Finances de paix

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Finances de paix
Revue des Deux Mondes6e période, tome 49 (p. 412-422).
FINANCES DE PAIX


I

L’heure est grave. Soyons dignes de nous-mêmes, Nous avons remporté la plus belle et la plus difficile des victoires sur un adversaire redoutable ; sachons rester calmes dans le triomphe et songeons aux devoirs de la paix, après avoir si merveilleusement rempli ceux de la guerre. Or, voici qu’éclate un danger dont il serait puéril de nier la gravité. Notre gouvernement auquel, sous l’empire des plus purs sentiments de patriotisme, ni le Parlement ni le pays n’ont marchandé les milliards nécessaires à la Défense nationale, ne semble pas encore conformer ses actes économiques au nouvel état de choses : un armistice a cependant été signé le 11 novembre 1918, les préliminaires de paix sont sur le point de l’être et des négociations s’ouvriront aussitôt après, en vue de l’élaboration du traité définitif qui consacrera les transformations mondiales nées d’une lutte épique. Il est bien évident qu’il ne saurait être question de licencier nos armées. Nous avons encore des tâches considérables à accomplir, ne fut-ce que celle de l’occupation d’une partie de l’Allemagne, qui doit servir de gage aux réparations qui nous sont dues ; mais nous ne sommes plus à l’heure du conflit gigantesque qui, sur tous les fronts, exigeait un effort ininterrompu, une accumulation sans cesse renouvelée d’armes, de munitions, d’avions, de vivres, de transports d’hommes, de chevaux, de matériel. Il convient de regarder en face la situation présente et de nous pénétrer de cette vérité que la tâche d’aujourd’hui n’est pas celle d’hier. Jusqu’à ce que l’ennemi eût mis bas les armes, nous n’avions qu’un seul but ; comme le disait éloquemment M, Clemenceau, nous faisions la guerre. Maintenant, il faut faire la paix, et ce n’est pas moins difficile : l’illustre président du Conseil l’a proclamé à la tribune du Palais Bourbon.

Le premier devoir est de restaurer nos finances, qui ont été mises à une rude épreuve. Alors que toutes les dépenses proposées par le gouvernement étaient votées sans discussion, par une étrange contradiction, les Chambres, qui ouvraient des crédits pour ainsi dire illimités, refusèrent longtemps de créer des ressources, c’est-à-dire de voter des impôts nouveaux ou de relever le taux des taxes existantes. Une majoration générale des droits, dont nous avions dressé ici même le plan dès le printemps de 1915 et que M. Ribot, alors ministre des Finances avait recommandée à la commission du budget, fut écartée par celle-ci. On attendit trois ans avant d’adopter un programme timide de réformes fiscales, qui marque un pas dans la bonne voie, mais ne saurait être considéré que comme une préface à l’œuvre nécessaire de demain.

Quoi qu’il en soit, l’heure n’est pas aux récriminations. Des arguments ont pu être mis en avant pour justifier la passivité avec laquelle les problèmes financiers ont été traités ou plutôt écartés au cours de la lutte. Mais aucune des raisons qui pouvaient être invoquées au cours des années héroïques pour ne pas limiter les dépenses et pour emprunter à jet continu, n’est plus valable. Le Parlement a le devoir impérieux de passer au crible toutes les demandes de crédit qui lui sont soumises par le pouvoir exécutif ; après en avoir établi le montant, il s’occupera des recettes, révisera notre système censitaire et recherchera les moyens de mettre notre budget en équilibre. Il serait inadmissible qu’une nation victorieuse, qui va recevoir de l’ennemi vaincu la juste réparation des dommages subis, continuât à vivre d’emprunts. Les ministres, les députés et les sénateurs, se conformeront à un programme dont personne, pensons-nous, ne contestera la légitimité ni l’opportunité.

