Fleur des ondes/L’Enlèvement

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La Cie d’imprimerie Commerciale (p. 69-80).


II

L’ENLÈVEMENT


Les sauvages pratiquaient largement l’hospitalité ; tout événement de quelqu’importance était le prétexte d’un festin. L’hiver, ils n’avaient guère d’autres occupations, et s’invitaient de lointains villages à des fêtes où ils se trouvaient parfois jusqu’à cinq cents et qui duraient plusieurs jours, selon la solennité, ou tant que les provisions n’étaient pas épuisées.

Le Soir voulut se montrer grand seigneur. Avant de se séparer de ses hôtes, Philippe de Savigny et Paul Guertal dont le départ approchait, il résolut de les régaler et donna en leur honneur une tabagie qui devait être la manifestation éclatante de son amitié pour les Français. Le sagamo convia donc ses amis et les anciens de la tribu.

Sept immenses chaudières, installées au milieu de la cabane sur des feux séparés, furent remplies, les unes de quartiers de chevreuil et de venaison, d’autres de poisson, les dernières de bouillie de maïs.

Selon l’usage, l’amphytrion s’abstenait de manger, mais hélas ! déjà les traiteurs avaient porté chez ces peuples indomptés le mal de l’alcool, et Le Soir aimait l’eau de feu. Il ne refusait donc pas de boire avec ses invités. La dangereuse boisson coula si généreusement, qu’au bout de quelques heures la plupart des sauvages étaient ivres.

Fatigués de ces réjouissances grossières qu’ils subissaient depuis le matin, les deux Européens s’étaient retirés un peu à l’écart, avides de détourner leurs yeux du spectacle attristant de cette dégradation.

« Sortons, dit Philippe à Paul ».

« Bonne idée de changer le tableau : allons voir les pièges que nous avons tendus aux lièvres ».

« Oui, car ces ivrognes ne sont nullement intéressants à cette heure ; et pour ma part, je les ai regardés assez longtemps. Heureusement l’hiver est fini ; dans quelques jours, nous rejoindrons nos compatriotes. »

« Dans quelques jours peut-être, reprit Paul, car ces sauvages insouciants dérangent toutes nos prévisions et nous forcent à redouter toujours de nouveaux retards. Cette fois, il faudra compter avec l’eau de vie et… si la provision n’est pas épuisée, nous résigner à attendre. » Il s’en va chercher sous son lit la gibecière en peau de chevreuil. Pendant ce temps, Philippe, apercevant, hors de la cabane, La Source pensive et la tête sur ses genoux, s’approche d’elle, et lui touchant familièrement l’épaule : « À quelle grave méditation s’occupe donc ma sœur, qu’elle ne voit même plus ses amis ? » La jeune fille sourit ingénument et répond : « Oh ! je fais un doux songe mais le doux songe doit bientôt finir et je redoute la tristesse du réveil. »

— « Et ne peux-tu me dire quel est ce beau rêve qui met de la mélancolie dans tes yeux ? »

— « Le rêve d’une fille des bois pourrait-il toucher mon frère au visage pâle ? reprend-elle avec exaltation. »

Et Philippe, étonné de cette émotion dont il ignore la cause, répond machinalement : « Pourquoi pas ? Douterais-tu de mon cœur ? »

Les prunelles de la sauvagesse ont un éclair de joie. Mais Paul qui revient, interpelle son ami ; celui-ci s’éloigne sans voir l’ardeur passionnée qui luit dans les prunelles sombres de la naïve Indienne.

Elle considère longuement les deux jeunes gens, puis, comme attirée par un aimant irrésistible, lentement elle se lève et les suit, en se cachant.

La forêt était proche ; les sauvages n’abattaient d’arbres que ce qu’il fallait à l’établissement de leurs villages, car le défrichement n’était pas une tâche facile à des hommes qui, pour la plupart, n’avaient d’autres instruments que de méchantes haches de pierre. Il y avait, autour de la bourgade, une éclaircie de cinquante pieds à peine, puis c’était la nature dans sa virginale somptuosité : des chênes gigantesques entremêlant leurs branches séculaires ; des pins superbes épandant sur le sol les larges éventails de leurs rameaux éternellement verts. De sveltes épinettes, des vignes capricieuses complétaient l’enchevêtrement.

À cette époque, les feuilles de la saison dernière détrempées et décomposées par la neige fondue, couvraient le sol d’un tapis humide qui assourdissait le bruit des pas.

Philippe eut une exclamation joyeuse et se pencha pour dégager deux belles loutres prises dans les collets. Mais à ce moment, une main brutale lui ferma la bouche.

Trois Iroquois vigoureux se ruèrent sur lui, le ligotèrent et l’emportèrent. Le pauvre garçon eut à peine le temps de jeter un regard désespéré du côté de son ami qu’il vit également aux prises avec une demi douzaine d’assaillants.

De loin, La Source avait tout vu ; elie porta la main à sa tête d’un geste désespéré, mais pas un cri ne s’échappa de ses lèvres.

