Fior d’Aliza/Chapitre II

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Chez l’auteur (Œuvres complètes de Lamartine – Volume 41p. 73-95).

CHAPITRE II

XLIII

Pendant le mois que je passai dans mon lit à me guérir de ma blessure, les personnes les plus distinguées de Florence se firent écrire à ma porte, et je compris, par cet empressement, que le pays était satisfait et que la réconciliation était complète. Après ma convalescence, je rendis ces visites ; M. Demidoff, le père, qui vivait alors à Florence dans une opulence sans limites, entretenait dans son palais une troupe de comédiens français très-distingués et un orchestre italien, réunissait, une fois par semaine, chez lui, tout ce que la cour, la ville et le corps diplomatique renfermaient de spectateurs. J’y fus particulièrement bien reçu, et son fils, Anatole Demidoff, enfant alors, m’a conservé et témoigné depuis des sentiments survivants à toutes les circonstances heureuses ou malheureuses de ma vie.

L’ancien ambassadeur de Prusse, Luchesini, homme d’une finesse et d’une grâce qui voilaient son habileté consommée, me rappelait au delà des Alpes et des Appenins la figure et la sagacité du prince de Talleyrand. Le marquis de Bombelles était l’ambassadeur d’Autriche. Fils de M. de Bombelles, émigré français rentré avec le roi et devenu, depuis la mort de sa femme, évêque d’Amiens, il était resté au service de l’empereur François. C’était un homme d’un esprit très-expert et d’un caractère très-agréable, mais d’autant plus hostile à la France que, étant lui-même Français d’origine, il avait plus à cœur de paraître servir son souverain allemand par une opposition innée à tout ce qui pouvait rappeler la constitution semi-révolutionnaire dans le gouvernement de Louis XVIII. Il avait épousé et amené à Florence une jeune et belle Danoise, la fameuse Ida Brown, devenue comtesse de Bombelles, aussi bonne que belle, douée d’une voix et d’un talent musical égaux peut-être aux charmes de madame de Malibran, rassemblant presque tous les jours dans son salon les admirateurs passionnés de sa personne et de son art. On en sortait enivré. Sa simplicité candide la défendait contre l’enthousiasme qu’inspiraient sa jeunesse, sa beauté et sa voix. Elle n’éprouvait et n’inspirait que l’amitié. Elle en conçut une très-vive pour ma femme et pour moi.

XLIV

Nous dûmes à cette prédilection de la comtesse de Bombelles de la voir quelquefois dans le merveilleux exercice du talent, ou plutôt de l’inspiration qui lui avait valu l’enthousiasme de madame de Staël dans son dernier voyage à Hambourg : les Attitudes. Elle était née grande tragédienne par le geste. Dès l’âge de dix à douze ans, elle avait compris d’elle-même qu’il y avait un langage souverainement expressif dans les poses et dans les attitudes du corps, comme il y en a un dans les sons. La contemplation des tableaux des grands peintres ou des statues des grands sculpteurs, qui gravent, en immortelles attitudes, leur pensée dans l’œil de leurs admirateurs, avaient convaincu la jeune fille que l’effet de la beauté vivante ne serait pas moins impressionnant que celui de la beauté morte, et que la chair était au moins l’égale de la pierre, ou du bronze, ou du marbre.

Une révélation de son génie inné lui avait fait imiter sans effort l’expression des fortes sensations : effroi, amour, contemplation, tristesse, deuil, désespoir, sur le visage et dans la pose du corps, pour produire sur l’œil ce que la poésie dramatique ou épique la plus éloquente produit sur l’imagination la plus sensible.

