Fille unique/XIV

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Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XVII et XVIII, 1903

CHAPITRE XIV


Depuis trente-six heures, Victor Andelot était enterré vivant dans la mine avec l’un des ingénieurs russes, Nicolas Volchow, et cinquante ouvriers.

L’éboulement s’était produit au centre d’une galerie où, après une longue interruption, les travaux venaient d’être repris.

Complication grave, et qui rendait le sauvetage incertain, l’eau avait envahi cette partie de la mine.

Allait-elle jusqu’aux séquestrés ?… Ce matin on ne percevait plus les voix, un second éboulement s’étant produit.

Vivraient-ils toujours lorsqu’on serait parvenu à ouvrir un passage ? L’eau ne baissait pas encore, bien que toutes les pompes eussent été mises en œuvre : les travailleurs en avaient jusqu’aux reins.

Ni cela, ni rien n’abattait leur courage. Ils exposaient leur vie sans même y songer, n’ayant qu’une pensée : sauver les camarades et les chefs qui agonisaient à quelques pas d’eux.

Il ne rentrait point dans les fonctions d’Andelot de surveiller la mine. Le père de Claire y descendait rarement. C’était la nouvelle de la catastrophe qui l’avait fait accourir.

Son habituelle prudence ?… Bien, lorsque personne ne courait danger de mort !

Le voyant s’équiper et se munir d’une lampe de mineur, les ouvriers de l’usine échangèrent des regards surpris.

L’un d’eux observa :

« Il n’est pas si capon que ça, dites donc, vous autres.

— Oui, c’est un brave homme tout de même », opinèrent-ils.

Et, allant à Andelot, ils lui proposèrent de le suivre.

Cela ne se pouvait pas, il le leur fit comprendre. Des mineurs familiarisés avec le genre de travail que nécessitait un pareil sauvetage étaient seuls capables d’en venir à bout.

Tout le village était en émoi : on ne pouvait aborder le puits de descente. Les rangs s’écar- taient seulement devant ceux qui se portaient au secours des victimes.

Mme Andelot était accourue elle aussi. En apercevant son mari, elle eut un geste de stupeur.

« Où vas-tu ?

— Je vais voir… À tout à l’heure. Rentre, ma chère amie. »

Ils se serrèrent la main.

Émilienne regarda son mari disparaître dans les profondeurs redoutables, et, le cœur serré d’angoisse, reprit le chemin de sa maison.

Victor Andelot était dans le vrai en le lui conseillant. Ne parlant point le russe, elle eût été inapte à consoler les autres, tandis qu’il lui était toujours possible de prier.

« À tout à l’heure », avait dit le père de Claire dans la dernière étreinte. Mme Andelot l’attendait encore après un jour et demi écoulé. Et, tenue heure par heure au courant de ce qui se passait, elle n’espérait plus en aucun secours humain ; se disant qu’au point où en étaient les choses, un miracle seul pouvait les sauver tous.

L’éboulement primitif s’était produit sur un très petit espace. Des poutres rongées par l’humidité avaient fléchi sous une brusque poussée. Il y avait eu là un manque de surveillance. La moisissure des pièces de bois aurait dû faire prévoir que l’eau était proche, désagrégerait peu à peu les masses pyriteuses, derrière ce fragile rempart de madriers.

Des étais avaient été ajustés aussitôt. Tandis que l’on consolidait ces supports, les ouvriers surpris par l’éboulement travaillaient de leur côté ; mais ils travaillaient avec trop de hâte, saisis qu’ils étaient par l’horreur de leur situation. Tout sang-froid les avait abandonnés.

Andelot s’en rendit compte immédiatement.

De concert avec Yolchow, qui dirigeait l’équipe des sauveteurs, il tenta de décider les malheureux à interrompre un travail qui ne pouvait que compromettre leurs chances de salut.