Chacun sent que le premier article du nouveau tableau de travail doit être la restriction des dépenses. Il faut fermer les voies par lesquelles s’infiltre d’une façon terrible le poison du gaspillage : contre l’étatisme, qui a envahi le domaine industriel et commercial, il faut réagir sans perdre un instant. Au cours de la guerre, non seulement le Parlement n’a refusé aucun crédit au gouvernement, mais il l’a laissé libre de tout organiser à sa guise. Les conséquences ont été lourdes pour les finances publiques. D’une part, les commande sont été données à des prix souvent excessifs : l’impôt sur les bénéfices de guerre, qui fera rentrer dans les caisses de l’Etat une fraction notable de cet excédent, corrige en partie cette erreur. On a aussi fait remarquer que les avantages promis aux industriels ont contribué à hâter le magnifique résultat de leurs efforts, grâce auxquels, sur tous les points du territoire, la production des armes et des munitions s’est improvisée et développée d’une façon merveilleuse.

D’ailleurs, cette source de dépense cesse avec la guerre. Mais il est un autre danger bien plus grand et qui, si l’on n’y prend garde, pourrait survivre à la paix, c’est celui des industries d’État et de l’intervention de celui-ci dans l’organisation commerciale du pays. Proclamons-le bien haut : il n’y a pas d’autre remède que le retour à la liberté. Qu’on permette aux négociants et aux manufacturiers de s’approvisionner, aux compagnies de chemins de fer de rétablir, par leurs propres moyens, leurs réseaux endoloris. L’État a des stocks considérables de certaines matières premières : qu’il se hâte de les mettre à la disposition de ceux qui en ont besoin.

Nous venons de vivre une époque tragique et merveilleuse, au cours de laquelle la France, n’ayant qu’un seul but, une seule pensée, a tendu tous ses muscles et ses nerfs en vue d’un effort ininterrompu de 52 mois. Aujourd’hui la paix n’est pas encore signée : mais le canon s’est tu, et notre mentalité doit changer. Après avoir dépensé sans compter, nous avons désormais le devoir de compter avant de dépenser.

Les crédits ouverts à notre gouvernement depuis le 1er août 1914 jusqu’au 31 mars 1919 atteignent le chiffre invraisemblable de 173 milliards de francs. Nous ne pouvons continuer sur ce pied. Le rapporteur général du budget, M. Louis Marin, disait avec beaucoup de raison en déposant ses conclusions sur le bureau de la Chambre : « Il faut que l’esprit d’économie pénètre désormais dans tous les services publics. Le budget établi par le gouvernement n’est même pas un budget de transition ; la situation nouvelle ne s’y reflète que par quelques réductions qui ne correspondent à aucun plan d’ensemble... La vigilance du Parlement n’en demeurera que plus attentive à obtenir des décisions logiques adaptées au nouvel état de choses... Il faut supprimer toute dépense superflue, en personnel aussi bien qu’en matériel. Nous entendons exiger qu’on ne soumette à notre approbation que des propositions basées sur un programme conçu de manière à donner le sentiment que nous sommes enfin revenus à la paix. »

C’est sur ces sages paroles d’un des représentants autorisés de la France que nous voudrions nous appuyer.

A la fin de 1918, notre dette s’élève à 170 milliards. Les allocations, prolongées pendant plusieurs mois, imposeront un lourd sacrifice, la conversion des bons communaux émis par les municipalités des régions envahies peut entraîner un débours de 2 500 millions ; les achats de blé, que l’Etat paie 75 francs le quintal et qu’il revend 43 francs au consommateur, ont causé une perte de cinq milliards.

Les charges nouvelles à inscrire au budget du chef de l’emprunt de 1918, des intérêts à payer pour les sommes empruntées par l’Etat français pour faire des avances aux gouvernements alliés, s’élèvent à 1 200 millions : les intérêts de notre dette extérieure (15 milliards avancés par la Grande- Bretagne et 12 et demi par les Etats-Unis) représentent une somme à peu près égale, 1 150 millions : d’autre part, il faut envisager la réparation des dommages de guerre, pour laquelle il convient de prévoir un premier montant de 25 milliards. L’intérêt annuel de ce capital porterait les charges nouvelles aux environs (de quatre milliards. Les pensions aux mutilés sont évaluées à deux milliards et demi. Les indemnités de vie chère qui ont été inscrites au budget extraordinaire ne disparaîtront pas immédiatement.