Pour rendre cet effet aussi agréable qu’il était puissant, il fallait que l’artiste ajoutât à l’intelligence la suprême beauté, afin que l’imagination ravie ne pût pas rêver plus beau que l’image reproduite à ses yeux. La nature en cela n’avait rien laissé à désirer dans les yeux, dans la chevelure, dans les traits, dans les bras, dans tout le galbe enfin de madame de Bombelles. L’inspiration même, qui manquait quelquefois à la figure au repos, reparaissait en elle aussitôt qu’elle oubliait le monde pour s’abandonner à son génie plastique. Ce n’était plus une femme, c’était une passion sous l’idéale beauté ; elle ne se livrait à cette inspiration des attitudes que dans l’intimité la plus confidentielle. Le prestige d’une telle exhibition de soi-même eût été trop expressif en public. Le génie lui-même à sa pudeur ; surtout quand il a pour organe une femme. Je n’ai jamais vu ailleurs que devant ces statues animées de madame de Bombelles le prodige des attitudes, et je ne l’ai jamais oublié. Son mari est mort, et elle vit maintenant retirée du monde dans quelque asile religieux d’Allemagne. Si elle y pense à ses amis des jours heureux, que mon nom lui revienne et qu’elle se souvienne à son tour de ceux qui l’ont le plus aimée. Le souvenir est la résurrection des jours évanouis.

XLV

J’en trouvai en ce temps-là une autre à Florence dans la présence inattendue de la comtesse Léna, qui était venue passer quelques mois chez son frère, en Toscane, et visiter ses anciens amis. Un long silence l’avait éloignée de moi depuis mon mariage. Elle pensait pouvoir renouer un attachement, passionné d’une part, mais combattu de l’autre. C’était la plus belle et la plus gracieuse des femmes qui m’eût jamais apparu dans ma vie. (Voir sous le nom de Régina le deuxième volume des Confidences.) Telle elle était encore ; telle elle fut jusqu’au dernier jour de sa vie, à l’heure ou le choléra l’emporta, en 1851, dans sa retraite des environs de Venise où elle s’était réfugiée. Connaissant mes revers après la révolution de 1848, elle m’écrivit pour m’offrir un asile dans le séjour solitaire que sa fidèle amitié me gardait. J’avais des devoirs rigoureux à remplir avant de penser à un repos délicieux, mais coupable. J’étais parti pour Constantinople et Smyrne quand cette invitation m’arriva. Je lui répondis pour la remercier et pour ajourner l’acceptation de son offre. Elle était morte quand ma réponse parvint à son sépulcre.

Elle prit un appartement à Florence, où nous passâmes quelques mois ensemble dans une intimité douce, mais irréprochable, au milieu du petit cercle d’amis et d’admirateurs de sa merveilleuse beauté. Nous nous séparâmes douloureusement quand elle repartit pour Rome. Il y a ainsi dans la vie des apparitions qui auraient pu enchanter l’existence, mais qu’on ne rencontre que trop tôt ou trop tard. La comtesse Léna ne se retrouvera que dans le ciel ; elle était trop belle pour cette terre.

XLVI

Le marquis de La Maisonfort quitta Florence au printemps, au moment où la cour de Toscane allait habiter, suivant son usage, Livourne et Pise, où elle avait ses palais. J’y allai moi-même, et je pris à Livourne, non loin du bord de la mer, une belle villa dans un faubourg, entourée de vastes jardins plantés de citronniers et de figuiers. La grande-duchesse allait tous les soirs se promener en voiture à l’Ardenza ; cette promenade, la seule qu’il y eût à Livourne, était alors sans ombre, et on ne pouvait y aller qu’au soleil couchant, à l’heure où la brise de mer soufflait la fraîcheur humide des flots sur la plage.

J’y montais moi-même à cheval à cette heure, et je galopais sur la route solitaire de la maison isolée qu’avait habitée longtemps lord Byron. Je croyais y revoir son ombre et celle de son amie, la comtesse Guicioli.

Quelquefois je partais le matin avant l’ardeur du jour, et j’allais jusqu’au monastère célèbre de Montenero, lieu de pèlerinage, chez un matelot de la Méditerranée ; je laissais mes chevaux de selle dans quelque auberge du Cap, et je me perdais, un album sous le bras, dans les bois de caroubiers et de chênes verts qui en couvraient les pentes. C’est la que j’écrivis en grande partie les Harmoníes poétiques et religieuses, qui ne furent imprimées que huit ans après. Le soir, quand je remontais à cheval pour regagner ma villa de Livourne, au soleil baissant, je trouvais quelquefois les deux grandes-duchesses assises, avec leurs enfants, dans le jardin de ma femme, et passant familièrement les heures intimes de la soirée avec nous en causant de poésie et de littérature, comme elles avaient fait avec Schiller et Gœthe à Weymar.