Laissant s’éloigner un peu le groupe redoutable, la jeune fille revint en courant vers les siens ; elle arriva essoufflée à la porte de la cabane où son père entretenait ses amis. Les sauvages ivres la repoussent, nulle femme n’étant admise dans les salles de festin.

Elle insiste ; ils la rudoient.

Éperdue, la pauvrette regarde autour d’elle, suppliant ceux qui lui paraissent en état de secourir les Français. Tous refusent de la suivre. Quelques jeunes gens, jaloux de l’intérêt qu’elle porte aux blancs, la raillent et l’injurient.

« Ah ! leur jette-t-elle à la face, le seul homme de cette tribu, assez généreux pour m’écouter, n’est pas ici ! Le Carcois n’y est jamais, aux heures d’orgie, parce que, au contraire de vous tous, il n’aime pas l’eau de feu : vos débauches l’attristent. »

« Voyez donc ! reprend un rival dépité, le visage pâle n’a pas toute l’admiration de La Source ; il en reste encore pour Le Carcois dans les occasions pressantes. »

Les autres rient méchamment.

Sourde à l’insulte, sans plus attendre, elle s’élance seule sur les pas des ravisseurs. Qu’espère-t-elle ? La pauvre fille ne saurait le dire mais instinctivement elle va où la pousse son cœur.

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Ayant marché jusqu’à la nuit, se dissimulant et frémissant au moindre bruit, elle aperçut enfin les Iroquois qui se disposaient tranquillement à camper, en attendant le jour. Plusieurs camarades revenus de la chasse munis de provisions, les avaient rejoints ; installés autour du feu, ils se préparaient tous à festoyer.

La Source, qui connaissait les mœurs de la forêt, comprit que les Français ne couraient aucun danger immédiat : leurs ennemis les emmèneraient dans leur pays, afin que les chefs décidassent de leur sort et que toute la nation assistât au supplice.

Mais l’avenir l’épouvantait. Elle grimpa dans un arbre, d’où elle pouvait surveiller sans être aperçue, et se résigna à l’inaction.

La brise était froide. Parfois, la jeune fille sentait ses membres engourdis par l’immobilité, un frisson douloureux picotait sa chair ; et ses dents claquaient, mais elle ne faisait pas attention à ce malaise : son anxiété la rendant presqu’insensible à la douleur physique. Une seule pensée la préoccupait : sauver les captifs.

Les sauvages n’avaient pas l’habitude de veiller : elle comptait sur leur sommeil pour se glisser auprès des blancs, couper leurs liens et fuir avec eux. Mais ce fragile espoir fut déçu : ils ne s’endormirent pas et reprirent leur voyage aussitôt que l’aurore eût éclairé l’horizon.

Pour cette étape, ils délient les prisonniers, et les forcent à marcher sous l’incessante menace des tomohacks meurtriers. Philippe et Paul gardent une attitude fière qui étonne et exaspère leurs ennemis.

La Source, dans sa cachette aérienne, se désespère de ne pouvoir au moins faire un signe à ses amis. Ah ! que ne donnerait-elle pas pour pouvoir seulement leur souffler à l’oreille : « Vous n’êtes pas abandonnés, je veille sur vous. »

Lorsque le cortège eut assez d’avance, elle se glissa à bas de son arbre et reprit sa poursuite, constatant avec épouvante que les fuyards abandonnaient déjà l’épaisseur du bois pour se diriger vers la rivière. Ce fut une nouvelle angoisse ajoutée à sa souffrance. Les Iroquois entendaient regagner immédiatement leur pays ; ils avaient caché leurs canots en quelqu’endroit sûr où ils allaient les reprendre : c’était la fin de toute illusion. Elle devrait abandonner ses amis.

Devant l’écroulement de son dernier espoir, une pensée lui redonne du courage. Cette païenne a vu, tous les soirs, Philippe s’agenouiller pour prier un Dieu qu’elle ne connaît pas ; elle se souvient, et aussitôt s’écrie dans son âme : « Dieu de Philippe, Dieu des Français, laisseras-tu périr tes amis ! » Sa pensée bouleversée s’attache désormais à l’attente de l’improbable. Machinalement, sans plus conjecturer, à la façon d’un chien fidèle, elle suit son maître.

Le soleil annonçait le milieu du jour, lorsque retentirent des cris furibonds, poussés par une multitude. La pauvrette put juger qu’elle était dans le voisinage d’un campement. Redoublant de précautions afin d’éviter toute surprise, et montée de nouveau dans un arbre pour s’approcher à portée de la voix, elle se glissa des rameaux d’un pin gigantesque à ceux d’un autre.

Il y avait là une troupe nombreuse d’Iroquois et des chefs parmi eux : une expédition guerrière évidemment. Ceux qui avaient enlevé Philippe et Paul n’étaient que des éclaireurs, poussés par leur audace jusqu’aux abords de la bourgade des Algonquins. Les Iroquois méditaient une revanche. La défaite de seize cent dix était une blessure douloureuse à leur orgueil : ils voulaient attaquer leurs ennemis à l’improviste, afin qu’ils n’eussent pas le temps d’appeler les Français à leur aide.

