Fleur lointaine/Texte entier

La bibliothèque libre.
  Table des Matières  
Éditions Édouard Garand (p. cov-tdm).


FLEUR LOINTAINE
Roman Canadien inédit
par
FRANÇOIS PROVENÇAL
Docteur es-lettres, Lauréat de l’Académie Française.
Illustrations d’Albert Fournier
« LE ROMAN CANADIEN »
Éditions Édouard Garand
1423, 1425, 1427, rue Ste-Élisabeth.
Montréal

AVANT-PROPOS


Les races les plus diverses se sont rencontrées dans l’ardente mêlée de la guerre : de même que mille blocs cyclopéens de fer et d’acier, destinés à se transformer en armes par une nouvelle trempe, ont été alors centralisés des quatre coins du monde, ainsi des fragments du genre humain, séparés jadis, ont été dans ce creuset douloureux, et y ont subi une fusion dont les ethnologistes les plus pénétrants ne sauraient prévoir la résultante finale. Considérons, par exemple, le rapprochement qui s’accentue d’un jour à l’autre entre la France d’Europe et la France d’Amérique, ou, si l’on préfère, entre la France tout court et le Canada : à défaut de prévisions hasardeuses sur les destinées des autres peuples répandus dans l’univers, il est permis d’étudier et d’enregistrer cette conséquence immédiate du grand cataclysme.

Le Canada avec ses perspectives pleines de majesté, exerce une attirance mystérieuse sur les esprits lassés des querelles européennes : ces espaces infinies du Nouveau-Monde, cette terre généreuse, capable de nourrir au bas mot cent millions d’habitants et peuplée seulement d’une dizaine de millions d’âmes, apparaît comme le pays de colonisation par excellence où la vieille Europe, la France surtout, peut envoyer au moins quelques-uns de ses meilleurs enfants. On y respire, par le corps et par l’âme un air de santé qui contraste avec l’atmosphère de là-bas, encore tout obscurcie de la fumée des batailles.

Le roman qu’on va lire est un essai de mise au point dont pourront prendre connaissance les lecteurs impartiaux, des deux côtés de l’Océan. L’auteur, qui se dérobe derrière un pseudonyme, est un observateur impartial, bien placé pour ces questions : mêlé de très près à la société des deux Frances, il a voulu faire œuvre de bonne foi, corriger des impressions qui nuisent aux bons rapports des deux peuples, et montrer l’âme commune qui vibre dans les deux groupes de la même famille, sous d’apparentes antithèses.

Ce roman n’est pas une invite pressante aux Français d’Europe de s’expatrier pour venir faire rapidement fortune sous d’autres cieux ; les colonies appartenant à la France, comme le fait remarquer M. Louis Arnould dans son livre « Nos Amis Canadiens », doivent être les premières à séduire les pionniers hardis de la vieille nation, et elles offrent un débouché magnifique à tous les citoyens français moins casaniers que la plupart de leurs frères. Mais, si quelques vertueuses familles établies sur les régions ingrates et progressivement déboisées de quelque départements montagneux de la vieille patrie, se sentent attirées vers l’autre rive de l’Océan, ce livre leur suggérera la mentalité qu’elles doivent se faire pour avoir des chances de succès : elles diront définitivement adieu au sol natal, comme les fondateurs du Canada, et elles viendront se mêler aux arrière-cousins qui ont conservé les meilleures traditions ancestrales. Ce roman n’a pas d’autre visée.

Le héros qui découvre la fleur lointaine est supposé investi d’une fonction qui n’existe pas encore dans la réalité : elle n’est qu’ébauchée dans les rouages administratifs des deux pays. Mais n’est-ce pas le privilège des œuvres d’imagination de devancer parfois les événements, de compléter ce qui est par ce qui devrait être ? La réalité est le point de départ de l’idéal.

En lisant ce livre, quelques savants pourront sourire de quelques théories scientifiques qui leur sembleront fantaisistes, en ce qui concerne les effets de la transplantation sur tout organisme vivant. Ce sont là des hypothèses qu’il s’agirait de contrôler par des expériences plus étendues et plus décisives, pour en induire une loi rigoureuse. Néanmoins, des faits précis que nous pourrions citer s’ajoutent à ceux du récit, forment un corps de doctrine, et sont capables d’amorcer des recherches ultérieures qui confirmeront ces premières indications.

Quoi qu’il en soit de ces incursions plus ou moins téméraires dans le champ de la science, imitées de Jules Verne auquel tant de découvertes ont donné tardivement raison, le rêve qui prend chair et vie dans ces pages a semblé assez beau à l’auteur pour être présenté à tout un public qu’il espère atteindre. Les mauvais romans pullulent ; s’il n’a pas de mérite artistique exceptionnel, ayant été écrit parmi d’autres travaux de tout ordre, celui-ci pourra néanmoins obtenir les suffrages des âmes honnêtes et fortifiera en elles l’amour du bien. Ce sera sa meilleure justification.

MONTRÉAL, 25 août 1925.


FRANÇOIS PROVENÇAL
Docteur-es-lettres Lauréat de l’Académie française
FLEUR LOINTAINE
ROMAN CANADIEN INÉDIT
Illustrations d’ALBERT FOURNIER

PREMIÈRE PARTIE

I

L’Empress of France voguait en plein Océan depuis trois jours. Venu de la Mer du Nord il avait fait escale à Cherbourg, Southampton et Queenstown ; puis, les dernières crêtes des côtes d’Irlande avaient disparu de l’horizon, et les passagers avaient adressé de loin un suprême adieu au vieux monde. Depuis trois jours, les immenses plaines liquides se déroulaient sous leurs yeux. Seules, les paisibles mouettes, qui escortent fidèlement les navires d’un continent à l’autre, représentaient maintenant les rivages évanouis et donnaient un aspect gracieux aux espaces grandioses de l’Océan. Quelle que soit l’impression vivante et joyeuse que donne aux voyageurs l’intérieur des grands paquebots, véritables villes flottantes transatlantiques, quelle âme n’a éprouvé ce sentiment de solitude qu’inspire l’éloignement progressif de toute région habitée ?

Cependant, le soleil se levait radieux sur les flots, pour la quatrième fois ; on était au début de juin : la mer était devenue calme après quelques bourrasques, et l’Empress cinglait à toute vitesse vers le Cana- da. Tout à coup, il ralentit sa marche ; des instruments d’observation plongèrent dans les eaux, des points blancs apparurent dans le lointain. Quelques passagers braquèrent leurs lorgnettes dans cette direction ; ceux qui avaient fait déjà la traversée dirent à leurs voisins : « Ce sont les icebergs, nous approchons du détroit de Belle-Isle ».

Bientôt, en effet, les monticules de glaces mouvantes se dessinèrent plus nettement, et l’on put distinguer leurs énormes cristaux ou se réfractaient les rayons du soleil. On ne connaît que trop, de nos jours, combien sont traîtres ces monstres luisants qui ne dévoilent qu’une faible partie de leur masse et dissimulent dans les eaux leurs prolongements lointains, récifs terribles, toujours prêts à percer les flancs des plus puissants vaisseaux. Plusieurs hôtes de l’Empress, encore novices en de tels voyages, ne pouvaient se défendre d’un secret frisson en songeant au sort du Titanic, victime célèbre de ces rocs multiformes dont la perfidie sournoise se voile sous une apparence de placidité. L’Empress était le premier à affronter les banquises cette année-là ; les moins aguerris parmi les passagers trouvaient le capitaine bien téméraire d’avoir suivi cette voie septentrionale dès le premier dégel du printemps, au lieu d’avoir contourné la côte sud de Terre-Neuve, sauf à prolonger d’un jour ce rapide voyage.

Enfin, les rochers désertiques du Labrador montrèrent leurs faces grisâtres, tachetées de points encore neigeux. Une vaste construction, semblable à une forteresse, se dessinait au sommet du promontoire, avec ses moellons tout blancs : c’était un des phares échelonnés le long de cette côte sauvage. Vers le sud, on apercevait déjà Terre-Neuve ; plusieurs passagers, retenus jusque-là dans leurs cabines par le mal de mer, commençaient à sortir ; ils se sentaient à moitié guéris, rien qu’à la vue de la terre ferme ; car un proverbe humoristique veut que le seul remède contre ce mal étrange soit la perspective d’un prochain débarquement. Les malheureux voyageurs qui sont sujets à cet ébranlement organique ont les nerfs exaspérés par la sensation prolongée des surfaces instables, et ils tentent désespérément de se cramponner à quelque ferme point d’appui, qui ne se rencontre pas à travers ce ballottement des flots, même par un temps calme. Bref, plusieurs personnes, des dames surtout, qui avaient particulièrement souffert depuis le départ de l’Empress, renaissaient à la confiance, comme si elles avaient déjà mis pied à terre.

Dans les groupes qui se formaient ce matin-là sur le pont de première classe du navire, on pouvait remarquer un jeune homme qui avait vécu solitaire avec ses livres durant la traversée ; il n’avait pris part que de loin aux fêtes qui se donnent presque chaque soir à bord des grands transatlantiques : travestis, bals, saynètes improvisées. Il s’était pourtant intéressé à une représentation dramatique, confiée à une troupe de Paris qui allait faire ses offres de services dans le Nouveau-Monde, et qui devait signer des contrats, pour l’hiver suivant, avec les directeurs des principaux théâtres : Edmond Rostand était l’auteur à la mode : quelques scènes de l’Aiglon et de Cyrano avaient attiré au grand salon de l’Empress l’élite des voyageurs, et le jeune homme studieux s’était trouvé aux premiers rangs de l’assistance.

Par cette belle matinée, il se promenait tout pensif ; son allure distinguée, son regard intelligent, son large front découvert avaient maintes fois attiré l’attention des passagers, mais il semblait trop distant pour être abordé par le premier venu. Il y avait pourtant, dans cette foule bigarrée, un vieux missionnaire qui cherchait à lier connaissance avec ce compagnon de voyage si peu expansif ; il se sentait d’autant plus attiré vers lui qu’il l’avait vu chaque matin assister pieusement à sa Messe, dans le petit salon du navire, et qu’ils avaient plusieurs fois échangé un lointain salut. Comme cela arrive couramment, dans les relations forcées de bon voisinage qui se créent au hasard des rencontres sur les paquebots, un détail insignifiant allait rompre le silence entre le vénérable prêtre et son paroissien de quelques jours. Le jeune homme était accoudé depuis quelques instants sur la balustrade du pont, et il allumait un gros cigare qu’il avait tiré d’un étui luxueux ; le missionnaire, de son côté venait de bourrer la grosse pipe qui ne le quittait guère ; entre fumeurs, on se doit des politesses ; le jeune voyageur, voyant ce vieux compagnon de route tout près de lui, lui tendit le briquet qui n’était pas encore éteint : c’était un briquet de guerre, en forme d’obus, finement ouvragé, avec des ciselures et des figures symboliques.

Avant de remettre le gracieux instrument à son possesseur, le missionnaire le retourna familièrement entre ses doigts : « Mes compliments, dit-il, en l’examinant de plus près ; vous avez là, Monsieur, un véritable bijou qui est sans doute un souvenir des luttes auxquelles vous avez pris part, car je vois à votre boutonnière des rubans qui en disent long. » Effectivement, le jeune homme portait les insignes de la Croix de Guerre et de la Légion d’Honneur. « Oui, mon Père, répondit-il, avec la plus parfaite courtoisie ; je suis du nombre de ceux qui ont pu dire : Ce sont toujours les mêmes qui se font tuer. Cinq ans de campagne, beaucoup de misère, et la vie sauve, grâce à Dieu. Mais vous aussi, mon Père, ajouta-t-il aimablement, vous avez l’air d’avoir des états de service que dénote votre barbe blanche, non moins que votre culte pour la superbe bouffarde qui vous sert de compagne avec votre bréviaire ; nos prêtres de France sont devenus grands fumeurs durant la guerre, mais il me semble que, votre pipe et vous, vous êtes de très vieilles connaissances. »

II


La glace était rompue entre les deux voyageurs ; le missionnaire, particulièrement loquace de nature, était enchanté de constater une fois de plus la chaleur communicative du tabac ; le jeune passager était décidément moins renfermé qu’en apparence : « C’est vrai, reprit aussitôt le respectable prêtre ; vous avez devant vous un vieux pionnier qui arrive en face de son pays d’adoption. Depuis plus de trente ans, j’évangélise la population éparse du Labrador, et ma mission, que vous ne pouvez pas voir d’ici, se trouve dans la direction du plus haut rocher qui se dresse devant nous. » Il montrait du doigt un roc abrupt plus éclairé que les autres par le soleil levant. « J’ai été envoyé là, continua-t-il, à l’âge de trente-cinq ans. J’appartiens à la Congrégation des Pères Eudistes et je dépends du Provincial de Québec. Originaire de Bretagne, je suis venu, encore tout jeune prêtre, sur les rives canadiennes ; après avoir fini mon noviciat à Québec, j’ai exercé quelque temps le ministère de la prédication, sur les bords du St-Laurent. Il est probable, ajouta-t-il avec un fin sourire, que mes Supérieurs me jugeaient trop primitif pour cultiver un sol déjà riche en récoltes, car ils m’ont envoyé sur une terre en friches où le travail est dur, et où les sueurs tombent plus souvent sur le roc que dans les sillons plantureux. Mais je ne songe pas à m’en plaindre ; je suis beaucoup mieux partagé que les Oblats perdus dans les glaces du Mackenzie. Toute ma population, sans distinction d’origine, parle français ; j’ai une bonne paroisse, une église bien décorée, un presbytère assez confortable ; au moins une fois par semaine, je reçois le courrier, avec les journaux et les principales revues du Canada et de la France. Je viens de faire, au pays natal, une visite qui sera peut-être la dernière ; après cette détente, je vais reprendre volontiers mon solitaire labeur. »

Le jeune homme ne perdait pas un mot de tous ces détails : c’était son premier contact avec le Canada. Il se prenait à regretter d’avoir été trop silencieux les jours précédents, car il trouvait là une mine insoupçonnée de renseignements que ses livres ne contenaient pas, surtout pour la région de l’extrême Est canadien. Comme une confidence appelle la réciproque, il invita le Père à s’asseoir sur le banc le plus voisin et il prit place à côté de lui, afin de poursuivre tranquillement la conversation à peine entamée. « Je ne serai pas indiscret si je vous demande votre nom mon Père, dit-il, en tirant sa propre carte de visite. — Père Garnier, répondit le missionnaire, tout en prenant connaissance de la carte qui lui était remise : Paul Demers, Ingénieur Agronome, Société des Agriculteurs de France. »

Paul Demers sortit un nouveau cigare et l’offrit au Père Garnier, dont la pipe paraissait éteinte depuis un moment : « Goûtez à ce londrès, mon Père ; il a tout le parfum de la Havane ». Le missionnaire ne se fit pas prier, et Paul Demers, mis en veine de bavardage par cette heureuse rencontre, voulut, lui aussi, se faire connaître : « Ma carte de visite ne vous dit pas grand chose, fit-il en allumant le cigare du Père et en mâchonnant le sien ; je suis pourtant apparenté moralement avec votre Congrégation, puisque j’ai fait mes études secondaires dans votre collège de la rue de Béthune, à Versailles ; vos Pères, dispersés par des lois désormais fameuses, n’étaient plus là, mais les prêtres séculiers qui les remplaçaient avaient conservé leur esprit, et j’ai gardé de cette maison le plus agréable souvenir. »

— « Précisément, interrompit le Père Garnier, j’ai passé à Versailles ces jours-ci, je me suis arrêté au collège, et on m’a parlé d’un ancien élève qui partait pour le Canada. Vous voilà au point. Le monde est vraiment bien petit, et je puis croire que nous nous soyons coudoyés pendant trois longs jours sans procéder à cette identification. Oui, on m’a parlé de vous, jeune ami, et, ajouta le Père malicieusement, on ne m’en a pas dit trop de mal. Votre famille est flamande, si j’ai bonne mémoire et si je m’en rapporte à votre nom. »

— « Vous me connaissiez donc déjà, répondit Paul Demers. Bien dommage que quelque mot cabalistique ne fût pas inscrit sur ma casquette de voyage ; vous ne m’auriez pas laissé dans mes lectures. Je suis né à Dunkerque ; mon père était capitaine de marine marchande ; ma mère, par ses origines, avait ses parents en Touraine, mais toute une branche de sa famille était dans les Flandres depuis un temps immémorial ; je puis donc me dire flamand de bonne souche. Tel que vous me voyez, continua Paul Demers d’un air grave, je suis actuellement orphelin. Mon père a péri en mer durant la grande tourmente, et ma mère, ne pouvant survivre à ce malheur, nous a quittés peu après la guerre : trois fils sous les drapeaux, deux blessés grièvement, et le troisième que je suis, gravement atteint par les gaz. C’était trop pour ma bien-aimée maman ; elle est allée se reposer au ciel, après une suprême bénédiction donnée à ceux qui restaient ici-bas. »

III


Paul Demers s’était interrompu, en évoquant ces douloureux souvenirs. Son visage pâle portait encore les traces des grandes épreuves ; son silence des jours précédents s’expliquaient assez par la mélancolie où l’avaient plongé de si cruels chagrins. Au bout d’un instant, il reprit cette esquisse d’autobiographie : « Je dois beaucoup à mes chers parents, dit-il, ils m’ont donné une éducation aussi complète que possible, ainsi qu’à mes frères et sœurs. Après avoir fait trois années de latin à l’Institution Notre-Dame des Dunes à Dunkerque, je fus mis en pension à votre école de Versailles, dans la perspective de faire plus tard mes études supérieures à Paris. Mon excellent père voulait me préparer de la sorte quelques amis sûrs qui seraient à ma portée, durant ma vie d’étudiant dans la capitale. Ses prévisions étaient fondées ; après mon baccalauréat de philosophie, j’ai suivi les cours de l’Institut Catholique et de la Sorbonne, en compagnie de plusieurs anciens camarades de collège, et chaque congé nous ramenait à Versailles, auprès des vénérés formateurs de notre première jeunesse. »

— « Quelle branche aviez-vous choisie dans le savoir humain, demanda le Père Garnier ? »

— « Figurez-vous mon Père, répondit Paul Demers, que je me sentais attiré vers les belles-lettres ; deux années me suffirent pour obtenir ma Licence et j’allais sans doute entrer à l’École Normale Supérieure, lorsque la guerre fut déclarée. Ceci vous explique ma nouvelle orientation. Bien que cultivant la littérature avec ferveur, je m’étais toujours senti des aptitudes pratiques, comme tout bon Flamand ; vous savez que notre race du Nord de la France est plutôt portée vers l’activité extérieure ; mais nous avons du sang latin dans les veines, nos ancêtres ayant été mêlés aux Espagnols et aux populations méridionales ; les Flandres ont vu passer tant de peuples, à l’occasion des guerres dont elles ont été le théâtre !

« Quoi qu’il en soit, j’ai dû hériter des tendances du Nord et du midi, sans me prétendre un génie dans la science ou dans l’art : la multiplicité d’aptitudes nuit à la spécialisation, je ne l’ignore pas ; toutefois, par les temps qui courent, il n’est pas mauvais de ressembler de loin à l’honnête homme de jadis, qui ne se piquait de rien et pouvait faire un peu de tout, selon les circonstances. Les événements l’ont prouvé pour moi. »

— « Mais, reprit le Père Garnier, qui était incapable d’écouter un long récit sans l’interrompre, comment avez-vous été amené à venir au Canada ? »

— « Nous y arrivons reprit aussitôt le jeune homme. Au cours des hostilités, j’étais interprète et je servais d’agent de liaison entre les troupes anglaises et françaises, dans la région de la Somme. Je possédais bien l’anglais et l’allemand, avant étudié ces deux langues ; les Flamands n’ont pas de peine à se familiariser avec l’idiome des Teutons et des Anglais ; ils se trou- vent à portée des uns et des autres ; pendant mes études secondaires, j’avais voyagé dans les deux pays pour perfectionner mon accent. Tout cela m’a servi à occuper des postes fort dangereux sur les champs de bataille, car les agents de liaison sont presque toujours à découvert. Mais la Providence a voulu aussi me faire utiliser ces connaissances pratiques pour la série de voyages que j’entreprends. »

— « Ainsi donc, fit encore remarquer le Père en jetant son dernier bout de cigare et en bourrant une seconde pipe, vous avez renoncé à vos études littéraires sans trop de regrets ? »

— « Pas précisément, mon Père ; mais ayant été intoxiqué assez profondément par les gaz, je consultai successivement plusieurs spécialistes qui furent unanimes à me déconseiller la carrière enseignante, premier objet de mes rêves ». « Les sujets tels que vous, me dirent-ils, doivent rechercher des climats froids et secs ; vos poumons retrouveront leur élasticité, mais à cette condition seulement. Vous avez de la facilité, préparez quelques examens rapides en vue de la vie pratique, et allez ensuite respirer le grand air. »

« Là-dessus, continua Paul Demers, j’ai songé immédiatement à quelque mission agricole, et voilà pourquoi les régions canadiennes m’ont attiré. J’avais connu, dans la Somme, nos braves cousins de là-bas, et j’avais bien vite sympathisé avec eux ; j’ai plusieurs amis canadiens-français avec qui nous n’avons cessé de correspondre après l’armistice. Depuis lors, nous avons vu se dérouler en France diverses manifestations de la vie canadienne : le train-exposition a circulé dans nos principales villes, et nous avons pu admirer les immenses richesses dont quelques études, perdues dans les revues ou les livres, ne nous avaient donné qu’une idée très incomplète. De plus, les Canadiens ont organisé des pèlerinages « au pays des aïeux » ; ils sont venus visiter le berceau de Montcalm et de Monseigneur Laval ; ayant des loisirs, je les ai suivis à Vauvert, à Montigny-sur-Avre, à l’église St-Germain-des-Prés, et même sur les anciens champs de bataille, à Vimy, à Courcelette, où j’avais été un témoin actif de leur intrépidité. Je me suis entretenu avec les principaux d’entre eux ; j’en ai conclu que j’étais appelé à partager leur vie dans le Nouveau-Monde ; pour combien de temps, je l’ignore, car l’état de mes poumons exigera peut-être une transplantation définitive.

« Mes parents m’ont laissé une fortune suffisante pour que je sois à l’abri de tout souci matériel ; néanmoins je me serais cru totalement dégénéré si j’avais entrepris un voyage de dilettante, sans chercher à me rendre utile. Dès après la guerre, un instinct secret m’avait attiré vers l’agriculture, trop délaissée de nos jours ; j’étais entré dans la Société des Agriculteurs de France et j’avais littéralement dévoré ses suggestives publications ; j’avais même suivi les cours de Grignon, où ma culture générale antérieure m’avait permis d’embrasser en peu de temps les divers cycles des programmes. J’étais armé pour ma nouvelle carrière.

« Vous savez, mon Père, que le grand problème social de notre temps est de décongestionner les villes pour repeupler les campagnes ; mais, pour cela, il faut réagir contre la routine des paysans, créer des fermes-modèles, choisir de bons centres agricoles, abandonner des terres épuisées, les transformer en forêts, et concentrer les laboureurs sur les régions productives. En France, il faudra étudier avec soin les essences d’arbres forestiers qui donnent les meilleurs rendements, renouveler les produits sur les terres ensemencées, trouver des arbres fruitiers plus robustes que ceux de nos anciens vergers, dont plusieurs sont atteints de maladies incurables et semblent voués à la décrépitude. Ce qui s’est fait pour la vigne à l’époque du phylloxéra doit se faire pour nombre d’autres plantations : la région des Grands Lacs américains nous a fourni jadis des tiges robustes, sur lesquelles nous avons greffé avec succès les ceps de nos vignes nationales ; il est à peu près certain que pareil échange s’impose pour divers arbres à fruits de chez nous.

« Ce n’est pas le petit cultivateur qui songera à ces améliorations : il gémit, il constate ses déboires, et il finit par abandonner la terre sur laquelle il voit peser une sorte de malédiction ; sans compter que notre loi de partage forcé morcelle de plus en plus l’héritage ancestral ! La petite propriété, si elle est intéressante à maints égards, implique le maintien de la grande propriété, seule capable de susciter de hardies initiatives. Vous le voyez, mon Père, mon programme actuel est vaste, trop vaste sans doute. J’étudierai sur place, au Canada, ce qui est resté de notre ancien régime familial, tout ce qui pourrait encore convenir à notre société dans la mère-patrie, tout ce qui, en un mot, peut aider à son relèvement, lequel doit être avant tout un relèvement agricole. Sans être un économiste comme nos Le Play, nos Leroy-Beaulieu, je ne désespère pas d’apporter ma modeste contribution à l’effort commun. Le monde ouvrier des villes a l’esprit empoisonné par l’atmosphère des grandes usines : là aussi circulent des vagues de gaz asphyxiants, lancés par de vils politiciens, exploiteurs de la crédulité populaire. Ce sera un long travail de reconstitution, si l’on veut rétablir un juste équilibre entre les masses urbaines, toujours grossissantes, et les légions éparses des paysans déroutés. »

IV


Le Père Garnier n’avait plus osé interrompre cette lumineuse dissertation : le littérateur d’avant-guerre s’était transformé décidément en un sociologue des plus avertis. À part lui, le bon Père qui, dans les loisirs de son presbytère isolé, suivait depuis longtemps les mouvements d’idées mis en circulation par les journaux et revues qu’on lui faisait régulièrement parvenir, admirait une fois de plus les résultats merveilleux de la formation classique : « Le latin et le grec, se disait-il, ne contribuent pas seulement à raffiner l’esprit pour l’interprétation des chefs-d’œuvres artistiques ou littéraires ; ces fortes études meublent les cerveaux d’idées vastes et sûres ; ce jeune homme, qui cherche la santé pour lui-même, pourrait la rendre à bien d’autres dans le domaine social. »

« Allons ! s’écria le Père Garnier après un instant de silence recueilli, vous ne faites pas un voyage de pur agrément, à ce que je puis voir. Vous avez travaillé à gagner la guerre, cher Monsieur Demers ; vous allez contribuer à faire gagner la paix par notre douce France. Je ne doute pas que vous ne soyez à même de publier sous peu d’intéressants articles ; ce sera pour moi une joie, une fierté toute patriotique d’en prendre connaissance, là-haut, derrière ces rochers du Labrador. Vous ne l’ignorez pas, jeune ami, la France ne se laisse pas oublier : la devise de Québec « Je me souviens » est à plus forte raison, la nôtre, puisque nous sommes directement issus de notre terre maternelle. Mais, dites-moi, n’avez-vous pas laissé au pays natal quelques âmes qui vous sont chères, et dont l’éloignement vous causera quelques regrets ? »

Paul Demers ne répondit pas tout d’abord. Sa pensée se reportait naturellement vers ses chers morts, qui reposaient à jamais dans le grand cimetière de Dunkerque. Les restes de ses frères, ramenés du front, dormaient là leur dernier sommeil, à côté de leur mère ; quant au vieux capitaine de marine marchande, il demeurait glorieusement enseveli dans l’azur des flots. Le Père Garnier comprit qu’il avait évoqué, sans le vouloir, de déchirants souvenirs, et il voulut s’en excuser. « Non, non, reprit vivement le jeune homme ; la mémoire des morts doit être féconde, comme l’a chanté un poète de la guerre ; je trouverai là un stimulant pour demeurer plein de vaillance ; nous rebâtirons patiemment ce que les Allemands ont démoli.

« Vous désirez savoir, mon Père, ajoute-t-il après un soupir, si mon cœur n’était pas engagé, comme il semble naturel à mon âge ; je puis vous affirmer qu’il n’en est rien : la guerre m’avait pris tout entier, après des études absorbantes. Quant aux affections familiales, elles ont été brisées en grande partie, ainsi que je vous l’ai expliqué. Il me reste deux sœurs, mariées depuis peu : mais leurs maris ne partagent malheureusement pas mes idées religieuses, et cela n’a pas été sans produire un éloignement entre nous. Vous me voyez donc libre de tout lien, pour circuler sur le vaste champ d’étude qui s’offre à moi. »

— « Et je souhaite, ajouta le Père, que vous y fassiez fructifier vos beaux talents. Si vous devez vous y fixer, peut-être rencontrerez-vous la fleur lointaine qui parfumera votre vie. Il n’est pas rare que nos Français venus au Canada trouvent à leur goût les charmantes jeunes filles de la Nouvelle-France ; il y en a qui sont particulièrement cultivées, sans déroger à la bonne simplicité canadienne ; vous verrez des Écoles Supérieures féminines qui ne les cèdent en rien à nos meilleures Institutions de l’Ancienne-France. »

— « J’ai déjà étudié de loin, reprit Paul Demers, le développement intellectuel de cette race jeune et vigoureuse ; je sais que les Maria Chapdelaine y sont de plus en plus rares et même introuvables. Quant à mon avenir sentimental, il est entre les mains de la Providence ; mon état de santé ne me permet pas de construire par avance l’édifice enchanteur de ma félicité ; tout dépendra de la bienfaisance du climat : si les prévisions des médecins se réalisent, je me sentirai plus de confiance pour décider de mon sort. »

L’Empress of France avait déjà franchi la partie la plus étranglée du détroit de Belle-Isle ; les dangereux icebergs se faisaient de plus en plus rares, et le navire ne tarda pas à les laisser loin derrière lui ; il avait repris sa marche normale ; le soleil dardait maintenant ses rayons de feu sur les neiges fondantes du Labrador. Nos deux passagers, devenus intimes à la suite de ces confidences, se promenèrent quelque temps sur le pont, tandis que tout un monde féminin se prélassait sur les chaises-longues alignées à l’arrière-plan. La trompette du sous-officier de garde fit entendre tout-à-coup ses notes aiguës : c’était l’invitation réglementaire au lunch.