Tandis qu’ils parlementaient, à l’abri sous la partie nouvellement étayée, les affolés, résistant aux objurgations des deux ingénieurs, s’acharnaient à leur imprudente besogne.

C’était alors qu’un second éboulement avait eu lieu en avant du premier.

Avertie par un craquement des bois du plafond, l’équipe put se sauver. Mais Andelot et Volchow, résolus à fuir les derniers, n’en eurent point le temps.

Leur position était d’autant plus critique qu’Andelot, atteint aux jambes par un madrier, avait été blessé grièvement.

Combien d’heures, de jours peut-être, s’écouleraient avant qu’un passage ne leur fût ouvert ?

Ils se jugèrent perdus.

Les premiers ensevelis répondaient à leurs appels, mais non pas l’équipe de sauvetage ; donc la masse qui venait de s’écrouler était énorme. Qui sait si elle n’avait pas fait des victimes ?

Épouvantés par le résultat de leur tentative imprudente, les séquestrés ne bougeaient plus.

« Je vais leur conseiller de se remettre à l’ouvrage, dit Volchow à Andelot, que la souffrance avait un moment abattu ; nous ne risquons plus rien ; le mal est fait.

— Vous oubliez que n’ayant pas les bois nécessaires à consolider la voûte, ils ne pourront empêcher d’autres masses de tomber à mesure qu’on déblaiera. Il leur faut procéder lentement, sur un très petit espace, le long des madriers, et ne creuser qu’un couloir où se puisse glisser un homme à plat ventre. »

Tout le jour, les malheureux avaient travaillé, se conformant aux instructions d’Andelot. Vers le soir, l’étroit tunnel était terminé et les deux ingénieurs se glissaient auprès des cinquante hommes à demi fous de peur, auxquels leur présence rendrait sans doute quelque courage.

Et maintenant, impuissants à se sauver eux-mêmes, ils ne pouvaient plus qu’attendre.

On ne conservait qu’une seule lampe allumée, afin de reculer l’heure des ténèbres absolues : le comble de l’horreur en une telle détresse.

Les provisions du jour, mises en commun, avaient été divisées en deux parts : c’étaient vingt-quatre heures d’assurées contre la famine. Après ?… on évitait d’y penser…

De l’autre côté on déblayait sans relâche. Les équipes se succédaient d’heure en heure, les hommes travaillaient coude à coude. Mais, si l’eau continuait de monter, le sauvetage deviendrait impossible.

La source qui s’était fait jour avait été grossie par la fonte des neiges ; car on était au commencement de mai. Qui sait quelle réserve elle avait encore à déverser dans les galeries de la mine.

Les choses en étaient là quand un étranger se fit descendre et aborda l’ingénieur qui dirigeait les travaux.

Ils discutèrent longtemps. L’ingénieur semblait opposé à ce que demandait le nouveau venu. Mais ce dernier fit tant et si bien qu’il finit par gagner sa cause.

Une planche de la taille d’un homme fut apportée ; l’inconnu s’y étendit et s’y attacha vers le milieu du corps, demanda une perche, et, la lampe au chapeau, lança son radeau improvisé dans la galerie submergée.

Son apparition stupéfia d’abord les travailleurs. Mais ceux-ci furent frappés de l’ingéniosité du système ; et, en tirant la conclusion que celui qui avait imaginé cela devait avoir en l’esprit d’autres ressources, ils attendirent, immobilisés par une soudaine espérance.

Élevant sa lampe, l’inconnu essaya de reconnaître le terrain. Il s’était détaché, mis à genoux sur la planche qu’à un signe de lui, quatre hommes étaient venus soutenir de leurs robustes épaules.

Cela lui permit de découvrir tout en haut, entre les madriers tombés pêle-mêle et les bois du plafond, écroulés sous le poids énorme de la masse mise en mouvement, un étroit intervalle.

« Je vais essaver de m’enfiler dans ce trou », annonça-t-il.

Ce fut autour de lui un murmure d’admiration et de terreur.

