Filles de la pluie/Introduction

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Bernard Grasset (p. 1-5).




L’auteur aperçut l’île pour la première fois du haut de la pointe Saint-Mathieu.

C’était à l’époque où les constructions massives du sémaphore et du poste de la télégraphie sans fil n’avaient pas encore défiguré cet endroit unique. Le roc, dominant les eaux, bardé de la frêle architecture de son abbaye en ruines, s’élançait vers l’Océan comme un chevalier du moyen âge, dans un vain et prestigieux défi.

Il y avait là, sous le soleil encore vibrant de la fin d’une après-midi d’été, une équipe de terrassiers qui entamaient devant l’antique édifice les premiers travaux de profanation. La chapelle, derrière laquelle se détachait la crudité blanche du phare, apparaissait comme un gite délicieux de silence et d’ombre. Dans les allées de sa nef ajourée, le temps avait fait croître un tapis de gazon.

Sous le porche, on entrouvrit une grille et trois adolescentes sortirent à pas lents, portant des cruches qu’elles allèrent emplir à la fontaine voisine. Des châles aux couleurs vives, orange, violet et carmin, couvraient leurs épaules sur lesquelles tombaient en masse leurs cheveux flottants.

L’une d’elles était surprenante de beauté. Avec ses compagnes, elle s’aperçut de notre émoi. Toutes trois sourirent, sans effronterie, mais avec cette simplicité idéale qui, souvent, peut passer pour de la provocation. Elles reflétaient dans leurs yeux sombres le morne orgueil d’une race à demi disparue. Sans doute eût-on pu retrouver, dans l’ébène de leur crinière, dans l’ovale de leur visage, dans la matité de leurs joues, quelque chose de la grâce italienne.

Nous nous tenions à l’écart.

Alors, un contre-maître qui surveillait les ouvriers répondit à notre question :

— Des Ouessantines.

Et il cracha sur le sol en signe d’aversion.

— Allez chez elles… Elles vous suivront sur le bord du chemin, pour peu que vous les appeliez… Mieux encore : frappez à toutes les portes, leurs parents vous prieront d’entrer.

— La misère ?

— Oh ! non pas ; c’est dans la coutume.

À quelques mètres, les Ouessantines regardaient vers le large sous les dédains du bonhomme.

— Tenez, fit-il encore : elles ont chaviré leurs bonnets pour se faire remarquer. — Mais ici, sur le continent, expliqua avec satisfaction ce bavard de la grande terre, elles seront bien forcées de rester sages. Ce n’est plus comme sur leur rocher… Et il indiquait quelque chose, du bout du doigt, en mer, très loin.

Alors, nous prîmes une longue-vue. Et c’est à peine si nous pûmes, dans la gloire d’un ciel pourtant sans nuages, distinguer là-bas, par delà Quéménès et Molène, par delà les écueils de l’archipel, l’île perdue qu’un petit vapeur, deux fois par semaine, rattache au Finistère.


Un autre jour, à Brest, comme nous traversions Recouvrance dans l’agitation pittoresque d’un retour d’escadre, nous entendîmes des dames de la ville murmurer :

— Sauvons-nous ! Voilà les Filles de la pluie !

Deux Ouessantines passaient, longues et noires sous la sévérité de leur châle de velours, farouches comme des oiseaux solitaires de l’Océan.

Elles allaient vers la porte du Conquet avec beaucoup d’indifférence pour la ville. Il y avait quelque chose de choquant, comme une impudeur, dans ces chevelures de femmes, leur intimité, tout entières étalées sur le dos ; leur démarche, pareille à celle des créoles, était pleine d’indolence, leurs traits superbes ; et l’on s’étonnait de rencontrer partout à leur égard un mélange complexe d’admiration, de mépris et d’atavique hostilité.

Plus tard, nous connûmes qu’aux yeux de quelques-uns, l’apparition de leur costume de deuil est tenue depuis des siècles pour un présage de malheur.

Une personne interrogée nous dit encore :

— Quand on voit des Ouessantines, c’est signe de pluie. « Elles l’apportent. »

Sotte antipathie, et bien peu justifiée, en contradiction avec la bienveillance et la douceur des naturelles.

À d’autres titres, elles savent retenir l’intérêt. Des marins ont dépeint l’île comme une sorte de Tahiti européenne. Et à vrai dire, l’étranger fut de tout temps reçu avec honneur dans ce pays sans hommes. C’est même parce qu’il y fut parfois traité avec trop d’amitié que l’on prononce souvent le mot de licence.

Or il faut bien se garder de toute exagération. Le type ethnique qui s’est perpétué jusqu’à nos jours semble une preuve de l’ancienne pureté des mœurs d’Ouessant. Mais, sur la foi d’un grand nombre, un incident, fâcheux à l’excès pour l’histoire de l’île, aurait modifié tout cela. Ç’avait été l’envoi d’un contingent de soldats coloniaux qui, depuis quinze ans bientôt, lâchés au milieu de femmes naïves et sans défense, corrompaient et avilissaient les natives, — abâtardissaient la race, par l’exemple d’une dépravation détestable, par l’alcool et pire.