Les passagers gagnèrent rapidement la vaste salle à manger ; les deux amis se séparèrent pour un moment, ne pouvant modifier en cours de route leurs places respectives, assignées dès le début, autour des tables richement garnies ; mais ils se promirent de reprendre au plus tôt une conversation si heureusement commencée. Paul Demers mangea de meilleur appétit qu’à l’ordinaire : son avenir se précisait, il entrevoyait au moins un peu de bonheur…

V


De nouveau, on se croirait en pleine mer : les côtes ont disparu de l’horizon et le vaisseau fait cap vers le sud-ouest. Paul Demers, le repas fini, est allé prendre un peu de repos dans sa cabine, tandis que l’intrépide missionnaire arpente à grandes enjambés le pont presque désert. Il a revu et salué tout-à-l’heure les rivages proches de sa mission ; il y reviendra par un vapeur côtier, quelques jours plus tard. Il pense au pays natal qu’il a quitté sans doute pour toujours ; il a retrouvé son vieux père, vénérable patriarche breton de 87 ans, il est allé prier sur la tombe de sa mère, morte en son absence ; ses frères, ses sœurs, ses neveux, ses nièces, tant d’êtres chers qu’il ne reverra plus, lui ont fait d’émouvants adieux.

Mais il ne s’attarde pas en regrets trop humains qui amolliraient son courage : ouvrant son bréviaire, il se met à prier pour sa famille, pour la France, pour sa paroisse du Labrador qui l’attend, là-haut, sur les bords de la Rivière-au-Tonnerre ; il prie aussi pour ce jeune compagnon dont l’âme si noble l’a ravi : « Ah ! se dit-il, nos prêtres de France ne font pas œuvre vaine en formant des tempéraments de cette trempe ; c’est la belle réserve de demain, dans une société trop indifférente. La guerre en a fauché un bon nombre, mais ils sont allés grossir les rangs de nos Alliés du Ciel, sous l’étendard de Ste-Jeanne d’Arc : Jésus, Marie ! Et moi, pauvre missionnaire, perdu dans les neiges durant huit mois de l’année, je travaille aussi à étendre le règne du Christ « qui aime les Francs ». Je suis aux limites les plus abruptes de ce Canada resté français sous la domination anglaise ; je parle notre langue à mes ouailles, cette langue qui se prête si merveilleusement à l’explication de l’Évangile. Mon Dieu, que notre grande famille se retrouve un jour dans les splendeurs de votre gloire, agrandie sans fin, autour des Ste-Clotilde, des St-Louis, des St-Vincent de Paul, de tous les saints missionnaires que je voudrais imiter, de tous les saints martyrs qui ont cueilli des palmes sur les plages lointaines, faveur que j’ambitionnais dans ma jeunesse et qui ne me sera sans doute pas accordée, car mes indigènes à moi sont doux comme des agneaux. Que m’importe si je fais tout mon devoir ? »

Ainsi méditait le Père Garnier, tandis qu’il récitait les versets des psaumes et qu’il y ajoutait les dernières oraisons. Pendant ce temps, Paul Demers revenait, frais et dispos, les traits reposés, la mine moins pâle et le visage plus épanoui : « Excusez ma paresse, cher Père, s’écria-t-il tout joyeux. La sieste s’est prolongée plus que de coutume. Si vous voulez bien, allons faire un tour dans ma cabine ; j’ai une bouteille de Chartreuse dont vous me direz des nouvelles : un ami me l’a donnée en confiance au départ, et je ne veux pas la débarquer demain sans avoir fait le vide dans son intérieur ; je lui dois d’avoir échappé au mal de mer qui me guettait aux premières heures de la traversée. »

Le bon Père, si mortifié chez lui, accepta de bonne grâce cette amicale invitation, et tous les deux savourèrent l’exquise liqueur, non sans avoir porté la santé de la France et du Canada. Quand ils sortirent, on apercevait dans le lointain des rivages nou- veaux, à l’aspect un peu moins sévère que ceux du Labrador et de Terre-Neuve : c’était l’île d’Anticosti, propriété d’une famille française fort riche. On allait s’engager bientôt dans le golfe grandiose du St-Laurent.

« Quand vous ferez votre programme de voyage, dit le Père Garnier, n’oubliez pas d’y marquer une visite sur les rives de ce golfe sans pareil. Après avoir longé la côte sud de l’île d’Anticosti, nous aurons au nord les Sept-Îles, puis beaucoup plus loin les gorges du Saguenay, dont nos gorges du Tarn, en France, ne donnent qu’une faible idée ; au sud, ce sera la Baie des Chaleurs, le rocher Percé, véritable pont géant qui dresse son arche monumentale sur les flots. Ces merveilles de la nature sont trop loin de notre itinéraire actuel pour qu’on puisse même les apercevoir. Vous y reviendrez, j’en suis sûr, et peut-être voudrez-vous pousser une pointe jusqu’à ma mission, puisque rien ne vous pressera durant les mois qui vont suivre. »

— « Si cela dépend de moi, répondit Paul Demers, je ne manquerai pas de vous faire visite ; il y a des rencontres qui comptent pour beaucoup dans la vie ; mais, d’ici là, nous aurons le plaisir de correspondre, puisque votre courrier arrive assez régulièrement. »

— « C’est entendu, fit le missionnaire ; je me sentirai moins seul, ayant sur la terre canadienne un véritable ami ; mon ministère habituel ne me donne guère l’occasion de discuter les problèmes qui vous préoccupent. Croyez bien que je vous suivrai par la pensée dans vos fécondes pérégrinations. Vous n’êtes plus pour moi un étranger ; il me semble que vous faites partie de ma famille, famille de terriens qui peinent tous les jours sur la glèbe bretonne. Mais, à propos, quelle sera donc votre adresse fixe au Canada ? »

Avant que Paul eût répondu à cette dernière question, une charmante fillette s’était approchée, portant une brassée de fleurs entrelacées de feuilles d’érable : « Pour les œuvres de mer, Messieurs, dit-elle poliment avec un pur accent français, en présentant ses fleurs et en tendant son escarcelle ; prenez chacun une de mes fleurs et veuillez faire l’aumône aux braves marins dénués de ressources. » — « Laissez-moi faire, mon Père, dit le jeune homme à son compagnon ; je vais payer pour nous deux. » Il tira deux dollars qu’il mit dans la bourse de l’enfant, et choisit deux fleurs dont il orna sa boutonnière et celle du religieux. Puis s’adressant à la fillette : « Quel est donc ton pays, mignonne, toi qui parles si bien français ? » — « J’habite Montréal, Monsieur, 5 rue Napoléon ; ma famille revient d’Europe où nous avons passé l’hiver. » — « Quel est ton nom ? » — « Françoise de Bellefeuille ». — « Fort bien, ma bonne petite Françoise !… Tu te dévoues pour les malheureux, et cela, avec beaucoup de gentillesse. J’espère te revoir car je me rends, moi aussi, à Montréal. »

L’enfant partit, pressée qu’elle était de courir d’un groupe à l’autre pour distribuer ses fleurs et réaliser une abondante recette. « C’est étrange, dit Paul Demers au missionnaire ; il se trouve que nous allons être voisins avec cette famille, à Montréal ; car, pour répondre à votre question de tout-à-l’heure, j’ai à vous dire que je suis attendu par un de mes amis de la guerre, M. Robert Desautels, qui a sa résidence à Montréal, rue Chambord, près du Parc Lafontaine ; j’ai étudié ce quartier sur le plan de la ville, et j’ai vu en effet que la rue Napoléon est parmi celles qui aboutissent sur le même parc. M. Robert Desautels est là avec ses parents ; il s’est marié depuis son retour au Canada. Commerçant prospère, il est à la tête d’affaires importantes. Après que ses quatre frères ont été établis, il est resté à la maison paternelle avec trois de ses sœurs plus jeunes que lui. Je trouverai là une atmosphère toute familiale et j’y serai pensionnaire aussi longtemps que les circonstances s’y prêteront. Mais nous ne passerons pas l’été à Montréal. La famille Desautels possède, à Ste-Agathe des Monts, une propriété où nous irons nous reposer durant les grandes chaleurs. Au reste, dès que je vais être acclimaté, je serai souvent en voyage. »

— « Vous qui êtes un érudit, reprit le Père Garnier, vous avez dû situer en France le premier berceau de cette famille ; il me semble avoir vu ce nom jadis, dans mes manuels de collège. »

— « Vous ne vous trompez pas, mon Père : les Desautels sont cités dans notre Histoire Littéraire au XVIe siècle : Guillaume des Autels, en deux mots, avec la particule, était un ami de notre illustre poète Ronsard, qui lui a dédié une de ses élégies ; il était né dans le Charolais ; mais tout me porte à croire que d’autres branches de cette famille se trouvaient alors sur les bords de la Loire, non loin du pays de Ronsard, dans la contrée d’où est sortie la famille de ma regrettée maman. Nous ferons plus tard, avec mes amis, des recherches généalogiques complémentaires sur ces diverses origines, qui peuvent faire découvrir entre nous des rapprochements inattendus. »

VI


Cette radieuse après-midi touchait à sa fin ; le Père Garnier demanda la permission de se retirer avant le repas du soir, pour vaquer à ses prières. Le jeune homme, de son côté, se rendit au petit salon, le drawing-room, pour y retrouver ses livres ; chemin faisant, il rencontra la charmante Françoise de Bellefeuille qui le désigna à sa famille : on échangea quelques compliments, avec la promesse de se revoir à Montréal.

À l’issue du dîner, les deux amis passèrent encore une bonne heure ensemble. Mais déjà, les ponts étaient envahis par toute une jeunesse cosmopolite qui se préparait au traditionnel dancing : « Laissons la place à cette sémillante société, dit le Père ; tous ces snobs vont se dégourdir les jambes en de fringants tourbillons, et la sauterie ne se terminera pas de bonne heure. Nous, gens plus rassis, nous allons dormir ; je crois parler pour vous et pour moi, car vous ne me semblez pas un habitué de ces réjouissances à la mode. » — « Vous l’avez dit, Révd Père, répondit en riant Paul Demers ; j’ai trop connu la danse des obus pour me livrer ici à pareil sport. » — « Oui, ajouta le missionnaire, nous sommes des sages pour qui les idées valent mieux que la dissipation. Bonsoir, mon bon ami ; nous nous réveillerons demain sur le fleuve St-Laurent. »

Le lendemain matin, en effet, l’Empress of France voguait entre deux rives recouvertes de verdure. Paul Demers, levé de bonne heure, jeta un coup d’œil sur ce magnifique spectacle. Mais selon sa coutume, il se rendit à la Messe que le Père célébrait à bord, et il reçut, mêlé à un groupe pieux, le Dieu qui apaise les plus grands chagrins et prépare à ses fidèles, après les jours d’orages, une période de sérénité.

Il se sentait déjà dans une France nouvelle ; quand il retrouva le missionnaire, après le premier déjeuner, ils admirèrent ensemble les superbes paysages qui s’étalaient sous leurs yeux : d’élégantes maisons blanches apparaissaient çà et là dans la verdure. Les travaux du printemps battaient leur plein, le blé sortait de terre, dru et vigoureux ; les prairies apparaissaient, herbeuses, jonchées de fleurs. De loin, on pouvait distinguer les paysans, les habitants, selon le terme canadien, qui se répandaient vers la campagne. Paul Demers pensait en ce moment aux grands aïeux, à Champlain, à Laval, à Montcalm, qui étaient arrivés là sur de frêles embarcations, trois siècles plus tôt : « C’est égal, dit-il au Père, nos ancêtres avaient préparé ici une belle France ; et malgré les malheurs survenus, leurs descendants n’ont pas lâché prise. On est fier de penser que ces rives sont encore françaises de langue, françaises de cœur, par la fidélité à nos meilleures traditions d’autrefois. »

Une ville se dessinait sur la rive sud : des cheminées d’usines se dressaient dans la plaine : « Nous arrivons à Rimouski, dit le Père Garnier ; nous aurons un court arrêt à la Pointe-au-Père pour changer de pilote et pour prendre le courrier. »

Effectivement, l’Empress ralentit majestueusement sa marche et s’arrêta vers le milieu du fleuve, tandis qu’un remorqueur venait rapidement s’appuyer contre lui : c’était un nain flanqué contre un géant. Une porte inférieure s’ouvrit au-dessus de la carène de l’Empress, un pont mobile fut tendu, et, tandis que le remorqueur s’agitait dans les vagues, sans pouvoir se fixer complètement contre l’immense transatlantique, le nouveau pilote sauta prestement sur le pont lancé au-dessus des flots, un sac de dépêches le suivit à travers l’espace, et le grand navire fit entendre sa sirène ; déjà les hélices étaient en marche : l’Empress confiait son sort au pilote spécial qui connaît les moindres accidents du fleuve, de Rimouski à Québec.

C’est un enchantement pour les yeux que cette marche triomphale sur le fleuve royal, surtout pour les passagers qui assistent nouvellement à ce spectacle ; les paysages les plus gracieux se détachent sur un fond grandiose : au nord, les découpures des Laurentides ; au sud, les Monts Notre-Dame. Peu à peu, le fleuve se rétrécit ; on distingue nettement ce qui se passe sur les deux rives ; les paysans agitent leurs mouchoirs pour saluer les voyageurs qui arrivent d’Europe.

Paul Demers avait contemplé longuement, en compagnie du Père, ce panorama unique au monde. Ayant regagné un instant sa cabine, il trouva sur la tablette fixée au bord de son lit un pli à son adresse : le courrier de Rimouski venait d’être distribué ; il lut sur l’enveloppe : « Monsieur Paul Demers, à bord de l’Empress of France, Pointe-au-Père, Province de Québec. » Le cachet postal de départ portait Montréal, mais l’écriture lui était inconnue. Il se hâta d’ouvrir cette mystérieuse missive : « Cher Monsieur Demers, vos amis qui vous attendent impatiemment s’empressent de vous souhaiter la bienvenue sur la terre canadienne. » Et toute la famille présente avait signé : « Monsieur et Madame Desautels, père et mère ; Monsieur et Madame Robert Desautels ; Yvonne, Aurore, Bébé. » Ce dernier nom désignait la plus jeune des filles qui s’appelle toujours Bébé dans la famille canadienne ; son vrai nom était Rolande. Le jeune homme, vivement touché de cette délicate attention, court au Bureau de Télégraphie sans fil et répond par ce radiogramme : « Aux prévenants amis de Montréal, mille choses affectueuses ; voyage excellent ; dernière étape idéale. À bientôt. » Ainsi donc sa famille d’adoption ouvre déjà les bras pour le recevoir ; il entrevoit un toit des plus hospitaliers, il sent battre des cœurs sympathiques.

« Ils sont bien tous, se dit-il, tels que les exemplaires connus en France. Quelle destinée Dieu me réserve-t-il dans ce peuple si accueillant ? Je l’aime de toute mon âme, cette nation sœur de la mienne. »

Sur ces douces réflexions, le jeune homme va rejoindre son vieux compagnon et lui raconte la délicieuse surprise qu’il vient d’avoir. « Je n’en suis pas étonné, dit le bon Père ; vous aurez mille occasions de constater ces dispositions amicales. Le cœur canadien est sensible jusqu’à l’excès ; c’est le cœur d’une race encore candide dans sa spontanéité ; le moindre geste bienveillant remplit ces gens-là d’enthousiasme. Vous aurez simplement à prendre garde de ne pas les froisser, car ils ont la susceptibilité des âmes aimantes ; un rien leur fait plaisir, un rien les assombrit. Au demeurant ils sont foncièrement bons et sauront vous pardonner les quelques manquements involontaires que vous pourriez commettre. »

Paul Demers enregistrait soigneusement ces fines réflexions, pour sa gouverne personnelle dans son nouveau genre de vie. Les conversations se prolongèrent, sur toutes sortes de sujets, durant cette dernière journée de voyage maritime. Le fleuve se resserrait de plus en plus, des falaises montraient leurs crêtes sur les rives, on n’était plus loin de Québec.

VII


Il est environ cinq heures du soir : la vieille cité laisse voir sa silhouette, ses fortifications, son Château Frontenac, tous ses murs fièrement campés sur le haut promontoire qu’ils occupent. Québec est peuplé d’anciens souvenirs. Paul Demers arrête un moment ses regards sur cette vaste citadelle, mais l’idée ne lui vient même pas d’interrompre son voyage, pour passer la journée du lendemain parmi ces vénérables reliques ; il doit s’y attarder en d’autres circonstances. Sa pensée va maintenant tout entière vers la famille qui l’attend, et à laquelle il ne veut pas causer une déception par le moindre contre-ordre.

Lentement, l’Empress fait son entrée dans le port ; deux puissants remorqueurs aident le mastodonte à toucher le quai, et le débarquement commence. C’est une opération assez longue que d’évacuer un pareil navire de ses habitants, avant de commencer le déménagement des bagages et des marchandises. Les deux amis étaient près de la passerelle, attendant leur tour. Enfin, le défilé commença, et ils se retrouvèrent sur la terre ferme, ayant encore dans les jambes cette impression d’instabilité qui dure plusieurs jours après un long voyage en mer.

Le train maritime était formé, sur les lignes parallèles au quai de débarquement ; Paul Demers pria le Père Garnier de l’excuser un instant, pendant qu’il allait réserver sa place ; il revint après quelques minutes. Le train ne devait partir qu’assez tard dans la nuit, mais le religieux était attendu chez ses confrères de Québec, qui avaient envoyé une voiture à sa rencontre ; c’était le moment de se séparer.

« Mon fils, dit le prêtre, je vous appelle volontiers de ce nom après toutes nos confidences réciproques. Quelque chose me dit que nous devons nous revoir, mais les impressions sont souvent trompeuses. Je vais partir pour un désert relativement lointain, et vous allez vers les régions po- puleuses. Dieu veuille que vous y trouviez un vaste champ d’activité, après y avoir refait vos forces. Je ne vous oublierai pas soyez-en sûr. Vous êtes un peu comme ce jeune homme que le Sauveur aima dès qu’il l’aperçut, d’après le texte des Évangiles. Laissez-moi donc vous ouvrir mes vieux bras de missionnaire et vous presser paternellement sur mon cœur, avec l’espoir de vous retrouver dans le grand repos de l’Éternité. »

Paul Demers ne put que répondre quelques mots de remerciement : l’émotion de ce vieillard l’avait gagné, et il comprenait tout ce qu’un vieux cœur peut renfermer de tendresse, au moment où il va quitter les êtres qui le comprennent pleinement. Le Père prit place dans la voiture qui lui était destinée, et, après un dernier salut, le jeune homme monta à son tour dans le confortable wagon du Pacifique Canadien. Il alla prendre un léger repas au wagon-restaurant, se promena encore sur le quai, tandis que le crépuscule jetait un dernier reflet sur les hauteurs de la ville ; la nuit enveloppa bientôt tout le port. Ému, remué jusqu’au fond de l’âme par l’affection dont il était l’objet dès sa descente sur le sol de sa nouvelle patrie, Paul Demers regagna sa place dans le train : le nègre avait transformé les sièges en lits moelleux. Le jeune voyageur s’ensevelit derrière ses rideaux, et, vers dix heures du soir, le convoi s’ébranla dans la direction de Montréal.

C’est la dernière étape qui commence : le train glisse sur ses bogies ; Paul Demers se laisse doucement bercer par ce mouvement plus ferme et plus régulier que le roulis et le tangage de l’Empress, et il ne tarde pas à s’endormir profondément. Au bout de quelques heures il a l’impression vague d’un va-et-vient dans le couloir du wagon ; des voyageurs se dirigent vers la porte de sortie ; sans être complètement réveillé, il perçoit la voix du contrôleur qui annonce Trois-Rivières. La moitié du parcours est déjà franchie. Il se rendort de plus belle et ne sort de son sommeil qu’aux lueurs de l’aube naissante. Le fidèle nègre a déjà commencé son travail de transformation dans ce vaste dortoir ; les lits disparaissent comme par enchantement, les matelas sont hissés dans les placards supérieurs de la voiture, les sièges sont remis en place, tandis que les voyageurs se dirigent vers le lavabo où s’étalent les coffrets de toilette. Paul Demers procède aux soins minutieux de sa personne, selon sa coutume ; il veut se présenter en bonne forme à ses amis et faire disparaître toute trace de fatigue.

L’aurore fait bientôt place au plein jour ; le train file à toute vapeur ; on aperçoit des villas coquettes, entourées de jardins ; c’est la banlieue de la grande ville. Des tramways circulent sur les routes voisines de la voie ferrée ; il y a déjà un moment que le pont de Lachine, sur le St-Laurent, a été franchi. Dernier arrêt : Montréal Ouest ; on pénètre au cœur de la ville, et le train ne tarde pas à faire son entrée dans la gare Windsor.

Malgré l’heure matinale, nombreuses sont les familles massées sous le grand hall de sortie pour attendre les voyageurs : la foule se presse, des remous se produisent, on se reconnaît de loin, ce sont des acclamations sans fin. Paul Demers s’avance, accompagné du porteur nègre qui tient sa valise ; avant même qu’il ait pu distinguer ses amis dans cette foule bruyante, il s’entend appeler par son nom : « Paul Demers, mon vieux camarade, par ici ! » C’est Robert Desautels qui est là, avec sa jeune femme et sa sœur aînée ; les deux camarades de tranchées s’embrassent comme des frères ; Robert présente Madame Desautels et sa sœur Yvonne ; le voyageur s’incline avec respect ; mais ces aimables personnes lui tendent familièrement la main.

« Mon brave Paul, s’écrie Robert, tu excuseras le reste de la nichée de n’être pas venue à ta rencontre ; jeunes et vieux commençaient à ouvrir l’œil quand nous sommes partis. Je suis sûr qu’ils se préparent à te recevoir, car il n’est plus question que de toi depuis des semaines. »

— « Mon cher Robert, répond le voyageur, tu n’as pas à t’excuser ; tu ne saurais croire combien je suis touché de cette chaude sympathie… J’aurai à te raconter mon premier contact avec le monde canadien : il s’est produit au cours de mon voyage, et s’est complété dès hier par ta bonne missive. Soyez tous remerciés. »

— « As-tu des formalités à remplir auprès de la douane, reprend Robert ; je crois que ces opérations ont lieu à Québec, pour les vaisseaux qui ne viennent pas à Montréal. » — « C’est exact ; nous avons eu un assez long arrêt pour faire visiter nos bagages. » — « Alors, en route ! Il y a assez longtemps que tu roules, mon vieux : tes malles seront retirées plus tard. J’ai laissé mon auto à quelques pas d’ici. » Le groupe sort de la gare et s’approche d’une riche limousine. « Si tu veux bien, dit Robert, nous laisserons ces dames à l’arrière de la voiture. Ici, nous nous passons de chauffeur à gages. Je me mets moi-même au volant ; prends place à côté de moi. »

VIII


L’automobile s’engagea sur la Place Dominion, bordée à droite par l’Archevêché et la Grande Basilique, suivit quelques instants la rue Ste-Catherine, encore silencieuse, tourna à gauche la rue de l’Université McGill et prit la rue Sherbrooke, la grande artère aristocratique de Montréal. Paul Demers n’échangeait que quelques mots avec le conducteur ; il admirait les belles proportions de ces rues, l’aspect soigné de ce quartier où rien ne révélait la misère. Quand on atteignit le Parc Lafontaine avec ses pelouses entremêlées de massifs de fleurs, il se retourna légèrement vers les deux compagnes de cette promenade matinale, qui restaient blotties sur leurs coussins : « J’ai l’illusion, dit-il d’être encore dans un coin du Bois-de-Boulogne. » La femme et la jeune fille sourirent aimablement. Mais, avant de leur laisser le temps de répondre, Robert arrêtait sa voiture. La maison Desautels occupait l’angle de la rue Chambord et du Parc Lafontaine. C’était une propriété de famille.

« Nous voilà chez nous », dit le conducteur.

Paul Demers s’empressa de descendre et offrit courtoisement la main aux deux femmes pour leur aider à mettre pied à terre. Le ronflement de l’auto avait donné l’alerte à toute la famille, qui se montra sur le perron. Robert se chargea de présenter les siens à son ami : « Maman et Papa ; mes sœurs Aurore et Bébé ; le fils et la fille de mon frère aîné, arrivés hier au soir, Rosaire et Jeanne d’Arc ; cette dernière est née pendant que nous nous battions en France ; elle porte un nom symbolique. »

On s’empressa d’introduire le voyageur, après avoir échangé de bonnes poignées de main. « Vous devez être bien fatigué, dit la vénérable Madame Desautels ; mes filles vont vous conduire dans vos appartements. Yvonne et Aurore, je vous confie notre hôte. » Les deux jeunes filles prièrent le voyageur de les suivre à l’étage supérieur, où les fenêtres s’ouvraient sur un double panorama : au Nord-Ouest, le Mont-Royal dominant la ville ; au sud le Parc Lafontaine, la partie basse de la cité, le port, le St-Laurent, et toute la verte campagne de la rive sud. « Vous m’avez trop gâté, Mesdemoiselles s’écria Paul Demers, je vois bien que vous voulez me faire aimer votre beau Canada. » — « Vous l’aimerez, reprirent les jeunes filles, et vous nous aimerez aussi un peu, comme nous aimons ceux qui viennent de France. »

Un gros bouquet, où pendaient des rubans tricolores, était sur le bureau destiné à M. Demers. « Ça, dit Yvonne, c’est l’œuvre de Bébé : elle y a travaillé longtemps, hier au soir. » — « Remerciez Bébé pour moi en attendant que je descende, dit le jeune homme. Je me sens trop ému pour vous dire toute ma reconnaissance. » Les jeunes filles se retirèrent, promettant à leur hôte de venir l’appeler bientôt, pour le premier déjeuner.

Resté seul pour un moment, Paul Demers put voir tout le confortable des maisons bourgeoises dans le Nouveau-Monde ; sous ce rapport le Canada va de pair avec les États-Unis : aération, hygiène, éclairage, chauffage, tout est disposé pour assurer l’indépendance des facultés supérieures dans l’être humain ; un cerveau qui veut produire, sans se mêler au tourbillon des mondanités, ne perd pas un instant dans les mille détails matériels qui encombrent la pensée et en ralentissent la marche.

Si le génie latin de l’Ancien Monde avait ce sens pratique, il décuplerait son rendement. La race canadienne est admirablement placée pour faire triompher cette double tendance, pour rester française dans un cadre américain.

On a vu que Paul Demers, par ses origines flamandes, portait en lui à la fois les hautes spéculations de l’esprit et le besoin d’ordre dans la vie physique, l’amour de l’art et de la science ; il réalisait, autant qu’il se peut, l’homme complet entrevu par le Père Gratry dans son beau livre intitulé : « Les Sources ». Les circonstances qui l’arrachaient à sa vie antérieure le jetaient dans un milieu fait pour lui. Ce n’était pas, du reste, les commodités matérielles de son installation qui l’absorbaient en ce moment : il avait le cœur rempli des douces images qu’il venait d’entrevoir dans cette famille : ces physionomies si ouver- tes, si franches, cette cordialité si simple, cette bonne grâce dans les moindres gestes, tout lui rappelait la haute distinction des vieilles familles de France restées fidèles à leur province ; la vraie noblesse des manières produit l’aisance des relations et ne met personne à la gêne. Sa dernière toilette était à peine achevée, qu’il entendit frapper à sa porte. C’étaient Yvonne et Aurore qui venaient le chercher : le déjeuner était servi.

Yvonne, que Paul Demers avait mal vue dans ses fourrures, était encore dans son négligé du matin : elle avait épinglé quelques œillets rouges à son corsage rose-pâle. Sa physionomie, d’un ovale très pur, révélait entre dix-neuf et vingt ans. Ses grands yeux bleus avaient une expression peu commune ; les étrangers sont unanimes à trouver particulièrement expressif le regard des jeunes Canadiennes. De longues nattes de cheveux blonds formaient quelques nœuds négligemment disposés sur sa nuque ; quelques boucles, émergeant çà et là, encadraient son profil. Son teint respirait la santé : on voyait de prime abord que ses lèvres empourprées et ses joues roses n’avaient besoin d’aucun fard artificiel. Sans être grande, elle était de taille élancée, et sa démarche trahissait des lignes d’une admirable harmonie.

