Flamarande/36

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Michel Lévy frères (p. 168-177).



XXXVI


Julie, restée seule avec madame, eut à subir ses questions, et, avec tous les ménagements dont elle se sentit capable, elle apprit à sa maîtresse que la nourrice et l’enfant avaient disparu sans que l’on pût retrouver leur trace.

— Quoi ? disparu ! s’écria la pauvre mère affolée, mon fils a été enlevé ? Pourquoi ? comment ? par qui ?

Et, tombant dans les bras de Julie :

— Dites, ma chère, s’écria-t-elle encore, mon fils disparu, on ne sait pas ce qu’il est devenu ? il existe peut-être encore ?

Julie m’a avoué qu’elle fut si émue des caresses de sa maîtresse qu’elle lui donna un espoir qu’elle n’avait pas elle-même.

— Ce qu’il y a de certain, lui dit-elle, c’est que l’enfant n’a pas été malade et qu’il a disparu le surlendemain de sa naissance. On a cherché partout et on n’a rien pu découvrir.

En ce moment, M. le comte rentra pour savoir si Julie avait fait la triste révélation dont il l’avait chargée. Au lieu de trouver madame dans les pleurs, il la trouva dans une joie relative. Elle était comme folle, elle voulait partir sans savoir où elle voulait aller, elle prétendait qu’on n’avait pas bien cherché et qu’elle était bien sûre, elle, de trouver son enfant. Monsieur marqua de l’impatience, gronda Julie d’avoir sottement expliqué le fait, et se chargea de l’expliquer lui-même.

— La nourrice s’est noyée avec l’enfant, dit-il, on n’a retrouvé d’eux qu’un bonnet et un châle.

Madame resta pâle et fixe comme une statue. En un instant, elle se représenta la fin tragique de son pauvre petit enfant, et alors elle fit le geste de s’élancer les bras en avant, comme pour le ressaisir ; mais elle tomba la face sur le plancher et resta évanouie.

Quand elle revint à elle, elle eut la fièvre et le délire. Le docteur fut appelé, et, apprenant ce qui s’était passé, il exigea que l’on ne combattît pas trop les chimériques espérances de la mère. Madame fut très-malade pendant deux semaines, et je ne la trouvai pas guérie quand je la vis reparaître. Elle n’était pas affaiblie comme on devait s’y attendre ; elle avait au contraire une agitation fébrile qu’on ne lui connaissait pas, elle était active, résolue et insoumise, elle parlait de son fils, elle questionnait tout le monde, elle voulait savoir le moindre détail de la catastrophe. Évidemment elle ne voulait pas croire à sa mort, bien qu’elle n’osât dire ses espérances dans la crainte de les entendre traiter d’illusions.

Je vis, en cette circonstance, combien la trame la mieux ourdie remplace imparfaitement le fait réel. Madame questionnait tous ceux qu’elle rencontrait, le moindre ouvrier, les pêcheurs du rivage, les paysans, qu’elle les connût ou non. Elle se promenait tous les jours à pied ou en voiture le long de cette Loire inexorable à laquelle elle redemandait en vain son enfant. Elle entrait dans toutes les maisons et dans les plus humbles chaumières pour demander des détails. Il y avait eu peu de personnes noyées à l’époque qu’elle indiquait ; mais il y en avait eu, des femmes et des enfants particulièrement, comme toujours. On avait pu constater les décès en retrouvant les cadavres, et nulle part on n’avait pu saisir le moindre indice de celui qu’elle cherchait.

Alors madame disait :

— Est-ce que vous croyez possible qu’une rivière engloutisse une femme et un enfant au point qu’on ne les retrouve jamais ?

Et les paysans riverains lui répondaient qu’ils ne le croyaient pas, la Loire roulant sur des bancs de sable qui reparaissaient à fleur d’eau durant l’été. On n’y connaissait pas de gouffres ni de tourbillons de ce côté-là. Et madame rentrait pour interroger les gens de la maison ou le docteur, qui venait tous les jours. Elle voulait savoir si on avait pris des informations le long du fleuve jusqu’à la mer, elle voulait entreprendre cette exploration, et, si monsieur ne s’y fût opposé, elle serait partie tout de suite.

Il arriva alors une chose assez bizarre et bien imprévue : c’est que la population environnante, au lieu de croire la comtesse folle ou de la trouver seulement déraisonnable, se prit à partager ses illusions et à dire tout haut que rien ne prouvait la mort, tandis qu’il y avait des probabilités pour l’enlèvement. Le paysan aime le merveilleux, et bien des gentilshommes partagent ses superstitions. On parla de nourrices voleuses d’enfants qui spéculaient plus tard sur leur restitution. On parla aussi de bohémiens, et on réveilla même de vieilles légendes sur des esprits funestes qui sortaient du fleuve dans les inondations et allaient chercher des enfants jusque dans leur berceau pour les porter dans la demeure d’autres familles, procédant ainsi à des échanges fantastiques, suivis de grands malheurs.