XLVII

Après tout un été passé ainsi dans l’intimité de ces princesses et du prince, on conçoit aisément que je ne puisse être impartial sur le sort de ces souverains, qui descendaient du trône pour s’entretenir avec un poëte, et pour méditer tout bas le bonheur des peuples qui leur étaient confiés. Cette vie cessa pour reprendre à Florence, l’hiver suivant, après leur séjour à Pise et dans leur villa impériale de Poggio Caiano, aux environs de Florence. J’y fus souvent invité plus tard et j’y dînai dans la salle magnifique où la célèbre Vénitienne Bianca Capello, devenue grande duchesse par l’amour, expia par le poison son bonheur et celui de son époux.

XLVIII

Le marquis de La Maisonfort m’avait invité à venir à Lucques, où il voulait me présenter au duc de Lucques, fils de la reine d’Étrurie, que Napoléon avait mise sur le trône de Toscane, puis détrônée et reléguée à Lucques. La Restauration y avait rétabli son fils, en attendant le duché de Parme, après Marie-Louise, veuve de Napoléon vivant relégué à Sainte-Hélène.

La duchesse de Parme, Marie-Louise, que j’avais vue en passant à Parme, m’avait paru charmante et bien éloignée de l’affreuse image que les libéraux été les bonapartismes français avaient fait d’elle à Paris. Sa figure aussi douce qu’intelligente, ses yeux bleus, ses cheveux blonds, sa taille souple, sa physionomie heureuse sous un voile de mélancolie paisible, plaisaient aux regards impartiaux. Le comte de Neiperg, grand-maître de sa maison et son premier ministre, qu’elle passait pour aimer en secret depuis son retour à Vienne (1814), avait vis-à-vis d’elle la déférence respectueuse qui convenait à sa situation officielle.

Après avoir dîné deux jours à sa table, dans son palais de Parme, elle reconnut en moi un ami de la maison des Bourbons, et elle me conduisit elle-même dans les chambres hautes de son palais pour m’y faire voir, avec une visible indifférence, les reliques de sa grandeur impériale données par la ville de Paris à l’époque de son mariage et de ses couches. Ces monuments de sa dignité forcée, couverts de la poussière du temps, lui rappelaient évidemment des années de splendeur qu’elle eût voulu effacer de sa vie. Je la quittai pour la revoir depuis, tous les ans, avec une impression très-douce et très-admirative qui ne pouvait que s’accroître en la voyant familièrement. C’était une femme pleine de grâce, de simplicité et d’agréments. Parme était heureuse sous cette princesse qui cherchait a consoler ce petit peuple, par son gouvernement, des splendeurs dont elle avait joui et dont elle était déchue en trois ans, d’un règne qui n’avait été qu’un grand orage.

XLIX

Je m’arrêtai à Pise pendant quelques jours pour y admirer les beautés de la cathédrale et du Campo Santo, ce monument de marbre du XIIIe siècle, et les quais magnifiques et solitaires, témoins aujourd’hui muets d’une grandeur évanouie. J’y fis connaissance avec un ami de madame de Staël, l’aimable professeur Rossini, auteur de la Monaca de Monza, avec lequel j’entretins depuis une amitié qui ne s’éteignit qu’a sa mort.

De là, je me rendis à Lucques par une route entrecoupée de riants villages où les pampres déjà jaunissants, suspendus en guirlandes, semaient les bords des fossés de feuilles de vigne et d’oliviers.

Je ne fis que traverser la ville, et je descendis à Saltochio, superbe villa antique qu’habitait le marquis de La Maisonfort, de l’autre côté de la plaine, sur la route des bains. J’y pris possession d’un appartement que voulut bien m’offrir le ministre de France. Nous y fîmes ensemble plus de poésie que de diplomatie. La sérénité de ce beau ciel au commencement de l’automne m’inspira, ces mélancolies qui se répandent sur le bonheur même, comme le clair de lune de ces climats sur la nuit d’un beau jour.