Quant à Aurore, elle semblait la bien-nommée par ce clair matin ; elle n’était déjà plus une enfant, mais ses longs cheveux bouclés flottaient encore sur ses épaules. Sans le savoir, ou pouvait lui donner seize ans, dix-sept au plus. Contrairement à sa sœur aînée, elle était brune, avec des yeux très vifs. Vigoureusement musclée, elle paraissait une fervente des sports féminins : c’était une superbe académie ; elle était presque aussi grande que sa sœur Yvonne, mais ses formes plantureuses, sa forte prestance, lui donnaient un aspect plus ramassé. Nature ardente, précoce, passionnée de bonne heure, elle contrastait avec le caractère plus doux de son aînée, et son éducation avait donné lieu à quelques démêlés avec ses maîtresses. La piété qui régnait dans la famille avait eu raison, sans trop de peine, de cette exubérance de vie.

D’un coup d’œil, le physionomiste qu’était Paul Demers n’eut pas de peine à pressentir ces nuances qui différenciaient les deux jeunes filles ; mais il ne s’y arrêta pas, et ne voulut voir en elles que deux jeunes cousines d’un degré lointain, deux petites françaises du Canada : « Je suis fier de ma race, se dit-il en lui-même ; elle s’est magnifiquement embellie sur ces bords lointains ; combien de jeunes Français, sur l’autre continent, auraient les yeux éblouis par ces fleurs éclatantes ! »

IX


Sans s’attarder davantage, il descendit à la salle à manger sous cette gracieuse escorte. Il remercia Bébé de la gentillesse qu’elle avait eue de lui composer un bouquet délicieusement varié, entrelacé de rubans tricolores. Mais Bébé semblait triste depuis un moment : un peu gâtée comme tous les enfants derniers-venus, elle avait parfois des caprices ; ses douze ans étaient une excuse. « Allons, lui dit sa mère, réponds gentiment à Monsieur Demers ; qu’y a-t-il donc ? » Et Bébé, se penchant d’un air câlin sur l’épaule de sa maman, lui souffla ces simples mots : « Je suis fâchée que ce grand ami français n’ait pas encore embrassé une toute petite canadienne comme moi. » — « Ah ! voilà le grand secret, s’écria en riant Madame Desautels. Monsieur Demers, apprenez que cette enfant est un cœur ultra-sensible ; elle ne peut se faire à l’idée que vous l’ayez traitée comme une grande fille ; elle demande simplement de vous souhaiter la bienvenue comme une fillette en se jetant dans vos bras ! »

— « Exquise petite enfant, dit Paul Demers, j’aurais dû y songer plus tôt ; c’est moi qui ai tort. » Et, s’avançant, il déposa sur ce front candide un tendre baiser. « C’est, dit-il, le baiser de la vieille France à l’autre France encore jeune. » — « Et il demeure entendu, ajouta la petite fille d’un air lutin, que ce ne sera pas le dernier. » Aussitôt, les enfants de Charles-Édouard, Rosaire et Jeanne d’Arc, enhardis par le geste de leur plus jeune tante, se précipitèrent dans les bras du « grand ami ». Ces fantaisies d’enfants avaient un sens profond. Paul Demers se rendait compte déjà du caractère affectueux de tout un peuple, et des raffinements de l’éducation donnée à son élite.

« Voyons ! se récria Robert, qui trop embrasse manque le train, comme disaient les poilus. Mettons-nous à table, car j’ai l’estomac dans les talons ! » Selon l’usage des milieux chrétiens, Madame Desautels, mère de cette grande famille, récita le Bénédi- cité et l’on s’assit sans aucun ordre de présence pour ce premier déjeuner. D’ailleurs, les Desautels avaient échappé jusque-là à la tyrannie des laquais, des servantes comme des chauffeurs ; la cohabitation de deux ménages réunis les dispensait de cet encombrement : les filles étaient là pour assurer le service.

« Voilà qui n’est pas pour me déplaire, pensait à part lui le nouvel hôte : ces demoiselles ne croient pas déroger en se consacrant aux soins du ménage. Les préjugés des bourgeois de chez nous ne sont pas encore implantés par ici. C’est homérique, c’est biblique, c’est genre vieille France. » Et le lettré que demeurait Paul Demers évoquait malgré lui toutes les réminiscences classiques que lui suggérait ce charmant tableau : la noble Nausicaa, de l’Odyssée, conduite sur son « char aux belles roues » et lavant son linge lorsqu’elle aperçut Ulysse ; Rébecca, de la Bible, porteuse d’eau et se tenant près du puits lorsqu’elle reçut les somptueux présents des fiançailles : les reines et les châtelaines des vieilles légendes françaises, filant la laine, de leurs blanches mains, tissant la toile et confectionnant de riches habits.

Le déjeuner était copieux, selon la mode américaine : les œufs étalés sur des tranches grillées de bacon, les amoncellements de cornflakes pour les amateurs de soupe au lait, les toasts croustillants, les larges bocaux de compote et de confiture, les fruits les plus variés, parmi lesquelles de grosses pamplemousses, excellent apéritif pour les estomacs bilieux. L’Européen n’était pas habitué à cette pantagruélique surabondance ; il se contenta d’une tasse de café et de quelques tartines de beurre.

« J’ai rencontré sur l’Empress, dit-il au cours du repas, une famille qui habite tout près d’ici, rue Napoléon : une fillette qui se nomme Françoise de Bellefeuille distribuait des fleurs et faisait la quête pour les œuvres de mer ; elle m’a fait connaître ses parents. »

— « Françoise de Bellefeuille ! s’écria Bébé, mais c’est mon amie ! Nous étions camarades de classe à l’Académie Bourgeois ; elle a passé l’hiver en Europe et elle devait revenir au printemps. Je suis heureuse d’apprendre son retour ; je vais la voir dès aujourd’hui et je l’inviterai au thé de cinq heures, n’est-ce pas Maman ? »

Paul Demers constatait une fois de plus ce qu’il avait observé parmi ses camarades du front. Au Canada, presque tout le monde se connaît, de près ou de loin ; dans les rencontres on ne dit guère Monsieur, Madame, sans ajouter au moins le nom de famille. Les Canadiens ont la mémoire des noms propres et des physionomies ; au reste, leur pays, dans son ensemble, est loin d’être surpeuplé ; c’est comme une famille dispersée sur des terres sans fin. Les grandes villes elles-mêmes sont encore en voie d’organisation. Le nouvel arrivant était curieux de connaître sans retard la vaste cité montréalaise autrement que sur sa carte. Il demanda à Robert quel serait le programme de cette première journée. Tout allait s’arranger au mieux de ses désirs.

« Si tu n’es pas trop fatigué, répondit l’intrépide camarade, nous passerons l’après-midi en courses à travers la ville et j’en profiterai pour régler diverses affaires, car, tu sais, nous n’allons pas nous éterniser par ici. Mon frère Charles-Édouard, dont tu vois les enfants, est un agriculteur de la région de Ste-Agathe ; il nous attend, comme te l’ont dit mes dernières lettres, et nos deux autres frères viendront sous peu nous rejoindre avec leurs douces moitiés. Pour moi, j’adore la pêche. J’ai hâte de reposer mes méninges, après neuf mois de travail fou… Mais je vois que personne n’a plus faim ; allons au fumoir, nous, les hommes, et laissons les ménagères à leur ouvrage. On va te parler un peu de la famille qui s’est transformée depuis notre retour de la guerre ; on n’a pas le temps d’expliquer tout cela par lettre ; mes missives ne t’ont dit que l’essentiel. » Madame Desautels récita les Grâces, et les hommes se dirigèrent vers le fumoir. Monsieur Desautels père n’était pas grand causeur ; il avait consciencieusement déjeuné sans se mêler à la conversation ; mais il aimait à se trouver en compagnie et suivit volontiers les deux anciens poilus.

X


Les trois hommes prirent place dans les chaises berceuses qui sont en honneur au Canada ; dans ce pays, les plus âgés comme les plus jeunes adorent ce balancement plein de nonchalance. « Tu vénérais la pipe dans les régions de la Somme, dit Robert à son ami : ne te gêne pas ! Tu m’as écrit que les médecins, qui interdisent tant de choses, t’avaient au moins laissé ce doux passe-temps. Voici une bouffarde que je te réservais, et puise dans ce bocal : c’est du bon tabac canayen, mon vieux compère ! Ça chasse toutes les idées noires et ça vous met de l’équilibre dans les circonvolutions cérébrales. »

Comme on peut le voir, Robert avait conservé quelque chose du langage pittoresque qui a fleuri dans les régions des tranchées, tandis que le canon, les torpilles, les obus, émettaient des notes autrement sévères. Gaillard par tempérament, ce Canadien avait porté là-bas tout son optimisme, son franc-parler, et il s’était vite trouvé à l’unisson de l’accent gouailleur et cocardier du soldat français, exposé à la mort nuit et jour. Paul Demers retrouvait son brave camarade tel qu’il l’avait connu, pendant les années de misère et de joyeuse endurance.

« Je t’avais déjà raconté sommairement pendant la guerre, dit Robert à son ami, l’histoire de la famille : toi qui connais les vieux papiers et les vieux livres, tu nous renseigneras sans doute tôt ou tard sur notre généalogie ; les Desautels sont des Canadiens de vieille date ; pour moi, j’y perds mon latin et pour cause, car je n’ai guère cultivé la langue de Cicéron depuis le collège ; l’école des Hautes Études Commerciales, dont j’ai suivi les cours à Montréal, n’a rien de commun avec la Faculté des Lettres.

« Quoi qu’il en soit, nos ascendants connus se sont toujours partagés entre deux carrières, l’agriculture et le commerce, et cela de père en fils, depuis plus d’un demi-siècle. C’est bien vrai, Papa, » fit Robert se tournant vers son père. — « Tu oublies une troisième vocation, la plus noble de toutes, répondit M. Desautels. Il y a toujours eu des religieux ou religieuses dans la famille, grâce à Dieu. » — C’est vrai, reprit Robert ; j’ai mon frère Félix qui est père Oblat dans les missions de l’Ouest.

« Mais, parmi ceux qui ne sont pas de l’Église, nous sommes actuellement deux dans les affaires de fourrures ; notre siège commercial est rue Ste-Catherine, où nous irons dans l’après-midi. Soit dit en passant, nous sommes en relations avec la maison Révillon de Paris, qui a ici une succursale rue McGill. Mon frère Henri, qui est le cadet de la famille, est mon patron et associé ; il est marié et a trois filles et six garçons. Les agriculteurs sont Charles-Édouard notre aîné, qui réside à Ste-Agathe des Monts, comme je te l’ai dit ce matin ; outre les deux enfants que tu as vus, il en élève cinq autres. Tu feras un effort de mémoire, mon vieux colon, pour dresser dans ta tête tout cet arbre généalogique. »

— « Je le vois, répliqua Paul Demers, la famille est bénie de Dieu. »

— « Ce n’est pas fini, continua Robert : il reste encore Ferdinand, établi sur les terres de L’Assomption, à trente milles de Montréal ; il est entouré de quatre filles et de trois garçons. »

— « Si mes souvenirs sont exacts, dit Paul Demers en s’adressant au père de son ami, vous étiez vous-même dans le commerce, Monsieur Desautels ? » — « C’est vrai, répondit le vieux papa ; j’ai été enseveli dans les fourrures dès l’âge de 15 ans, et j’en ai 65 ; à l’époque de ma jeunesse, Montréal ne ressemblait guère à la ville que vous allez visiter, et je n’ai pas eu l’avantage des études que nous faisons faire à nos enfants. »

— « Maintenant, dit encore Robert, un mot des filles, pour en finir avec ce chapitre de classification : Bébé, de son vrai nom Rolande, a 12 ans ; elle suit pour le moment les cours de l’Académie Bourgeois, non loin d’ici ; Aurore a 17 ans : c’est la plus forte gaillarde de la couvée, ainsi que tu as pu voir ; parfois mauvaise tête, mais du cœur plus qu’il n’en faut ; elle est en congé aujourd’hui ; la pension lui convenait mieux que l’externat, pour assouplir son caractère ; nous l’avons confiée aux Dames du Sacré-Cœur qui habitent le Sault-au-Récollet. Dans quelques jours, toute cette jeunesse sera en vacances et nous suivra à la campagne.

« Tu connais ma sœur Yvonne, qui a juste vingt ans ; nous avons fêté son anniversaire il y a un mois. Mon brave Paul, je te souhaite de trouver un cœur semblable à celui-là, quand le moment sera venu. Elle a fait ses études chez les Dames de la Congrégation, rue Sherbrooke ; pas besoin n’était de la mettre en pension, notre douce Yvonne ; c’est un modèle de souplesse et de bonne grâce. Pour l’instant, elle est maîtresse de maison avec ma mère, et Dieu sait si elle s’en acquitte avec tact et dévouement ! »

Le visage de Monsieur Desautels père s’était épanoui en entendant parler de son Yvonne : « Oui, dit-il, tout le monde l’aime et nous lui souhaitons un heureux avenir. Sans la vanter, c’est la fleur rare, aussi éclatante que modeste. »

— « Mais, fit remarquer Robert, varions un peu notre entretien. Tu m’as dit en arrivant, mon cher Paul, que ton voyage t’avait procuré quelque rencontre agréable : raconte-nous tout cela. »

— « J’ai fait connaissance, répondit Paul Demers, avec un confrère de mes anciens professeurs de Versailles, qui est missionnaire au Labrador. Cet homme de Dieu semblait placé sur mon chemin pour interpréter et encourager ma vocation nouvelle. Avec une rare compréhension, il a semblé entrevoir mon avenir, et m’a fait promettre de rester en correspondance avec lui : ce saint solitaire, voué aux soins ingrats de quelques ouailles, doit être en continuelle méditation ; loin des choses du monde, il les comprend mieux que personne. Il a quelque espoir que mes randonnées pourraient un jour me conduire là-bas. »

— « Ce n’est pas irréalisable, fit Robert. Nos approvisionneurs en fourrures s’y rendent presque chaque année et reviennent avec une riche cargaison. On y rencontre quelques forêts, au-delà des côtes abruptes que tu as aperçues. Tu y trouverais peut-être des arbres dignes d’attention, puisque les hautes futaies feront partie de ton programme d’étude. Mais tu rencontreras ailleurs des surfaces boisées autrement intéressantes.

« Maintenant, dit Robert en tirant sa montre, j’ai un courrier à faire partir. Tu peux, à la convenance, faire un tour au Parc Lafontaine ou prendre du repos dans tes appartements. Tu es chez toi. »

Paul Demers sortit pour se promener dans les allées bordées de verdure. Il alla jusqu’au lac, puis revint à son bureau où ses malles venaient d’arriver. Il en tira divers bibelots qu’il devait distribuer à sa nouvelle famille pendant le déjeûner de midi.

Le repas fut des plus gais, sans autre cérémonial, ou peu s’en faut, qu’au déjeuner du matin. Paul Demers offrit aux jeunes filles des broches artistiques achetées à Paris : d’autres cadeaux furent remis à chaque membre de la famille ; le jeune homme avait su choisir ce qui convenait aux uns et aux autres. En retour, Monsieur Desautels commanda une des meilleures bouteilles de Médoc en réserve à la cave : le jeune Parisien apprécia fort ce nectar de la vieille patrie.

XI


En se levant de table, Robert annonce qu’il va amener l’auto ; les deux amis partent ensemble pour se rendre aux principaux points de la ville : « Je vais d’abord te donner une idée de l’Ouest, dit Robert ; c’est la partie anglaise de la cité : Montréal est moins uniformément français que Québec. » Paul Demers voit rapidement les grands magasins, qui lui rappellent ceux de Paris, les hôtels selects comme le Ritz-Carlton ; puis l’université McGill, la cathédrale protestante, l’hôpital Victoria. « Même dans ce quartier, fait remarquer Robert, Messieurs les English n’ont pas tout accaparé. » Et ils passent devant le collège de Montréal et le Grand Séminaire, dirigés par les prêtres de St-Sulpice ; de là, ils se rendent à la Basilique entrevue le matin ; ils y entrent pour quelques instants, et Paul Demers reconnaît les lignes de St-Pierre de Rome dont cet édifice est la réduction. Après avoir salué la grande image de Monseigneur Bourget, ils se dirigent vers la Place d’Armes où se dresse la fière statue de Maisonneuve ; l’église Notre-Dame paraît au visiteur majestueuse et recueillie. En suivant plus haut la rue St-Denis, il est heureux d’apprendre que le quartier de l’université catholique de Montréal est dénommé « quartier latin ». Cela lui rappelle d’heureux souvenirs de jeunesse.

À chaque rue apparaissent de superbes églises catholiques que les passants saluent avec respect, selon l’usage canadien : « Tu vas voir les affluences aux offices dimanche prochain, dit Robert. Ici, tu trouves un peuple chez qui l’indifférence religieuse n’est guère de mise, malgré les infiltrations venues du dehors. »

L’auto file toujours : le conducteur s’excuse de cette course tambour-battant. « Ce n’est qu’un coup d’œil superficiel jeté sur la ville, répète-t-il. Tu auras le temps de visiter tout cela en détail. Nous allons nous arrêter à notre magasin de fourrures. » Au bout de quelques minutes, après avoir dépassé les magasins canadiens-français Dupuis Frères, la limousine fait halte devant la maison commerciale Desautels. Robert présente son frère Henri, fait quelques courses dans les environs, règle di- verses écritures, et l’on reprend le chemin du Parc Lafontaine et de la rue Chambord.

C’est précisément l’heure du thé, pour lequel Françoise de Bellefeuille a reçu une invitation ; sa grande sœur Héliane a voulu être de la partie. Se retrouver ainsi au cœur de Montréal, après s’être saluée en plein Océan, cela laisserait croire qu’on se réveille d’un songe. La vie moderne est faite de ces surprises, pour ceux qui suivent les grandes voies internationales de communication : le hasard fait rencontrer à Paris des figures aperçues à Berlin, à Constantinople, à New-York ou à Chicago. À vrai dire, ce n’était pas tout-à-fait le cas aux alentours du Parc Lafontaine, puisque l’entrevue n’était pas fortuite ; mais la présence d’Héliane à ce five o’clock s’ajoutait aux menues péripéties de cette première journée : cet emploi du temps donnait à Paul Demers l’impression de la vie intime qui règne au Canada comme dans toute l’Amérique. Il se sentait comme entraîné malgré lui dans le tourbillon du Nouveau-Monde : les affaires, les distractions, les projets pour le lendemain, tout cela se précipitait, s’entrecroisait : « Ces gens-là pensait-il, travaillent toujours montre en main ; ils sont expéditifs en tout. » Et ce mouvement perpétuel lui rappelait l’effarement des patientes administrations françaises, avec leurs rouages lents à se mouvoir, lorsque les Américains prirent part à la guerre : pour établir un camp ou construire des voies ferrées, les autorisations préfectorales arrivaient après que le travail était fini. On s’est beaucoup amusé, en France, de ces contrastes entre l’interminable bureaucratie d’un monde très vieux, et les improvisations simplifiées d’un monde très jeune.

Françoise de Bellefeuille était toute joyeuse de revoir « le monsieur du bateau », à qui elle avait offert ses fleurs. Quant à Héliane, si elle n’avait pas été remarquée, la veille, par le voyageur, elle l’avait dévisagé avec sa hardiesse coutumière ; cet air de noblesse et de haute distinction l’avait frappée, et elle s’était promis de le revoir. Héliane était mondaine, comme toute sa famille ; elle se répandait beaucoup dans la société anglaise, où elle avait obtenu de brillants succès. Pour se rendre à cette réunion familiale, tout intime que fût le milieu, elle s’était mise en frais de toilette, avec une exhibition de nu qui n’entrait guère dans les idées de la vénérable Madame Desautels. À vrai dire, Héliane était d’une beauté impressionnante ; à voir cette grande brune aux grands yeux noirs, on eût dit quelque Andalouse égarée au Canada ; les couleurs de son visage resplendissant étaient loin, du reste, d’être toutes naturelles ; elle faisait un usage indiscret de vermillon, de fard et de parfums.

Ces allures expliquent l’éloignement moral qui séparait les familles Desautels et de Bellefeuille ; si Françoise était une adorable enfant dans sa candeur, l’amie de Rolande et sa compagne de classe, il y avait mille raisons pour que les demoiselles de la rue Chambord fussent distantes du milieu snob de la rue Napoléon.

Malgré tout, la rencontre fut courtoise, ce soir-là, en raison des circonstances. Lorsque le thé fut pris, avec d’abondants gâteaux, les jeunes filles se mirent au piano et les messieurs commencèrent à causer familièrement avec les deux dames Desautels. Paul Demers se déclara enchanté de sa promenade. Ses amis lui parlèrent de la situation économique et morale du Canada : « Ce que vous avez vu dans notre ville, disaient-ils, ressemble trop à Paris pour vous donner une notion, même approximative, du Canada Français. Il faudra prendre contact avec la campagne. Nos habitants vous apparaîtront comme des survivants du XVIIe siècle, avec leur parler pittoresque et leurs mœurs encore pures, grâce à Dieu. Il est bien regrettable que tant de paysans quittent leurs terres pour venir se perdre dans les grands centres du Canada et des États-Unis. Le mal dont souffre l’Europe est aussi celui de l’Amérique, y compris la Nouvelle-France. Quel homme de génie, quel apôtre puissant réformera les sociétés contemporaines ? L’apôtre nécessaire est trouvé de longue date et le code évangélique est toujours là ; mais le monde moderne le trouve trop austère à son goût. »

« Monsieur Demers, dit Madame Robert Desautels, nous irons ce soir faire un tour à la rue Ste-Catherine, après souper. Vous verrez toutes les élégances qui s’y étalent. Cela ne rappelle que de loin vos grands boulevards parisiens, mais, tout de même, Montréal est bien, comme on l’a dit la deuxième ou troisième ville française du monde. Vous pourrez en juger. Lundi prochain, sans doute, nous serons prêts pour le départ à Ste-Agathe ; nous ne voulons pas retarder votre cure de grand air sur les hauteurs. »

Les jeunes pianistes bavardaient aussi depuis un moment, ayant laissé leur musique. Mademoiselle Héliane prit congé avec sa petite sœur. Paul Demers remarqua qu’Yvonne lui tendait froidement la main : il n’y avait pas d’intimité entre ces deux âmes, si différentes d’idées et de sentiments.

DEUXIÈME PARTIE

I


« Dis donc Paul, est-ce que ça mord, de ton côté ? Ces satanés poissons ont juré de se payer ma tête ce matin ! Si ça continue. je vais rentrer bredouille. »

C’est en ces termes que Robert Desautels, peu chanceux à la pêche ce jour-là, s’adressait à son ami Paul Demers. Diverses barques étaient immobiles sur le lac poissonneux le plus rapproché de Ste-Agathe-des-Monts, au bord de la route qui conduit à Ste-Adèle. Robert et son ami avaient chacun leur canot ; Madame Robert Desautels et sa belle-sœur Yvonne avaient un canot commun dont elles occupaient respectivement les extrémités. Plus loin, on apercevait des étrangers, infatigables « chevaliers de la gaule » qui contemplaient patiemment le bouchon de leur ligne, prêts à relever d’un geste triomphal, l’arme pacifique qu’ils avaient en main, pourvu que tanches, carpes ou barbeaux fussent disposées à se laisser prendre. Souvent, comme il arrive, un banc de goujons voraces mettait en émoi les intrépides pêcheurs : le bouchon s’agitait, la ligne volait en l’air, et le menu fretin était cause d’une humiliante déception.

Robert Desautels subissait cet agacement depuis son arrivée au lac ; enfin, une respectable carpe daigna s’intéresser à son hameçon : c’était une belle pièce qui tomba frétillante dans la barque ; un grand silence se fit, par crainte d’effrayer carpes et carpillons qui accompagnaient peut-être cette première unité.

Paul Demers s’était souvent amusé à cette reposante distraction, sur les bords de la Seine et de la Marne : mais, à vrai dire, ce n’était pas un passionné pour cet art où la température a plus d’influence que l’inspiration personnelle. Dans les circonstances actuelles, il retrouvait là simplement une occasion de méditer à son aise, au sein d’une nature idéale pour lui, tant au physique qu’au moral.

Presque toute la famille Desautels s’était réunie à Ste-Agathe. Depuis une semaine, les enfants se trouvaient en vacances : ceux d’Henri et de Fernand s’étaient empressés de fuir les plaines du St-Laurent pour venir respirer l’air des hauteurs. Charles-Édouard n’était, à vrai dire, que le représentant de tous ses frères et de ses vieux parents à Ste-Agathe, en tout ce qui concernait la propriété bâtie : la maison était comme un hôtel immense au cours de chaque été : c’était le triomphal spectacle de la grande famille canadienne, dont les diverses branches formaient un faisceau compact durant la belle saison.

Mais, pour ce qui était du domaine exclusivement agricole, Charles-Édouard était maître incontesté. Comme son frère Ferdinand, il avait suivi des cours à l’Institut d’Oka et il se tenait en rapports avec la grande ferme expérimentale d’Ottawa ; il était à l’affût des moindres progrès ; c’était un agriculteur scientifique, connaissant à fond les dernières méthodes de labour, d’engrais, d’ensemencement, ainsi que les problèmes de l’élevage, de l’exploitation rationnelle des forêts, sans compter l’apiculture qui charmait ses loisirs. Les habitants du voisinage, un peu sceptiques au début, comme le sont tous les paysans, commençaient à prendre modèle sur lui.

Chacun sait, au Canada, que le sol des Laurentides est difficile à cultiver : les rochers émergent du sol à chaque pas et rendent impossible l’emploi des machines agricoles. Néanmoins, les veines de terre féconde ne manquent pas dans les environs de la Rivière du Nord. Charles Édouard tirait un parti merveilleux des moindres parcelles de terrain ; il s’accrochait à cet humus peu profond et en obtenait le maximum de rendement. Une scierie mécanique, qu’il avait installée près de la gare du Pacifique-Canadien, complétait ses revenus.

Quand il voulait utiliser plus exclusivement ses connaissances agricoles, il se rendait dans les grasses plaines de L’Assomption, chez son frère Ferdinand, dont il était le conseiller. La veille de ce jour de pêche, il y avait conduit Paul Demers : l’ingénieur-agronome s’était extasié devant cette organisation qui correspondait si parfaitement aux théories de ses livres.

Même à Ste-Agathe, il se serait volontiers dispensé de la pêche pour aller aux champs ou dans les bois ; mais il voulait faire plaisir à Robert ; d’ailleurs. Madame Robert Desautels et Mademoiselle Yvonne partageaient les goûts de cet enragé pêcheur à la ligne. Il n’en fallait pas davantage pour attirer Paul Demers du côté des lacs.

Ce matin-là, il avait profité du premier mauvais vouloir des poissons pour rentrer en lui-même, après le tourbillon des événements qui avaient suivi son arrivée à Montréal. Il se sentait renaître à la vie, sur cette terre encore neuve, dans cette atmosphère si pure. Toutefois, son complet rétablissement n’était rien moins que certain, même dans un avenir éloigné. N’étant plus étourdi par son prévenant entourage, le jeune homme rêvait dans la solitude de sa barque : il rêvait au passé, à la France qu’il avait quittée, aux siens qui n’étaient plus ; sans avoir le mal du pays, il promenait volontiers sa pensée sur ces chères ombres évanouies ; il se consolait à la vue de cette France Nouvelle, si robuste et si riche de promesses.

Mais quel serait son sort à lui, parmi ce peuple débordant d’activité ? N’allait-il pas devenir une épave, à l’instar de tant de victimes de la guerre ? Car la guerre a laissé des survivants, après avoir couché tant de héros sous la croix de bois ; les survivants, eux, portent la croix de bois sur leurs épaules, et celle de Paul Demers lui semblait lourde par moments.

Tandis qu’il se livrait à ces réflexions, il avait remarqué que Mademoiselle Yvonne ne le quittait guère des yeux. Cette jeune fille si discrète, si réservée, n’avait ressenti jusque-là aucune des inclinations pourtant précoces dans l’âme féminine canadienne ; contrairement à sa sœur Aurore, dont quelques aventures innocentes en soi, mais inquiétantes pour l’avenir, avaient nécessité la réclusion relative de l’internat scolaire, Yvonne demeurait sage et n’avait reçu encore aucun ami, selon le terme consacré dans le langage canadien pour désigner un prétendant. Peut-être les étourderies de sa sœur avaient-elles contribué à cette exceptionnelle réserve.

Ils sont rares, surtout de nos jours, les adolescents du Canada qui, arrivés à 17 ou 18 ans, ne visitent pas leur blonde. Les familles honnêtes se prêtent volontiers à ces jeunes amours : le mardi, le jeudi et le dimanche sont les jours fortunés. En tout bien tout honneur, le jeune cavalier, encore blanc-bec, vient faire son apprentissage de la vie sentimentale, et les parents de la blonde sont fiers des succès de leur fillette. Tout se passe pour le mieux dans les familles chrétiennes : si le garçon est sérieux, on espère que ces innocentes relations auront des suites ; s’il n’est pas agréé, après un certain temps, on l’éconduit avec politesse et il va chercher un autre placement de son cœur.

Mais, dans les milieux moins avertis, c’est parfois l’amour à titre de simple amusement. Des parents aveuglés commettent ou laissent commettre les pires imprudences, accordent des libertés outrées là où il ne s’agit que de flirt à la façon américaine, et il en résulte des aventures fort romanesques. Les étrangers s’étonnent du sentimentalisme qui règne chez ce peuple : c’est que les étrangers ne pensent qu’aux neiges et aux frimas canadiens, sans réfléchir aux chauds étés qui ont transformé la vieille race française, et ont avancé de deux ou trois ans l’âge de l’adolescence masculine et féminine. On est amoureux et même nubile de bonne heure, au Canada, presque comme en Algérie, en Tunisie ou au Maroc.