Le 24 septembre 1918, le ministre des Finances présentait un projet de loi portant fixation du budget ordinaire des services civils de l’exercice 1919, formant un total de 9 milliards de francs ; l’équilibre semblait obtenu. Malheureusement, il n’était qu’apparent. Les impôts nouveaux votés en décembre 1917 ont donné des mécomptes. Le timbre des effets de commerce, qui a été quadruplé, laisse 60 millions de déficit par rapport aux évaluations pour les onze premiers mois de 1918 ; la taxe sur les paiements, une insuffisance de 460 millions. On estime le revenu des douanes a 1 560 millions, dont la majeure partie est payée par l’Etat lui-même, qui fut, au cours de la guerre, le principal importateur. Il y a de ce côté une grosse diminution à prévoir. Le budget ordinaire de l’année nouvelle se soldera certainement par un déficit important.

D’autre part, le 24 décembre 1918, la commission du budget déposait son rapport sur le projet présenté par le gouvernement le 12 décembre et portant ouverture de crédits provisoires concernant les dépenses militaires et les dépenses exceptionnelles des services civils, applicables au premier trimestre de 1919. La demande s’élevait à huit milliards de francs pour la guerre, un demi-milliard pour la marine, un milliard et demi pour les services civils. Il n’y a d’économie, par rapport au dernier trimestre de 1918, qu’au budget de l’armement, réduit de trois milliards. A cette allure, nous aurions encore pour 1919 un programme de 40 milliards.

Or, dans les estimations les plus audacieuses, personne n’admet que nos budgets futurs puissent atteindre la moitié de ce total, qui dépasse celui du revenu de la France.

A coup sûr, la hâte avec laquelle il a fallu, au lendemain de l’armistice, modifier les chiffres antérieurement établis, excuse bien des erreurs. Mais il n’en faut travailler que plus résolument à l’établissement de prévisions plus exactes. En attendant, il est une partie du problème qui est susceptible d’une solution rapide et sur laquelle nous désirons attirer aujourd’hui plus spécialement l’attention de nos lecteurs.


II

La question de la monnaie a des répercussions profondes sur l’ensemble de la situation économique. On sait quelle large part la Banque de France a prise à la création de ressources, destinées à financer la guerre. Elle a porté sa circulation à un chiffre que nous eût paru invraisemblable il y a cinq ans, et qui ne saurait être maintenu après la paix sans nous faire courir les plus graves dangers. Des liens étroits rattachent ce côté de la difficulté à l’ensemble envisagé par nous. Nous sommes ici pleinement d’accord avec le ministre des Finances, qui vient de déclarer à la Chambre que c’est là une de ses à principales préoccupations.

C’est dans une très large mesure que, parmi les ressources qui ont été mises à la disposition du gouvernement, ont figuré les avances de la Banque de France. Des conventions successives ont augmenté le chiffre de ces avances, en même temps que celui de la circulation était parallèlement élevé. Avec des alternatives diverses, à une allure tantôt accélérée, tantôt ralentie, après certains reculs dus aux remboursements opérés par le Trésor à la Banque lors des émissions de rentes consolidées, ce chapitre n’a cessé de s’enfler.

Les billets ont servi à faire des prêts au Trésor français ou à des alliés pour compte de la France. Aux derniers jours de 1918, les avances directes de la Banque à l’Etat ont augmenté de 750 millions, passant de 16 400 à 17 150 millions de francs. Si l’on ajoute à ce dernier chiffre celui de 3 520 millions qui représente les bons du Trésor français escomptés pour avances de l’État à des gouvernements étrangers, on voit que c’est plus de 20 milliards que la Banque de France a prêtés au budget.