« Vous allez à la mort », observa l’un des hommes. Mais lui secoua la tête en riant, d’un air assuré.

Il serait prudent, n’avancerait qu’avec une extrême attention, prêt à reculer s’il jugeait l’entreprise impossible.

Impossible ?… Pourquoi lui serait-elle impossible, alors que ce courageux ouvrier, dont les journaux avaient jadis reproduit par l’image l’audacieuse tentative, avait réussi en employant des moyens identiques.

C’était de ce souvenir qu’il s’était inspiré.

L’inconnu se contenta de se faire ses réflexions à lui-même prononçant le russe aussi malaisément qu’il l’entendait.

En rampant avec d’infinies précautions, il atteignit l’orifice de l’étroit passage qu’il avait entrevu. Jusqu’où se prolongeait-il ?… À un moment ou l’autre, il devait être obstrué, puisqu’on ne communiquait plus par la voix.

Restait à s’assurer si, dans la portion pleine, un déblayage partiel était à tenter. L’équipe interrompit le travail par crainte de provoquer une secousse fatale au hardi sauveteur.

Tous les yeux étaient levés vers lui. On le vit bientôt disparaître dans l’étroit boyau. Sa lampe jetait une faible lueur : donc ce passage était un peu plus haut que le corps d’un homme étendu à plat.

L’anxiété tenait tout le monde haletant.

Quelques minutes encore la lumière fut visible à celui des mineurs qui avait pris sur la planche la place de l’inconnu ; puis l’ombre se fit.

Cependant aucun glissement de terrain n’avait dû se produire ; on n’avait perçu aucun bruit…

L’équipe en conclut que l’étranger n’avait pas été écrasé encore.

« J’y vais voir, annonça l’homme qui guettait, il mérite ça. »

Entre eux ils se demandaient :

« D’où vient ce brave ? Qui est-il ? Quelle raison a-t-il d’exposer sa vie pour les camarades ? il n’est pas Russe. »

L’autre avançait, cependant. Mais, soudain, il se heurta au plafond : son chemin se trouvait barré.

Lui faudrait-il rétrograder ?…

Il promena sa lampe autour de lui. Dans l’enchevêtrement des poutrelles, un vide apparaissait : le terrain s’était tassé. Ce pouvait n’être qu’un trou, il est vrai. N’importe, il fallait essayer de s’en servir.

Se relevant sur les genoux, il se glissa entre les pièces de bois, se dressa contre un madrier tombé en bout, et, se sentant d’aplomb, se cramponna d’une main à ce point d’appui, tandis que, de l’autre, il élevait sa lampe au-dessus de sa tête.

Un cri faillit lui échapper ; un cri de joie qu’il étouffa entre ses lèvres, par crainte de donner un faux espoir aux malheureux qui attendaient : il avait reconnu un plateau de granit.

Que la couche dure se prolongeât jusqu’à l’extrémité de la partie écroulée, que l’on put faire passer des vivres à ces pauvres gens, et cela permettait de procéder au sauvetage méthodiquement, en toute sûreté.

Il se risqua à jeter un appel, ajoutant :

« Point de bruit ! qu’un seul réponde. »

Mais ce ne furent pas les séquestrés, ce fut l’équipe immobile dans l’eau au pied du barrage, qui perçut sa voix :

Alors une inspiration lui vint :

« Procurez-vous des vivres, dit-il, j’espère aboutir. »

Et, pour se donner raison à lui-même, ne voulant rien conclure du silence des mineurs enfermés plus loin, il tenta de continuer sa route en se traînant sous le plateau rocheux.