II


Paul Demers connaissait par ses lectures ces intéressants détails ethniques, et il s’en était déjà entretenu avec ses amis Desautels, depuis son arrivée. Aussi bien, il y avait pour lui quelque chose de mystérieux dans le cas d’Yvonne : elle ne paraissait certes pas avoir la vocation religieuse, encore que sa piété fût très vive ; alors, pourquoi cette indifférence à l’égard des hommes ? La famille ne semblait nullement opposée à tout projet matrimonial dont la jeune fille eût suscité l’occasion ; Robert n’avait-il pas dit à son ami, le jour même de son arrivée : « Je te souhaite de trouver plus tard un cœur comme celui-là. » Yvonne avait dû être remarquée par nombre de jeunes gens ; les avait-elle évincés, et pourquoi ?

Toutes ces questions revenaient à l’esprit du jeune homme, pendant qu’il flânait sur sa barque et qu’il pouvait voir discrètement, à la dérobée, deux yeux qui se tournaient souvent vers lui, deux yeux empreints de pitié, de sympathie visible. À n’en pas douter, Yvonne s’intéressait déjà, plus qu’elle ne pouvait se l’avouer, à cet étranger qui avait tant souffert. Tout cœur de femme, si angélique soit-il, va d’instinct vers l’homme malheureux : Alfred de Vigny a magnifiquement symbolisé ce sentiment dans le mythe d’Eloa, l’ange de la pitié, l’ange au cœur féminin qui se laisse émouvoir par les plaintes de l’Esprit des Ténèbres.

Paul Demers joignait à la beauté morale la beauté physique, malgré son teint encore pâle : son large front était surmonté d’une opulente chevelure noire, toujours soigneusement relevée ; ses yeux noirs, comme ses cheveux, son nez délicatement effilé, sa fine moustache qui frissonnait sur deux lèvres plissées avec énergie, son menton anguleux sans raideur, signe d’une volonté tenace mais non obstinée, tous ces traits formaient un ensemble viril ; rien d’efféminé chez ce jeune flamand ; les femmes n’aiment pas les hommes qui leur ressemblent trop : les bellâtres, les muscadins, peuvent faire naître des sentiments pervers, ils ne sont jamais l’objet d’un véritable amour. La femme s’attache à l’homme chez qui l’énergie est le complément de la tendresse dont elle-même est surabondamment pourvue. Les formes plastiques révèlent tous ces contrastes : contrairement à ce que l’on croit, la femme est rarement belle : l’homme est beau, la femme est gracieuse ; le visage de l’homme a plus de dessin, celui de la femme plus de modelé, plus de coloris ; et toute l’esthétique du corps est à l’avenant de part et d’autre, par les mystérieuses dispositions de la nature, c’est-à-dire de Dieu qui a voulu répartir, sur ses deux créatures de choix, les attributs qui sont réunis dans son Essence parfaite.

Si quelque spectateur étranger, perdu dans les fourrés qui bordaient le lac, se fût amusé à établir un parallèle entre Paul Demers, rêvant au milieu de la barque, et Yvonne Desautels, le contemplant de l’extrémité de la sienne, cet observateur se serait dit : « Voilà deux jeunesses qui songent moins à capter le poisson qu’à surprendre en eux-mêmes quelque amour naissant. »

Rien, pourtant, n’était plus contraire à la réalité, du moins à la réalité consciente, car nul ne saura jamais ce qui se passe dans la profondeur des âmes, de notre âme à nous, même à notre insu. Yvonne éprouvait de la pitié, Paul Demers de l’admiration ; si ces préliminaires sont favorables à l’amour, ils n’y conduisent pas nécessairement, surtout pour des caractères chevaleresques. Quoi qu’ait pu prétendre Robert de Flers dans son Âme en Folie, il y a, d’homme à femme, mille sortes d’affections, qui n’ont rien de commun avec l’amour.

Yvonne ne disait rien, mais elle éprouvait une joie délicieuse à compatir profondément, peut-être pour la première fois depuis qu’elle se sentait jeune fille. Paul ne demeurait pas insensible à ces attentions muettes ; mais il s’était promis de tenir son cœur sous bonne garde, tant qu’il n’aurait pas l’assurance que son organisme serait pleinement rétabli : homme d’honneur, il se serait fait un crime de se mentir à lui-même et de mentir aux autres sur ce point capital. Sans doute, il se rappelait les paroles toutes paternelles du Père Garnier : « Vous pouvez rencontrer la fleur qui parfumera votre vie. » Mais il lui fallait savoir attendre, avec le plus grand sang-froid, et il n’était pas homme à transiger avec le devoir.

« Eh ! là-bas, les malchanceux, s’écria de loin Robert qui avait marché de succès en succès depuis sa première prise, vous êtes mal placés ; ici, je suis tombé sur le filon et me voilà riche. » Après avoir taquiné la carpe, il avait transformé sa ligne pour attirer la truite à la surface des eaux, et une douzaine de magnifiques poissons s’agitaient encore dans l’herbe qui formait tapis au fond du canot. « Nous pouvons maintenant rentrer dans nos foyers avec les honneurs de la guerre, ajouta-t-il ; le soleil monte, l’armistice est signé jusqu’à ce soir. »

Il achevait ces mots, quand on entendit la bande joyeuse des enfants qui déferlait du coteau voisin : garçonnets et fillettes venaient de la chasse aux papillons et de la cueillette des fleurs ; tabliers blancs et filets multicolores débordaient d’une abondante capture et d’une riche récolte faite à travers les prés. On s’entassa, tant bien que mal dans la vaste automobile découverte qui était mise en service à la campagne, et l’on regagna la ferme, qui se trouvait un peu au-delà de Ste-Agathe, près du versant nord.

Tout le monde se sent en appétit, à la suite de cette matinée au grand air. Du reste quelques jours ont suffi pour donner aux enfants des couleurs écarlates. Cette ambiance convient à merveille au jeune homme, qui se trouve regaillardi à la vue de ces mines florissantes. La table a des menus variés et succulents : les mets sont de première fraîcheur, en provenance directe de la basse-cour, du jardin et du verger.

Au cours du repas, Madame Desautels mère annonce que le voisin, Roméo Boivert, invite les nouveaux-venus de la ville, y compris le grand Français, à passer un moment chez lui ce soir même, après souper. Il a une bouteille de bon vin à leur offrir, et du tabac d’un arôme exquis. Henri, Robert et leur père se promettent de répondre à cette invitation, que l’on sait cordiale ; Paul Demers se joindra volontiers à ses amis ; on lui montre par avance cette habitation adossée au côteau voisin.

III


La maison Boivert, comparativement à la vaste ferme de Charles-Édouard Desautels, symbolise la propriété moyenne. Roméo Boivert a reçu tout son butin par voie d’héritage ; son père et sa mère ont peiné dur et ferme, pour arrondir les quelques arpents qu’ils tenaient eux-mêmes de leurs ascendants immédiats, défricheurs des temps héroïques. La vieille maison de pierre bâtie par les aïeux existe encore, un peu plus bas, sur une « terre à blé ». Mais elle était humide et insuffisante, on l’a transformée en grange, pour y entreposer les outils agricoles durant la saison des grands travaux.

La maison familiale, construite depuis une trentaine d’années, est coquette sans être luxueuse. Tout autour règne une galerie en bois, balcon cher aux nouveaux Canadiens : c’est là qu’on s’abandonne au doux balancement de la chaise berceuse, le soir, après le labeur des chaudes journées. L’habitation des Boivert, en solide bois de pin, isolée des dépendances de la ferme, est en tout semblable à la plupart des maisons qu’on aperçoit de nos jours dans la campagne canadienne ; cela rappelle les chalets suisses, à la peinture près : au lieu du vernis couleur de bois, qui donne un aspect grave et quelque peu mélancolique aux logis alpestres, on aime les couleurs voyantes, au Canada : c’est le pays de la lumière, du soleil ardent en été, des réverbérations neigeuses en hiver ; les cloisons sont peintes en blanc, à l’intérieur comme à l’extérieur du logis : durant la belle saison, les persiennes vertes s’harmonisent avec les bois voisins, avec l’érable du pays qui répand son ombre tutélaire sur le toit béni de Dieu.

Des familles nombreuses et robustes s’abritent dans ces maisons si petites en apparence : au rez-de-chaussée, appelé premier étage par les habitants, la cuisine sert généralement de vestibule central et donne accès aux diverses chambres, ainsi qu’à l’escalier qui conduit au second plancher, c’est-à-dire au premier étage : là se trouvent la salle de bains et les chambres des enfants. Dans les maisons tant soit peu aisées, la grande cuisine a disparu, et l’on voit, en entrant, un joli salon avec piano et bibliothèque.

 

Les Boivert, sans être très riches, appartenaient donc à la classe des paysans aisés : les jeunes filles avaient un salon bien tenu pour recevoir leurs grandes camarades et plus volontiers encore leurs amies ; sans avoir été pensionnaires dans les écoles de la grande ville, elles étaient autrement instruites que leurs parents et même que leurs frères ; elles n’en aimaient pas moins les travaux du ménage et participaient gaillardement à la fenaison dans les prés voisins ; mais, comme la plupart des jeunes canadiennes, elles n’avaient rien de campagnard : c’étaient des demoiselles bien élevées.

Dans cette après-midi estivale, elles se préparaient à la grande visite du soir ; un Monsieur Parisien devait se joindre aux Messieurs Desautels : il fallait donc lui donner une bonne opinion de la famille et du pays. Pendant ce temps, Paul Demers et ses amis, après une sieste consciencieuse, étaient retournés au lac doublement riche en poissons et en beaux rêves. Cette fois, le cher hôte de la famille avait été invité à rapprocher sa barque de celle où trônaient les deux sœurs, sauf à interrompre parfois, la partie de pêche par une partie de bavardage, Robert était le seul à prendre son travail au sérieux : on le voyait, sur le bord opposé, lever souvent sa ligne d’un air satisfait. Il s’était fait la main et la chance était pour lui.

« N’éprouvez-vous pas un peu le spleen, Monsieur Demers, demanda gentiment Yvonne à son voisin ; vous m’avez semblé rêveur dans la matinée. Ce n’est pas indiscrétion de ma part, je pense, de fran- chir le seuil de votre âme. Les jeunes filles du Canada sont plus hardies que les cousines de France. Pour moi, je suis dans la catégorie des timides, d’après ce que Maman a pu m’en dire ; mais je tâche de me corriger. En tout cas, Monsieur Demers, je me sens bien à l’aise avec vous, et vous me permettrez de vous taquiner, dès que je verrai passer une ombre sur votre front. Il faudra bien qu’on fasse connaissance autrement que par les narrations militaires de Robert ! Ah ! ce Robert, ce qu’il est resté poilu ! Il vous aime, lui, tout d’une pièce. Mais, nous les femmes, nous ne savons pas nous contenter d’une description ou d’un portrait moral grosso modo. Nous voulons, en bonnes filles d’Ève, scruter les replis du personnage. »

Cette question inopinée était une révélation pour le jeune homme. La maman Desautels avait dû sermonner sa fille, sur son attitude trop distante à l’égard d’un hôte si privé de son pays. Avec sa coutumière intuition, Paul Demers comprit qu’il avait été observé plus encore qu’il ne pensait, dans la séance du matin ; on avait parlé de lui en sourdine, au retour ; les dames s’étaient liguées pour brusquer les confidences et forcer les portes du cœur qui hésitait à s’ouvrir. Un pas considérable était franchi, dans la voie du laisser-aller tout affectueux ; quelques semaines allaient suffire pour faire, du « cousin de France », un intime parent.

« Mademoiselle, répondit-il, vous me portez là un coup droit qui n’a rien d’offensant. L’anémie due à la guerre m’a rendu taciturne par intermittence ; il reste quelque chose dans mon cœur, de tous ces ébranlements nerveux ; je vous serai reconnaissant de me tirer de mes rêveries, par des commotions moins violentes que celles du canon. Mais aussi, ajouta-t-il familièrement, je vous étudie de loin, Mesdames et Mesdemoiselles les Canadiennes ; votre brusque irruption dans mon domaine moral me donnera le droit de la réciproque, et cela promet des études particulièrement fouillées. »

« Enfin, Mademoiselle Yvonne, soyons francs : je vous ai paru mélancolique ce matin ; vous m’avez regardé souvent, et vous paraissiez inquiète de me voir ainsi. » Yvonne rougit légèrement d’avoir été dévisagée, alors qu’elle croyait ses yeux dans le pénombre de son large chapeau blanc orné de rubans roses. — « Je l’avoue, dit-elle, et je me suis promis, avec ma sœur, de ne pas vous abandonner à une solitude trop profonde. Nous voulons vous guérir de toute manière ; sans vous faire oublier votre terre natale, nous désirons que vous en trouviez ici le prolongement. »

Puis, s’enhardissant au cours de cet entretien, le premier qui ne fût pas de commande, la blonde Yvonne lança ces mots interrogatifs : « Il ne faut pas nous laisser croire, Monsieur Demers, que vous avez épuisé vos sentiments les meilleurs dans la société féminine de là-bas. Vos petites cousines Canadiennes sont peut-être moins raffinées, moins compliquées que les petites Françaises dont le charme reste vivant dans votre souvenir : mais nous rachetons notre simplicité par un cœur vibrant et loyal. »

— « Je m’en suis déjà rendu compte, répliqua le jeune homme. Au reste, je n’ai pas eu le temps de cultiver chez nous la galanterie même la plus désintéressée, à titre de curiosité et de distraction. Les livres, la guerre, c’est le double résumé de ma vie jusqu’à ce jour. Vous avez affaire à un demi-sauvage, ajouta Paul Demers en riant. »

— « Et moi, reprit Yvonne, j’aime assez ce genre de sauvagerie, pour l’avoir pratiqué à ma manière. Puisque Monsieur le Français a si bien observé, ce matin, la direction de mes regards, voudrait-il me dire ce qu’il pensait de moi, dans ses savantes méditations ? »

Monsieur le Français n’en revenait pas du chemin parcouru dans le laps d’une demi-journée. « C’est le pays de la vie intense, pensait-il ; les jeunes filles sont aussi expéditives dans les questions sentimentales qu’en tout le reste ; elles brûlent les étapes de la Carte du Tendre… Après tout, une attitude loyale vaut mieux qu’une politesse guindée. Il n’y a, dans ce jeu, rien que de très innocent. Allons-y à la militaire, et faisons une charge sur le terrain de la franchise, flamberge au vent !…

« Mademoiselle, répondit résolument Paul Demers, je pensais de vous beaucoup de bien. Mais, ayant connaissance de la précocité des cœurs au Canada, je ne dissimule pas que j’éprouvais un grand étonnement à votre sujet. Il y a peut-être là des secrets que je ne suis pas en droit de savoir, mais c’est vous-même qui serez responsable de mon indiscrétion, si indiscrétion il y a. »

À ce moment, Yvonne regarda sa sœur qui avait assisté jusque-là, sans y prendre part, à ce tournoi de spirituelles réparties ; la jeune fille semblait inviter son aînée à parler pour elle : « Sachez, cher Monsieur Demers, reprit la jeune femme, que notre Yvonne détend ses nerfs pour la première fois : c’est ce qui vous explique ses chevauchées en droite ligne ; elle ne sait pas y mettre de façon, ayant vécu jusqu’ici en recluse dans le monde. Elle s’est crue longtemps appelée à la vie religieuse, et ses indécisions lui ont occasionné de profondes souffrances intimes. Plusieurs de ses directeurs de conscience ont partagé longtemps ses illusions, ses scrupules. J’étais la seule à connaître son secret ; notre douce maman se rendait mal compte de ces tergiversations. Enfin ces derniers temps, Yvonne a suivi les exercices d’une retraite décisive ; nous avons prié ensemble et fait prier. Elle n’est pas faite pour le couvent. »

— « De pareilles dispositions vous honorent, Mademoiselle, s’empressa de dire le jeune homme, qui était lui-même si profondément religieux. J’ai toujours entendu dire que toute jeune fille pieuse, à un moment donné, se croit appelée à prendre le voile. Mais ce n’est pas là une marque infaillible de vocation. Mes sœurs à moi ont éprouvé les mêmes désirs passagers, sans y donner suite. Vous savez du reste, ajouta Paul Demers avec un soupir, que les mariages survenus n’étaient pas selon mes vœux… »

La famille Desautels était au courant de cette situation familiale de son hôte, et elle lui accordait d’autant plus d’affection : « Nous tâcherons de vous faire oublier ces chagrins, dit Madame Desautels : car, sachez-le, vous faites grandement partie de notre famille. »

Le soir tombe : les quatre invités se dirigent à pied vers la maison Boivert qui est toute proche ; Henri, absorbé jusqu’ici par son courrier et par tout son dossier d’affaires pendantes, qu’il a apportées de Montréal, n’a participé ni à la pêche ni aux autres distractions ; il est tout heureux de prendre une marche et de se dégourdir les jambes. Du plus loin qu’il aperçoit les visiteurs, le père Boivert part à leur rencontre : « Bienvenue ! » s’écrie-t-il à mesure qu’ils approchent. On échange de vigoureuses poignées de mains, et bientôt, toute la famille s’avance à son tour pour recevoir les amis.

Roméo Boivert est encore vigoureux, bien qu’il ait dépassé la cinquantaine : c’est, à n’en pas douter, un Normand authentique ; taillé en force, sanguin sans mélange, la mine largement épanouie, il laisse transparaître sur sa physionomie toute la fierté qu’il éprouve ce soir-là. Sa femme paraît encore jeune : elle sourit aimablement à ces messieurs. Le fils aîné est marié et habite la même maison ; la bru est entourée de trois jolis marmots. Deux autres gars vigoureux, encore garçons, font auprès de leur père leur éducation agricole. Trois jeunes filles ont fini depuis peu leurs études à l’académie de Ste-Agathe : ce sont elles qui ont présidé tout-à-l’heure aux préparatifs pour la réception du soir ; une de leurs sœurs, la plus jeune, est partie depuis six mois, pour faire son noviciat chez les Religieuses de Ste-Anne. Rares sont les familles canadiennes qui ne donnent pas à l’Église un ou plusieurs enfants. Quant à la fille aînée, superbe brune au regard intelligent et expressif, elle se fait un devoir et une joie de présenter aux visiteurs son ami. un garçon du voisinage, un habitant lui aussi, et qui s’est endimanché pour venir voir sa blonde… ; qu’importe si elle est brune, puisque le terme est consacré ?

Paul Demers, dans ses diverses rencontres, a déjà noté les contrastes qui existent entre filles et garçons, dans la classe laborieuse du Canada, tant à la ville qu’à la campagne. Dès le jour de son arrivée à Montréal, il a été frappé de l’air de distinction du monde féminin, sur la rue Ste-Catherine : généralement plus petites de taille que les Françaises, mais bien prises, les Canadiennes ont les traits particulièrement fins, et surtout le regard plein de feu. Les échantillons qu’il a pu apercevoir depuis, et qu’il contemple, ce soir, confirment ses impressions premières : « Ces gaillardes-là, se dit-il, sont joliment troussées : rien d’étonnant que les garçons en soient vite amoureux. » Paul Demers sait, de par ailleurs, que les jeunes filles du Canada sortent, assez instruites, des Écoles ou Couvents où se fait leur éducation. La gent masculine du monde des travaillants est moins favorisée au point de vue de la culture intellectuelle : cérébralement moins précoce que les filles, les garçons quittent l’école au moment où ils en profiteraient ; les familles sont nombreuses, l’adolescent doit gagner sa vie et celle des plus jeunes frères ou sœurs.

À quoi bon insister, puisque les blondes s’accommodent de ces cavaliers d’allure un peu épaisse, mais foncièrement bons ? S’ils savent sacrifier leur amour-propre, leur éducation s’achèvera sous le magistère insinuant de leurs promises qui leur apprendront les belles manières. La femme obéit à l’homme, c’est entendu ; mais elle se réserve souvent de l’éduquer et de lui donner d’utiles conseils. L’histoire renferme mille et mille exemples du raffinement que l’homme doit à sa compagne.

La famille Boivert est un microcosme où tout le Canada se trouve en raccourci. Pendant que ces traits de mœurs sont enregistrés au passage par notre Européen, et cela en beaucoup moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire, les hommes s’installent sur la galerie centrale, tandis que les femmes vont disposer, sur un reluisant plateau, verres et bouteilles : vin sucré, vin sec, scotch, whisky, ginger-ale, ce sera au choix. La prohibition des spiritueux n’est pas faite pour la Province québecquoise. En attendant, le pot de tabac canayen et les cigares circulent devant les fumeurs. Dans la France de jadis, les bons campagnards ne recevaient jamais personne sous leur toit sans exercer une hospitalité généreuse, quelle que fût l’heure du jour ou de la nuit : il fallait manger et boire ; la ménagère cherchait dans ses armoires ce qu’il y avait de meilleur, tandis que le chef de famille allait fouiller dans sa réserve de vieilles bouteilles, pour en trouver une qui lui fît honneur. La Nouvelle-France n’a pas encore perdu ces charmantes traditions.

 

Quand tout le monde, fut installé sur les chaises berceuses, après avoir vidé un bon verre « à la santé des deux Frances », pipes et cigares s’allumèrent, et la conversation s’engagea en un style caractéristique dont Paul Demers avait remarqué quelques tournures, dans l’armée canadienne, au cours de la guerre : « Comment aimez-vous ça le Canada ? demanda le père Boivert au jeune Français ; par icitte, il nous fait plaisir d’avoir des nouvelles directes de là-bas. Des garçons comme vous, Monsieur Demers, c’est ben smart ; paraît que vous avez beaucoup étudié et que vous faites un voyage pour connaître les Canayens. Nous n’avons pas le parler français comme vous autres, qui sortez des écoles ; nos enfants pourraient même nous donner des leçons ; mais voyez-vous, dans notre jeune temps, on tenait plus souvent la hache ou la charrue que le porte-plume. À part ça, on se comprend tout de même avec ceux qui s’en viennent de l’autre bord. »

C’est l’antienne préliminaire de tous les gens du peuple qui s’adressent pour la première fois à un Français de la vieille France : ils s’excusent par avance des expressions qu’ils croient fautives, et qui sont souvent si pittoresques, même dans les anglicismes inévitables chez un peuple qui coudoie, depuis trois siècles, les fils de la blonde Albion. Paul Demers, pour rassurer le brave homme, lui fit remarquer que les Flamands, dans son pays de naissance, ne parlent que rarement français entre eux, et qu’il en est ainsi dans une bonne moitié de la France. Quant aux provinces qui n’ont pas d’idiome spécial, le bon peuple se crée un français qui est savoureux, sans être académique : « Parlez-moi votre canayen, Monsieur Boivert, ajouta le jeune homme. Je l’ai entendu avec plaisir parmi vos soldats durant la guerre. »

— « Ça a du bon sens, reprit le cultivateur… Ah ! la guerre, ça me fait encore frémir, après tout ce que j’ai lu dans les gazettes et tout ce qu’ont raconté nos braves soldats. Moi, je n’avais pas de fils en condition d’y aller, mais j’ai éprouvé ben de la peine quand j’ai su que l’ennemi remportait des victoires et marchait sur Paris. Par icitte, on en entendait quelques-uns qui disaient que la France était trop coupable, qu’elle avait chassé ces religieux, et qu’elle devait disparaître ! Voyez-vous Monsieur Demers, moi qui ne sacre jamais j’ai envoyé chez le diable tous ces maudits qui me blessaient le cœur. C’étaient pas des vrais Canayens qui auraient parlé comme ça, vaindienne ! Si, nous autres, on n’a jamais voulu être complètement anglais c’est pas pour devenir allemands. »

— « Cher Monsieur Boivert, répondit Paul Demers, la politique antireligieuse fait un mal incalculable à la France ; nous sommes une poignée de bons catholiques qui luttons contre l’indifférence et l’impiété, tout comme vous êtes ici trois millions de Canadiens-Français qui résistez à cent millions de protestants ou juifs répandus dans l’Amérique du Nord. Voilà pourquoi les malveillants ont beau jeu pour déblatérer contre nous. Néanmoins, il faut rendre justice aux qualités militaires de la grande majorité de mes compatriotes : chrétiens de nom ou de fait, ils se sont battus comme des lions, en étroite union avec les vôtres. »

— « C’est correct ! ajouta aussitôt ce paysan dont l’âme était si droite. Le grand mal a été que nos braves enfants ne sont pas restés libres de s’engager dans les rangs français, de former des bataillons à part ; ils ont été contraints de s’enrôler parmi des troupes d’une autre race. Je suis pas ben instruit, mais j’ai ben compris ça, Monsieur Demers. Enfin, on a eu ben de la misère ! »

IV


Pendant le début de cet entretien, le couple des amoureux, Mlle Boivert et son ami, blottis d’abord à l’écart, s’étaient approchés pour mieux entendre ; Paul Demers contemplait discrètement ces deux physionomies heureuses ; de temps à autre, le jeune paysan et sa blonde échangeaient quelques réflexions en se tutoyant. Le Parisien, si courtois, avait été d’abord choqué de cette intimité de langage qui n’est admise qu’entre époux, et encore dans les familles bourgeoises ou populaires, de l’autre côté de l’Océan. Mais il avait vite compris que les conventions de politesse ou de respect sont variables d’une province à l’autre, même dans la mère-patrie ; à plus forte raison d’un continent à l’autre. Les Anglais ne tutoient que Dieu, et disent vous, même aux enfants ; procédés analogues en langue allemande, où le respect envers les humains se traduit par la troisième personne du pluriel. Enfin, chacun sait que le vous était inconnu aux Grecs et aux Latins.

Après avoir absorbé un second verre, la société reprit sa causerie sur un autre thème que celui de la guerre mondiale.

« Monsieur Demers, dit Madame Roméo Boivert, ne redoutez-vous pas la rigueur de nos hivers canadiens ? En France, vous avez un climat plus tempéré. » — « Du moins dans certaines régions, reprit le jeune homme ; chez nous, on trouve un peu de tous les climats, depuis les neiges éternelles sur les Alpes et les Pyrénées, jusqu’au perpétuel printemps sur la Côte d’Azur. Mais, ce que je suis venu chercher ici, après consultation des médecins, c’est précisément le froid, un froid sec, tel qu’on n’en connaît pas dans nos contrées ; l’organisme humain est si bizarre ! Il y a des malades du Canada qui trouvent la santé en France ; c’est l’inverse qui m’a été conseillé. Sans être médecin, je crois que le corps est comme une plante qui gagne souvent à changer d’air et de milieu. Plaisanterie à part, voyez un peu ce qui se passe dans le règne végétal. L’Amérique du Nord a déjà sauvé la plupart de nos vignobles en nous fournissant des ceps vigoureux qui, mis en terre française, ont pris solidement racine et ont servi de support aux greffes fécondes, indemnisées contre les microbes répandus chez nous.

« Nos agriculteurs de France, d’une province à l’autre, pratiquent des échanges analogues pour les céréales destinées à l’ensemencement : une terre nouvelle fortifie les germes, quels qu’ils soient, tandis que la graine confiée indéfiniment au même sol ne produit que des plantes rabougries : la vie s’abâtardit, s’étiole, si le champ de culture ne varie pas. Quoique ces théories soient applicables à l’espèce, à la race, plutôt qu’à l’individu, j’espère que la transplantation de ma personne donnera de sérieuses améliorations à mes voies respiratoires, empoisonnées par les gaz délétères. Si mes forces reviennent, je verrai là une indication pour ma carrière agricole ; je me livrerai à une série d’expériences pour doter mon pays de plants nouveaux, choisis au Canada, qu’il s’agisse d’arbustes ou d’arbres géants. Je n’attends que l’occasion favorable pour faire analyser chimiquement vos divers terrains et pour comparer ces éléments à ceux du sol français. Divers arbres européens, apportés ici par les premiers colons, s’y sont vite acclimatés et demeurent encore robustes. Pourquoi ne pas renouveler la tentative en sens inverse, par voie de retour ? »

— « Savez-vous, Monsieur Demers, interrompit Charles-Édouard Desautels, que vous nous donnez de lumineux aperçus sur les effets de la transplantation ? À l’appui de cette thèse, je pourrais citer les résultats magnifiques, récemment constatés sur mes terres, d’une plante de tabac apportée de Belgique : elle a pris ici des proportions que j’appellerais volontiers monstrueuses. Et que dire des plantes légumineuses ve- nues d’Europe ? Vous goûterez à nos fraises, à nos melons quand la saison sera venue. Je ne parle pas des arbres fruitiers empruntés à l’autre continent : leur productivité est légendaire. »

Paul Demers n’avait fait que développer ici, une fois de plus, quelques idées qui lui étaient chères, et qui entraient dans son plan de reconstitution agricole de la vieille patrie. Le père Roméo Boivert avait suivi cet exposé moins facilement que les Desautels ; néanmoins, ce brave cultivateur était loin d’être un routinier, et il avait été parmi les premiers à emboîter le pas derrière ses intelligents et riches voisins. Il voulut dire son mot, lui aussi, sur un problème d’ordre plus général qui intéresse la terre canadienne.

