dénouer à demi, j’achève de le rompre. Soyez courageux. Vous avez d’autres petits-enfants, votre famille est nombreuse ; je n’emporte donc pas le remords de vous laisser tout à fait isolés. Faites-moi la promesse que, ni vous ni les vôtres ne chercherez jamais à vous rapprocher des enfants de Philippe. Je simplifierai votre tâche, au reste. Le château et la propriété ont été mis en vente hier. Quittons-nous sans haine. Je vous le dis en toute sincérité ; jamais la pensée ne me serait venue de vous imposer cette séparation si je n’y voyais pas le bonheur de mes enfants. » Que répondre à cela ?… Nous avons promis et fait notre sacrifice. Ton grand-père, n’a pas eu longtemps à en souffrir ; il est mort l’année suivante. Mais moi !… C’est long, mon petit, vingt-deux ans !… C’était un nouveau deuil que je portais ; et celui-là, — le votre, mes trois chéris qui m’étiez arrachés, — était plus cruel encore que les deux autres, je crois.

— Oui, mais il est fini. Personne ne peut ni me reprendre ma grand’mère, ni te reprendre à moi. »

D’un geste grave elle leva un doigt vers le ciel.

« Dieu… », murmura-t-il, embrassant du regard le corps frêle, la pâleur des traits, tous les signes de vieillesse chez son aïeule.

Mais bientôt, souriant :

« Dieu ne le voudra pas. Tu vas rajeunir ! c’est cette tristesse que tu gardais pour toi toute seule qui te pesait plus que les années. Ah ! grand’mère ! que nous allons donc être heureux ! »

Le visage de la vieille dame s’éclaira du reflet de tant de joies entrevues.

« Tes enfants qui suppliaient Claire de leur prêter « sa mère-vieux » ; quand ils sauront que je suis la leur !

— Ce sera du délire. Ils ont un tel besoin d’affection ! »

Et, se mettant à rire :

« Sais-tu ce qu’ils ont imaginé de faire ? Ils ont demandé ma cousine en mariage pour moi. Claire les a envoyés paître avec entrain. Et comme je la comprends ! C’est effrayant pour une jeune fille, deux bébés à élever dès l’entrée en ménage.

— Oui, murmura Mme  Andelot pensive. Il faudra bien choisir ta seconde femme, Hervé, prononça-t-elle d’une voix réfléchie, et la bien connaître avant de lui confier de si grands devoirs.

— J’ai en ce moment comme hôtes un peintre de mes amis, sa femme, ses bébés et son jeune beau-frère. M. et Mme  Murcy sont un ménage idéal. Mme  Murcv m’a promis de me chercher une bonne petite compagne de route : une vraie maman pour mes deux démons. Je me confie à son choix.

— Parlons de tes sœurs, à présent, veux-tu ?

— Il en est une que, pour la revoir, tu devras aller retrouver à son couvent de Brest : c’est loin… mais tu auras bientôt Brigitte, Mme  de Ludan. Au lieu d’attendre qu’elle vienne, je vais aller la chercher. Elle est plus Liernay-Sauvetal que moi, mais c’est une âme droite ; elle ne reniera pas le sang d’où elle sort. Ce dont j’ai hâte aussi, ajouta Hervé, c’est de faire cesser entre mes oncles et moi un malentendu dont aucun de nous n’est responsable.

— Eusèbe habite Paris. Il est employé à la Ville, dans les bureaux.

— Très bien. En me rendant chez ma sœur, à Compiègne, où son mari est en garnison, — il est capitaine breveté : il sort de l’École de guerre, ton petit-fils par alliance, grand’mère : c’est un gentil garçon, tu l’aimeras ; — en me rendant chez eux, donc, j’irai faire une visite à l’oncle Eusèbe. Et les autres ?

— Augustin voyage au Chili, mais il est sur le chemin du retour ; chacune de ses lettres me parvient d’une station plus proche. Je l’attends au printemps prochain ; d’ici là je l’aurai prévenu.

— De mon côté je lui écrirai. Reste le père de Claire.

— Mon pauvre Victor est en Russie, où il essaye de refaire sa fortune. Je te donnerai son adresse.

— Qu’est-il ?

— Ingénieur-chimiste. Oh ! lui ! je tiens à ce qu’il ne soit pas un jour de plus dans l’ignorance de ton retour vers nous. Il est parti si préoccupé à propos de ton installation à Vielprat ! … Tiens… si je demandais à Clairette de me servir de secrétaire au lieu d’avoir recours à Rogatienne comme d’habitude.

— Bonne idée. Cela t’évitera d’avoir à faire deux fois le récit de notre entrevue. Son père ne verra plus aucun inconvénient à ce qu’elle soit instruite de notre parenté, je suppose.

— Oh ! plus le moindre. Ce qu’il redoutait, si elle l’eût appris dans les conditions primitives, c’est qu’elle se sentit humiliée, se sachant ta cousine, d’être considérée par toi comme une étrangère, et, surtout ! comme une inférieure. Il craint tant pour sa fille le plus petit froissement !

— Je reviendrai demain. Tu me présenteras à Claire.

— Écoute, fit grand’mère en souriant, cela dépendra d’elle. Jamais elle ne fait une chose qui l’ennuie.

— Ah bah ! s’écria Hervé abasourdi.

— Ses parents l’ont élevée comme cela… Je lui proposerai donc de me servir de secrétaire. Si elle dit oui, elle saura tout. Si elle se dérobe, ce qui ne me surprendrait qu’à moitié, nous la laisserons chercher quelques jours : ce sera pour elle une bonne petite leçon.

— Va pour la leçon, puisque tu la juges salutaire à cette enfant gâtée. Je ne m’insurgerais que si je devais être privé de te voir.

— Pour cela, non. Tu peux toujours venir avec tes amis me faire une visite, en voisin. Tu m’appelleras madame, et moi je te dirai monsieur le baron… comme aujourd’hui, lorsque tu es entré. »

Il secoua la tête :

« Tu pourrais, toi, grand’mère, à présent ?

— Tout de même, mon enfant chéri. Je t’ai retrouvé, qu’importe un mot !

— Soit ; mais j’en voudrai un peu à la petite cousine si son caprice m’oblige à cela.

— Ne fais aucune allusion à l’escalier, surtout. Je tiens à démontrer plus tard à Claire qu’elle-même s’est enlevé l’occasion d’apprendre ce qu’elle grille de savoir, en me refusant l’aide de sa plume.

— Oh !… je ne peux croire… » protesta de Kosen.

Grand’mère hocha la tête :

« Et moi je ne réponds de rien. Elle m’aime beaucoup, mais, ce qu’elle préfère à tout, c’est faire ce qui lui plaît et rien autre ! »

Et Clairette qui regrettait de ne pas être l’araignée !…