Il comprit bientôt pourquoi, d’un côté à l’autre, on ne s’entendait point parler. Le rocher s’abaissait un peu ; contre cette saillie les terres s’étaient amassées, soutenues par le plafond, très solide en cette place. Si solide même que cela surprit l’inconnu. Se rappelant soudain les détails donnés par l’ingénieur chargé de diriger le sauvetage, il se dit : « Je suis sans nul doute sur la portion étayée après le premier éboulement. C’est là-dessous que devraient se trouver Andelot et Volchow, ou bien ils sont morts… »

Tout en réfléchissant il s’efforçait de distinguer ce qui se passait sous les madriers lui servant d’appui ; car, s’il ne se trompait pas, il existait un espace d’environ trois mètres, fortement étayé, où des terres provenant du second éboulement s’étaient peut-être répandues, mais qu’elles n’avaient pu combler.

Sans autre outil qu’un couteau de poche, l’inconnu entreprit de dégager un petit coin. Après une heure de travail, il avait pratiqué une fente imperceptible.

Il y appliqua son oreille. Une rumeur lointaine lui parvint : plaintes, cris, paroles, un peu de tout…

Aussitôt, approchant ses lèvres de l’interstice, il appela de toute sa force.

« Le secours vient ! le secours vient ! » crièrent des voix en tumulte.

Et un bruit de pas précipités monta jusqu’au sauveteur.

« Où êtes vous ? demanda l’ingénieur russe.

— Au-dessus des travaux pratiqués récemment. J’espère pouvoir vous faire passer des vivres. Courage ! répondit-il en français.

— Andelot, s’écria Volchow, c’est un de vos compatriotes. D’où sort-il ? qui est-il ?

— Comment est-ce un étranger qui vient à nous ? »

Le blessé se releva sur son coude, et, se jugeant trop loin, se fit porter jusqu’auprès du boyau creusé la veille.

« Vous êtes Français ? demanda-t-il d’une voix tremblante d’émotion ; vous venez de France ?

— Tout droit, oui, mon oncle.

— Votre oncle !

— Eh oui. Mais d’abord dites-moi que vous êtes sain et sauf.

— Je suis vivant… le reste ne compte pas, repartit le blessé oubliant sa souffrance. Lequel de mes neveux est donc arrivé si à point pour me porter secours ?

— À vrai dire, mon voyage a un autre but… Mais, me trouvant là, il était bien naturel…

— Oui, je comprends ; qui eût pu prévoir une telle catastrophe ! Alors ?

— Je suis le fils de votre frère Philippe, baron de Kosen ; je suis venu vous demander la main de ma cousine Claire. Le moment n’est peut-être pas très bien choisi, mais, puisque vous avez souhaité connaître le motif de ma présence… Ne me répondez pas. Il s’agit d’abord d’assurer votre dîner à tous. Et il y a encore du chemin entre vous et les victuailles qu’on est en train de préparer.

— Me voici », dit une voix derrière de Kosen.

Celui-ci se retourna, saisi de surprise : un mineur était là, qui avait suivi le chemin frayé par lui. Sur le dos il portait une sacoche qu’il détacha :

« Ce sont des vivres : je vais retourner chercher une autre charge, annonça-t-il.

— Vous entendez, d’en bas ? Le souper est là, il ne s’agit que de venir le prendre. »

Ce fut un délire de joie. Ils se sentaient reliés au monde des vivants, et, rien qu’à savoir les vivres si proches, leur faim s’apaisait. Restait à pratiquer une ouverture dans le plafond.

Le mineur dit :

« Barine, — l’ingénieur à qui Hervé s’était nommé avait appris à ses hommes qui était celui qui se dévouait en ce moment à leurs camarades, — je vais chercher une scie. »

Et il retourna.

N’ayant rien de mieux à faire, Andelot voulut reprendre l’entretien.