Or, il ne faut plus que cette dette augmente. Il convient au contraire d’en envisager l’extinction. Certes, nous ne demandons pas l’impossible ; nous ne réclamons pas le remboursement immédiat de cette somme. Mais nous voudrions que le ministre des Finances s’interdit dès maintenant d’avoir recours à cette façon trop commode de couvrir les dépenses, qui consiste à faire imprimer des billets. Avant la guerre, nous nous contentions d’une circulation de 6 milliards, qui était déjà proportionnellement beaucoup plus considérable que celle de la Grande-Bretagne, des Etats-Unis, de l’Italie. Aujourd’hui, le portefeuille commercial de la Banque de France, dont la moitié est moratoriée, s’élève à 2 milliards, ses avances sur titres à 1 milliard. Voilà toute l’activité commerciale d’un établissement, dont le bilan se totalise par 34 milliards, et qui est ainsi presque exclusivement au service du Trésor.

De pareils chiffres nous montrent quelle imprudence il y aurait à demander à la Banque d’entier encore sa circulation. Et cependant, il ne manque ni de publicistes ni d’hommes politiques toujours prêts à s’adresser à elle pour la faire intervenir chaque fois qu’ils ne savent comment créer des ressources. N’a-t-on pas proposé de lui confier un nouveau service, en la chargeant de reporter les fonds publics qui se négocieraient à la Bourse ! Elle créerait quelques milliards de billets supplémentaires qui grossiraient la circulation et seraient ainsi gagés par des rentes françaises. Il ne faut pas s’imaginer que ce grand institut, dont la mission essentielle est de fournir du crédit au commerce légitime, de surveiller l’état monétaire, de régulariser le marché des changes, puisse impunément multiplier des signes fiduciaires dont la base serait constituée par des éléments de plus en plus difficiles à réaliser.

Pénétrons-nous de cette vérité que le papier n’est rien par lui-même ; que, seuls, les biens effectifs, immobiliers et mobiliers, terres cultivées, forêts, marchandises, usines, stocks de denrées et par-dessus tout le capital humain, plus précieux à lui seul que tous les autres réunis, constituent une richesse. C’est à la production de cette richesse que doivent tendre nos efforts. Extirpons de la cervelle des ignorants le sophisme qui leur fait croire qu’imprimer un billet, c’est ajouter quelque chose au patrimoine national. Bien au contraire. Lorsqu’on laisse dans la circulation du papier qui n’a pas de fondement, qui ne représente pas une encaisse métallique ou des promesses de payer encaissables à brève échéance, on diminue la fortune publique, parce qu’on provoque un relèvement artificiel des prix. L’exagération des billets est la principale cause de la vie chère.

Méditons à cet égard les paroles que M. Klotz prononçait à la tribune du Sénat le 19 décembre 1918 : « Avant tout, il importe de sauvegarder, à l’intérieur comme à l’extérieur, le crédit du billet français, de le maintenir au-dessus de toute atteinte, en donnant aux créanciers de la Banque l’assurance que le billet pourra, le plus rapidement possible, être remboursé en espèces. » Il ajoutait : « Sans fixer un terme précis pour le remboursement de la dette de l’État, le Gouvernement a, dès le début de la guerre, donné à la Banque l’assurance que ce remboursement serait fait dans le plus court délai possible. » Le ministre a montré combien il est pénétré de cette nécessité en affectant au compte de remboursement du Trésor la contribution due par la Banque sur les bénéfices résultant de ses opérations exceptionnelles. C’est pourquoi nous voyons figurer, au passif du bilan du 26 décembre dernier, un chapitre nouveau de 436 millions, intitulé compte d’amortissement.

C’est d’un bon augure pour la suite des opérations de cet ordre.