La Source devina tout cela, et son cœur saigna, mais ce fut moins pour sa nation qu’elle savait vaillante, en état de se défendre, que pour ses amis sur qui retomberait la vengeance des redoutables vaincus.

Elle vit les chefs se réunir en conseil ; elle les entendit délibérer longuement ; elle comprit qu’ils s’étaient arrêtés au parti de martyriser l’un des prisonniers en lui laissant toutefois la vie sauve, puis de le renvoyer ainsi massacré au gouverneur, lui mandant : « Voilà comme vos alliés veillent sur ceux que vous leur avez confiés ! Si vous ne nous livrez les Algonquins que vous gardez, nous mettrons à mort celui des vôtres que nous tenons encore. » Renseignés par un des leurs, prisonnier à Québec, et qui s’était échappé, les Iroquois espéraient, par cette perfidie, briser l’alliance des Français avec les Algonquins.

Tout est prêt pour le supplice. Philippe et Paul voient en frémissant pétiller le feu qui rôtira leur chair. Les anciens font de longs discours, et les femmes dansent autour des condamnés. Ceux-ci ne comprennent pas la langue de leurs bourreaux, et sont dans une angoisse mortelle ; ils connaissent la cruauté des indigènes et ne conservent aucune illusion sur le sort horrible qui les attend.

La Source souffre en quelques instants le plus affreux des tourments. Elle agonise de rage impuissante. Que pourrait une faible enfant contre cette horde assoiffée de sang ? Elle n’aurait pas plutôt touché le sol que vingt flèches auraient percé son corps. Mais elle espère encore que c’est Philippe que l’on gardera comme otage, et elle se jure de le sauver ou de mourir avec lui.

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Un vieillard, s’adressant aux Français, dit avec de grands gestes en brandissant sa hache : « Nous combattions à armes égales avec les Algonquins ; la valeur seule triomphait dans les batailles ; mais vous êtes venus vous mêler injustement à nos querelles, portant des inventions meurtrières, et vous avez tué nos chefs en vous cachant comme des lâches. Nous vous montrerons comme nous traitons les imprudents qui se placent inutilement entre nos ennemis et nous. »

Le vieillard lève sa hache sur Philippe de Savigny. Habituée à ces spectacles sanglants, La Source ne détourne pas les yeux, mais elle défaille…

À ce moment, on entend le bruit des branches sèches qui se brisent en s’écartant brusquement.

Les sauvages alarmés se redressent en portant la main à leurs armes, mais subitement ils changent d’attitude et se jettent la face contre terre, en donnant tous les signes de la terreur et du respect. Étonnés aussi, les Français voient apparaître une femme étrange, comparable à nulle autre de leur connaissance.

Elle avait le teint doré des filles de la forêt, des cheveux châtain-clair et des yeux bleus. Au lieu de la simple jupe courte dont se vêtaient les Indiennes, elle portait une longue tunique d’étoffe ornementée à profusion d’écailles de poissons luisantes comme des paillettes. Ses pieds étaient chaussés de mocassins brodés, attachés par des lanières de cuir peint, et ses poignets nus étaient sans bracelets.

Toute la bande restait immobile comme dans l’attente d’un oracle.

La femme mystérieuse étendit les mains devant elle, d’un geste autoritaire ; et, s’avançant avec assurance jusqu’auprès des prisonniers, elle coupa leurs liens et leur dit en français : « Vous n’avez plus rien à craindre : suivez-moi ! »

Philippe et Paul croyaient rêver, mais ils obéirent. Donnant la main à ses protégés, l’inconnue traversa les rangs des Iroquois. Nul ne fit un geste pour la retenir ou lui enlever les jeunes gens. Tous trois s’engagèrent dans l’épaisseur de la forêt. De temps en temps, les deux Français se pressaient la main, pour se prouver qu’ils étaient bien éveillés. Leur protectrice les fit passer par des fourrés épais et des éclaircies où le soleil dorait le sable humide ; sa marche rapide sous le bois prouvait une grande habitude des lieux : elle allait, sans la moindre hésitation, à travers les multiples sentiers, suivant un chemin familier. Parfois elle écartait un rameau qui obstruait la voie ; le ployait d’une main exercée, en disant simplement sans se retourner : « Attention ! » puis se rangeait pour laisser passer les deux hommes. Quand les branches s’étaient refermées, elle reprenait les devants. Eux la suivaient, un peu gênés malgré la gravité des circonstances par l’autorité de cette femme qui, d’un geste, les avait arrachés à la mort, et les entraînait à sa suite sans même entendre leurs remerciements.

Enfin, après une heure de marche silencieuse, l’inconnue gravit un petit rocher au bord du fleuve ; et, s’arrêtant à l’entrée d’une grotte, elle dit simplement : « Entrez, messieurs. »

Les jeunes Français pénétrèrent alors dans le plus bizarre intérieur qu’ils eussent vu de leur vie.



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