Filles et garçons/À travers champs

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Hachette (p. 16-27).


À TRAVERS CHAMPS


Après le déjeuner, Catherine s’en est allée dans les prés avec Jean, son petit frère. Quand ils sont partis, le jour semblait jeune et frais comme eux.


Le ciel n’était pas tout à fait bleu ; il était plutôt gris, mais d’un gris plus doux que tous les bleus du monde. Justement les yeux de Catherine sont de ce gris-là et semblent faits d’un peu de ciel matinal.

Catherine et Jean s’en vont tout seuls par les prés. Leur mère est fermière et travaille dans la ferme. Ils n’ont point de servante pour les conduire, et ils n’en ont point besoin. Ils savent leur chemin ; ils connaissent les bois, les champs et les collines. Catherine sait voir l’heure du jour en regardant le soleil, et elle a deviné toutes sortes de beaux secrets naturels que les enfants des villes ne soupçonnent pas. Le petit Jean lui-même comprend beaucoup de choses des bois, des étangs et des montagnes, car sa petite âme est une âme rustique.

Catherine et Jean s’en vont par les prés fleuris. Catherine, en cheminant, fait un bouquet.

Elle cueille des bleuets, des coquelicots, des coucous et des boutons-d’or, qu’on appelle aussi cocotes. Elle cueille encore de ces jolies fleurs violettes qui croissent au bord des blés et qu’on nomme des miroirs de Vénus. Elle cueille les sombres épis de l’herbe à lait et des becs-de-grue et le lis des vallées, dont les blanches clochettes, agitées au moindre souffle, répandent une odeur délicieuse. Catherine aime les fleurs parce que les fleurs sont belles : elle les aime aussi parce qu’elles sont des parures. Elle est une petite fille toute simple, dont les beaux cheveux sont cachés sous un béguin brun. Son tablier de cotonnade recouvre une robe unie ; elle va en sabots. Elle n’a vu de riches toilettes qu’à la Vierge Marie et à la sainte Catherine de son église paroissiale.



Mais il y a des choses que les petites filles savent en naissant. Catherine sait que les fleurs sont des parures séantes, et que les belles dames qui mettent des bouquets à leur corsage en paraissent plus jolies. Aussi songe-t-elle qu’elle doit être bien brave en ce moment, puisqu’elle porte un bouquet plus gros que sa tête. Ses idées sont brillantes et parfumées comme ses fleurs. Ce sont des idées qui ne s’expriment point par la parole : la parole n’a rien d’assez joli pour cela. Il y faut des airs de chansons, les airs les plus vifs et les plus doux, les chansons les plus gentilles. Aussi Catherine chante, en cueillant son bouquet : « J’irai au bois seulette, » et « Mon cœur je lui donnerai, mon cœur je lui donnerai. »

Le petit Jean est d’un autre caractère. Il suit d’autres pensées. C’est un franc luron ; il ne porte point encore la culotte, mais son esprit a devancé son âge, et il n’y a pas d’esprit plus gaillard que celui-là. Tandis qu’il s’attache d’une main au tablier de sa sœur, de peur de tomber, il agite son fouet de l’autre main avec la vigueur d’un robuste garçon.


C’est à peine si le premier valet de son père fait mieux claquer le sien quand, en ramenant les chevaux de la rivière, il rencontre sa fiancée. Le petit Jean ne s’endort pas dans une molle rêverie. Il ne se soucie pas des fleurs des champs. Il songe, pour ses jeux, à de rudes travaux. Il rêve charrois embourbés et percherons tirant du collier à sa voix et sous ses coups.

Catherine et Jean sont montés au-dessus des prairies, le long du coteau, jusqu’à un endroit élevé d’où l’on découvre tous les feux du village épars dans la feuillée, et à l’horizon les clochers de six paroisses. C’est là qu’on voit que la terre est grande. Catherine y comprend mieux qu’ailleurs les histoires qu’on lui a apprises, la colombe de l’arche, les Israélites dans la terre promise et Jésus allant de ville en ville.

« Asseyons-nous là ». dit-elle.

Elle s’assied. En ouvrant les mains elle répand sur elle sa moisson fleurie. Elle en est toute parfumée et déjà les papillons voltigent autour d’elle. Elle choisit, elle assemble les fleurs ; elle en fait des guirlandes et des couronnes et se suspend des clochettes aux oreilles ; elle est maintenant ornée comme l’image rustique d’une Vierge vénérée des bergers. Son petit frère Jean, occupé pendant ce temps à conduire des chevaux imaginaires, l’aperçoit ainsi parée. Aussitôt il est saisi d’admiration. Un sentiment religieux pénètre toute sa petite âme. Il s’arrête, le fouet lui tombe des mains. Il comprend qu’elle est belle. Il voudrait être beau aussi et tout chargé de fleurs. Il essaye en vain d’exprimer ce désir dans son langage obscur et

doux. Mais elle l’a deviné. La petite Catherine est une grande sœur, une grande sœur est une petite mère ; elle prévient, elle devine ; elle a l’instinct sacré.