En voici une que j’écrivis dès les premiers jours de mon arrivée à Saltochio ; je la donne ici avec le commentaire qu’on retrouve dans mes œuvres complètes :

PENSÉE DES MORTS

Voila les feuilles sans sève
Qui tombent sur le gazon :
Voilà le vent qui s’élève
Et gémit dans le vallon ;
Voilà l’errante hirondelle
Qui rase du bout de l’aile

L’eau dormante des marais ;
Voilà l’enfant des chaumières
Qui glane sur les bruyères
Le bois tombé des forêts.

L’onde n’a plus le murmure
Dont elle enchantait les bois ;
Sous des rameaux sans verdure
Les oiseaux n’ont plus de voix ;
Le soir est près de l’aurore ;
L’astre à peine vient d’éclore,
Qu’il va terminer son tour ;
Il jette par intervalle
Une lueur, clarté pâle
Qu’on appelle encore un jour.

L’aube n’a plus de zéphire
Sous ses nuages dorés ;
La pourpre du soir expire
Sous les flots décolorés ;
La mer solitaire et vide
N’est plus qu’un désert aride
Où l’œil cherche en vain l’esquif
Et sur la grève plus sourde
La vague orageuse et lourde
N’a qu’un murmure plaintif.

La brebis sur les collines
Ne trouve plus le gazon,
Son agneau laisse aux épines
Les débris de sa toison.
La flûte aux accords champêtres
Ne réjouit plus les hêtres

Des airs de joie ou d’amours,
Toute herbe aux champs est glanée
Ainsi finit une année,
Ainsi finissent nos jours !

C’est la saison où tout tombe
Aux coups redoublés des vents ;
Un vent qui vient de la tombe
Moissonne aussi les vivants :
Ils tombent alors par mille,
Comme la plume inutile
Que l’aigle abandonne aux airs,
Lorsque des plumes nouvelles
Viennent réchauffer ses ailes
À l’approche des hivers.

C’est alors que ma paupière
Vous vit pâlir et mourir,
Tendres fruits qu’à la lumière
Dieu n’a pas laissés mûrir !
Quoique jeune sur la terre,
Je suis déjà solitaire
Parmi ceux de ma saison ;
Et quand je dis en moi-même :
Où sont ceux que ton cœur aime ?
Je regarde le gazon.

Leur tombe est sur la colline,
Mon pied le sait : la voilà !
Mais leur essence divine,
Mais eux, Seigneur, sont-ils là ?
J’usqu’à l’indien rivage
Le ramier porte un message

Qu’il rapporte à nos climats ;
La voile passe et repasse :
Mais de son étroit espace
Leur âme ne revient pas.

Ah ! quand les vents de l’automne
Sifflent dans les rameaux morts,
Quand le brin d’herbe frissonne,
Quand le pin rend ses accords,
Quand la cloche des ténèbres
Balance ses glas funèbres,
La nuit, à travers les bois,
À chaque vent qui s’élève,
À chaque flot sur la grève,
Je dis : N’es-tu pas leur voix ?

Du moins, si leur voix si pure,
Est trop vague pour nos sens,
Leur âme en secret murmure
De plus intimes accents ;
Au fond des cœurs qui sommeillent,
Leurs souvenirs qui s’éveillent
Se pressent de tous côtés,
Comme d’arides feuillages
Que rapportent les orages
Au tronc qui les a portés.