Les imaginations, une fois éveillées par l’intérêt qu’inspirait la comtesse de Flamarande et les espérances où elle s’obstinait, ne connurent plus de frein. Une vieille femme prétendit avoir vu une forme blanche traverser la Loire furieuse en marchant tranquillement sur les eaux avec un petit enfant dans les bras, comme on représente la sainte Vierge. D’abord elle avait cru à un miracle ; mais, en y réfléchissant, elle croyait se souvenir d’avoir trouvé une ressemblance entre la silhouette de cette apparition et la tournure de la Niçoise. D’autres se mirent à raconter leurs rêves, et madame, tournant aussi à la superstition, alla consulter une somnambule à Orléans.

Il se passa une chose bien extraordinaire dont il me fut rendu compte, et qui renouvela mes perplexités.

La somnambule dit à madame qu’elle voyait un enfant mort depuis trois jours, couché dans l’herbe pourrie d’un étang qu’elle ne sut pas nommer, et qu’elle décrivit de la façon la plus vague. Madame ne put rien lui faire préciser, et le magnétiseur demanda à la somnambule si l’enfant était bien mort depuis trois jours, et si ce n’était pas trois ans qu’elle avait voulu dire, à quoi elle répondit qu’elle ne voyait plus rien et n’était pas bien lucide ce jour-là.

— Il lui faudrait, reprit l’opérateur en s’adressant à la comtesse, pouvoir toucher un objet ayant appartenu à l’enfant, un bonnet, une mèche de cheveux.

La comtesse tira de son sein le petit bonnet retrouvé dans le parc, pauvre relique qu’elle s’était fait donner et qu’elle ne quittait plus. Alors la somnambule parut retrouver sa lucidité.

— Je vois, s’écria-t-elle. Il n’a pas été pris par les eaux. Il a été emporté par un homme, un homme bien mis. — Ah ! je vois une voiture, et un autre homme qui emmène l’enfant et qui roule vite, vite ; le cheval tombe, il est mort ; mais l’enfant est emmené plus loin, toujours plus loin, cela se perd, je ne peux plus les suivre, je ne vois plus rien ; je souffre, j’étouffe, je veux qu’on me laisse dormir ou qu’on m’éveille.

On n’en put tirer davantage ; mais madame, se promettant de renouveler l’épreuve, rentra comme affolée de joie. Elle s’était fait accompagner de Julie, par qui je connus exactement ce qui s’était passé. Madame avait tout noté avec soin, même l’incident du cheval mort, et à plusieurs reprises elle demanda à Julie si un des chevaux de la maison avait disparu également dans la nuit fatale. Julie, embarrassée et ne se souvenant pas, prit sur elle de m’appeler.

— Charles, me dit la comtesse, combien y avait-il de chevaux dans les écuries avant le jour de mon malheur, et combien en restait-il le lendemain ?

Je répondis que je n’en savais rien, puisque j’étais absent au moment de la catastrophe.

— Eh bien, reprit-elle, envoyez-moi Joseph, il le saura bien.

Et puis, se ravisant :

— Attendez, dit-elle, il y en avait un très-beau, le plus beau de tous, qui s’appelait Zamore ; je m’en souviens parce que j’en avais peur. Je ne crois pas l’avoir revu depuis l’événement, et il n’est plus ici : qu’est-il devenu ?

Je sentis mes jambes trembler sous moi et ne pus répondre.

— Parlez donc, monsieur Charles ! s’écria Julie ; c’est vous qui avez fait sortir Zamore pour la dernière fois. Joseph s’en est assez tourmenté, puisqu’on ne l’a jamais revu.

— Charles ! s’écria à son tour madame la comtesse, vous ne voulez pas le dire, et pourtant vous le savez. Ce cheval est tombé mort en enlevant mon fils ! Vous devenez tout pâle. Ah ! Charles, vous savez tout !

Et, s’élançant vers moi, elle me saisit les deux mains ; puis, sans que je pusse l’en empêcher, elle tomba à mes genoux.

— Charles, vous êtes un honnête homme, vous, un cœur excellent. J’ai su vous apprécier, vous n’êtes pas un domestique, vous êtes l’ami de la famille ; vous me voyez à vos pieds, comme vous me verriez à ceux du docteur, s’il pouvait me dire la vérité. Vous me la direz ; vous êtes bon, vous comprenez ma souffrance, vous aurez pitié de moi… Charles, répondez-moi, mon bon Charles, mon ami !…

Et je sentais ses larmes chaudes tomber sur mes mains, qu’elle retenait dans les siennes.