M. Ribot, parlant au Sénat le 17 décembre 1918, défendait les mêmes idées : la Banque de France, disait-il, n’est ni une banque agricole ni une banque d’exportation. Il la qualifiait de banque de réserve qui, dans les moments de crise, apporte son concours puissant par les billets qu’elle économise à l’époque où il ne faut pas la laisser sortir, et il ajoutait : « Si nous ne réduisons pas la circulation aux époques de paix, nous serons condamnés au régime des nations qui ont deux monnaies, la monnaie d’or et la monnaie de papier. »


II

Nos alliés, Etats-Unis d’Amérique, Angleterre, Italie, ont été beaucoup moins loin que nous dans la voie de l’inflation. Les Etats-Unis, qui avaient modifié leur législation bancaire à la veille de leur entrée en guerre, n’ont pas émis de nouveaux billets d’Etat au cours de la lutte ; et, si la circulation des billets de banque s’y est développée, ce fut dans les limites et les conditions prévues par la loi. La Grande-Bretagne n’a pas touché au statut de la Banque d’Angleterre, dont la circulation effective n’a pas cessé d’être inférieure à son encaisse métallique : c’est au moyen de billets de la Trésorerie que satisfaction a été donnée aux besoins accrus des échanges. L’Italie n’a vu s’augmenter le chiffre des billets d’Etat et de ses trois instituts d’émission que dans des proportions très inférieures aux nôtres. Le tableau suivant indique la situation de la circulation, à la fin de tyi8, chez les quatre grandes nations de l’Entente :

¬¬¬

Milliards de francs.
France (Banque de France) 29
Grande-Bretagne (Trésor et Banque d’Angleterre) 10
États-Unis (gouvernement, Banques fédérales et nationales) . 22
Italie (État et banques d’émission) 10


La circulation anglaise se composait de 2 milliards de francs de billets de la Banque d’Angleterre et de 8 milliards de billets de la Trésorerie. La circulation américaine comprenait 1 900 millions de greenbacks (billets d’Etat), 2 500 millions de certificats d’argent, 14 milliards de billets des banques fédérales de réserve, 4 milliards de billets des banques nationales, au total 22 milliards de francs.

En France, les avances de la Banque de France à l’Etat s’élevaient, vers la fin de 1918, à 20 milliards de francs ; le Trésor anglais, à la même époque, avait émis 8 milliards de billets ; le gouvernement italien avait émis directement 2 milliards et s’était fait avancer 4 milliards par les banques d’Italie, de Naples et de Sicile. Enfin, les » banques fédérales américaines avaient escompté pour 7 milliards de francs d’obligations fédérales. Telle était, pour chacun des quatre pays envisagés, la part directe de responsabilité de l’Etat dans l’augmentation de la circulation. En rapprochant le chiffre des billets de celui de la population, nous trouvons que. chez nous, il circule 730 francs de billets par tête d’habitant, en Grande-Bretagne 200 francs, en Italie 230 francs, aux États-Unis 220 francs.

Si, dans le tableau ci-dessus, nous retranchons les billets émis pour les besoins des gouvernements, nous voyons que, vers la fin de 1918, la circulation correspondant aux échanges normaux était de 9 milliards de francs pour la France ; 2 milliards de francs pour la Grande-Bretagne ; 15 milliards de francs pour les États-Unis ; 4 milliards de francs pour l’Italie. Ces chiffres démontrent une fois de plus que toute l’inflation est due aux exigences du Trésor et que la condition du retour à la vie normale est la rentrée du fleuve dans son lit, c’est-à-dire la réduction du volume de la circulation de papier. Cette réduction, sans se faire brutalement, doit commencer sans délai. Il est essentiel que les gouvernements prennent conscience de leur devoir à cet égard.


IV

Alors que chez nous éclosent des projets plus ou moins chimériques en ce qui concerne la monnaie, nos alliés anglais, selon leur habitude, nous donnent l’exemple d’une saine conception des réalités financières. Un comité de spécialistes, présidé par lord Cunlifîe, ancien gouverneur de la Banque d’Angleterre, s’est prononcé pour le maintien presque intégral du système actuel, qui a donné, au cours de la guerre, de si merveilleuses preuves de son efficacité. Tout au plus recommande-t-il de permettre à la Banque d’Angleterre d’augmenter sa circulation normale, au delà de la limite légale, à des conditions qui assureraient la très prompte rentrée de ces billets émis dans des circonstances et pour des besoins exceptionnels. D’autre part, le Comité demande le retrait des billets d’une livre et d’une demi-livre sterling émis par l’Etat et qui devront rapidement disparaître avec les circonstances extraordinaires qui en ont provoqué la création.