C’est une mère ravie
À ses enfants dispersés,
Qui leur tend, de l’autre vie,
Ces bras qui les ont bercés ;
Des baisers sont sur sa bouche ;
Sur ce sein qui fut leur couche

Son cœur les rappelle à soi ;
Des pleurs voilent son sourire,
Et son regard semble dire :
Vous aime-t-on comme moi ? »

C’est une jeune fiancée
Qui, le front ceint du bandeau,
N’emporta qu’une pensée
De sa jeunesse au tombeau :
Triste, hélas ! dans le ciel même,
Pour revoir celui qu’elle aime
Elle revient sur ses pas,
Et lui dit : « Ma tombe est verte.
Sur cette terre déserte
Qu’attends-tu ? Je n’y suis pas ! »

C’est un ami de l’enfance
Qu’aux jours sombres du malheur
Nous prêta la Providence
Pour appuyer notre cœur.
Il n’est plus ; notre âme est veuve,
Il nous suit dans notre épreuve,
Et nous dit avec pitié :
Ami, si ton âme est pleine,
De ta joie ou de ta peine
Qui portera la moitié ?

C’est l’ombre pâle d’un père
Qui mourut en nous nommant ;
C’est une sœur, c’est un frère
Qui nous devance un moment.
Sous notre heureuse demeure,
Avec celui qui les pleure,

Hélas ! ils dormaient hier !
Et notre cœur doute encore,
Que le ver déjà dévore
Cette chair de notre chair !

L’enfant dont la mort cruelle
Vient de vider le berceau,
Qui tomba de la mamelle
Au lit glacé du tombeau ;
Tous ceux enfin dont la vie,
Un jour ou l’autre ravie,
Emporte une part de nous,
Murmurent sous la poussière :
« Vous qui voyez la lumière,
De nous vous souvenez-vous ? »

Ah ! vous pleurer est le bonheur suprême,
Mânes chéris de quiconque a des pleurs !
Vous oublier, c’est s’oublier soi-même :
N’êtes-vous pas un débris de nos cœurs ?

En avançant dans notre obscur voyage,
Du doux passé l’horizon est plus beau :
En deux moitiés notre âme se partage,
Et la meilleure appartient au tombeau !

Dieu de pardon ! leur Dieu ! Dieu de leurs pères !
Toi que leur bouche a si souvent nommé,
Entends pour eux les larmes de leurs frères !
Prions pour eux, nous qu’ils ont tant aimé !

Ils t’ont prié pendant leur courte vie,
Ils ont souri quand tu les as frappés !
Ils ont crié : «Que ta main soit bénie ! »
Dieu, tout espoir, les aurais-tu trompés ?

Et cependant pourquoi ce long silence ?
Nous auraient-ils oubliés sans retour ?
N’aiment-ils plus ? Ah ! ce doute t’offense !
Et toi, mon Dieu, n’es-tu pas tout amour ?

Mais s’ils parlaient à l’ami qui les pleure,
S’ils nous disaient comment ils sont heureux
De tes desseins nous devancerions l’heure ;
Avant ton jour nous volerions vers eux.

Où vivent-ils ? Quel astre à leur paupière
Répand un jour plus durable et plus doux ?
Vont-ils peupler ces îles de lumière ?
Ou planent-ils entre le ciel et nous ?

Sont-ils noyés dans l’éternelle flamme ?
Ont-ils perdu ces doux noms d’ici-bas,
Ces noms de sœur ; et d’amante, et de femme ?
À ces appels ne répondront-ils pas ?

Non, non, mon Dieu ! si la céleste gloire
Leur eût ravi tout souvenir humain,
Tu nous aurais enlevé leur mémoire :
Nos pleurs sur eux couleraient-ils en vain ?

Ah ! dans ton sein que leur âme se noie !
Mais garde-nous nos places dans leur cœur.
Eux qui jadis ont goûté notre joie,
Pouvons-nous être heureux sans leur bonheur ?

Étends sur eux la main de ta clémence !
Ils ont péché : mais le ciel est un don !
Ils ont souffert : c’est une autre innocence !
Ils ont aimé : c’est le sceau du pardon.

Ils furent ce que nous sommes,
Poussière, joue ! du vent ;
Fragiles comme des hommes,
Faibles comme le néant !
Si leurs pieds souvent glissèrent,
Si leurs lèvres trangressèrent
Quelque lettre de ta loi,
Ô Père, ô Juge suprême,
Ah ! ne les vois pas eux-mêmes ;
Ne regarde en eux que toi !