Je me sentais défaillir, j’étais vaincu. J’allais tout avouer lorsque M. le comte entra brusquement, et, voyant sa femme à mes pieds, il fut saisi d’un accès de colère tel que je ne lui en avais jamais vu auparavant.

— Qu’est-ce que cela signifie ? s’écria-t-il en bégayant ; que faites-vous aux pieds de ce laquais ?

— Il n’est point un laquais, répondit madame en se relevant, il est notre serviteur dévoué.

Et elle expliqua rapidement les faits en insistant pour savoir ce que Zamore était devenu.

Pour que M. le comte pût soutenir ses artifices, il eût fallu qu’il daignât mentir, et, quelque habile qu’il fût à cacher la vérité, il ne pouvait plier sa fierté au mensonge. On pourrait même dire que toute son habileté consistait à produire des faits et à avoir l’air de les subir sans être en situation de les expliquer. Acculé cette fois, il trouva plus facile de s’emporter que de répondre. Il déclara à sa femme qu’elle devenait folle, puisque, au lieu de subir son chagrin avec la dignité dont il l’avait crue capable, elle courait les chemins pour interroger les passants ou consulter les charlatans. Il railla amèrement les épreuves de somnambulisme, il l’accusa de négliger son fils vivant pour courir après un fantôme, enfin il lui ordonna de se tenir prête à partir le lendemain pour l’Italie. Il n’entendait pas qu’elle donnât dans le pays de Sévines le triste spectacle de sa démence.

— Mon Dieu ! lui répondit la comtesse atterrée, c’est vous qui me blâmez de vouloir retrouver notre enfant !

Votre enfant, répondit le comte, a été cherché minutieusement et ne sera jamais retrouvé ; soumettez-vous à la volonté de Dieu.

Et, sentant qu’un mot de plus de la comtesse allait le faire éclater, il se retira en m’ordonnant de le suivre.

Je trouvais qu’il avait terriblement accentué les mots votre enfant, et que sa physionomie avait révélé sa jalousie avec une amertume effrayante. Madame en avait-elle été frappée comme moi ? Julie, qui était fine, n’avait-elle pas dû pressentir la vérité ?

— Vous vous êtes trahi, dis-je à monsieur quand nous fûmes dans son cabinet.

— Qu’importe ? répondit-il en brisant son magnifique encrier en porcelaine de Sèvres : n’est-il pas temps qu’elle comprenne que je ne suis pas un niais et qu’elle me délivre de cette persécution ? Elle est aussi par trop simple ou par trop audacieuse ! Qu’elle sache donc que je suis son juge et sente que je suis son maître !

— Songez, monsieur le comte, que, le jour où elle saura vos soupçons, elle ne doutera plus de l’existence de son enfant et arrivera à le découvrir.

— J’y mettrai bon ordre, elle partira demain pour Pérouse.

— Elle est encore malade. Julie l’entend parler et sangloter la nuit ; elle a certainement la fièvre.

— Morte ou vivante, elle partira demain et elle partira seule. Je garde Roger, je ne veux pas qu’il entende et qu’il voie ces aberrations.

— Monsieur le comte, vous êtes assez vengé, vous l’avez dit ! Ne recommencez pas ! Allez trouver madame et apprenez-lui tout. Elle se justifiera, j’en suis certain.

— Charles ! vous voulez me trahir, vous êtes tout à madame, vous n’êtes plus à moi. Il faut nous séparer, votre mission est accomplie, votre aisance assurée, adieu !

J’aurais dû accepter la rupture, je ne pus m’y résoudre. J’aimais les deux époux, j’aimais les deux enfants. Je n’avais plus d’autres affections sur la terre. J’étais déjà comme les vieux domestiques qui se sentent de la famille et n’en veulent point d’autre. Je refusai mon congé, je refusai ma fortune et ma liberté. Je promis d’obéir à mon maître et de ne plus me laisser attendrir.

Mais je crus devoir préserver madame d’une douleur nouvelle. J’allai la trouver et je lui parlai ainsi :

— M. le comte est fort affecté de la situation d’esprit de madame ; il craint que M. Roger n’en ressente le contre-coup et paraît décidé à faire partir madame sans son fils. Au nom de mon respect et de mon dévouement pour madame, je la supplie de renoncer à l’espoir de retrouver Gaston, afin d’éviter la douleur d’être séparée de Roger.