Hervé s’y prêta volontiers, mais, tout en donnant la réplique à son oncle, il suivait par la pensée la dépêche expédiée avant de descendre dans la mine :

« Au moment de courir un danger de mort, moi, Hervé, baron de Kosen, je lègue mes fils, Louis et Paul de Kosen, à ma cousine Claire Andelot ; je la supplie de leur servir de mère si je venais à succomber. »

Cette dépêche, il l’avait adressée à Yucca, en même temps qu’un second télégramme ainsi conçu :

« Remets à ma cousine le pli qui la concerne. Préparez-la aux plus grands malheurs. Son père, enseveli au fond de la mine, est peut-être mort à l’heure qu’il est. Je vais me joindre aux sauveteurs. Arriverons-nous à temps ? L’ingénieur qui m’a renseigné en doute. Ma tante est anéantie. Pas un mot à grand’mère tant qu’il y a de l’espoir. »

Qu’allait-il survenir à la réception de ces deux télégrammes ? Claire comprendrait-elle ? Saurait-elle lire entre les lignes ?

Pauvre Clairette ! c’est à présent qu’elle aurait quelque raison de pleurer…

Après avoir questionné son neveu à propos de son voyage, Andelot reprit :

« Puisque nous voici condamnés un moment à l’inaction, parlez-moi longuement de ma fille et aussi de ma mère.

— Grand’mère rajeunit. J’ai passé deux semaines auprès d’elle cet hiver. Claire est superbe de santé : au moral… elle évolue.

— Elle évolue ! fit le père ; expliquez-vous.

— Entre nous, mon oncle, vous l’avez terriblement gâtée, repartit Hervé en riant ; — il oubliait presque la situation, reporté aux jours, aux lieux, aux êtres dont il évoquait le souvenir ; — cela tient à son état d’enfant unique. Tous ses défauts proviennent de là.

— Mon neveu, permettez-moi de vous dire que vous êtes un singulier prétendant.

— Je le sais bien. Il n’est pas en mon pouvoir de juger les yeux fermés ceux que j’aime.

— Drôle de corps », pensa Andelot.

Mais il avait grand plaisir à écouter parler Hervé, quoi qu’il dit, parce que sa voix lui rappelait celle de son frère Philippe.

« Qu’importe, au reste, puisque j’ai fini par l’aimer telle qu’elle est. Mes fils aussi en raffolent. Et… ils accomplissent l’œuvre qu’eussent accomplie jadis des petits frères. Elle est livrée à de vrais tyrans, votre fille, mon oncle. Ils ne se payent d’aucune raison. Une chose ennuie Claire, elle le leur dit : ils lui répondent : « Ça ne fait rien, fais-la tout de même. »

— Et…

— Et elle la fait.

— Pas possible… !

— Voici l’homme et la scie, à plus tard les confidences. Tout de même je voudrais bien que vous me disiez si j’ai des chances d’être agréé… Le cœur me bat… M’aime-t-elle… ? Je l’espère sans en être certain, n’ayant point osé le lui demander avant d’y être autorisé par vous… mais moi j’en suis venu à l’aimer de toute mon âme, cette terrible Clairette ! Et pourtant ! Dieu sait si nous nous chamaillons dès que nous sommes ensemble ! »

Un rire très doux monta jusqu’à de Kosen. Volchow entendait assez le français, l’ayant un peu rappris depuis qu’Andelot faisait partie de la mine, pour comprendre ce qui se disait entre l’oncle et le neveu.

Une demande en mariage dans ces conditions tragiques, et en ces termes plaisants, c’était si joli, si crâne, qu’il n’avait pu contenir la manifestation de gaieté parvenue au cousin de Claire.

Et il disait maintenant à son collègue :

« Accordez-lui la main de votre fille, Andelot ; songez que, si vous mouriez et que lui survécût, il remporterait un doute sur votre volonté… Qu’adviendrait-il ? La démarche de ce vaillant mérite mieux. Vous le connaissez, puisqu’il est de vos parents…

— Vous êtes dans le vrai », murmura Andelot.

Il sentait ses oreilles s’emplir de bourdonnements ; depuis quelques heures la faiblesse avait augmenté ; ses jambes engourdies lui refusaient tout service. En quel état le sortirait-on de la mine, à admettre qu’il fut encore vivant lorsqu’un passage serait ouvert ?