Si tu scrutes la poussière,
Elle s’enfuit à ta voix ;
Si tu touches la lumière,
Elle ternira tes doigts ;
Si ton œil divin les sonde,
Les colonnes de ce monde
Et des cieux chancelleront ;
Si tu dis à l’innocence,
« Monte et plaide en ma présence ! »
Tes vertus se voileront.

Mais, toi, Seigneur, tu possèdes
Ta propre immortalité
Tout le bonheur que tu cèdes
Accroît la félicité.
Tu dis au soleil d’éclore,
Et le jour ruisselle encore !
Tu dis au temps d’enfanter,
Et l’éternité docile,
Jetant les siècles par mille,
Les répand sans les compter !

Les mondes que tu répares
Devant toi vont rajeunir,
Et jamais tu ne sépares
Le passé de l’avenir.
Tu vis ! et tu vis ! Les âges,
Inégaux pour les ouvrages,
Sont tous égaux sous ta main ;
Et jamais ta voix ne nomme,
Hélas ! ces trois mots de l’homme
Hier, aujourd’hui, demain !

Ô Père de la nature,
Source, abîme de tout bien,
Rien à toi ne se mesure :
Ah ! ne te mesure à rien !
Mets, ô divine clémence,
Mets ton poids dans la balance,
Si tu pèses le néant !
Triomphe, ô vertu suprême,
En te contemplant toi-même !
Triomphe en nous pardonnant.

L
COMMENTAIRE
DE LA PREMIÈRE HARMONIE

Cela fut écrit à la villa Ludovisi, dans la campagne de Lucques, pendant l’automne de 1825. La campagne de Lucques est l’Arcadie de l’Italie. En quittant Pise et ses monuments de marbre blanc étincelant sous son ciel bleu, qui font de cette ville un musée en plein soleil, on s’enfonce dans des gorges fertiles, où l’olivier, le figuier, le grenadier, le maïs oriental, le peuplier, l’if poudreux, la vigne grimpante, inondent la campagne de végétation. Bientôt ces vallées s’élargissent, et deviennent un bassin de quelques lieues de circonférence, dont la ville de Lucques occupe le centre. Ses remparts, ses clochers, ses tours, les toits crénelés de ses palais jaillissent du sein des arbres, c’est une Florence en miniature. Mais aussitôt qu’on a traversé la capitale, on découvre, sur le penchant des montagnes, une nature infiniment plus accidentée, plus ombragée, plus arrosée, plus creusée, plus étagée, plus alpestre, plus apennine, que la nature en Toscane : les cimes, voilées de châlaigniers et dentelées de roches, se perdent en une hauteur immense dans le ciel. Des ermitages, des couvents, des hameaux, des maisons de chevriers isolées, éclatent de blancheur, au milieu des figuiers et des caroubiers presque noirs, sur chaque piédestal de rocher, au bord écumant de chaque cascade. Au-dessous, cinq ou six villas majestueuses sont assises sur des pelouses entourées de cyprès, précédées de colonnes de marbre entrevues derrière la fumée des jets d’eau ; elles dominent la plaine de Lucques d’un côté, et de l’autre elles s’adossent aux flancs ombragés des montagnes. Des chemins étroits, encaissés par les murs des podere et par le lit des torrents, mènent en serpentant à ces villas, où les grands seigneurs de Florence, de Pise, de Lucques, et les ambassadeurs étrangers passent dans les plaisirs les mois d’automne.

