Flétrissures (Péguy)

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Jacques Laubier (pseudonyme de )
Flétrissures
La Revue blancheTome XVIII (p. 61-63).

NOTES POLITIQUES ET SOCIALES
Flétrissures

La Chambre a prétendu, par son ordre du jour du 16 décembre, flétrir les actes de candidature officielle. Il est certain que l’enquête parlementaire sur l’élection de Narbonne a révélé des détails caractéristiques, qui permettent d’étudier sur un exemple la manière de préparer les bonnes élections et de réparer les mauvaises. Mais si la Chambre a cru donner à son ordre du jour, selon la phrase de M. Viviani, « la force souveraine d’une condamnation morale », elle s’est gravement trompée.

D’abord il est trop évident que cette « indignation vertueuse » n’est que l’indignation hypocrite et intéressée d’un parti politique. Les députés radicaux se révoltent à l’idée de la candidature officielle exercée au profit des modérés ; mais, à la fin de chaque législature, ils intriguent pour qu’il y ait, à l’intérieur, un ministre radical. Un des grands reproches qu’on continue d’adresser à M. Brisson, c’est d’avoir en 1885 respecté le suffrage universel, au risque de laisser ses adversaires entrer en majorité à la Chambre. Ni M. Viviani, ni M. Dujardin-Baumetz n’ont, jusqu’à ce jour, adressé d’interpellation rétrospective au gouvernement radical qui versa 5,000 fr. dans une caisse particulière, en vue de l’élection d’un candidat socialiste.

En second lieu, il est manifeste que le vote du 16 décembre n’a pas été seulement un vote de parti, mais encore un vote de rancune personnelle. Tous les adversaires de M. Barthou ont crié bien haut que, dans tous les arrondissements, on avait vu la même comédie qu’à Narbonne ; or, au 16 décembre, toutes les élections avaient été examinées sauf deux, et la Chambre n’avait encore prononcé aucune invalidation pour faits de pression officielle. M. Dupuy ignorait-il qu’à Roubaix, l’administration a combattu M. Jules Guesde ? Et n’est-il pas venu à l’idée de M. Viviani que le préfet du Tarn n’avait peut-être pas gardé, vis-à-vis du marquis de Solages, la stricte impartialité que lui dictait son devoir ? Toujours est-il que M. Dupuy n’a pas demandé à la Chambre d’invalider M. Motte, et M. Viviani n’a pas encore trouvé l’occasion de rappeler à la Chambre Le nom de Jaurès. Il est clair que M. Dupuy a saisi l’occasion que lui offrait l’élection de Narbonne pour se venger de M. Barthou qui lui a déjà joué plus d’un méchant tour ; il est clair que les antisémites ont vu dans le discours de M. Viviani comme une revanche du discours de M. Poincaré, que la Ligue des droits de l’homme venait de faire afficher. M. Viviani est toujours véhément, quand, prétendant parler au nom des socialistes, il peut, en même temps, ne pas déplaire aux antisémites. Il a proposé un jour d’amnistier les bandits antijuifs d’Alger ; il n’a pas protesté quand un de ses collègues demanda qu’on laissât « Zola à l’égout ». Il a prononcé avant les élections un discours virulent contre la magistrature civile, dont les nationalistes demandent aujourd’hui un second affichage ; on attend encore son réquisitoire contre les conseils de guerre.

Il est regrettable que M. Barthou n’ait pas eu l’audace qu’eut jadis, dans une occasion analogue, M. Rouvier. M. Barthou n’avait qu’à dire à ses collègues : « Vous voulez des élections pures, selon l’innocente expression de M. Dupuy ; mais vous savez bien que, si les élections avaient été pures, aucun de vous ne serait ici. » Il est vraiment étrange qu’une Chambre, élue au prix de tant de mensonges, de lâchetés et de corruptions, se croie le droit de condamner un procédé électoral. Il faut une certaine audace à M. Viviani pour dire que, dans la campagne du printemps dernier, tous ont, « sur le champ de bataille élargi, lutté idées contre idées, doctrine contre doctrine, drapeau contre drapeau ». La vérité est qu’on s’est débattu dans l’injure et l’équivoque. M. Viviani a-t-il oublié la liste des candidats officiels de l’Intransigeant ? Les électeurs de la Sorbonne se rappellent encore que, pour leur député comme pour M. Méline, il n’y avait pas, au moment des élections, d’affaire Dreyfus.

Dans ces derniers temps, il est vrai, M. Viviani s’est nettement rallié au parti révisionniste. Il a approuvé les paroles de M. Brisson quand l’ancien président du Conseil demanda que le dossier secret fût communiqué à la Cour de cassation et à la défense. Mais l’« indignation vertueuse » de ceux qui condamnaient avec lui M. Barthou se traduisait cette fois, selon l’expression même du président de la Chambre, par des cris qui n’avaient rien d’humain. Le gouvernement et la majorité donnaient satisfaction à M. Lazies contre M. Brisson, et applaudissaient cette nouvelle déclaration de M. Cavaignac, que nous ne sommes pas maîtres chez nous de traiter nos affaires comme nous l’entendons.

La question du dossier secret est pourtant bien simple : si le gouvernement estime qu’il y a danger pour la sûreté de l’État à ce que certaines pièces soient divulguées, il peut demander le huis-clos. M. Brisson trouve même que ce n’est pas nécessaire ; et il est bien probable qu’avec de légères précautions, on pourrait s’en passer, ce qui vaudrait mieux à tous égards. En tous cas, il est inadmissible qu’on affecte des airs tragiques à l’idée que La Cour de cassation et la défense pourront prendre connaissance de pièces déjà connues d’une trentaine de ministres et d’officiers. Dreyfus, à le supposer coupable, est dorénavant inoffensif ; Me Mornard et Mme Dreyfus présentent autant de garanties qu’un député ou un capitaine. Toute la confusion dans cette affaire est venue de ce qu’on accordait plus d’autorité à la parole d’un officier qu’à celle d’un citoyen. Au Sénat, quand M. Constans demanda que les prévenus devant un Conseil de guerre fussent assistés d’un défenseur civil, un sénateur de la droite laissa entendre que la robe était plus suspecte de trahir le secret que l’uniforme, et, s’il ne le dit pas, ce fut par respect pour la mémoire de Berryer. Aujourd’hui on frémit en pensant qu’un avocat va être initié aux secrets du deuxième bureau. Plutôt la guerre civile, s’écrient les uns ; plutôt l’acquittement, prêchent d’un air magnanime les bons apôtres. En réalité, ils cherchent à nous faire reculer d’effroi devant la vérité ou du moins à laisser le doute et le trouble dans les consciences. Pour de tels procédés, la Chambre n’a pas encore trouvé de flétrissure.

C’est que M. Dupuy s’entend à guider les flétrissures de la Chambre. Le 16 décembre, il faisait blâmer M. Barthou par M. Drumont et M. Viviani ; le 23, il force les députés élus avec l’appui de la Libre Parole à désavouer M. Max Régis. À qui le tour maintenant ? Cela dépend sans doute de ce que fera la Cour de cassation et de ce qu’en dira l’opinion publique. Mais il importait d’affirmer dès aujourd’hui que ni ce gouvernement ni cette Chambre n’ont qualité pour flétrir qui que ce soit.