« Vous êtes des savants, Messieurs, s’exclama-t-il en rallumant sa pipe. Tant qu’à moi, j’ai cru longtemps que les écoles d’agriculture ne racontaient que des menteries, et nous préparaient des paysans bourgeois qui iraient labourer en manchettes et en col empesé. Mais j’en suis revenu et je vois que la science sert à quelque chose, même pour faire pousser le blé et les légumes. Assurément, les livres ne peuvent pas faire, pas en tout, que le temps sec devienne mouilleux quand la pluie fait défaut, mais les inventeurs nous ont donné des machines qui remplacent la main-d’œuvre, introuvable ou hors de prix pour les habitants.

« Et puis, vous autres les savants, qui savez parler et écrire dans les gazettes, faites donc comprendre à tous les Gas canadiens qu’ils ont tort d’abandonner leurs terres pour aller se perdre en ville ou aux États. Les usines ont donné de beaux salaires pendant que les gouvernements faisaient fabriquer des munitions pour tuer le monde ; mais on ne jettera pas toujours les piastres à poignée ; ça diminue et ça diminuera encore. Tout vient de la terre ; les patates ne poussent pas sur la traque des petits chars, à travers les rues bien pavées. Les habitants auront le dernier mot. »

Cette philosophie sociale était ce qu’on avait entendu de plus élevé dans cette réunion sur la galerie. Il était tard ; les visiteurs prirent congé ; l’amoureux embrassa sa blonde, et il accompagna ces messieurs jusqu’au croisement des chemins où il se dirigea vers sa demeure.

V


Les jours passaient vite, et les semaines aussi à Ste-Agathe. Chaque dimanche, les Desautels se partageaient entre les différentes messes ; Ste-Agathe, pays de villégiature, fournit à l’église assez de paroissiens, durant la belle saison, pour justifier une série de messes comme dans les grandes villes.

Dès les premiers jours, Paul Demers n’avait pas manqué de faire une visite à Monsieur le Curé. C’était un prêtre de haute distinction ; dans les milieux ecclésiastiques, son nom avait circulé à plusieurs reprises parmi ceux qu’on désignait pour l’épiscopat. Il avait fait plusieurs voyages en Europe, et il se tenait au courant des affaires de France, surtout des affaires religieuses ; il avait vite reconnu, en Monsieur Demers, un de ces jeunes champions de la cause catholique qui sont toujours à la peine, sinon à l’honneur, dans la nation qui s’est appelée longtemps « la fille aînée de l’Église. »

« Vous trouverez à Montréal, avait-il dit au jeune homme, presque toutes les organisations et les œuvres religieuses qui existent à Paris : syndicats, mutualités, Jeunesse Catholique, Sociétés de St-Vincent de Paul, et autres associations locales conformes à nos besoins, qui sont nombreux. Car, avait-il ajouté, si notre peuple conserve encore sa Foi intacte, sa morale est attaquée. Il faut surveiller nos avant-postes. L’ennemi nous guette. À l’occasion, Monsieur Demers, vous pourrez collaborer à nos œuvres de défense, puisque vous allez être des nôtres pour longtemps ; si ce n’est pas trop égoïste, nous souhaitons, nous, que ce soit pour toujours. Quoi qu’il en soit, les Desautels sont mes meilleurs amis ; je me permets de vous considérer comme faisant partie dorénavant de cette chrétienne famille. »

Le distingué pasteur disait vrai : Paul Demers se sentait si choyé, si entouré, qu’il ne s’était jamais cru, au même degré, l’enfant de la maison ; il revivait les jours où il se trouvait jadis parmi les siens, à Dunkerque. Sa santé s’améliorait à vue d’œil ; ses joues pâles reprenaient du sang. Chaque fois qu’il semblait triste, Mademoiselle Yvonne, devenue comme son ange gardien, restait fidèle aux promesses faites sur le lac et inventait toujours quelque nouveau stratagème, pour le distraire et l’obliger à sortir de ses trop profondes méditations. Le soir du 23 juin, veille de la fête de St-Jean-Baptiste, patron des Canadiens-Français, elle n’avait pas voulu être accompagnée par d’autres que par Monsieur Paul, pour aller voir les divers feux de joie dont la tradition s’est perpétuée au Canada comme en France ; le lendemain matin, Monsieur Paul, en ouvrant sa fenêtre, avait aperçu un faisceau de drapeaux tricolores mêlant leurs plis à ceux de l’oriflamme fleurdelisée. Le 14 juillet il avait été réveillé aux accents de la Marseillaise. Cet été semblait promettre des jours radieux pour le cœur si profondément sensible du jeune malade. On était pourtant à la veille d’un incident qui allait créer le plus cruel malentendu.

Un dimanche, au moment où une partie de la famille se préparait à partir pour la Grand’Messe de 11 heures, alors qu’un premier groupe revenait de la Messe précédente, une automobile de grand luxe faisait son entrée dans la vaste cour du manoir Desautels. C’était Héliane de Bellefeuille, qui tenait le volant avec une assurance magistrale ; à côté d’elle, sa jeune sœur Françoise.

Paul Demers, Robert Desautels avec sa femme et ses trois sœurs, étaient du nombre de ceux qui partaient pour l’église ; la fringante automobiliste sauta prestement à terre : « Bonjour, Madame, bonjour, Mesdemoiselles, bonjour, Monsieur Robert, bonjour, Monsieur Demers, s’écria-t-elle, les mains tendues, distribuant de vigoureux shake-hand avec cette allure garçonnière qu’elle affectait, quand elle se sentait investie du rôle de chauffeur. Vous allez sans doute remplir votre devoir dominical ? »

— « À votre service, Mesdemoiselles, répondit Robert. Quel hasard de vous voir ici ! »

— « Nous sommes en excursion et nous devons prendre, dans la soirée, quatre autres voyageurs qui nous ont donné rendez-vous. Mais nous ne voulons pas vous retarder. Nous allons vous accompagner à l’église ; nous venions simplement vous saluer et passer une heure avec vous dans l’après-midi, après avoir dîné chez les amis qui nous attendent. »

« Peste soit des importuns, dit tout bas Yvonne Desautels à ses sœurs ; cette fille va sans doute nous amener une singulière suite après dîner ! Quelle engeance, ô ciel, que cette race de Bellefeuille, trop voisins de chez nous à Montréal ! »

Pendant qu’on cheminait vers l’église, où le son joyeux des cloches appelait les fidèles, Françoise de Bellefeuille avait pris la main de sa petite amie Bébé Desautels et marchait avec elle en avant : la jeunesse ne voit pas tous les dessous des relations mondaines ; elle croit encore aux amitiés sincères. Yvonne se rendait compte du manège auquel venait se livrer la sémillante Montréalaise. Effectivement, Héliane s’était écartée du groupe des femmes ; elle recherchait toujours la compagnie des hommes, et, parmi ces hommes, il s’en trouvait un qu’elle s’ingéniait à accaparer ; il était de toute évidence que depuis la rencontre fortuite sur l’Empress of France, cette fille, au cœur facilement inflammable, se sentait attirée vers le jeune Français dont les belles manières l’avaient conquise. Elle n’en était pas à son coup d’essai : dans l’entourage immédiat de sa famille, les malins faisaient gorge chaude de ses aventures sentimentales, qui ne se comptaient déjà plus ; elle connaissait même l’art de se faire courtiser par plusieurs soupirants à la fois, de les opposer l’un à l’autre, de faire naître et d’entretenir de violentes jalousies ; c’était le flirt savant. Elle éprouvait surtout une joie savoureuse, quand elle rencontrait quelque rivale de ses volages amours : faire dévier un cœur d’homme, le ravir à la jeune fille honnête qui songeait au mariage, c’était pour elle une satisfaction qui alimentait son immense orgueil.

VI


Héliane pressentait déjà, mieux que personne, la parité de goûts et de conditions qui pourrait rapprocher Paul Demers d’Yvonne Desautels. Sa première visite à Montréal, sa randonnée à Ste-Agathe par ce beau dimanche d’été, tout cela, dans sa tête féconde en stratagèmes, n’était que le prélude d’un siège en règle autour du beau jeune homme venu de France.

« Vous devez vous ennuyer quelque peu, Monsieur Demers, dans cette campagne reculée, dit-elle avec désinvolture ; nos amis Désautels, j’en suis convaincue, se sont ingéniés à vous rendre ce premier séjour agréable ; mais nous pourrions unir nos efforts pour vous créer quelques utiles diversions. Je vous parlerai tout-à-l’heure d’un projet que j’ai en tête depuis une semaine. Car, voyez-vous, ma famille voudrait bien aussi jouir un peu de votre présence. »

Elle affectait de ne pas sentir toute l’inconvenance que renfermaient ces propos : cela revenait à dire : « La maison Desautels est trop sage pour vos vingt-six ans ; goûtez un peu aux folies qui sont bien connues dans la société qui est la mienne. »

Yvonne avait tout entendu ; elle marchait à l’écart, avec ses sœurs et à côté de sa belle-sœur, sa confidente préférée : « Allez-y d’une pointe contre nous, Mademoiselle Héliane, et d’un assaut conquérant sur notre grand ami ; voilà qui est dans vos méthodes stratégiques !… »

Cette réflexion de la jeune fille ne fut pas entendue hors de son voisinage immédiat.

Peu s’en fallut qu’on arrivât en retard à la Grand’Messe : l’Aspersion était commencée lorsque la pieuse famille, contrairement à ses habitudes, fit son entrée dans le lieu saint. Combien la toilette criarde d’Héliane détonnait dans ce groupe modeste et recueilli ! En jupe trotteur, très écourtée par en haut et par en bas, les bras totalement nus, contrairement aux avis réitérés des Évêques, la mondaine défila parmi les assistants, choisit une place bien en évidence, et regarda de tous côtés pour voir si elle serait vue par le plus grand nombre. Plusieurs amis des Desautels, qui se trouvaient dans les bancs les plus rapprochés, s’étonnaient que cette amazone fût en telle compagnie. La pétillante fille ne péchait pas par excès de dévotion ; machinalement, elle tira un chapelet de son sac-à-main et le passa à son bras, pour se donner un air de religion ; mais, en même temps, elle sortait un éventail qu’elle se mit à agiter avec sans-gêne ; pour elle, le Saint Sacrifice ne différait guère d’une représentation théâtrale.

Au Kyrie, elle s’assit et croisa les jambes sans plus de façon ; elle traitait l’église comme tous les autres lieux, en pays conquis. Elle se retournait constamment, dévisageait ses voisins, et surtout Paul Demers, qui, sans y prendre garde, suivait la Messe avec recueillement, les yeux fixés sur son paroissien. Yvonne ne pouvait se mettre en prières, à la vue de cette tête empanachée qui tournait ainsi qu’une girouette ; elle en était humiliée pour sa famille, dont les relations normales étaient toujours dans une société de choix.

Enfin, l’Office se poursuivit, sans que les lèvres vermillonnées de la mondaine parussent articuler aucune formule pieuse ; c’est tout juste si elle daigna s’incliner à l’Élévation. Bien vite, elle se sentit lasse de cette contrainte et ne sembla préoccupée que de la présence de Paul Demers, vers qui elle se tournait plus obstinément. Type caractéristique de ces femmes prétendues catholiques, qui n’offrent au Saint des saints que leur papillonnage habituel et veulent remporter, au pied du Tabernacle, les mêmes succès que dans les salons et dans les salles de bal.

Ce fut un soupir de soulagement pour toute la famille lorsque, la messe terminée, on se retrouva sur le perron de l’église où Héliane prit congé avec sa jeune sœur, pour retourner avec ses semblables. Mais l’épreuve n’était qu’interrompue ; l’automobile laissée au manoir confirmait la visite annoncée pour l’après-midi.

« Eh bien, s’exclama Yvonne enfin libérée de cette dure contrainte, que dites-vous de cette équipée ? Voilà qui nous promet des visites assidues. Si cette flambante donzelle trouve si facilement le chemin de notre maison de campagne, que sera-ce à Montréal l’hiver prochain ? Cette amitié inattendue nous réserve de beaux jours !

— Que veux-tu qu’on y fasse, ma mignonne, répliqua Robert ; en revoyant mes comptes, l’autre jour, je me suis aperçu que la lignée des Bellefeuille figure parmi nos meilleurs clients dans la fourrure.

— Alors, il faut sacrifier aux affaires le bon renom de notre famille !

— Non, petite sœur, mais il y a moyen de faire garder à ces gens-là les distances respectueuses, sans les repousser brutalement.

— Mais voyons, Robert, que penses-tu du scandale donné aujourd’hui en pleine église ?

— Je le déplore, sœur chérie, pour le moins autant que toi ; mais c’est un coup de surprise qui n’est pas pour se renouveler ; la paroisse, qui nous connaît, verra bien que nous avons subi plus qu’approuvé les allures tapageuses de cette fille, émancipée de nos bonnes traditions.

— C’est égal ! Pour une fois, mon Robert, nous ne sommes plus d’accord, et cela, sur un point qui me semble capital. Plus d’une fois, tu as expédié, sans y mettre les formes, des clients qui valaient infiniment mieux que ceux-là.

— Il faut réfléchir, ma douce petite Yvonne, que ceux-là ne sont pas des clients isolés, et que leur retraite entraînerait de nombreuses défections dans le monde du grand luxe. En matière commerciale, nous ne devons pas, sans doute, nous acoquiner avec la canaille ; mais les maisons canadiennes-françaises auront besoin, longtemps encore, des dollars du camp adverse, plus ou moins anglicisé.

— Puisqu’il en est ainsi, mon frère, restons chacun sur notre position et n’en parlons plus.

— Tu me fais de la peine, bien-aimée petite sœur ; pour tout l’or du monde je ne voudrais le moindre dissentiment entre nous. Dès la prochaine occasion, nous irons en parler ensemble à un Père de l’Immaculée Conception, notre paroisse de Montréal. S’il condamne ma manière de voir, je te promets de suivre scrupuleusement ses directives. L’entente familiale est un trésor moral infiniment supérieur à toute la fortune matérielle. »

Pour la première fois, comme l’avait dit Yvonne, une querelle surgissait entre ces deux cœurs si unis. Robert, si jovial de coutume, avec son langage et ses plaisanteries empruntées au vocabulaire des tranchées, venait de parler sérieusement tendrement ; il se faisait tout petit devant ce cœur blessé, sachant bien, sans le dire, les vrais sentiments qui envenimaient le débat.

Yvonne, longtemps retenue par ses hésitations entre le monde et le couvent, avait senti, depuis peu, son cœur libre d’aimer ; et ses premières inclinations la portaient, à son insu, vers le jeune Français dont la situation offrait de frappantes analogies avec la sienne. C’étaient deux âmes pures et candides qui se recherchaient innocemment, sans pouvoir encore envisager un rapprochement définitif. L’idylle était inaugurée depuis peu, sous une forme délicieuse, sur les lacs, à travers la verdure. Mais voilà, que, tout-à-coup, ces premiers contacts se révélaient puissants, fascinateurs.

On ne joue pas avec l’amour, surtout quand on manque d’expérience ; Yvonne, Paul, deux âmes nées d’hier à la vie sentimentale ! Lui, entraîné jusqu’ici, avec toutes ses activités, dans le courant formidable de la guerre, et, entre temps, penché sur ses livres. Elle, livrée sans réserve, jusqu’à ce jour, à la méditation des choses divines et à l’affection des siens. Spontanément, l’étincelle avait jailli, et qui pouvait prévoir les suites de ces tendresses, devenues impérieuses en si peu de temps ?

Robert n’était donc pas dupe de ce violent accès d’indignation vertueuse chez sa sœur : la pauvre enfant était sincère jusque dans ses exagérations, mais un lambeau de vérité, dans ses raisonnements, prenait des proportions capables de lui voiler toutes les bonnes raisons que lui opposait son frère ; quiconque lui eût dit, dans cette crise, que l’amour la rendait jalouse, aurait provoqué son indignation et son mépris. Toute jeune fille est pénétrée d’une pudeur qui enveloppe sa sensibilité, non seulement physique mais morale ; la passion la plus noble, à l’état naissant, se dissimule dans les replis mystérieux de l’âme féminine ; une âme encore vierge devient incapable de confesser ce penchant, même dans le secret de sa propre conscience. C’est en ce sens que des misogynes, généralisant un cas exceptionnel dans l’évolution de cet être parfois insondable, ont pu soutenir avec quelque vraisemblance qu’une femme ment, lors même qu’elle croit dire la vérité.

Au demeurant, cette auto-suggestion n’est pas l’apanage exclusif du sexe faible, dont la dissimulation est parfois la seule arme défensive ; un aveu pénible produit la même hallucination chez l’homme ; on se figure volontiers qu’on est véridique, lorsqu’il est avantageux de décorer du nom de vérité le plus évident des mensonges. Rien de plus aisé que de se tromper soi-même. Là, comme ailleurs, les hommes sont femmes plus qu’ils ne pensent.

Quoi qu’il en soit, Yvonne détestait déjà Héliane instinctivement, avant d’avoir connu M. Demers ; mais à cette heure, son aversion se fortifiait de toute l’intensité de sa jalousie ; ce qu’elle abhorrait dans cette jeune fille, c’était beaucoup moins la mondaine évaporée que la rivale. Le supplice ne faisait du reste que commencer ; ce jour néfaste lui réservait de bien plus cruelles surprises…

 

Il est deux heures de l’après-midi : les aboiements des chiens signifient sans doute l’approche de la détestable visiteuse ; si encore elle était seule avec sa jeune sœur ! mais non ! On entend des voix d’hommes qui se mêlent au rire bruyant de l’extravagante ; bientôt, le groupe apparaît : quatre vigoureux garçons, bien découplés, encadrent Héliane et Françoise ; ils prennent une attitude froidement correcte en apercevant Charles-Auguste, Henri et Robert Desautels qui viennent à leur rencontre. Yvonne voudrait bien s’enfuir ; il lui serait si facile de prétexter une migraine ! Elle préfère subir cette pénible entrevue pour savourer son antipathie. Elle veut assister au manège de l’intruse autour du jeune Français !

Ce n’est pas qu’elle doute des dispositions de Paul Demers en l’occurrence : il lui est déjà trop connu pour qu’elle soupçonne chez lui moindre connivence avec cette aventurière. Mais peut-être ressent-il quelque secret désir de frayer avec la société brillante de Montréal ? N’est-ce pas monotone, une famille uniformément rangée, ne rêvant que de plaisirs calmes à la campagne ? Malgré ses études, le jeune homme a été mêlé à l’élite parisienne, là-bas, dans sa patrie. La transition ne lui a-t-elle pas semblé trop brusque ?

Un cœur récemment épris se perd ainsi en mille suppositions qui le torturent ; à vrai dire, Yvonne n’aimait pas Paul Demers depuis quelques semaines, mais depuis que son frère Robert l’avait connu au front. Tant de détails fournis sur ce jeune homme dans la correspondance du combattant canadien, tant de groupes photographiques de poilus où le courageux agent de liaison figurait toujours, la jeune fille avait collectionné tout cela, affectueusement, pieusement. L’arrivée du grand ami n’était que la continuation logique d’une entente plus que cordiale, entre ces deux cœurs qui s’étaient compris sans se le dire. Car Paul Demers était conquis, de son côté, par la grâce incomparable d’Yvonne, par sa candeur, par sa délicatesse ; et il gémissait d’autant plus sur l’incertitude où le plongeait sa constitution physique. Ses premiers doutes sur le passé sentimental de la jeune Canadienne étaient dissipés ; néanmoins, ne causerait-il pas un grave tort à quelque compatriote de cette admirable enfant, s’il faisait naître en elle le moindre espoir, même au cas où il se sentirait pleinement rétabli après un an ou deux de cette cure salutaire ? Les familles du voisinage, à Montréal, n’avaient-elles pas en réserve des jeunes gens qui escomptaient de prochaines présentations ?

Toutes ces pensées avaient obsédé la conscience de Paul Demers, depuis les déclarations discrètes dont le sens ne lui avait nullement échappé. Il ne voulait à aucun prix avoir l’air d’un ravisseur ; il ne voulait supplanter qui que ce fût, dans ce pays pleinement autonome. La Nouvelle-France, à ses yeux, était plutôt une France ancienne, ayant conservé les mœurs des siècles passés. Sans être là un étranger, il sentait profondément les droits acquis par les cousins du Nouveau-Monde. Après un abandon politique qui date de trois siècles, se disait-il, nous, Français d’Europe, nous n’avons pas le droit de venir parader ici en conquistadors. Nos missionnaires, il est vrai, ont évangélisé sans aucune interruption les régions les plus ingrates de ce vaste pays ; néanmoins, ce n’est pas une raison suffisante, pour que les derniers immigrants venus de France se posent en concurrents de la race qui a peiné, souffert, afin d’établir sur ces rives une brillante civilisation, un état économique déjà si prospère. Nous devons avoir le sentiment de nos anciennes défaites.

Mais précisément, grâce à ces dispositions, harmonieusement adaptées aux réalités historiques, le jeune Européen allait s’attirer les plus cordiales sympathies dans les milieux canadiens-français. Il était trop patriote pour ne pas aimer en ce pays la survivance de sa propre civilisation, il était trop intelligent pour afficher un chauvinisme exclusif qui n’était pas son fait, et qui aurait établi une barrière morale entre la grande famille du Canada et lui, dernier-venu dans cette vieille parenté. Son cas était celui de tous les Français de France qui ne veulent pas s’isoler en une colonie particulariste, sur les bords du St-Laurent : selon la parole d’un professeur judicieux, transplanté de Paris à Montréal, la modestie, surtout pour les immigrants de marque, n’est pas seulement une vertu chrétienne, mais une disposition, éminemment sociale.

VII


Yvonne Desautels ne pouvait pas soupçonner ces intimes réflexions du grand ami, ni son débordant amour pour elle, lorsqu’elle s’assit dans un coin du grand salon où les visiteurs avaient pris place ; elle rageait, rongeant son frein en silence.


Mais quoi ?… Est-ce un rêve, une hallucination due au vertige de cette envolée ? Aux premiers rangs des spectateurs, Paul Demers aperçoit Yvonne, puis Robert avec sa femme, et enfin Aurore, Bébé…

Un des quatre acolytes d’Héliane de Bellefeuille parlait à peine français. Paul Demers, avec son obligeance habituelle, s’était assis à côté de lui et avait lié conversation en anglais : le Parisien s’exprimait avec une aisance, une distinction qu’on eût dit londonienne, et qui contrastait avec le ton nasillard et la prononciation précipitée qui caractérisent le parler américain.

Deux heures interminables s’écoulèrent à dire ces mille insignifiances par quoi débute une conversation, entre gens qui ne se connaissent pas. Vers quatre heures, le thé fut servi, avec des gâteaux à profusion ; la gracieuse Françoise de Bellefeuille voulut prêter main-forte à sa petite amie, Bébé Desautels, pour faire circuler les friandises à travers les groupes. « Quel malheur, pensait Yvonne, que cette délicieuse Françoise soit à si mauvaise école ! Sa sœur lui offre le spectacle de ses flirts impudents avec ces « Canadiens dégénérés. »

Cependant Héliane trouvait qu’elle ne faisait pas suffisamment sensation, malgré sa nouvelle toilette, plus insolente encore que celle du matin ; elle avait prévu tous les détails de cette visite, combiné tous ses plans pour éblouir « le beau Français ». Elle avait donc mis dans sa valise d’excursion un costume très déshabillé. Passablement dépitée par cet échec relatif, elle proposa qu’on fît un peu de musique et passa elle-même au piano, sans en demander l’autorisation ; elle se croyait toujours chez elle, quand elle avait son cortège masculin qui variait d’un jour à l’autre et même plusieurs fois le jour, comme ses toilettes. Ce n’est pas qu’elle eût des illusions sur les vrais sentiments de cette famille, d’Yvonne surtout, à son égard ; elle était remarquablement intelligente et ne manquait nullement de perspicacité ; mais, pour sauver la face, elle affectait la familiarité dont cette maison se montrait parcimonieuse pour les gens de son espèce.

Elle aperçut des extraits de deux opéras qui étaient restés sur le pupitre : Faust et Carmen. Avec une virtuosité de jeu qui dénotait de la pratique, elle chanta d’abord, en s’accompagnant, le morceau bien connu du troisième acte de Faust : « Il était un roi de Thulé… » Mais, pour rendre paroles et musique, dans ce passage, il faut avoir de l’âme ; or Héliane avait une vie trop extériorisée pour traduire les nuances d’une œuvre d’art ; sa voix avait de l’ampleur, de l’éclat ; elle conservait sa fermeté dans toute l’étendue du registre ; mais la force du timbre, la technique musicale, ne sont que des facteurs insuffisants pour faire vibrer un auditoire.

Elle montra un peu plus de personnalité quand elle attaqua un autre passage du même acte, où sa coquetterie pouvait se complaire :

« Ah ! je ris de me voir
Si belle en ce miroir !…
Est-ce toi, Marguerite ?
Réponds-moi, réponds vite !
— Non ! non ! Ce n’est plus toi !
Ce n’est plus ton visage !
C’est la fille d’un roi,
Qu’on salue au passage ! »

Elle termina par un morceau de Carmen qu’elle savait par cœur, et qui convenait pleinement à sa vie volage :

« L’amour est une oiseau rebelle
Que nul ne peut apprivoiser,
Et c’est bien en vain qu’on l’appelle
S’il lui convient de refuser.

L’amour est un enfant de Bohême.
Il n’a jamais connu de loi ;
Si tu ne m’aimes pas, je t’aime ;
Si je t’aime, prends garde à toi ! »

Ces derniers mots étaient pleins de sens dans le milieu où l’on se trouvait ; c’était comme une provocation dont Yvonne sentit l’insolence. Aussi bien, quand on l’invita à passer au piano, elle se levait déjà, comme mue par un ressort intérieur, pour donner la réplique. Elle avait suivi les cours du Conservatoire de Montréal et avait eu des maîtres de première valeur, parmi lesquels plusieurs Français ou Italiens. Son jeu était souple, sa voix douce, veloutée, mais prenante ; plusieurs fois avant cette joute musicale, Paul Demers l’avait entendue ; mais, sous le coup de l’émotion, elle allait se surpasser.

Avant tout, elle voulut répondre à la bravade de sa rivale détestée ; prenant l’Oratorio de Mendelssohn, Élie, elle fit entendre les malédictions du Prophète, suivies de celles de l’Ange :

« Dieu parle au cœur coupable
Car sa parole est un feu dévorant,
C’est le cours déchaîné du torrent,
Un glaive acéré, pénétrant

Ton juge inexorable
Te condamne aux châtiments ;
Pécheur coupable, pleure tes égarements,
Son courroux implacable
Te garde d’affreux tourments,
Tremble, pécheur coupable ! »

La voix de la jeune fille semblait déborder du courroux divin ; elle se fit plus pénétrante, plus vengeresse encore dans le couplet de l’Ange :

« Maudit, maudit, soit l’infidèle
Parjure à ma loi éternelle… »

Héliane ne manqua pas de comprendre que cette leçon était à son adresse ; à un moment donné, ses lèvres fines se plissaient et ses grands yeux noirs lançaient des éclairs de courroux ; mais, se ressaisissant, elle fit mine d’applaudir la finale du morceau. Cette finale n’était, du reste, qu’un prélude destiné à rabattre les prétentions de l’intruse ; il fallait humilier son immense orgueil plus directement, par une prise de possession hardie de la proie humaine qu’elle convoitait avec autant d’insolence que de maladresse ; Yvonne, reprenant le troisième acte de Faust, se sentit assez de courage pour déloger l’adversaire du terrain qu’elle croyait déjà occuper. D’une voix d’alto qu’on aurait presque pu croire masculine, elle chanta les déclarations du héros de Goethe :

« Ô nuit d’amour ! ciel radieux !
Ô douce flamme !
Le bonheur silencieux
Verse les cieux
Dans nos deux âmes. »

Puis, brusquant la transposition d’une octave, son organe prit un timbre ineffablement doux, qui s’amplifie dans son crescendo passionné ; c’était la réponse de Marguerite à Faust :

« Je veux t’aimer et te chérir !
Parle encore !
Je t’appartiens, je t’adore !
Pour toi je veux mourir ! »

Les doigts si fins tremblaient fiévreusement sur l’ivoire du clavier ; les modulations s’interrompaient en des soupirs suppliants ; tout un rêve planait au-dessus de ces harmonies ; le cœur de la jeune fille battait d’une violence terrible ; elle sentait ses artères gonflées à se rompre… Ses émotions se traduisirent enfin sur un mode plus adouci avec ces paroles de Marguerite :

« Si je vous suis chère,
Par votre amour, par ces aveux
Que je devais taire,
Cédez à ma prière !
Cédez à mes vœux ! »

Yvonne se leva, pâle et tremblante ; les événements se précipitaient avant leur développement normal. Sous le coup d’une morsure sanglante, elle n’avait pu contenir le trop-plein de son cœur. Sa vengeance lui faisait prendre position d’une manière décisive. La douce Yvonne d’hier ne se reconnaissait plus elle-même, et toute sa famille était dans une réelle stupéfaction. « Ces aveux qu’elle devait taire » venaient de sortir violemment des profondeurs de son âme ulcérée. Pouvait-elle laisser croire qu’elle était indifférente, alors que l’autre, la coureuse d’hommes, venait faire étalage de ses prétendus talents et d’une sensibilité souillée de sensualisme ? Qu’aurait pensé le grand ami si elle était restée muette, comme une petite fille bien sage, dans le coin du salon où elle s’était d’abord confinée ? Il fallait d’abord montrer que les vraies Canadiennes-Françaises ne s’en laissent pas imposer par les fausses Canadiennes égarées dans l’américanisme ; il fallait surtout édifier l’élu de son cœur en ripostant, coup pour coup, à la provocatrice. Sans doute, ce n’est pas dans le rôle de la jeune fille de déclarer la première son amour : elle doit attendre les confidences de l’homme qui l’enveloppe de sa tendresse. Mais, si les rôles étaient renversés, à qui la faute ? Les circonstances avaient commandé impérieusement, Yvonne avait obéi.