Nous sommes loin des fantaisies du Simplex et autres panacées que des inventeurs jetaient en pâture à la crédulité publique. Le Comité anglais « de la circulation et des changes étrangers » (tel est son titre exact) recommande que le gouvernement cesse le plus tôt possible d’emprunter ; que la politique d’escompte de la Banque d’Angleterre tendant, par l’élévation opportune du loyer de l’argent, à empêcher des retraits d’or par l’étranger ou une expansion excessive du crédit à l’intérieur du royaume soit continuée.

Tout en considérant que l’obligation de la Banque et du Trésor de rembourser leurs billets en or doit être maintenue, le Comité n’estime pas nécessaire de reverser immédiatement de l’or dans la circulation intérieure. Il conseille de rendre l’importation du métal jaune absolument libre, et d’en permettre l’exportation, à condition que les pièces ou lingots soient fournis par la Banque d’Angleterre, dont le contrôle des changes serait ainsi facilité.

Les idées qui dominent de l’autre côté de la Manche sont claires. Quelle que soit l’énormité des charges qui pèsent sur eux, nos amis anglais ne songent pas à en couvrir la moindre part au moyen du papier monnaie. Ils restent fidèles à ce qui a fait la force de leurs finances, l’étalon d’or. Prenons exemple sur eux.


V

C’est toute une mentalité qu’il faut changer, ou (plutôt c’est le retour à la mentalité de paix qu’il faut hâter de toutes nos forces. Nous voudrions voir le Parlement revenir à ce qui est son rôle essentiel, celui de défenseur des contribuables, de gardien vigilant du Trésor public. Il a devant lui une quadruple tâche : arrêter le flot des dépenses, en substituant des crédits de paix à des crédits de guerre ; équilibrer le budget en demandant à l’impôt les ressources nécessaires et en ne recourant à l’emprunt que pour se procurer dès maintenant la somme correspondant à la partie des réparations dues par l’Allemagne, et qu’elle ne peut payer que par annuités ; supprimer au plus vite les industries et les négoces d’État ; enfin assainir la monnaie, c’est-à-dire réduire la circulation fiduciaire. Ce dernier devoir est le plus pressant. Il exige un effort énergique : mais le ministre qui aura le courage de s’y dévouer ne tardera pas à trouver sa récompense dans une amélioration générale de la situation, qui aura son contre-coup dans tous les domaines. La diminution du chiffre des billets de banque sera l’affirmation d’une politique nouvelle, celle du retour aux sains principes financiers. Elle contribuera plus qu’aucune autre mesure, à l’abaissement des prix de toute chose et rendra par là à la communauté le plus grand des services.

Cet abaissement proviendra à la fois d’une recrudescence de la production que l’on s’efforce de provoquer sur tous les points du globe et d’un retour à la notion de la saine monnaie, qui s’est perdue dans plusieurs pays et qui pourrait s’obscurcir dans certains autres, si l’on n’y prenait garde. Le jour où l’équilibre sera rétabli entre les signes fiduciaires et les garanties qui doivent être à leur base, le pas décisif dans la bonne voie aura été fait. Le billet de la Banque de France, qui, avec les bons de la Défense nationale et les emprunts en rentes consolidées, a été l’arme financière de cette guerre, doit conserver toute sa valeur ; pour cela, il faut le ramener à sa fonction normale ; il faut qu’il cesse d’être un billet du Trésor pour redevenir l’instrument par excellence du crédit commercial. Au milieu de tant de devoirs qui s’imposent à nous en ce moment et qui sollicitent de tous côtés les énergies nationales, nous croyons que celui dont nous venons de tracer le programme est le premier qu’il convienne de remplir. La monnaie est à la base de toutes les transactions ; en nous occupant d’elle, nous améliorerons toute notre vie économique.


RAPHAËL-GEORGE LEVY.