« Hervé, prononça-t-il, si elle dit oui, je vous la donne… Et, si je ne devais pas la revoir, aimez-la pour nous deux. Je vous confie ma pauvre femme…

— Vous parlez comme un homme qui est près de mourir », interrompit de Kosen, dont la voix s’altéra en dépit de ses efforts pour lui garder des intonations gaies ; la gaieté étant d’autant plus commandée, selon lui, que la situation était plus grave.

« C’est que je suis blessé très grièvement, blessé aux deux jambes, à la gauche surtout. Et puis… »

Hervé prêta vainement l’oreille : la fin de la phrase ne vint pas.

« Votre oncle s’est évanoui, monsieur », annonça Volchow.

Il ajouta :

« Trop d’émotions. Il reviendra à lui bientôt. »

La parole était maintenant à l’instrument que maniait le mineur avec une adresse extrême.

Accroupi à côté du travailleur, Hervé retomba dans sa songerie sans presque en avoir conscience.

Sa terrible Clairette ! Elle n’avait point soupçon du chemin qu’elle avait fait dans son cœur, depuis les jours passés ensemble chez grand’mère.

Il était parti bien troublé, sentant qu’elle s’emparait de lui, craignant encore de se tromper cependant, et résolu à tenter l’épreuve de l’éloignement, de la réflexion, de la dissection du caractère de la jeune fille, à distance, loin du charme de son regard sans détours.

Et voilà que, dans l’atelier de Yucca, il s’était trouvé en face de son portrait : cette délicieuse physionomie, souriante, attentive, sans coquetterie de pose, rien de cherché, rien de voulu, le naturel dans toute sa candeur, dont une fois déjà, en son château de Vielprat, la vue avait rasséréné son esprit.

Elle n’y ressemblait pas toujours, Clairette, à son portrait… Mais ce qui lui manquait, pour que cela fut, Lilou et Pompon aidant, ne pourrait-elle l’acquérir ?

À côté de cette tête blonde, la beauté brune, régulière, un peu hautaine, indiscutable toutefois, de Guyonne de Taugdal, ressortait superbe ; Yucca avait fait un chef-d’œuvre.

« Elle est bien belle, avait prononcé de Kosen ; mais, avait-il ajouté presque aussitôt, on ne la définit pas. Tandis que Claire… »

Et il était retourné à sa cousine. Le voyage à petites journées en automobile avait cependant eu lieu : Hervé ne s’était point dérobé à l’engagement pris.

Trois familles vivant en commun durant des semaines, c’est un petit monde. Quoique l’on en ait, il est impossible de tenir si bien en bride sa vraie nature qu’elle ne fasse pas trou ici ou là.

Hervé avait observé, très maître de lui, résolu à rester impartial.

Pas une fois Guyonne n’avait donné prise à sa critique. Mais il ne se sentait point attiré. Cette jeune femme à qui aucun sport n’était étranger, qui parlait l’argot avec une suprême élégance, — si tant est que les deux termes puissent s’atteler au même timon, — qui chassait et abattait le gibier avec le plus parfait sang-froid, — elle s’en faisait gloire, — avait-elle un cœur assez pitoyable, assez tendre pour servir de mère à ses fils ? il ne le pensait pas.

Elle pourrait aimer ses propres enfants, non ceux d’une autre…

Tandis que, bon gré, mal gré, Claire avait vu son cœur pris d’assaut par les deux chers tyrans. Ce germe d’amour maternel que Dieu dépose dans le cœur de toute femme, Lilou et Pompon avaient tant et si bien fait qu’il s’était épanoui à leur profit chez Claire…

Ils la corrigeraient de tous ses défauts ! Ils l’en corrigeraient à force d’exigences ; soit. Mais ne sont-ce pas ces petits êtres qui ont charge de nous arracher à nous-mêmes.