J’habitais un de ces magnifiques séjours ; je gravissais souvent, le matin, les sentiers rocailleux qui mènent au sommet de ces montagnes, d’où l’on aperçoit les maremmes de Toscane et la mer de Pise. Rien n’était triste alors dans ma vie, rien vide dans mon cœur ; un soleil répercuté par les cimes dorées des rochers m’enveloppait ; les ombres des cyprès et des vignes me rafraîchissaient ; l’écume des eaux courantes et leurs murmures m’entretenaient ; l’horizon des mers m’élargissait le ciel, et ajoutait le sentiment de l’infini à la voluptueuse sensation des scènes rapprochées que j’avais sous les pieds ; l’amitié, l’amour, le loisir, le bonheur, m’attendaient au retour à la villa Ludovisi. Je ne rencontrais sur les bords des sentiers que des spectacles de vie pastorale, de félicité rustique, de sécurité et de paix. Des paysages de Léopold Robert, des moissonneurs, des vendangeurs, des bœufs accouplés ruminant à l’ombre, pendant que les enfants chassaient les mouches de leurs flancs avec des rameaux de myrte ; des muletiers ramenant aux villages lointains leurs femmes qui allaitaient leurs enfants, assises dans un des paniers ; de jeunes filles dignes de servir de type à Raphaël, s’il eût voulu diviniser la vie et l’amour, au lieu de diviniser le mystère et la virginité ; des fiancés, précédés des pifferari (joueurs de cornemuse), allant à l’église pour faire bénir leur félicité ; des moines, leur rosaire à la main, bourdonnant leurs psaumes comme l’abeille bourdonne en rentrant à la ruche avec son butin ; des frères quêteurs, le visage coloré de soleil et de santé, le dos plié sous le fardeau de pain, de fruits, d’œufs, de fiasques d’huile et de vin, qu’ils rapportaient au couvent ; des ermites assis sur leurs nattes au seuil de leur ermitage ou de leur grotte de rocher au soleil, et souriant aux jeunes femmes et aux enfants qui leur demandaient de les bénir : voilà les spectacles de cette nature ; il n’y avait la rien pour la tristesse et la mort. Qu’est-ce qui me ramena donc à cette pensée ? Je n’en sais rien ; j’imagine que ce fut précisément le contraste, l’étreinte de la volupté sur le cœur qui le presse trop fort, et qui en exprime trop complètement la puissance de jouir et d’aimer, et qui lui fait sentir que tout va finir promptement, et que la dernière goutte de cette éponge qui boit et qui rend la vie, est une larme. Peut-être cela fut-il simplement la vue d’un de ces beaux cyprès immobiles se détachant en noir sur le lapis éclatant du ciel, et rappelant le tombeau.

LI

Quoi qu’il en soit, j’écrivis les premières strophes de cette harmonie au son de la cornemuse d’un pifferaro aveugle, qui faisait danser une noce de paysans de la plus haute montagne sur un rocher aplati pour battre le blé, derrière la chaumière isolée qu’habitait la fiancée ; elle épousait un cordonnier d’un hameau voisin, dont on apercevait le clocher un peu plus bas, derrière une colline de châtaigniers. C’était une des plus belles jeunes filles des Alpes du midi qui eût jamais ravi mes yeux ; je n’ai retrouvé cette beauté accomplie, à la fois idéale et incarnée, que dans la race grecque ionienne, sur la côte de Syrie. Elle m’apporta des raisins, des châtaignes et de l’eau glacée pour ma part de son bonheur ; je remportai, moi, son image. Encore une fois, qu’y avait-il là de triste et de funèbre ? Eh bien ! la pensée des morts sortit de là. N’est-ce pas parce que la mort est au fond de tout tableau terrestre, et que la couronne blanche sur ces cheveux noirs me rappela la couronne blanche sur un linceul ? l’espère qu’elle vit toujours dans son chalet adossé à son rocher, et qu’elle tresse encore les nattes de paille dorée en regardant jouer ses enfants sous le caroubier, pendant que son mari chante, en cousant le cuir à sa fenêtre, la chanson du cordonnier des Abruzzes :

« Pour qui fais-tu cette chaussure ? Est-ce une sandale pour le moine ? est-ce une guêtre pour le bandit ? est-ce un soulier pour le chasseur ?

« C’est une semelle pour ma fiancée, qui dansera la tarentelle sous la treille, au son du tambour orné de grelots. Mais avant de la lui porter chez son père, mettrai un clou plus fort que les autres, un baiser sous la semelle de ma fiancée !

« J’y mettrai une paillette plus brillante que toutes les autres, un baiser sous le soulier de mon amour !

« Travaille, travaille, calzolaïo ! »