« Oui, chéri, s’écrie Catherine, je vais te faire une belle couronne et tu seras pareil à un petit roi. »

Et la voilà qui tresse les fleurs bleues, les fleurs jaunes et les fleurs rouges pour en faire un chapeau. Elle pose ce chapeau de fleurs sur la tête du petit Jean, qui en rougit de joie. Elle l’embrasse, elle le soulève de terre et le pose tout fleuri sur une grosse pierre. Puis elle l’admire parce qu’il est beau et parce qu’il est beau par elle.



Et debout sur son socle agreste, le petit Jean comprend qu’il est beau et cette idée le pénètre d’un respect profond de lui-même. Il comprend qu’il est sacré. Droit, immobile, les yeux tout ronds, les lèvres serrées, les bras pendants, les mains ouvertes et les doigts écartés comme les rayons d’une roue, il goûte une joie pieuse à se sentir devenu une idole. Le ciel est sur sa tête, les bois et les champs sont à ses pieds. Il est au milieu du monde. Il est seul grand, il est seul beau.

Mais tout à coup Catherine éclate de rire.

Elle s’écrie :

« Oh ! que tu es drôle, mon petit Jean ! que tu es drôle ! »

Elle se jette sur lui, elle l’embrasse, le secoue ; la lourde couronne lui glisse sur le nez. Et elle répète :

« Oh ! qu’il est drôle : qu’il est drôle ! »

Elle rit mais le petit Jean ne rit pas. Il est triste, et surpris que ce soit fini et qu’il ne soit plus beau. Il lui en coûte de redevenir ordinaire.

Maintenant la couronne dénouée s’est répandue à terre et le petit Jean est
redevenu semblable à l’un de nous. Non, il n’est plus beau. Mais c’est encore un solide gaillard. Il a ressaisi son fouet et le voilà qui tire de l’ornière les six chevaux de ses rêves.

Catherine joue encore avec ses fleurs. Mais il y en a qui meurent. Il y en a d’autres qui s’endorment. Car les fleurs ont leur sommeil comme les animaux, et voici que les campanules, cueillies quelques heures auparavant, ferment leurs cloches violettes et s’endorment dans les petites mains qui les ont séparées de la vie.

Un souffle léger passe dans l’air et Catherine frissonne. C’est le soir qui vient.

« J’ai faim », dit le petit Jean.

Mais Catherine n’a pas un morceau de pain à donner à son petit frère.

Elle lui dit :

« Mon petit frère, retournons à la maison. »

Et ils songent tous deux à la soupe aux choux qui fume dans la marmite pendue à la crémaillère, au milieu de la grande cheminée. Catherine amasse ses fleurs sur son bras et, prenant son petit frère par la main, le conduit vers la maison.

Le soleil descendait lentement à l’horizon rougi. Les hirondelles, dans leur vol, effleuraient les enfants de leurs ailes immobiles. Le soir était venu. Catherine et Jean se pressèrent l’un contre l’autre.

Catherine laissait tomber une à une ses fleurs sur la route. Ils entendaient, dans le grand silence, la crécelle infatigable du grillon. Ils avaient peur tous deux et ils

étaient tristes, parce que la tristesse du soir pénétrait leurs petites âmes. Ce qui les

entourait leur était familier, mais ils ne reconnaissaient plus ce qu’ils connaissaient le mieux. Il semblait tout à coup que la terre fût trop grande et trop vieille pour eux. Ils étaient las et ils craignaient de ne jamais arriver dans la maison, où leur mère faisait la soupe pour toute la famille. Le petit Jean n’agitait plus son fouet. Catherine laissa glisser de sa main fatiguée sa dernière fleur. Elle tirait son petit frère par le bras et tous deux se taisaient.

Enfin, ils virent de loin le toit de leur maison qui fumait dans le ciel assombri.


Alors ils s’arrêtèrent, et, frappant ensemble des mains, poussèrent des cris de joie. Catherine embrassa son petit frère, puis ils se mirent ensemble à courir de toute la force de leurs pieds fatigués. Quand ils entrèrent dans le village, des femmes qui revenaient des champs leur donnèrent le bonsoir. Ils respirèrent. La mère était sur le seuil, en bonnet blanc, la cuillère à la main.

« Allons, les petits, allons donc ! » leur cria-t-elle. Et ils se jetèrent dans ses bras. En entrant dans la salle où fumait la soupe aux choux, Catherine frissonna de nouveau. Elle avait vu la nuit descendre sur la terre. Jean, assis sur la bancelle, le menton à la hauteur de la table, mangeait déjà sa soupe.