Et puis enfin, la cause de Clairette n’était plus à plaider. Son cousin avait dû s’avouer qu’elle était gagnée, qu’il était conquis… à elle… et qu’il eût pu parler, là-bas, dans l’atelier d’Arlempdes, si son premier devoir n’eût pas été d’en obtenir le droit de ceux-là seuls qui étaient qualifiés pour le lui accorder.

Et, dès que son beau-frère avait pu rejoindre les touristes, sa sœur n’ayant plus besoin de sa protection, il était parti pour la Russie.

Seuls, Thérèse et Yucca était instruits du terme du voyage.

C’était leur rêve, à tous les deux, réalisé soudain, alors qu’ils désespéraient de le voir s’accomplir.

Leur joie ravit Hervé. Son choix n’était donc pas si fou, encore que le cœur y eût plus de part que la raison, puisque « ma sœur Thérèse » elle-même l’approuvait.

Il fut convenu que M. et Mme Murcy se rendraient en Velay au plus tôt, avec Lilou et Pompon, déjà confiés à leurs soins.

Le temps d’assister au vernissage, de parcourir les deux salons de peinture quelques matins, et ils prenaient en effet le chemin d’Arlempdes.

C’était au château de Vielprat que les deux télégrammes d’Hervé avaient abouti.

Claire apprit ainsi tout à la fois que son cousin l’aimait, qu’il avait en elle une confiance absolue, puisqu’il lui léguait ses enfants, et qu’il courait danger de mort…

Quel danger ? elle ne savait encore… Thérèse n’ayant pas osé tout lui dire. Mais la provenance lui laissait pressentir d’où venait le péril.

Peu à peu, par déduction, la vérité commençait à se faire jour… Quand ils la virent préparée à recevoir ce coup terrible, ses amis lui mirent sous les yeux le second télégramme de de Kosen.

Claire accomplit en ces heures douloureuses un de ces efforts qui sont à l’âme ce que la trempe est à l’épée.

Pour obéir à Hervé, il fallait que grand’mère ignorât quels malheurs planaient sur ses derniers jours.

Il fallait que les deux chéris, tout de suite adoptés, beaucoup pour l’amour de leur père, mais beaucoup pour eux-mêmes aussi, il fallait que Lilou et Pompon vécussent sans rien soupçonner, tant qu’il était possible de garder une espérance.

Et, à force de vouloir, de prier, aidée par le réconfort béni d’amitiés sûres, Claire parvenait à ne pleurer qu’auprès de Yucca et de Thérèse.

Avant de les quitter, elle baignait ses yeux, se fortifiait en un nouvel élan de volonté et redevenait presque la rieuse Clairette de toujours.

Yucca échangeait de constantes dépêches avec Mme Victor Andelot.

Le soir du troisième jour, dix ouvriers seulement étaient rendus à l’air libre.

Dans un mouvement maladroit, le onzième, en se traînant vers la sortie par le chemin qu’avait découvert Hervé au travers des décombres, s’était heurté à un madrier soutenant les terres… il était mort étouffé, broyé, on ne savait…

Et toute issue était fermée de nouveau.

Où se trouvait alors de Kosen ?

« Enfermé aussi avec les autres », avait répandu Mme Victor Andelot.

C’était la suprême douleur… presque la fin de tout espoir.

Claire défaillit, cette fois, sentant se briser son courage.

« Prions, disait Thérèse, prions, ma pauvre chérie. Vous verrez que Dieu les sauvera. »

Voici ce qui était survenu. Pour donner confiance aux malheureux qui se désespéraient de tant de lenteurs, de Kosen, se glissant par l’ouverture obtenue à coups de scie, était allé rejoindre son oncle.

Il lui fallait aussi donner des instructions à ceux que la hâte de se voir délivrés amènerait à se risquer par cette voie périlleuse.