Tout le monde, dans le salon, eut conscience de l’éclatante victoire qu’elle venait de remporter. Et pourtant, l’imposture n’était qu’à demi vaincue. Malgré la gêne qui suivit ce duel à mort, Héliane releva la tête avec assurance. Sa vengeance était prête.

VIII


« Monsieur Demers, dit-elle en quittant sa place et en remettant ses gants pour partir, je vous ai annoncé ce matin que ma famille désire vous posséder chez nous à Montréal, ne fût-ce que pour deux ou trois jours. Nous ne voulons pas vous priver de votre cure d’air ; mais quelques distractions passagères ne sauraient vous nuire. Nous n’avons pas l’habitude, nous, de rester longtemps en dehors des grands centres, même au cours de l’été, et notre home reste ouvert pendant toutes les saisons. Nous avons passé quinze jours en Gaspésie et nous nous proposons d’aller faire un séjour dans la région des Grands-Lacs. Dans l’intervalle, nous avons voulu profiter des splendides fêtes qui vont se donner à Montréal et dont les journaux ont déjà parlé. Il doit y avoir un concours international d’hydro-avions qui suivront le St-Laurent depuis notre capital jusqu’à Sorel : plusieurs as français et américain sont déjà arrivés.

« Pour moi, je me propose de prendre la voie des airs pour la première fois de ma vie : plusieurs des grands oiseaux humains sont mis, en effet, à la disposition des amateurs. On nous promet des sensations extraordinaires, jusqu’au looping inclusivement ; on doit ressentir des impressions peu banales, quand on franchit la boucle et qu’on se trouve la tête en bas. »

— « Je connais ce sport aérien pour l’avoir pratiqué plusieurs fois durant la guerre, répondit le jeune homme ; sans que je fusse aviateur, mes fonctions m’ont permis de prendre place derrière les pilotes. Ma foi, je ne serais pas fâché de renouveler l’expérience. J’ai d’ailleurs plusieurs questions à régler au Consulat Général, où je n’ai pu me rendre à mon arrivée. Qu’en dis-tu Robert ? »

Paul Demers se tournait vers son ami, mais en même temps il cherchait des yeux Yvonne qui, à peine remise de son extraordinaire effort de tout-à-l’heure, écoutait ces propositions avec ahurissement. Était-ce donc une défaite ? Son audace aurait-elle déplu à celui qu’elle voulait définitivement conquérir ? Si elle n’eût craint de braver les convenances, elle eût calmé sa douleur, ses supplications, pour qu’un projet si fou à ses yeux ne fût même pas envisagé.

Comment ! il allait accepter l’hospitalité d’une semblable maison, et cela, après la scène déchirante qui venait d’avoir lieu ! Non ! ce n’était pas possible ! Qu’il eût des affaires à régler au Consulat, c’était tout naturel ; qu’il éprouvât le désir, à la rigueur, de se mêler aux prouesses aériennes connues durant la guerre, malgré le péril qui faisait frissonner sa petite Yvonne, passe encore ! Mais aller se mettre sous la haute protection d’une famille honnie, c’était inconcevable !

Ce qui est certain, c’est que le jeune homme, était en ces instants, trop bouleversé pour réfléchir. Paul Demers, qui exerçait d’habitude une maîtrise si parfaite sur ses nerfs, avait littéralement perdu la tête dans l’atmosphère de ce salon où s’était déroulé un drame si poignant. Ce qu’il voulait à cette heure, c’était s’éloigner, fuir, au moins pour une journée, afin de se trouver seul et de réfléchir sur les conséquences de son attitude, depuis son premier contact avec la famille Desautels.

« J’ai commis de graves imprudences, se disait-il intérieurement ; j’ai peut-être compromis l’avenir de cette candide jeune fille. J’ai crée des dissensions parmi les siens. Il ne fallait pas jouer ainsi avec le feu. Ma place était dans quelque hôtel tranquille, soit en ville, soit à la campagne. Je n’aurais pas suscité de semblables orages. »

Ici, ne perdons pas de vue la clé de l’énigme : Paul Demers, on le sait, ne voulait prendre aucun engagement sérieux avant les plus solides garanties de santé. Il n’avait pas eu encore l’occasion d’expliquer cela à la trop tendre Yvonne. Et maintenant, il était pris à la gorge sans avoir le temps de se retourner. Affolé par des perspectives incertaines, suspendu sur un abîme dont sa conscience timorée exagérait la profondeur, il s’accrochait inconsidérablement à la plus dangereuse branche de salut. « Cela vaut peut-être mieux, finit-il par se dire ; si l’invitation acceptée produit une rupture, ce sera pour le plus grand bien de cette enfant ; elle me taxera de félonie ; que m’importe d’être mal jugé par elle, si cela contribue à la détacher plus vite de moi ? »

Décidément, l’amour entame les jugements les plus robustes ; un vent de folie soufflait depuis quelques heures, dans ce salon surchauffé par une affluence insolite. Voulant en finir sans tarder avec cette situation intolérable, Paul Demers n’attendit même pas la réponse de son ami Robert : « Puisque l’occasion se présente, Mademoiselle, dit-il à Héliane, je suis disposé à prendre place, dès ce soir, dans votre automobile. Je demande cinq minutes pour mettre quelques effets dans ma valise. »

Héliane avait gagné la partie, elle pouvait du moins le croire. « Bravo ! s’écria-t-elle sur un ton de triomphe. En route pour Montréal ! »

TROISIÈME PARTIE

I


Nul n’est parfait parmi les humains : la jeunesse en particulier est sujette à des aveuglements auxquels n’échappent pas les natures les plus sages. L’amour est sans doute ce qu’il y a au monde de plus difficile à régler. Ramenée à ses justes proportions, la mésentente survenue entre Yvonne et Paul ne serait guère qu’une bagatelle : Robert Desautels ne peut se résoudre à se brouiller avec la société élégante de la ville, laquelle contribue à alimenter ses coffres-forts ; son ami n’a pas décliné aucune invitation qui arrivait à propos pour mettre son dossier personnel en règle, auprès du Consulat Général de France ; le jeune homme pourra profiter d’un concours international qui sera un intermède dans l’idylle où il a joué un rôle qui dépassait ses intentions. Il n’y a là, en aucune manière, une compromission avec les filles du demi-monde dont on vient de voir une comparse.

Mais l’amour, le terrible amour vise trop, du premier coup, à la possession exclusive ; l’ombre la plus ténue lui apparaît comme un nuage noir, chargé de foudre et de tempêtes : on se voit, on se fréquente, on s’aime, on s’adore ; mais étant donné qu’aucune fleur n’est sans épines, la piqûre la plus légère donne la sensation d’un coup de poignard. Il n’y a, du reste, que les amoureux candides qui en soient là ; à l’extrême opposé se rencontrent les blasés, les sceptiques, qui se moquent de tout et s’amusent sans conviction, le sourire aux lèvres, dans les menus incidents comme dans les catastrophes de la vie sentimentale. Il existe un juste milieu où l’on ne parvient qu’au prix de douloureuses expériences.

Yvonne et Paul faisaient l’apprentissage de la vie commune ; il y avait trop de vertu, trop de bon sens chez l’un et l’autre, pour qu’une bonne nuit de sommeil réparateur, avec la grasse matinée par surcroît, ne fît pas tomber une exaltation nerveuse due à un coup de surprise. Par ailleurs, le jeune Français s’était singulièrement exagéré son délabrement physique, déjà enrayé par les premières inhalations d’oxygène vivifiant à Ste-Agathe.

 

Dès le lendemain de l’échauffourée dont il se trouvait l’enjeu involontaire, il ne s’est pas attardé dans le riche castel de la rue Napoléon : alléguant des courses urgentes à travers la ville, il a promis de ne revenir que ce lundi soir, puisque le concours d’hydro-avions commencera seulement le mardi. Cette famille ne lui dit rien qui vaille, à l’exception seulement de l’innocente Françoise : père, mère, filles, garçons, tout le monde vit à sa guise, individuellement ; ce sont des êtres juxtaposés, sans union morale.

La première préoccupation de Paul a été d’aller prendre une consultation, chez un spécialiste à qui il est recommandé par un médecin de Paris : le Docteur David est professeur à la Faculté de Médecine de Montréal ; ex-interne des hôpitaux de France où il a séjourné trois ans, il a étudié à fond les maladies de l’appareil respiratoire. Il habite Outremont, le quartier riche du nord de la ville. Un coup de téléphone, et le jeune Français hèle un taxi pour arriver à temps, car le savant spécialiste doit partir de chez lui dans une heure ; c’est un homme fort occupé : time is money.

L’examen est minutieux : « Vous êtes un garçon bien charpenté, dit le Docteur ; voyons, respirez fort ! » Sur tous les points du dos, de la poitrine, la tête du savant s’applique ; il recourt à ses instruments d’auscultation… « Vous l’avez échappé belle, mon ami, dit-il, après un silence prolongé. Mes confrères de Paris ont eu mille fois raison de vous faire changer de climat. Les bacilles de Koch qui menaçaient de vous envahir, sur les échancrures profondes produites par les gaz boches, n’ont pas l’air de se complaire dans le Nouveau-Monde : ils ne s’acclimatent pas facilement dans vos deux soufflets pulmonaires, sur les hauteurs des Laurentides. Vous pouvez faire brûler un cierge d’action de grâces sur l’autel de la Patrie Canadienne, ou plutôt, puisque nous partageons les mêmes croyances, dans le sanctuaire du Saint ou de la Sainte que vous avez invoqué dans votre maladie, et qui vous a donné l’heureuse inspiration de venir chez nous. Mais, attention aux suites ! Je ne suis ni le Docteur Tant-Pis ni le Docteur Tant-Mieux. Je tâche de dire la vérité, et je vous déclare que vous êtes pour longtemps, très longtemps au Canada. Faites-vous à cette idée, brave jeune homme ! Il y va de votre complet rétablissement.

« Je découvre dans vos poumons, selon les termes de notre jargon scientifique, des râles ronflants et sibilants à l’avant et à l’arrière, comme dans une bronchite aiguë. Mais les cavernes sont en voie de cicatrisation très avancée. Mangez bien, dormez bien, ne faites pas d’effort musculaire ou cérébral exagéré ; menez pour un temps la vie végétative, et la bonne nature se chargera du reste ; nous, médecins, nous sommes là pour aider cette mère bienfaisante ; les médicaments qui guérissent le mieux sont ceux qui ne sortent pas des officines chimiques, mais qui sont éternellement fabriqués par le Médecin de là-haut !

« Quand vous aurez subi l’influence d’un premier hiver, nous vous examinerons à nouveau, mes collègues et moi : vous passerez par les rayons X et nous vous donnerons des assurances qui remplaceront les probabilités. En tout cas, je vous le répète : confiance, espoir ! Du moral, comme à la guerre ! Tenez, et les microbes déguerpiront pour toujours ! »

Ainsi s’exprima le Docteur David. Paul Demers le remercia avec effusion et sortit, ivre de joie. Toutes les idées noires de la veille s’envolaient une à une ; ces paroles rassurantes soulageaient son esprit d’un poids qui l’accablait depuis trop longtemps. Il comprit que la fièvre violente qui l’avait torturé la veille et lui avait donné le vertige, au point de lui faire broyer un cœur qu’il aimait, n’était que la résultante de longs mois passés dans la mélancolie : son âme emprisonnée avait brisé subitement toutes les barrières, y compris les liens les plus forts et les plus doux. Maintenant, le calme revenait ; l’obsession d’un sombre avenir n’était plus qu’un mauvais rêve ; il ne portait plus le joug odieux d’un condamné à mort ; il s’agissait de reprendre au plus vite l’autre joug adorable qu’il avait secoué dans un instant de délire : le joug de la vie qui est si léger quand on le porte à deux, par les sentiers fleuris des immortelles tendresses.

Le pieux jeune homme, revenant au centre de Montréal, se rendit aussitôt à la chapelle de Notre-Dame de Lourdes, près de l’église St-Jacques ; c’est dans ce sanctuaire qu’il voulait faire brûler le cierge de reconnaissance dont lui avait parlé le docteur. Il se mit à genoux, et son âme resta longtemps abîmée devant l’image de la Vierge ; un hymne d’action de grâces s’élevait des profondeurs de tout son être, hymne infiniment plus doux que les harmonies troublantes d’hier. Il ne priait pas seul : Yvonne était venue souvent s’agenouiller dans cet oratoire ; il tenait ce secret de sa propre bouche. Son ombre était là, il la sentait tout près de lui, et cette pensée ne le quittait plus !…

 

Que fait-elle donc là-haut, à Ste-Agathe depuis le départ précipité du grand ami ? Comment aura-t-elle supporté ce coup terrible, lui venant d’un être si cher ?…

II


Midi va bientôt sonner. Yvonne n’a pas la force de réaction d’une âme masculine. Elle se rend compte vaguement qu’elle a eu des torts, qu’elle a pris au tragique un fait qui s’explique peut-être par des causes dont elle n’a pu se rendre compte. Le cœur si noble de Paul était-il capable d’une volte-face qui serait, pour elle et sa famille, la pire des injures ?

La jeune fille s’est levée tard, après une nuit agitée ; elle se retrouve dans ce salon encore en désordre. Tout-à-coup, elle entend la sonnerie du téléphone et s’y précipite.

« Allô ! allô ! maison Desautels ? C’est un appel de longue distance ; on vous parle… »

— « Allô, fait une voix masculine bien connue ; c’est Paul Demers qui est à l’appareil.

— C’est bien vous, Monsieur Demers ?

— Oui Mademoiselle… »

Un silence accompagne ces premières paroles : le récepteur tremble entre les mains de la jeune fille. Mais elle craint qu’on lui coupe la communication.

« Allô ! Comment allez-vous ce matin, Monsieur Demers ?

— Beaucoup mieux qu’hier au soir. Mademoiselle Yvonne, oui, beaucoup mieux. Mais vous… j’ai hâte de savoir… Êtes-vous encore fatiguée ?

— Oh ! oui, beaucoup. Je vais mal, très mal.

— Écoutez, Mademoiselle Yvonne ! Je sors du sanctuaire de Notre-Dame de Lourdes. Je n’y était pas seul de corps… Vous y étiez par toute votre âme, j’ai prié avec vous, j’ai rendu grâces avec vous ! Car, sachez-le, j’ai d’excellentes nouvelles à vous annoncer… J’ai été méchant, bien méchant hier, malgré moi ; vous saurez tout, je vous le promets !

— Oh ! merci ! grand ami ! Vous m’arrachez à la mort !… »

Paul comprend qu’un sanglot étouffe la voix de la jeune fille. Après un instant elle continue :

« Êtes-vous déjà monté en avion ?

— Non, Mademoiselle Yvonne ; c’est demain le grand concours ; mais soyez sans crainte ! J’ai l’habitude des hauteurs. Et puis, voyez-vous, depuis ce que je viens d’apprendre, je me garderai bien de périr : je tiens à la vie plus que jamais ! Au revoir, Mademoiselle Yvonne ! Mille amitiés à toute la famille, et un gros baiser de ma part à Bébé ! »

Querelles d’amants, renouveau d’amour, dit le proverbe. Un fluide enflammé avait circulé à travers la ligne téléphonique… Yvonne montait maintenant dans sa chambre, pour procéder à sa toilette et faire disparaître les traces de larmes amères qu’elle avait versées depuis la veille : ses paupières rougies et démesurément gonflées disaient éloquemment tout ce qu’elle avait souffert. Mais la jeunesse a tant de ressources dans son organisme encore tout neuf ! Quelques lotions d’eau froide réparèrent bien vite « l’outrage » qui n’était pas celui dont parle le poète, et qui n’avait rien d’« irréparable », n’étant pas dû aux années, mais plutôt aux violents bouillonnements d’une juvénile passion. La jeune fille se contempla dans sa glace avec une complaisance inaccoutumée, et, toute pimpante, comme au premier déjeuner où elle avait connu le grand ami, elle descendit à la salle à manger pour faire part à tous les siens des heureuses nouvelles qu’elle venait de recevoir.

Pendant ce temps, à Montréal, Paul Demers s’offrait un copieux repas au restaurant Kerhulu, justement réputé pour ses vins et sa cuisine française ; un dicton populaire veut que l’esprit soit le principal régulateur de l’estomac : le cerveau et le cœur rassénérés, le jeune homme mangea avec un extraordinaire appétit, tout en admirant les panneaux de la grande salle Kerhulu, où sont peints sur fresque, les principaux monuments des grandes villes de France.

En se levant de table, il alla faire un tour dans le vaste immeuble de l’Université Catholique, qui porte le titre de l’Université de Montréal. C’était la période des vacances : toutes les salles des cours étaient fermées. Après avoir jeté un coup d’œil sur les vastes couloirs, il quitta le Quartier Latin pour se rendre au Consulat, sur la Place d’Armes.

Il n’attendit pas longtemps : le Consul Général de France rentrait après quelques minutes ; sur présentation de sa carte, Paul Demers fut immédiatement introduit. Il fit part des raisons de sa venue au Canada, présenta tous ses titres et passeports. Le Consul était un charmant causeur : « Je suis enchanté Monsieur, que vous soyez venu en ce pays pour une aussi patriotique mission. Nous avons déjà un Attaché commercial qui facilite les relations d’affaires entre la Nouvelle et l’Ancienne France ; il est débordé de travail et ne peut songer aux questions agricoles, pourtant capitales de nos jours ; vous le compléterez à merveille, Monsieur Demers. Bien que votre rôle n’ait rien d’officiel, sachez que vous serez toujours chez vous dans les Bureaux du Consulat : c’est un coin de la patrie lointaine, où nos compatriotes, habitant Montréal, se réunissent dans les grandes circonstances. Après demain, mercredi, vers 11 heures, comme suite à la fête qui se prépare, nous aurons ici une réception de nos As Français, qui sont venus prendre part au concours international d’aviation. Ensuite, un déjeuner (un dîner d’après le vocabulaire local) sera servi à midi au grand Hôtel Ritz-Carlton, rue Sherbrooke.

« Vous me feriez plaisir, Monsieur Demers, ajouta aimablement le Consul, de vous rendre à l’invitation toute cordiale que je vous fais, de prendre part à cette fête de famille. »

Paul Demers, agréablement surpris, s’empressa d’accepter. Il annonça du reste à son Excellence qu’en qualité d’ancien poilu, il devait prendre place sur l’un des hydroplanes. Après avoir reçu les chaleureux compliments du Représentant officiel de la France, le jeune homme prit congé. De plus en plus, il rencontrait des encouragements aux projets qui lui tenaient au cœur ; il prenait pied sur cette terre canadienne où il était loin d’être un isolé. Il pouvait maintenant retourner sans crainte rue Napoléon : l’hospitalité qu’on lui avait offerte n’avait plus rien de dangereux et ne devait plus torturer le cœur de son Yvonne bien-aimée : sans être encore renseignée pleinement, là-haut, à Ste-Agathe, la jeune fille avait l’âme ensoleillée des plus doux rayons d’espoir. Sa défaite apparente était devenue une définitive victoire.

Héliane et sa famille comprirent bien, du reste, qu’il serait inopportun de dire quoi que ce fût contre la famille Desautels. Le souper fut brillant, éblouissant, comme il fallait s’y attendre : des personnages bien rentés y figuraient ; des nymphes y étalaient leurs grâces, et par-dessus toutes, Héliane, véritable déesse dans l’éclat de sa beauté. Elle s’aperçut que ses artifices ne troublaient en rien la calme fermeté du jeune homme ; elle ne pouvait soupçonner, du reste, les faits nouveaux qui venaient de se produire. Paul Demers ne se départit pas un instant de sa froide politesse. Au salon, il y eut beaucoup de musique, et des couples dansèrent le fox-trot, le jazz et autres danses Yankee. Le jeune Français s’excusa de ne pas connaître ces rythmes, nouveaux pour lui. Après avoir parlé de la fête du lendemain, les invités se retirèrent et Paul Demers fut heureux de regagner sa chambre.

Un luxueux bureau étant mis à sa disposition, il écrivit une longue lettre à l’adresse du Père Garnier ; c’était la troisième depuis son débarquement. Après lui avoir relaté en détail tous les derniers incidents auxquels il avait été mêlé, Paul Demers terminait ainsi : « …J’ai donc trouvé, mon vénéré Père, la fleur rare dont vous m’aviez fait pressentir la présence. Mais combien vous aviez raison de m’avertir du tempérament ultra-sensible de nos cousins, et surtout de nos cousines de la Nouvelle-France ! Le trouble dont je sors à peine en est la plus éclatante preuve. N’importe ! C’est précisément à cause de ces qualités parfois dangereuses que je me sens de plus en plus attaché à ces bons amis canadiens.

« Continuez à bien prier pour moi, cher Père, ajoutait le jeune homme. Je ne prendrai aucune décision sans vous en faire part, car vous représentez pour moi la Providence divine. Les prêtres ou religieux que j’ai connus à Paris ne peuvent m’aider dans la même mesure. Je ne doute pas que le Ciel ne vous inspire tous les conseils que vous voudrez bien me donner, vous que rien ne distrait de la prière, dans la thébaïde où vous êtes enseveli. J’ai en vous une confiance sans limites, parce que vous êtes l’homme de Dieu placé sur ma route ; je me plais à vous le redire. Veuillez célébrer le Saint Sacrifice à mes intentions, pour remercier le Maître de ce qu’il m’a déjà accordé, et pour lui demander ce qui me manque encore afin d’asseoir définitivement ma vie. » Et, avant de cacheter la lettre, le généreux correspondant y insérait quelques beaux billets pour les divers besoins du bon Père.

III


« Consentirez-vous à monter dans le même hydroplan que moi, Monsieur Demers ? » C’était Héliane de Bellefeuille qui se préparait à prendre place sur l’un des appareils immobilisés dans le bassin du port, en haut de la jetée Jacques-Cartier ; équipée comme un véritable aviateur, elle n’aspirait qu’à se griser d’air et de vitesse. Paul Demers s’excusa de ne pas accepter son invitation ; « Je fais partie, répondit-il, du second groupe où les dames ne sont pas admises, par crainte de trop fortes émotions. J’occuperai le No 1 des cinq avions masculins et nous ferons des pirouettes qui ne conviennent pas aux novices. » Héliane se sentit humiliée par ce refus, et surtout par le motif invoqué. Enfin, elle s’embarqua avec une jeune américaine aussi sportive qu’elle ; l’hélice se mit en marche, et le premier avion glissa sur les eaux. On en vit partir un second, puis un troisième ; d’autres suivirent, jusqu’à ce que toutes les dames fussent embarquées ; quelques-unes étaient en compagnie de galants messieurs. Enfin, ce fut le départ des As qui avaient remporté des prix le matin ; car le concours officiel avait précédé cette excursion d’amateurs : Canadiens et Français avaient été classés dans un bon rang, avec plusieurs records de vitesse.

L’hydroplan No 1 disposait, comme les autres, de deux places derrière le siège du pilote. Paul Demers s’y installa hardiment, avec un vétéran de la grande guerre. Après avoir glissé jusqu’au-delà de l’Île Ste-Hélène, l’avion prit les airs, et un panorama grandiose se déroula sous les yeux des passagers : sur la rive Sud, les monts St-Bruno et St-Hilaire apparaissaient, couverts de verdure ; les cités et villages se dessinaient nettement : Longueuil, Boucherville, Varennes ; plus loin, on apercevait le ruban argenté de la rivière Richelieu, avec le Bassin de Chambly : du côté de la rive Nord, le Mont-Royal disparut vite ; la rivière des Prairies et la rivière Jésus étaient écumeuses par endroits, précipitant leurs flots vers le St-Laurent.

Paul Demers braqua sa longue-vue dans la direction des Laurentides et put distinguer les hauteurs de Ste-Agathe-des-Monts. Si son départ de l’avant-veille eût été moins précipité, il ne serait pas venu à Montréal sans être accompagné de ses vrais amis, et peut-être la timide Yvonne aurait-elle accepté une place dans cette escadrille. En cet instant, la pensée de la jeune fille accompagnait sans doute son téméraire Paul ; elle priait pour lui à coup sûr, pour que rien de fâcheux ne survînt durant cette originale excursion.

 

L’hydroplan No 1 file à raison de 120 milles à l’heure ; il a tôt fait de devancer tous les autres ; le voilà qui survole Verchères, et bientôt, il est sur Sorel ; après quelques gracieuses évolutions sur le lac St-Pierre, il prend de la hauteur et revient en pleine vitesse vers Montréal. C’est aux environs de la ville que le pilote s’est réservé d’émerveiller les spectateurs par des tours et détours sensationnels : à diverses reprises, il décrit la boucle ; puis il semble désemparé, pique droit sur le fleuve dans un tournoiement vertigineux ; mais, au moment de toucher l’eau, l’avion se redresse avec aisance, pour reprendre son vol plané et se poser sur la nappe des ondes, dorées par le soleil du plein midi.

À mesure qu’il approche de la rive, des cris, des ovations partent de l’immense foule massée sur les quais ; le pilote et les deux passagers sautent prestement dans le canot qui les ramène à terre, et ils sont couverts de fleurs par un peuple en délire, tout comme l’ont été les vainqueurs du matin.

Mais quoi ?… Est-ce un rêve, une hallucination due au vertige de cette envolée ? Aux premiers rangs des spectateurs, Paul Demers aperçoit Yvonne, puis Robert avec sa femme, et enfin, Aurore, Bébé… Une partie de la famille aimée est venue applaudir sa belle audace. Il ne peut en croire ses yeux. « Bravo ! bravo ! clame Robert ; c’est un oiseau qui vient de France ! » Le jeune aviateur se précipite vers le groupe ; il ne sait vraiment plus où il est. Bébé est bientôt dans ses bras ; peu s’en faut que ses sœurs ne manifestent identiquement leur enthousiasme… Dégrisé au bout d’un moment, Paul Demers laisse tomber le masque qui lui couvre encore le front, et il remarque les larmes de joie qui perlent dans les yeux de sa tendre Yvonne.

« En voilà une surprise, s’écrie-t-il.

— Ça t’apprendra, dit Robert, à faire des fugues de chez nous, comme ça, sans crier gare.

— Quand donc êtes-vous arrivés ?

— Il y a près d’une heure, juste au moment où tu partais pour les régions éthérées. Es-tu en compagnie ? L’automobile est là.

— Mademoiselle de Bellefeuille ne va pas tarder à réapparaître ; elle occupait un appareil parti avant le mien, mais nous avons vite dépassé les avions de fantaisie. Tiens ! regarde ! plusieurs hydroplanes se posent sur les eaux. »

Effectivement, les grands oiseaux de type moyen, plus forts que rapides, où les dames avaient été admises, se dirigeaient vers la jetée Jacques-Cartier, et l’on vit bientôt Héliane atterrir avec sa compagne américaine. Ses yeux brillaient de satisfaction et d’orgueil. Sa famille, restée invisible jusque-là, émergea de la foule et lui fit une bruyante démonstration. Paul Demers s’avança vers elle avec ses amis et lui adressa ses compliments. Apercevant ceux et celles qu’elle considérait comme des trouble-fêtes, Héliane jeta sur eux, et surtout sur sa rivale, un regard mauvais. Comment pouvaient-ils se trouver là, sinon par suite d’une invitation secrète de leur hôte ? Ce fut la première idée qui traversa l’esprit de l’aviatrice, et cette pensée empoisonna sa joie. Décidément, le grand et beau Français était réfractaire à l’empire du monde où l’on s’amuse. Néanmoins elle ne perdit pas son aplomb :

« Vous êtes encore des nôtres, Monsieur Demers, dit-elle assez froidement. Si nos amis Desautels n’ont pas établi leur pied-à-terre rue Chambord, notre home leur est également ouvert.

