Fin de vie (notes et souvenirs)/Chapitre IX

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Imprimerie Julien Lecerf (p. 49-52).

IX


Jours de vrai printemps ; des dames assises dans Solférino cousent, brodent, tapissent, font du crochet, pendant que les enfants jouent. Quelques vieux aussi sont là qui s’épanouissent au soleil, et ces vieux m’en rappellent d’autres.

Il y a, dans les environs de soixante-dix ans — c’était en 1821, 1822 — mes parents habitaient encore rue Saint-Hilaire — il y avait dans le voisinage plusieurs vieux et vieilles qui, pour l’âge, en étaient à peu près où me voilà moi-même arrivé. Suivant l’usage de ce temps-là, les rues, encore peu fréquentées des voitures en dehors du vendredi, jour de halle et de marché, étaient pour chacun comme une cour où l’on passait les trois quarts de son temps à travailler, à causer, à jouer, à dîner quelquefois. Des artisans même y exerçaient leur profession en plein air : les menuisiers, les tonneliers, y varlopaient leurs bahuts, y passaient au feu leurs tonneaux ; les forgerons y forgeaient, les maréchaux y ferraient les chevaux, les charcutiers y flambaient leurs cochons. C’était un spectacle. Les vieux, assis au soleil, restaient là des heures et des heures sur leur chaise ou sur un banc.

Nombre de maisons avaient leur banc, dont plusieurs ne rentraient pas même la nuit.

Je voyais tout cela du seuil de notre porte, où j’étalais mes joujoux comme une marchandise, en criant : six sous la pièce ! six sous la pièce ! où je cultivais des fleurs dans des pots, où je m’amusais avec Zerbine, la petite chienne de l’épicier, notre plus proche voisin. Il y avait aussi la jolie petite fille aux yeux bleus et vifs du boulanger d’en face, et puis la grande fille noire du cordonnier d’à côté. On jouait au volant, aux billes, on sautait à la corde… Je voyais ces pauvres vieux assis tranquilles et comme regardant en eux-mêmes… et que de choses ils y trouvaient !… leur vie personnelle, et puis toute l’histoire du dernier demi-siècle…

Quels évènements ! Nés en plein Louis XV, au temps de l’Encyclopédie et des philosophes, émus encore, et quelques-uns effrayés, des doctrines qui commençaient à circuler, de Voltaire, de Jean-Jacques, ils avaient vu la période des réformes rêvées avec crainte ou désirées. Puis étaient venus Louis XVI et son Autrichienne, et puis Turgot, et puis Necker, et puis le renversement de l’un et l’autre ministres ; ils avaient vu les États-Généraux, le Jeu de Paume, Mirabeau, la Bastille, etc.

La Terreur, enfin, et surtout l’horrible Terreur blanche, dont plusieurs, en 1822, étaient encore pâles et muets. Le Directoire, le Consulat et l’Empire, et Sainte-Hélène, cinquante années d’évènements formidables…

Voilà ce que ruminaient ces vieux ; quelques-uns frémissaient encore des cours prévôtales et d’un certain M. de Marivaux, qui en avait été, à Rouen, le président maudit. Pour des vétilles, pour un mot faussement rapporté, d’honnêtes gens, tels et tels, avaient été punis de mort.

Ces pauvres vieux venaient quelquefois causer avec mon père, se régaler d’une prise dans sa large tabatière. Quels récits ! D’autres voisins, un peu plus jeunes, avaient été soldats : ils avaient vu l’Italie, la Hollande, l’Égypte, l’Allemagne, l’Espagne, la Russie. Ils se rappelaient les uns aux autres tout ce passé. Quel roman ! roman d’aventures et d’héroïsme ! Et ce roman, c’était leur histoire !… Les livres étaient à jamais pleins de cette gloire qui était leur gloire.

Aussi, n’ai-je plus revu de visages si fiers, si nobles, et, quelques-uns, si bons !

Comme les vieux d’alors, vieux aujourd’hui moi-même, sans avoir pourtant leurs souvenirs épiques, je me surprends, au milieu de mes livres fermés, faisant comme ils faisaient, mes lectures intérieures. Ceci est un des charmes de la vieillesse, et ce charme peut aller jusqu’au ravissement.

Parmi ces vieux, il y avait aussi une vieille toujours sur la porte, assise dans un fauteuil, non loin de la Croix-de-Pierre ; c’était une marchande de chaux vive appelée la mère Dieu. Une large cornette, de beaux cheveux blancs, sa figure calme et réfléchie, me causaient une impression de respect, de crainte et de tremblement tout à fait extraordinaire. Il m’en prit plus d’une fois des palpitations. C’est que, sans oser le dire à personne, ni poser même à ma mère aucune question là-dessus, je n’étais pas bien sûr qu’elle ne fût la propre femme du bon Dieu. Elle n’était pas sans ressemblance avec le Père éternel d’Honfleur, que représentait, au milieu de Mages, une très belle enseigne sur le quai.

On n’a pas idée de l’intérêt et de l’émotion que me causaient tous ces vieux.