Quelques heures, l’un succédant à l’autre, tout alla bien… Puis… un cri ! des bois se heurtant, un bruit sinistre de terre qui roule lourdement, par masses…

Et le retour de celui qui se tenait prêt à se glisser à la suite de la victime, disant d’un ton bref :

« Fermé ! »

Ce fut une stupeur ! puis un désespoir fou.

« Bab ! protesta Hervé, nous avons des vivres pour presque une semaine. Et si vous voyiez de quel cœur travaillent vos camarades !… Ayez confiance : nous nous en tirerons. »

Ils s’apaisèrent un peu.

Andelot et Kosen parlaient de Claire ; ils en parlaient sans cesse ; leurs ténèbres s’illuminaient de cette radieuse image.

Plein d’entrain, le jeune homme se prétendait assuré de leur salut à tous ; et, peu à peu, ses compagnons de captivité se prenaient à le croire.

À part lui, il se demandait :

« Si j’avais prévu ce malheur, ne m’en serais-je pas retourné par où j’étais venu avant que cette issue ne se fermât ? Et n’aurais-je pas bien fait ?… À quoi suis-je bon ici. De l’autre côté, au moins, j’eusse pu me rendre utile. »

Il ne raisonna pas longtemps ainsi. Ce qu’il faisait au milieu de ces gens à qui les heures semblaient des années ? que le désespoir à tout instant guettait ? qui comptaient entre eux ce que leur mort ferait d’orphelins et de veuves ?…

Il leur prouvait que la solidarité entre hommes, qu’ils occupent le haut ou le bas de l’échelle, n’est pas un mot vide de sens.

Rien que par sa présence, il les réconfortait. Quand ils l’entendaient rire en contant à son oncle quelque tour de ses enfants, ils se rapprochaient, et, encore qu’ils ne comprissent point ses paroles, l’entouraient comme pour respirer un peu de sa gaieté.

Sur la fin du quatrième jour, enfin, l’ingénieur qui dirigeait le sauvetage envoya ce billet à Mme Victor Andelot :

« Les communications viennent d’être rétablies ; votre mari et votre neveu sont vivants ; nous espérons que demain tout le monde sera hors de la mine. »

Le lendemain, en effet, le couloir allant jusqu’aux captifs atteignit des proportions suffisantes à laisser passer un homme à genoux. Les plus valides sortirent ; puis on déblaya de nouveau, afin de pouvoir transporter Andelot.

Depuis quarante-huit heures celui-ci souffrait d’une fièvre violente ; ses blessures s’envenimaient… La montée aggrava son état : on le rapporta chez lui évanoui.

C’est dommage ! il eût été si fier d’assister à l’ovation faite à son neveu !

De Kosen se déroba à l’enthousiasme de la foule. Il s’agissait bien de se laisser porter en triomphe et couvrir de fleurs !

Il était fort inquiet de son oncle, et les médecins ne le rassurèrent point, loin de là.

Jugeant nécessaire l’amputation de la jambe gauche, ils se demandaient l’un à l’autre si, dans l’état de faiblesse où se trouvait le malade, ils devaient tenter l’opération.

Hervé prit sur lui d’insister pour qu’elle fût faite sans retard.

Il se disait avec juste raison que la joie peut tenir lieu de force physique. Et, pressé d’appliquer son remède, sitôt son oncle revenu à lui, tandis que les chirurgiens apprêtaient leur trousse, il l’entretint de ses projets.

Plus de séparation ! Il entendait les ramener tous les deux en France.

Qu’étaient-ils venus faire aux mines de l’Uvaldi ?

Gagner la dot de Clairette : il l’épouserait sans dot ; entre cousins cette question perdait toute importance. Leur exil, dès lors, était sans objet.

Allons, vite, vite, l’opération, puisqu’elle était devenue inévitable, vite la guérison ! puis le retour dans la vieille patrie où tout se répare, où la terre elle-même se fait médecin pour ses enfants.

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