— Merci, Mademoiselle, répondit Robert en montrant son automobile ; nous regagnons Ste-Agathe sans retard, et nous prendrons un lunch en cours de route. Je suppose que mon ami Paul n’a pas encore terminé ses affaires à Montréal ; nous vous le laissons ; il est entre bonnes mains. »

Paul Demers fit remarquer qu’il était invité pour le lendemain au Ritz-Carlton ; il n’avait donc qu’à se reposer tranquillement rue Napoléon, après cette matinée triomphale. Pendant qu’Héliane et les siens se laissaient encore entraîner dans les groupes avoisinants, pour échanger des congratulations, Robert pouvait s’entretenir à l’écart avec Paul, durant quelques minutes : « Ton coup de téléphone d’hier, disait-il, a eu un effet magique. Yvonne avait fait une crise inquiétante, après ton départ. Pauvre petite !… Mais nous l’avons sermonnée, nous lui avons dit qu’elle était déraisonnable, qu’elle luttait contre un fantôme qui ne pouvait lui porter ombrage ; que sa rivale n’existait même pas à tes yeux ; que tu avais les plus sérieuses raisons, et moi aussi, de ne pas rompre en visière avec toute une classe sociale… Bref, elle commençait à ouvrir les yeux à l’évidence, lorsque ton message est venu confirmer nos dires… Certes, mon brave Paul, ces orages du cœur nous en disent long sur la suite à donner. Nul, plus que moi, n’a lieu d’applaudir à ces réjouissants symptômes. L’aviateur de ce matin pourrait bien s’élancer sous peu vers l’azur des rêves d’amours !… »

IV


Le reste de la famille venait retrouver les causeurs mystérieux et interrompait leurs confidences : « Mademoiselle Yvonne, dit Paul Demers, j’avais braqué ma lunette d’approche, du haut des airs, dans la direction de Ste-Agathe. Pour un peu, j’aurais cru distinguer votre silhouette sur la grande terrasse ; et voilà que, à peine remis de mon étourdissement, je vous aperçois sur le quai !… J’ai cru que vous aviez le privilège de la bilocation ! Vous avez pu voir mon appareil, descendant tête première, et perçant les couches d’air en faisant des moulinets ; le cerveau tourne, lui aussi, quand on termine cette dégringolade giratoire.

— J’ai eu bien peur, reprit Yvonne ; mais je suis tout de même heureuse, ravie, d’avoir assisté à ces prouesses. C’est moi qui ai provoqué le départ, ce matin. Je ne vivais plus depuis vos dernières nouvelles… Qu’y a-t-il donc ?… Ces deux jours m’ont paru un siècle, et vous savez pourquoi…

— Il n’y a que du très bon, répliqua le jeune homme. J’étais follement inquiet sur moi-même, ces derniers temps, sans trop le laisser paraître. J’ai bien trahi mes préoccupations en vous quittant ainsi impromptu, dimanche soir… Mais je n’ai pas lieu de faire un trop gros mea culpa, Mademoiselle Yvonne. L’orage, en passant, a crevé les nuages et a ramené la lumière du grand ciel. Je suis allé voir le docteur David ; vos bons soins ont déjà opéré des merveilles sur ma constitution : je suis en voie de redevenir un homme… Je vous assure que j’ai maintenant confiance en moi, ô mes chers, mes si bons amis ! Mademoiselle Yvonne me trouvera moins fantasque, moins rêveur !… »

Toute la famille de Bellefeuille, saturée de compliments, accourait pour emmener Monsieur Demers. Après mille saluts sans conviction, les de Bellefeuille quittèrent les Desautels et montèrent en auto avec leur invité. Les deux familles étaient fixées sur l’attitude réciproque qu’il convenait de garder à l’avenir. Avant la séparation, Robert Desautels s’était entendu avec son ami, sur la date et l’heure où celui-ci reviendrait à Ste-Agathe. Robert devait se retrouver à Montréal le jeudi matin, pour une forte expédition de fourrures. Paul Demers rentrerait avec lui le même jour, pour continuer un traitement, si bien commencé sur les Laurentides. La semaine inaugurée dans l’angoisse dépassait en importance toutes celles qui l’avaient précédée…

 

Le dîner consulaire du mercredi fut servi comme il convenait, au Ritz-Carlton : la salle était ornée de banderoles et d’oriflammes aux couleurs canadiennes et françaises ; des avions minuscules flottaient çà et là, suspendus au plafond. Outre les As français, plusieurs personnalités marquantes du Canada avaient été invitées : Honorables Députés et Conseillers Législatifs du Parlement de Québec, Échevins de Montréal, quelques amis personnels du Consul ; la table offrait un coup d’œil superbe.

Le menu fut arrosé des meilleurs vins de France. Au moment du dessert, lorsque le champagne pétilla dans les coupes, le Consul se leva et prit la parole. Il fit d’abord l’éloge des rois de l’air qui avaient été dignes, le matin, de leur ancienne réputation ; il eut un mot aimable pour chacun des invités Canadiens ; puis, se tournant vers Paul Demers, il s’exprima ainsi : « Il doit vous sembler bon, Monsieur, de vous trouver parmi des compatriotes qui ont fait la guerre avec vous. Les circonstances vous appellent à collaborer à l’œuvre commune du relèvement de notre bien-aimée patrie : échanges de produits agricoles, transplantations de nouvelles essences pour le reboisement, recherches d’arbres fruitiers pour nos vergers de France, toutes ces questions vous sont familières, et vos expériences ne pourront qu’en préciser les données. Je sais, du reste, ajouta le Consul, que vous allez étudier le régime légal et moral de la famille canadienne-française. Nos hommes d’État de là-bas, nos économistes, nos éducateurs, ne doivent pas fermer l’oreille aux leçons qui leur viennent des puissants cousins du Canada. Sur nombre de points, cette branche de la commune race, établie dans le Nouveau-Monde, est plus prospère que la souche primitive. La France doit importer chez elle non seulement des produits industriels ou agricoles canadiens, mais encore des mœurs qui furent longtemps les siennes, et qui sont la force du peuple apparenté avec nous par les liens du sang et de l’affection. »

Paul Demers se crut obligé de répondre à ces patriotiques paroles. Ayant remercié d’abord le Consul, il ajouta : « Les témoignages de bienveillance dont je suis l’objet en ce pays, tant de la part de mes compatriotes que de votre part à vous, chers cousins ici présents, m’engagent à dépenser toutes les forces que m’a laissées la guerre, pour resserrer les liens qui s’affermissent d’un jour à l’autre entre nos deux pays, fractions indivises de l’apanage commun légué par nos aïeux. Comme vient de le dire éloquemment Monsieur le Consul Général, la France d’Europe doit rechercher avec soin toutes les traces de son ancienne civilisation, si vivantes encore dans la France d’Amérique. Notre patrie de là-bas a donné beaucoup aux autres pays, quelle que soit l’époque où l’on étudie son histoire ; il est temps qu’elle bénéficie, à son tour, des forces qu’elle a développées par-delà ses frontières : forces religieuses, forces scientifiques, forces artistiques.

« Vous avez survolé l’Alsace-Lorraine au cours de la conquête, chers camarades aviateurs, et vous avez contribué à nous rendre les deux provinces obstinément fidèles à notre langue et à notre esprit. Vous venez de survoler, ce matin, un coin d’une autre Alsace-Lorraine infiniment plus vaste que la première : la province de Québec est également française de langue, française de cœur. Les distances ne changent rien à cet admirable équilibre entre les deux prolongements de la patrie centrale. Si jamais quelques passions violentes, comme il arriva chez les peuples trop idéalistes, venaient à diviser le noyau principal de notre peuple, ces groupements français élèveraient la voix, de l’Est et de l’Ouest, des bords du Rhin et du St-Laurent, pour nous rappeler au sentiment de la grande fraternité commune. L’édifice de notre civilisation ne sera pas ébranlé, tant que ces deux bastions, cimentés sur le roc, se dresseront de part et d’autre du noble pays dont nous sommes tous issus… Je lève mon verre à la France immortelle, aux deux Frances qui communient aujourd’hui dans le plus saint des amours, après avoir communié dans les plus sanglants sacrifices !… »

V


Les peuples heureux, dit-on, n’ont pas d’histoire ; les familles heureuses non plus : le bonheur d’un foyer est fait de ces mille riens qui remplissent les journées, les semaines, les mois ; Paul Demers, revenu à Ste-Agathe, allait goûter ces joies calmes, méritées par des années de souffrance. Néanmoins, le grand problème qui l’avait préoccupé n’était qu’en voie de solution ; il ne pouvait pas encore donner libre cours au penchant qui l’inclinait de plus en plus vers l’idéale enfant dont toutes les pensées étaient pour lui. Yvonne s’étonnait parfois de cette extrême réserve. Une étape presque décisive avait été franchie en quelques semaines, à la faveur du branle-bas déclanché par l’audacieuse incursion d’une beauté trop conquérante. Après cette mise au point, la jeune fille, restée seule dans la place, ne pouvait comprendre les hésitations du grand ami. Ce n’était pas à elle de faire d’autres avances ; elle craignait même d’avoir réagi à l’excès contre sa timidité antérieure.

Un jour que Paul Demers se promenait seul dans un bosquet voisin du manoir, Yvonne arrivait en sens inverse, par le même sentier : sans préméditation, elle se trouvait face à face avec le jeune homme ; c’était la première fois qu’ils se rencontraient ainsi sans témoins. Il leur était bien permis d’entamer un bout de conversation, sans manquer aux règles des plus strictes convenances, telles qu’elles étaient comprises autrefois dans la plupart des familles, telles qu’elles subsistent encore dans les milieux où l’amour n’est pas affranchi de toute loi. Ils se trouvaient dans une clairière d’où l’on apercevait les fenêtres, largement ouvertes de la façade de la maison. De pareilles rencontres ont tout le charme de l’imprévu, et deux cœurs épris s’y sentent d’autant plus à l’aise qu’ils ne se sont pas recherchés ; dans bien des cas, rien ne paralyse les nobles pensées comme un programme tout tracé d’avance. La poésie ne jaillit pas sur commande, qu’il s’agisse d’un poème écrit ou d’un poème vécu. L’occasion était bonne, pour préciser quelques points de la vie sentimentale où se complaisaient ces deux âmes de choix.

« Allons ! Monsieur Demers, dit Yvonne, je vous surprends aujourd’hui dans la solitude : est-ce que, par hasard, vous seriez encore sujet à quelques-unes de ces rêveries moroses auxquelles j’ai donné la chasse, sur le lac où nous faisions l’ouverture de la pêche, il y a deux mois ? Vous m’avez fait espérer le contraire, l’autre semaine. Voyons, Monsieur le rêveur, asseyons-nous sur l’herbe, là, gentiment ; si Maman m’appelle, nous l’entendrons sans difficulté. D’ailleurs, la voilà qui paraît à la fenêtre : elle nous a vus et elle saura où me prendre, si elle a besoin de mes services. Il y a encore plus d’une heure avant le dîner, et tout est prêt…

« Cette excellente maman ! Comme elle s’intéresse à vous. Monsieur Demers ! Il lui semble que vous êtes son dernier-né, elle me l’a dit textuellement l’autre jour. Mais aussi, j’ai reçu pas mal d’admonestations à cause de vous : j’ai été grondée vertement deux ou trois fois, à cause de ma négligence à votre égard. En ce moment, elle doit rire d’aise, de nous avoir aperçus tous deux : ce sera la meilleure preuve que je n’aurai pas été négligente, au moins pour une fois.

« Mais aussi, Monsieur Demers, vous êtes quelque peu intimidants, vous autres Français ! J’ignore si tous sont comme vous, là-bas, dans votre pays. Pour ce qui vous concerne, tenez, voici mon appréciation : vous êtes trop énigmatique. »

Comme on vient de le voir, Yvonne, dans ses entretiens avec le grand ami, avait repris le ton de camaraderie enjouée, de taquinerie espiègle, qui avaient caractérisé ses premiers essais d’incursion dans un cœur masculin. Ni lui ni elle n’osaient trop faire allusion à l’heure critique qui avait failli les séparer. Il valait mieux ramener la délicieuse idylle au point exact où elle avait été interrompue, suivre une voie différente pour ne pas trébucher, et ne plus faire de retour sur le passé, pour mieux envisager l’avenir.

Mais les déclarations enflammées de la jeune fille, à travers les mélodies musicales où elle avait fait passer toute son âme, dans un moment d’exaltation, n’en subsistaient pas moins ; c’était en vain qu’elle cherchait à retrouver ses premières attitudes d’enfantine câlinerie. Ce ton sonnait faux, ce jeu sentait l’étude et la contrainte. Paul, de son côté, avait fourni des témoignages de tendresse qui, sans être explicites, étaient assez éloquents ; il y a des silences qui en disent plus long que tous les discours.

Il régnait donc, entre eux, une certaine gêne qui était difficile à vaincre : ils s’étaient trop avancés, pour se donner maintenant le change sur leur situation réciproque. Leur affection était parvenue à un point mort qu’il s’agissait de franchir ; mais comment ? Yvonne ne pouvait passer outre : singulière anomalie, que celle où la jeune fille semblait devoir stimuler l’apparente indolence du jeune homme qui l’adorait !

Mais un cœur féminin a recours à mille industries pour dire ce qu’il doit taire ; elle se doutait bien que, dans cette clairière ensoleillée, au moment où la tiédeur parfumée de cette matinée estivale les entourait de toutes parts, Paul n’attendait peut-être qu’un mot, le mot magique, pour lui prendre la main et murmurer à son oreille la déclaration attendue : « Yvonne, je vous aime, je vous adore, je n’aimerai jamais une autre que vous ! » C’eût été la dernière étape vers le bonheur, et, du même coup, la fin des attitudes conventionnelles. Mais Paul restait convaincu que cette heure de suprême félicité n’avait pas sonné encore. Quel supplice de temporiser, lorsqu’on voudrait s’élancer, par bonds vertigineux, vers le but qui attire tout l’être, d’une force irrésistible !

Yvonne se sentait décidée à pousser l’enquête, coûte que coûte, à saisir les motifs des dernières résistances, à les discuter, à les pulvériser au besoin. Elle ne se tiendrait pas pour battue, avant d’avoir découvert la clé de l’énigme.

VI


« Oui, Monsieur Demers, je vous trouve trop énigmatique. Vous ne voulez pourtant pas vous donner l’air du Sphinx de la légende : nous ne sommes pas dans les déserts d’Afrique, où son image indéchiffrable trône majestueusement. À qui ou à quoi pouviez-vous penser, lorsque je suis venue interrompre le cours de vos réflexions, que je sais toujours profondes ? Votre petite Yvonne n’est pas philosophe comme vous. Instruisez-la donc un peu ! Faites-la pénétrer dans les arcanes de votre science !

— Mademoiselle Yvonne, il ne m’en coûterait nullement de vous parler à cœur ouvert ; nous, Français, nous sommes peut-être un peu plus compliqués que les Canadiens, pour dévoiler certains replis de notre être moral. Mais nous sommes moins énigmatiques que vous pourriez le croire. Mon cas n’est pas celui de tous les autres : il y a des problèmes de conscience qui dépassent en difficulté ceux de l’algèbre et de la trigonométrie… Écoutez-moi, petite Yvonne si tendrement compatissante ! Ne nous mettons en cause ni l’un ni l’autre pour l’instant, parce que je ne pourrais plus rien dire ; si vous connaissez un peu la jurisprudence, c’est une question de droit, et non de « fait » que je vais vous soumettre.

— Je vous écoute, grand ami, et j’y suis de toutes mes oreilles, selon le mot de Molière.

— Prenons un jeune homme, quel qu’il soit, pourvu qu’il ait quelques notions d’honneur et de loyauté. S’il aime une jeune fille et s’il prévoit des empêchements, plus ou moins probables, à l’union qui le rendrait heureux, peut-il librement déclarer son inclination et exposer un cœur candide à s’éprendre pour toujours, avec toutes les suites qu’implique une telle aventure ?

— Vous raisonnez, Monsieur le savant, comme si le cœur humain était un organisme parfaitement réglé, tel mon réveille-matin qui obéit sans défaillance aux indications que je lui imprime chaque soir ; aujourd’hui, en particulier, il a déclanché son carillon assez tôt pour me permettre d’aller à la Messe et de demander les lumières du Ciel… Mais le mécanisme moral qui joue en nous tous, et spécialement dans l’âme des jeunes filles, n’a pas le tic-tac régulateur des instruments de précision : le suprême Horloger de là-Haut l’a sans doute voulu ainsi.

— Et la mère Ève a détraqué l’instrument par dessus le marché.

— Sans compter que le père Adam y a mis la main à son tour, d’assez maladroite façon… Enfin, le fait est là, il convient d’en tirer parti le mieux possible. Les grandes tendresses s’éveillent avant qu’on leur donne le signal, et il n’y a lieu de les endormir à nouveau, de les étouffer violemment, que si elles sont coupables.

Donc pour donner la réplique à votre supposition, je la complète comme suit :

Votre jeune homme aime et il est aimé ; la jeune fille est pleinement consciente des empêchements qui paralysent les aveux de la partie adverse ; elle est sûre, du reste, que ces empêchements n’ont rien de dirimant, pour employer le langage du catéchisme ; elle consent par avance à épouser, par exemple, un monsieur qui éprouve quelques scrupules mal fondés sur sa propre constitution physique. La condamnerez-vous, Monsieur le casuiste très subtil ? Après la guerre, n’a-t-on pas vu des filles héroïques épouser des aveugles, des sourds, des soldats paralysés, des infirmes qui rappellent ceux de l’Évangile et auxquels le Sauveur donne, de nos jours, à défaut de guérison physique, un ange gardien sous la forme d’une épouse tendre et dévouée ?

— Vous êtes plus subtile que moi, ma fine Demoiselle, et vous n’avez pas oublié votre Cours Supérieur d’instruction Religieuse. Mais il reste encore une difficulté. La jeune fille peut avoir d’autres prétendants, qu’elle ne devrait peut-être pas dédaigner sans examen. Durant ou après la guerre, plusieurs de nos Françaises ont épousé des étrangers, des Anglais, des Américains, sans assez de réflexion, et tout cela a tourné fort mal : elles avaient ainsi frustré de braves compatriotes, qui comptaient peut-être sur elles. Pour celles dont les fiancés avaient péri dans la bataille, soit ! Mais nous en avons vu qui ont cédé au snobisme et se sont rendues malheureuses. Les questions de mœurs, de race, sont à considérer, dans une union qui est indissoluble !

— Ah ! grand ami, vous me la baillez belle ! Vos exemples sont aussi mal choisis que possible. On voit que vous voulez vous cantonner obstinément dans la question du droit, comme vous disiez au début ; et moi, je m’obstine à descendre de ces hauteurs théoriques, pour me plonger délicieusement dans la question de fait… Me voilà juriste… On s’instruit à votre école, mon savant Monsieur ! Les petites Canadiennes ont un peu de judiciaire, sans avoir passé par les grandes écoles de Paris.

Non, vos exemples ne peuvent rien dans notre discussion. J’ai connu, moi, plusieurs Français comme vous qui ont épousé des jeunes filles du Canada, et réciproquement ; la plupart de ces ménages n’étaient pas mal assortis, du moins à ma connaissance. Je pourrais vous fournir des noms, des adresses… Vraiment, si une jeune fille de chez nous, libre de tout engagement, croit devoir orienter son cœur du côté d’un cousin de la Vieille-France, quel est celui de ses compatriotes qui pourrait voir là une félonie envers la nation, envers la race canadienne ? Il faut ne rien connaître à nos communes origines et à notre histoire, pour se formaliser d’un pareil croisement qui n’est, après tout, qu’un retour vers le passé : nous sommes du même sang, de la même grande famille. »

 

Le jeune homme demeurait interloqué devant cette lumineuse logique, dans un cerveau féminin. « Ainsi va la vie ! » se disait-il. Si pareille entrevue avait pu être retardée d’un an, il n’aurait pas eu à ergoter de la sorte. Selon les prévisions du Docteur David, il n’aurait pas obligé l’intelligente Yvonne à se mettre en frais de dialectique. Lui, tout le premier, il aurait fait une demande en règle aux parents de la jeune fille.

Mais, ainsi qu’elle l’avait affirmé tout-à-l’heure avec tant d’esprit, l’amour n’attend pas tous les arrangements logiques ; il se plaît à devancer les événements, à empiéter sur l’avenir. Sans aucun doute, la Providence permettait ces renversements qui n’étaient illogiques qu’en apparence. Ne fallait-il pas beaucoup de joie, beaucoup d’amour, pour dilater cette âme trop longtemps contractée, et hâter par là le retour du plein équilibre nerveux ?

« Ma petite Yvonne, finit-il par dire après un silence prolongé, veuillez ne pas trouver mauvais que je sois réduit provisoirement à quia. Avant de poursuivre cette argumentation, j’aurai un entretien avec votre famille. »

VII


À l’issue du repas de midi, Paul Demers se trouvait au fumoir, seul à seul avec son ami : on eût dit que c’était la semaine des entrevues secrètes, comme pour d’importantes affaires diplomatiques, dans l’État en miniature établi à Ste-Agathe.

« Mon brave Robert, tu disais vrai l’autre jour, sur le quai de Montréal : ton aviateur s’élance vers l’azur des rêves d’amour, et plus vite qu’il ne l’avait prévu…

— Ah ! ah ! nous y voilà enfin, mon cher Paul ! Durant la guerre, tu n’avais connu que les gâs canadiens. Tu commences à connaître les femmes de notre pays… Elles ont du piquant, mon vieux, et quand elles ont mordu quelque part, elles ne lâchent point prise de si tôt.

— Mais je trouve tout cela prématuré ; je ne voulais prendre de décision qu’au printemps prochain, après le dernier examen médical.

— Tu me fais rire, mon grand garçon, à la vue de tes procédés dilatoires. Avec Yvonne, vous êtes deux amoureux du dernier comique ! Chacun des deux crie à l’autre, sur tous les tons musicaux et oratoires : « Je vous adore, mais je ne puis le dire en termes directs ! » Ma sœur a été assez loin avec toi, j’imagine ; elle ne peut pourtant pas se jeter à ton cou, comme ça, par un beau matin ! Et toi, retenu par je ne sais quels scrupules, tu interromps tes plus beaux élans et tu sembles dire sans cesse : « Attendez encore un peu, Mademoiselle ! Mon cœur est plus que prêt, mon esprit ne l’est pas… Laissez-moi encore raisonner sur mon cas de conscience ! » Vois-tu, Paul, tu es encore pétri des habitudes administratives, du formalisme encombrant de la vieille Europe, même dans les affaires du cœur.

« Ici, tout ça se traite plus rondement. Quand j’ai rencontré, moi, celle qui devait être ma femme, on s’est fréquenté quelque temps. Puis, j’ai dit à cette charmante blonde : « Tu m’aimes, je t’aime, marions-nous ! » Et on s’est marié ; tu peux voir que ça n’a pas trop mal réussi.

— Tu en parles à ton aise, mon cher ! Tu étais dans ton pays, toi, et puis la guerre t’avait laissé intact…

— Tu reviens trop souvent à des objections qui sont enfantines. C’est ta marotte. D’abord, tu es dans ton pays, comme là-bas. Tu l’as dit éloquemment, le lendemain de la fête, au dîner consulaire dont j’ai lu le compte-rendu dans les journaux. Quant à ta constitution, ne vois-tu pas que tu gagnes tous les jours du terrain ? Tu es déjà revenu fort comme un turc. Fais crédit de confiance à la nature, comme l’a déclaré le Docteur David ; et la nature agira d’autant plus efficacement que le physique sera soutenu par le moral. Au lieu d’anémier ton cœur par des demi-déclarations, par de subtiles mièvreries, avance-toi sans détour ! Goûte un peu aux réconfortantes tendresses qui t’ont manqué jusqu’ici ! Secoue la poussière de tes livres, respire le grand air, l’atmosphère vivifiante d’un amour sans contrainte ! La place est conquise d’avance, tu n’as qu’à y pénétrer en vainqueur !

— Je le crois bien, depuis l’entrevue de cet avant-midi. Le hasard a voulu que je rencontre Yvonne dans le bosquet le plus proche ; elle a parlé comme toi, en termes équivalents ! La discussion prouve qu’elle m’accepte tel que je suis, et non tel que je voudrais être.

— Je m’en doutais bien. Je passais près de Maman, là-haut, dans les chambres, pour réparer une armoire dont un panneau était disjoint. Elle m’a appelé à la dérobée et m’a montré le couple qui se prélassait sur l’herbe, dans la clairière. Elle avait du bonheur plein les yeux, notre bonne Maman ! Depuis des mois que les hésitations d’Yvonne entre le couvent et le monde la tourmentaient !…

« Avec ma sœur, mon cher Paul, vous êtes deux raffinés qui ne procédez pas comme tout le monde. Sapristi ! en faut-il, des manières, pour tomber d’accord, quand on n’a que le désir de s’entendre ! Mais ça vous passera à l’un comme à l’autre. Quand vous vous serez dit sans mots savants que vous voulez être unis pour toujours, tout marchera comme sur des roulettes, jusqu’au pied de l’autel.

— Alors, tu crois que je puis au moins me fiancer !…

— Si tu préfères prolonger de quelques mois le doux rêve, te livrer à la poésie, aux ballades sentimentales, tu peux différer la cérémonie finale, en effet. Tel que je te connais, tu aimes à faire durer le plaisir. Les préliminaires du roman sont terminés ; maintenant, il s’agit d’en déguster les moindres incidents, de boire goutte à goutte la coupe enchanteresse… Moi, je suis plus positif. Mes fiançailles se sont presque confondus avec mon mariage. Mais l’humanité contient toutes les variétés d’individus. Yvonne ne sera pas fâchée de s’entendre dire des belles paroles, sans plus.

« C’est étonnant ce qu’elle est artiste cette mignonne ! Elle n’aime que les belles choses, elle embellit tout ce qu’elle touche ! Vous ferez tous les deux un couple parfait. Je serai fier, mon Paul, de t’avoir pour beau-frère. On s’était trop connus, là-bas, dans la grande fournaise, pour ne pas se retrouver… Vois-tu cher et grand ami, je suis le contraire d’un émotif ; mais, de me voir à la veille d’être plus que ton ami, ça me remue tout entier, et je sens que l’eau me remonte du cœur aux yeux…

— Nous verrons tes parents, ce soir après souper, dit Paul Demers tout troublé d’émotion, tout débordant de reconnaissance. En serrant fortement la main de Robert, il ajouta : « J’irai demain à Montréal, acheter la bague des fiançailles. »

VIII


Huit jours plus tard, Yvonne et Paul se rencontraient à nouveau dans la clairière propice aux importantes entrevues ; mais, cette fois, le hasard n’y était pour rien : un rendez-vous avait été fixé dès le matin pour les ultimes explications. Du reste, le temps n’était plus, où la jeune fille avait dû faire des avances habiles et user de termes voilés, pour essayer d’ouvrir le cœur ami qui se refermait sans cesse, et qui refoulait en lui-même les mots prêts à jaillir depuis plusieurs mois : c’était Paul qui avait prié Yvonne de lui accorder cet entretien.

Il était trois heures de l’après-midi : l’ombre tutélaire des érables protégeait le jeune couple contre le soleil ardent de la fin d’août ; toute la nature semblait alanguie par la chaleur des jours précédents ; une échappée à travers les branches du fourré voisin laissait voir les pentes irrégulières par où serpente la route de Ste-Agathe à Montréal. Ils prirent place tous les deux dans ce nid de verdure, où les hautes herbes penchaient leurs tiges comme pour les inviter à s’asseoir ; cette calme journée formait un décor à souhait et semblait signifier le repos qui régnait enfin dans ces deux âmes, après les luttes intimes qui avaient été parfois si violentes.

« Ma douce Yvonne, commença Paul Demers, ce n’est plus à vous de venir à ma rencontre, comme vous l’avez fait jusqu’ici avec une admirable discrétion. Je puis enfin vous parler sans réticence et vous rendre à votre rôle de jeune fille recherchée, poursuivie, tendrement aimée par l’homme qui ne pouvait vous le dire avant ce jour. »

Yvonne se taisait maintenant ; des impressions délicieuses l’envahissaient en écoutant ces premières paroles prononcées d’une voix mâle et prenante. Elle cessait d’être la petite camarade d’hier : elle n’avait qu’à écouter les solennelles confidences avant d’y répondre.

« Commençons d’abord par dissiper toute équivoque, continua Paul. En vous parlant au téléphone, le lendemain du jour où je vous avais fait involontairement souffrir, je vous ai promis que vous sauriez tout : c’est l’heure de remplir mes engagements.

« Je ne voulais pas vous aimer, petite Yvonne, avant d’avoir chassé les obsédantes préoccupations qui vous sont aujourd’hui connues, sur les ravages produits dans mon organisme par les gaz perfides ; il y a des blessures glorieuses que l’on peut présenter avec orgueil, et qui n’ont pas de suite fatale ; j’avais été atteint, moi, par ces armes nouvelles qui lancent leurs poisons jusqu’aux profondeurs de l’être humain, pour le laisser ensuite traîner une existence lamentable jusqu’au dépérissement final. Aurais-je osé, dans ces conditions, faire des tentatives en vue de gagner votre cœur et de lier votre destinée à la mienne ? Sans doute, le besoin de consoler, qui est l’un des plus nobles instincts de la nature féminine, vous attirait vers moi, et vous eût décidée à me sacrifier tout votre avenir ; mais je me serais cru téméraire de partager vos vues. Il y a des dévouements qu’un homme d’honneur ne saurait accepter de prime-abord ; s’il sent sa vie menacée, c’est déjà trop qu’il soit lui-même exposé à disparaître ; son propre malheur ne doit pas entraîner des deuils inutiles.

