Fleur des morts

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Poésies de André LemoyneAlphonse Lemerre, éditeur1855-1870 (p. 205-206).

Fleur des morts

 
À Théodore de Banville.



J’entends les curieux dire : « Quel âge a-t-elle ? »
Vienne la mi-novembre, elle aura quarante ans.
Peu de femmes ont vu la Saint-Martin si belle ;
Et l’automne rendrait jaloux bien des printemps.

Par un sang riche et pur sa lèvre est carminée :
Jamais un grain de fard n’a refleuri son teint ;
Elle n’a jamais eu la gorge enfarinée
Pour se faire au pastel une chair de satin.


Le caprice du temps l’a si peu chiffonnée
Qu’en donnant au miroir son coup d’œil du matin,
De sa longue jeunesse elle semble étonnée :
Pas une dent perdue, et pas un cheveu teint.

Elle a pourtant vécu jour et nuit dans la joie ;
Elle a reçu les rois du monde officiel ;
Plus d’un saint personnage, en douillette de soie,
A pris son escalier pour le chemin du ciel.

Sa marraine était bien la Fantaisie ailée
Qui porte un cœur léger, — cœur tout peuplé d’oublis.
Pour noyer les serments de sa bouche emperlée,
Elle a bu les flots d’or du Grave et du Chablis.

En gaspillant sa vie, et se croyant heureuse,
Elle a ri quarante ans… Elle pleure à son tour.
C’est la première fois qu’on la dit amoureuse…
Elle aime et n’ose pas laisser voir son amour ;

Car son amour ressemble aux fleurs de cimetière :
Riches sont les parfums, et riches les couleurs,
Mais la foule des morts gît à cinq pieds sous terre,
Et souvent on répugne à respirer ces fleurs.