J’en étais là, Yvonne, lorsque la présence fortuite d’une fille que vous détestiez à bon droit a mis le paroxysme à votre tendresse, et vous a fait clamer un amour que je partageais. Alors, écrasé sous le poids de mes responsabilités, j’ai voulu fuir pour m’y soustraire. Oui, je me suis enfui, la conscience bourrelée de remords ; je me suis senti coupable ; jamais je n’avais éprouvé un pareil sentiment d’aversion à l’égard de moi-même. J’ai maudit des complaisances que je trouvais criminelles. J’ai voulu chercher la solitude, l’abandon, pour réparer ce qui était peut-être encore réparable. Il le fallait ! Je vous ai laissée dans votre anéantissement, avec l’espoir que vous seriez encore capable de m’oublier !…

— « Noble cœur ! » murmura Yvonne. Et, pendant que sa tête blonde s’appuyait sur l’épaule du grand ami, de grosses larmes inondaient ses yeux.

« Vous n’étiez nullement coupable. Paul, dit-elle après un moment. J’avais assumé toute la responsabilité de ma conduite antérieure ; j’étais parfaitement au courant de votre état.

— Mais un jeune homme raisonnable ne doit pas favoriser un pareil jeu, lorsqu’il se trouve en présence d’une jeune fille candide comme vous. Qu’aurait pensé votre famille, si ma santé n’avait pas répondu, plus tard, à vos espoirs optimistes ?

— Vous êtes sage, Paul ; vous étiez demeuré plus sage que moi. Mais, n’en parlons plus, puisque la Providence s’est prononcée.

— Oui, Dieu est bon : le Ciel n’a pas voulu vous infliger un démenti. Mais il ne faut rien laisser à l’imprévu : vous savez que les garanties sur mon compte ne seront définitives que dans quelques mois.

— C’est vrai. Mais nous portons tous en nous les risques communs de maladies, d’accidents, même de mort. S’il fallait s’arrêter à ces perspectives, qui donc oserait faire un pas en avant, dans les affaires d’importance ? Je ne suis pas plus à l’abri que vous des menaces suspendues sur la tête de toute créature humaine. Sachons faire confiance à l’infinie Bonté qui veille sur nous. Quelque chose me dit, dans mes prières, que vous êtes hors de tout péril. Mieux que cela ! Je demeure convaincue que j’ai pour mission de vous donner assez de joie, assez de bonheur, pour hâter le moment où les forces vous seront pleinement rendues.

— Yvonne bien-aimée, ma sainte maman ne cessait de répéter cette sentence : « Il est souvent plus difficile de connaître son devoir que de l’accomplir. » Mon devoir, j’ai cherché à le connaître ; j’y ai mis toute mon obstination. Aujourd’hui, nous venons de l’apercevoir dans toute son évidence. Il est tout tracé pour moi, Yvonne mille fois chérie. Si vous voulez me rendre heureux, moi aussi, je veux assurer votre bonheur ; je m’y emploierai avec toutes mes énergies…

— Vous vous rappelez, mon Paul, ce passage de l’Histoire Sainte où il est dit qu’Isaac ressentit tant d’amour pour Rébecca, qu’il fut consolé de ses deuils ? Je me sens capable, Paul, non de vous faire oublier les pertes cruelles qui ont bouleversé votre existence, mais d’en adoucir l’amertume. Loin de votre patrie, où reposent, dans la tombe, presque tous ceux qui vous aimaient, vous êtes ici dans une France nouvelle, dans une famille française où vous serez également beaucoup aimé.

— Oui, mon Yvonne toute à moi, je suis sûr que là-haut, des splendeurs de la gloire, ceux qui nous ont quittés, les vôtres, les miens, nous ont préparé ce jour béni où se décident nos fiançailles.

« Mais les fiançailles ne sont pas encore le mariage ; si vous êtes de mon avis, ma bien-aimée, nous retarderons le grand jour des irrévocables promesses, jusqu’au printemps prochain, jusqu’au réveil des oiseaux et des fleurs. Puisque vous me l’avez prédit, je serai alors pleinement moi-même pour m’enivrer de mon bonheur.

— Oh ! oui, mon Paul, nous ferons durer cette période délicieuse où l’on s’aime idéalement. Cela doit être bien beau, le temps qui suit les fiançailles ! Quand elle avait quinze ans, étudiant déjà sa vocation, votre petite Yvonne aurait consenti à être une simple fiancée pour toujours. Mes sentiments ne se sont guère modifiés, grand ami ! Car je me sens encore une petite fille, toute fière ce soir d’être là, à côté de l’élu de mon cœur !… »

Paul pouvait se rendre compte de la limpidité qui rendait translucide cette âme si blanche.

« Petite fleur chérie, reprit-il, fleur lointaine que j’ai découverte dans ma patrie nouvelle, lis parfumé de suaves vertus, vous m’étiez annoncée, dès le premier instant où j’entrevoyais les terres du Canada. Dieu envoie des lumières prophétiques à ses serviteurs : le saint missionnaire du Labrador à qui j’ai écrit l’autre jour, m’avait fait entrevoir la réalisation de ce rêve. Ses prières ont été entendues par le Très-Haut.

« Nous irons, demain, remercier Dieu au pied de l’autel ; dans quelques jours, nous continuerons notre action de grâces au sanctuaire de Lourdes de Montréal, en attendant d’aller voir la Vierge de Massabielle, par delà les mers.

— Et nous irons aussi, ajouta Yvonne, à l’oratoire St-Joseph, le grand pèlerinage canadien, où s’accomplissent tant de miracles ; c’est là-bas, sur les flancs du Mont-Royal qu’illuminent en cet instant les derniers rayons du soleil…

— Tout ce que vous voudrez ! »

Et prenant dans sa main la petite main d’Yvonne qui tremblait, Paul y appliqua ses lèvres et y déposa un tendre baiser…

IX


Il y a grande liesse au manoir Desautels : la remise de l’anneau des fiançailles ne saurait avoir lieu sans une fête de famille. Aussi bien, tout le monde est en l’air. Il y a trois jours que Paul et Yvonne sont tombés d’accord : ils seront les héros de ces réjouissances !

On est à la campagne ; tout ce qui sentirait trop la ville a été délibérément exclu. La famille Desautels, simple dans ses goûts comme on a pu le voir, veut donner au Français le spectacle des mœurs canadiennes d’autrefois, en semblable occurrence. Plus d’opéras, plus d’extraits de Faust, de Carmen ou d’Élie ; on a fait venir un violoneux, survivant des temps passés, dans son pittoresque costume qui rappelle vaguement la livrée des Bretons en France, de ceux du moins qui n’ont pas adopté les mœurs de Paris. Il a un répertoire de choix.

Les bons amis Boivert ont été invités : au grand complet, ils sont là, un peu avant midi, pour s’asseoir à la table commune. Quelle table ! Le festin promet d’être en rapport avec la solennité. Les bouquets de fleurs alternent avec les compotiers débordants de fruits : poires, pommes, fraises, melons, entremêlent leurs parfums appétissants. Il y a également les fruits exotiques de Floride et de Californie : bananes, ananas, raisins. Les bouteilles se dressent, le Bordeaux fait face au Bourgogne, le Champagne n’a pas été oublié : « Ça, mon futur beau-frère, s’écrie Robert qui accompagne Paul pour inspecter la table, c’est le plus pur nectar de France ! »

Un signal est donné, on appelle les convives qui ont envahi toutes les pièces de la maison. Il serait difficile d’établir un protocole. Monsieur et Madame Desautels se font face au centre de l’immense table : Paul est invité à se mettre à la droite de sa Belle-Maman, Yvonne prend place à la droite de son vieux Papa. Les autres choisissent des sièges à leur fantaisie.

Elle est plus belle que jamais, Yvonne, dans son costume aux nuances très claires : quelques œillets blancs dans sa blonde chevelure, une rose épanouie sur son corsage, c’est une reine sans apparat qui semble avoir conquis un royaume enchanteur, sur des terres nouvellement découvertes où tout serait joie et simplicité.

Avant qu’on attaque les plats substantiels, un vin blanc de Touraine tenu à l’écart des autres grands crûs, pétille dans les coupes. Le violoneux se lève et accorde son instrument, une vieille relique qu’il tient de son grand-père ; d’une voix encore bien conservée, il entonne la chanson patriotique : « Ô Canada ! mon pays mes amours ! » Le dernier couplet est particulièrement goûté :


« Chaque pays vante ses belles :
Et je crois bien qu’il ne ment pas ;
Mais nos Canadiennes comme elles
Ont des grâces et des appâts.
Chez nous, la belle est aimable et sincère :
D’une Française elle a tous les atours,
L’air moins coquet, pourtant assez pour
plaire,
Ô Canada ! mon pays ! mes amours ! »

Des applaudissements nourris éclatent de toutes parts et chacun regarde la gracieuse Yvonne, qui rougit d’abord un peu et sourit aimablement aux ovations qui sont pour elles. « Encore un coup de clairet tourangeau, dit le joyeux Robert dont les réflexions pratiques jaillissent toujours à point nommé, et, ajoute-t-il, commençons à déguster les plats de nos cuisinières ! » L’appétit est au niveau de ce bel entrain.

On mange beaucoup, au Canada, et la viande y est assaisonnée sous toutes les formes : la rigueur des hivers justifie, dit-on, ce régime alimentaire qui a prévalu dans toutes les saisons de l’année. C’est un fait avéré, du reste, que les bourgeois ou paysans français sont également réputés grands mangeurs, dans les provinces qui ont donné naissance aux ancêtres canadiens : dans les Flandres, en Normandie, en Bretagne, en Vendée, les repas de circonstance sont appréciés autant pour la quantité que pour la qualité des victuailles, où dominent les pièces de boucherie et les produits de la basse-cour ; non moins qu’au Canada, on trouve dans ces pays les plus vaillantes fourchettes, selon le mot populaire. Il faut en conclure que neiges et glaces ne sont pas les seuls facteurs, les seuls stimulants de ces robustes appétits : c’est plutôt affaire de cousinage, de part et d’autre de l’Océan.

À Ste-Agathe des Monts, en ce jour de bombance, les plats succédaient aux plats avec de savants apprêts. Enfin vinrent les desserts, sorte de second repas où gâteaux, compotes, fruits, étaient accumulés à plaisir, pour faire diversion au précédent étalage de bonne chaire. Les plus généreuses libations se succédaient aussi, et la joie suivait le crescendo que l’on suppose. Cette suralimentation, qui se renouvelait tous les jours avec l’apparat en moins, correspondait, on ne peut mieux, à l’une des prescriptions essentielles du Docteur David à son client. Mais il allait respirer maintenant par surcroît, avec l’air pur des Laurentides, tout le parfum de la fleur lointaine dont il s’était rapproché et qui s’épanouissait devant lui.

Lorsqu’on eut goûté aux premiers desserts, le violoneux était mis en joie comme tous les convives, et sa voix était au diapason de l’enthousiasme commun. Il saisit son instrument toujours docile, pour chanter encore quelques « refrains de chez nous. »


« Vive la Canadienne
Vole, mon cœur, vole !
Vive la Canadienne
Et ses jolis yeux doux !
Nous la menons aux noces
Vole, mon cœur, vole !
Nous la menons aux noces
Dans tous ses beaux atours !
Là nous jasons sans gêne
Vole, mon cœur, vole !
Là nous jasons sans gêne
Nous nous amusons tous ! »

Puis, se tournant vers le fiancé, le trouvère campagnard entonna la chanson de route :


« Il a gagné ses épaulettes
Maluron, malurette
Il a gagné ses épaulettes
Maluron, maluré,
Maluron, malurette,
Maluron, maluré ! »

Les bouteilles de Champagne au col d’or firent bientôt entendre leurs joyeuses détonations. Alors, Mademoiselle Bébé, toute pimpante, s’avança vers sa sœur avec un énorme bouquet enrubanné : une banderole portait ces mots : « Aux deux Frances indissolublement unies ! » Paul Demers se rendit alors de l’autre côté de la table, et, après avoir embrassé Bébé, il ouvrit un écrin où brillait l’anneau des fiançailles : un rubis enchâssé dans l’or était orné d’une fine ciselure découpée en forme de lys. Doucement, l’heureux jeune homme passa la bague au doigt de sa fiancée, et déposa sur ce front si pur le premier baiser qui symbolisait l’alliance de deux pays.

« La vieille France blessée, dit le père Boivert en levant son verre, est tombée en amour avec la Nouvelle qui se porte bien. On ne les séparera pas en tout dans l’avenir ! » Les cœurs simples ont le secret des mots dont l’éloquence tient lieu des plus belles harangues…

X


Après cette solennité intime, Paul Demers se sentait un homme nouveau. Déjà bien en forme, il décida d’entrer à fond dans son rôle d’agent de liaison agricole entre le Canada et la France. Il voulait se rendre compte par lui-même des richesses qu’il avait entrevues. Après avoir visité la ferme expérimentale du Gouvernement d’Ottawa, il ferait un crochet vers l’Abitibi et le Témiscamingue, pays de colonisation récemment exploités. Puis, se dirigeant vers le Sud, il parcourrait la région des Grands Lacs, s’arrêterait aux Chutes du Niagara, et étudierait les vergers immenses de la région de Toronto et de Buffalo. La Société des Agriculteurs de France lui avait recommandé de choisir des plants robustes de pêchers, d’abricotiers, de noyers : ces arbres, lui avait-on dit, étaient rongés par des microbes tenaces sur les terres du midi de la France, comme autrefois la vigne. Les mûriers, dont la feuille sert à l’élevage des vers à soie, y disparaissaient d’une année à l’autre : nouvel Olivier de Serres, il tenterait de découvrir une variété moins délicate, soit par lui-même, soit par d’autres voyageurs de l’Océan Pacifique. Il s’agissait de tenter l’expérience qui avait si bien réussi en viticulture, quarante ans plus tôt. L’analyse comparée des divers terrains d’Amérique et de France donnerait sans doute l’indication voulue, pour éviter d’inutiles tâtonnements dans la répartition des pépinières.

Le jeune et vaillant agronome avait l’intention d’étendre son champ d’action jusqu’au Manitoba et à la Saskatchewan où se fait en grand la culture des céréales. Enfin, il se proposait d’explorer les vastes forêts de l’Ouest Canadien, jusqu’aux montagnes Rocheuses. Il fallait entreprendre ce voyage avant l’approche de l’hiver.

Un soir qu’il s’en entretenait avec toute la famille assemblée, Robert lui dit : « Ce ne serait pas gentil de notre part, que de te laisser partir pour plusieurs semaines sans t’accompagner jusqu’à deux ou trois cents milles. Voici ce que je propose : la rentrée des classes approche pour les écoliers et écolières ; nous prendrons nos dispositions pour la reprise des cours, et nous ferons ensuite, à trois ou à quatre, une bonne excursion en automobile, par Ottawa jusqu’aux Grands Lacs. Tu modifieras la première partie de ton itinéraire, ajournant la visite de l’Abitibi et du Témiscamingue où tu pourras te rendre après ton travail dans la région de Toronto. Tu n’as pas de temps à perdre : l’automne est souvent court dans notre pays et tu serais surpris par les premières neiges. Qui veut être de la partie ? »

Yvonne donna son acquiescement sans hésiter ; Madame Robert Desautels fit de même. Charles-Édouard et Ferdinand acceptèrent de suivre les voyageurs jusqu’à Ottawa, où des affaires les appelaient. « La voiture est maintenant au complet, dit Robert. Préparez-vous, nous partons dans trois jours ! » Pour Yvonne, cette agréable excursion allait être le voyage des fiançailles, en attendant le voyage de noces ! Dans ses sorties, elle n’avait pas encore dépassé la capitale de la Fédération Canadienne. Aurore fit un caprice, disant qu’elle voulait voir d’autres pays que Ste-Agathe. Mais on lui fit entendre que c’était remis à plus tard.

Trois jours après, l’automobile filait à toute vitesse dans la direction d’Ottawa, ville essentiellement administrative, dont le Gouvernement fédéral et les dépendances forment la plus grande partie. On arriva bien avant midi. En quelques heures. Paul Demers avait pu voir la Chambre des Communes, avec sa flèche gothique, ainsi que les luxueuses avenues de la ville : un tour aux environs, à travers les allées d’arbres qui conduisent à Eastview, et les voyageurs franchissaient l’industrieuse cité de Hull, de l’autre côté de la rivière, pour se rendre à la ferme-modèle qui occupe d’immenses terrains. L’ingénieur-agronome interrogeait les employés, prenait des notes, s’informait des moindres détails ; il était dans son élément, et l’on eût dit qu’il avait préparé cette carrière dès sa plus tendre enfance.

Vers le soir, la petite caravane vint réserver des chambres au grand hôtel Château-Laurier. Après une bonne nuit, ils se rendirent tous ensemble à la Gare Union, où Charles-Édouard et Ferdinand devaient prendre le train pour Montréal.

 

Il ne reste plus que les quatre voyageurs qui semblent inséparables, depuis le jour où ils se trouvaient à la gare Windsor, après le débarquement du grand ami venu de France. La famille canadienne est assez grande pour former ces groupes qui ne nuisent pas à l’unité générale. Robert est toujours au volant, prêt à lancer quelques-unes de ces boutades qui font de lui un gai luron, un joyeux compagnon de route :

« Eh ! là, le fiancé, dit-il à Paul qui est a côté de lui, tu tournes le dos à ta blonde ! Tu aurais peut-être envie d’aller te blottir à côté d’elle, au fond de la voiture ! Faut pas te priver, mon vieux, si le cœur t’en dit… Quand j’étais fiancé, moi, j’étais d’une assiduité folle. Ah ! l’amour quand ça vous tient !… Tu vas quitter ta belle Yvonne au début de ton bonheur. Elle prépare déjà ses mouchoirs de fine batiste, pour essuyer ses larmes.

— Tais-toi donc, blagueur, répliqua Paul ; j’aurai un beau-frère insupportable, à ce que je vois ; il ne prend rien au sérieux… Allons ! mon brave Robert, je vais plutôt changer de place avec toi ; tu sais que je ne suis pas mauvais conducteur. Je me suis exercé plusieurs fois la main sur ta Sedan, dont le mécanisme diffère légèrement de nos automobiles françaises. Si je n’ai pas voulu conduire jusqu’à ces derniers temps, c’est que je me sentais encore trop faible.

— C’est-à-dire que tu avais le cœur en compote, ne sachant pas par quel bout commencer, pour en finir avec le roman le plus embrouillé du monde. Enfin, ça y est !… Tiens, puisque tu le veux, je te cède le volant. Je commence à en avoir assez de regarder droit devant moi. Et surtout, attention ! Ne te laisse pas distraire par la pensée de ta belle ! Sa vie et la nôtre sont entre tes mains. »

Bientôt, ils aperçoivent le Lac Ontario qui brille de tout l’éclat de la lumière dû soleil et du ciel bleu. Un lunch est pris sur l’herbe au bord de la route, et la course reprend de plus belle. On arrivera d’assez bonne heure à Toronto. Ils ne veulent pas d’ailleurs s’y attarder : le lendemain doit se passer sur les bords du Niagara.

XI


« Cela dépasse en beauté tout ce qu’on avait pu m’en dire », s’écriait Paul Demers en face des Chutes majestueuses. Les quatre excursionnistes se trouvaient sur le pont métallique qui fait face aux Cataractes ; d’une seule arche, ce viaduc est lancé hardiment entre les deux rives du ravin où s’engloutissent les flots écumeux du fleuve, après leur vertigineuse descente du haut des rochers taillés à pic : il relie le Canada aux États-Unis.

Robert Desautels et sa femme connaissaient déjà ce spectacle dont on ne se lasse pas et qu’on aime toujours à revoir, comme tout ce qui est vraiment beau. Mais les deux fiancés découvraient là des sites tout neufs pour eux, comme leur nouvelle vie : ils demeuraient immobiles, éblouis par tant de grandeur et de majesté : l’être humain se sent si petit en présence des grandioses manifestations de la nature ! Ils se rapprochaient instinctivement l’un de l’autre, comme si le gouffre immense où déferlent les eaux en furie menaçait de les engloutir. Ce n’était, du reste, qu’une première impression : quand on contemple à loisir ce déchaînement de forces mystérieuses, il semble qu’une main invisible et toute-puissante en règle le cours.

Droit devant eux, c’étaient les Chutes canadiennes, un peu moins élevées que leurs voisines, mais beaucoup plus étendues et plus profondes : la teinte verte qui les caractérise provient de l’abondance des eaux ; leur développement en forme de fer à cheval, d’où leur est venu le nom sous lequel on les désigne de nos jours, fait que leurs courants s’entrecroisent en tombant dans le vide ; il en résulte des nuages multicolores dont elles se voilent à certaines heures. Elles sont séparées des cataractes américaines, à l’extrémité gauche, par le Goat Island, l’Île de la Chèvre. Du côté des États-Unis, la ligne transversale de chute est à peu près droite ; les eaux sont blanches d’écume et s’épandent en une nappe moins irrégulière.

Quand ils eurent rassasié leurs yeux de ce premier point de vue, nos voyageurs traversèrent le pont, pour admirer d’abord en détail les divers coins si vantés des Niagara Falls de la province de New-York. Le génie pratique du Gouvernement américain, aidé de puissants capitaux, a tout aménagé pour éviter le plus léger effort aux visiteurs. Un ascenseur les transporte aux pieds des Chutes ; là, un vapeur les attend, pour les conduire le plus près possible de la base où les eaux viennent se briser : ce bateau est le Maid of the Mist, la Nymphe de l’Écume.

Robert et sa femme, Paul et Yvonne prirent place sur le pont supérieur du bateau, non sans avoir revêtu les imperméables destinés à les protéger contre la pluie fine qui tombe sans cesse sur ce lac bouillonnant. « Cette organisation est vraiment pratique, disait Paul ; mais tous les sites les plus merveilleux que j’ai visités en Europe, en Suisse particulièrement, ont été industrialisés par des sociétés financières. C’est l’esprit du siècle, et en Amérique plus qu’ailleurs. Ce sera encore heureux si la barbarie moderne ne détruit pas ce chef-d’œuvre naturel pour en capter les forces. » Et il montrait une construction massive, établie sur la rive opposée.

Le Maid of the Mist s’avançait rapidement près de la base des Niagara Falls américains ; le pont était envahi par la buée, nuage rafraîchissant qui fouettait les visages. L’embarcation évolua ensuite jusqu’au pied des Cataractes canadiennes, s’arrêta un instant, et se laissa aller au fil de l’eau pour faire halte sur une pointe rocailleuse, où les règlements permettent aux amateurs d’attendre le prochain convoi. Nos quatre passagers ne descendirent pas et se retrouvèrent bientôt au point de départ ; là, ils reprirent l’ascenseur pour aller parcourir les bosquets qui bordent le cours supérieur de cette branche du fleuve.

Un pont conduit dans le Goat Island. L’île a été transformée en parc, avec ses allées capricieuses qui aboutissent au bord du grand gouffre ; de là, le regard s’étend sur les deux cours d’eau prêts à se métamorphoser de part et d’autre ; des rocs s’avancent, d’où l’on peut voir les masses énormes de liquide qui piquent subitement là-bas, vers le lac où parade le Maid of the Mist. D’après la légende, une pirogue indienne, montée par quelque divinité des bois, aux temps jadis, se serait précipitée de ces hauteurs. Des images représentent encore cette déesse aux cheveux épars, arrivés au point où les flots s’arrondissent en croupe mouvante pour prendre leur terrifiant essor.

Une dernière attraction existe dans le Goat Island : un escalier primitif, qui sera bientôt remplacé par un ascenseur semblable à celui qu’on a vu, permet d’atteindre l’intérieur des cataractes, derrière l’immense rideau écumeux, et de pénétrer dans une grotte, appelée Cave of Winds, Grotte des Vents, véritable antre d’Éole où se déchaînent des tourbillons d’air chargés de vapeur glaciale. Avant de se hasarder dans ces profondeurs, il faut changer complètement de costume. La timide Yvonne hésita d’abord à recevoir cette douche imprévue ; mais, s’armant de courage, elle suivit la caravane formée d’une vingtaine de globe-trotters : que pouvait-elle craindre en compagnie de son Paul, de son vaillant frère Robert, de sa sœur toujours décidée aux périlleuses aventures ? On leur avait donné un guide exercé à cette excursion souterraine.

Lorsqu’ils eurent atteint cette excavation rocheuse, ils se sentirent perdus au milieu d’un ouragan infernal : c’était l’horreur du chaos, comme dans les entrailles d’un monde en formation ; les eaux dévalaient devant eux, lancées des sommets du promontoire où ils étaient perchés tout à l’heure ; un cyclone balayait le roc de toutes parts : on eût dit que mille grondements de tonnerre sortaient des entrailles du sol. Secouée par ce tintamarre démoniaque, Yvonne faillit se trouver mal : mais Paul lui saisit le bras au moment où elle chancelait, toute frissonnante. Bientôt, le guide prit le chemin de sortie et conduisit le groupe sur une série de passerelles que l’on traverse à la file indienne, juste au pied des cataractes, jusqu’au Rock of Ages, ce bloc préhistorique, constamment arrosé par les éclaboussures de l’onde transparente.

On était au but de l’excursion ; Yvonne grelottait et claquait des dents. Bien vite, tous remontèrent au Goat Island où brillait un clair soleil : après quelques énergiques frictions données par des masseurs et des masseuses spécialistes, il ne restait plus trace de ces pittoresques émotions. Midi approchait. Les quatre voyageurs sortirent de l’île, traversèrent le pont métallique, et retrouvèrent le sol canadien. Ils allèrent prendre un réconfortant repas à l’Hôtel Clifton ; puis ils se disposèrent à se prélasser, toute l’après-midi, dans le Parc Victoria qui avoisine le Fer à Cheval, et dont les vastes allées aux lignes classiques contrastent avec les sentiers fantaisistes du Goat Island. « On se croirait dans les jardins de Versailles, dit Paul ; là-bas, de l’autre côté, c’est le style des races anglo-saxonnes ; ici, c’est le style latin et français : toujours deux civilisations opposées, postées face à face, et qui mettront longtemps à se rejoindre. »

Ces instants de féérie passaient trop vite. Le soleil couchant dessina deux magnifiques arcs-en-ciel dans les nuages qui montaient des Chutes canadiennes. Lorsque la nuit fut venue, de puissants projecteurs multicolores furent braqués sur les Cataractes des États-Unis, qui étincelaient de mille feux : « Ça encore, remarqua Paul, c’est beau, sans doute, mais c’est de l’artificiel, du trucage, du clinquant ; je préfère les prismes naturels que nous avons vus au coucher du soleil, reflets immaculés de la lumière divine… Ces projections scientifiques, ma petite Yvonne, sont l’image du bonheur factice, des éblouissements que produisent les folles amours ; pour nous, notre tendresse demandera lumière et chaleur à Celui qui allume, nuit et jour, ses astres dans le firmament. »

— « C’est comme qui dirait, pensa Robert qui faisait semblant de ne pas entendre, du chiqué, de la camelote chez les écervelés ; du profond, du solide dans les deux cœurs que voilà. Allons ! ma petite sœur est à bonne école ! Elle va s’instruire sur le vrai bonheur !… »

XII


Le lendemain matin, la Sedan de Robert était en route vers Montréal, avec arrêt projeté et excursion aux Mille-Isles, région qui n’avait pu être comprise dans l’itinéraire, à l’aller ; c’était pour distraire Yvonne : elle venait de quitter son fiancé ; c’était dur, on le comprend. Paul Demers avait pris le train pour Buffalo, dont les alentours allaient offrir une riche matière à ses enquêtes : le pépiniériste devait trouver là des types d’arbres à fruits comme on en voit rarement en d’autres régions.

Il avait tracé approximativement à sa fiancée les diverses étapes de son long parcours. Le Gouvernement Fédéral et les Gouvernements Provinciaux du Canada ont fait dresser des cartes physiques et économiques assez détaillées, pour que les derniers venus en ce pays puissent y franchir les distances les plus considérables sans perdre une minute, qu’il s’agisse de voyages d’étude ou de voyages d’agrément ; d’ailleurs, les régions exploitées sont sillonnées de chemins de fer ; en jetant les yeux sur un plan d’ensemble du Canada, on est frappé du nombre de voies ferrées établies sur cette bande de terre qui longe les États-Unis et s’étend de Sydney à Vancouver. L’entretien de ces voies de communication est une lourde charge pour une population qui est encore si peu dense ; la colonisation réclame des moyens de transport, mais ceux-ci vivent de la colonisation ; il y a là une sorte de cercle vicieux, un problème des plus complexes que, seul, un pays riche en ressources de toutes sortes peut résoudre. Les économistes s’en inquiètent, non sans raison.

Arrivé à Buffalo et ayant fait, en quelques jours, ample provision de renseignements, Paul Demers précisait les derniers détails de son voyage vers l’Ouest canadien : pour l’aller, il disposait du mois de septembre ; il devait suivre les lignes du Canadien-National qui desservent la partie septentrionale ; pour le retour, qui allait être beaucoup plus rapide, il se tiendrait dans les réseaux du sud, et il emprunterait à volonté les grandes artères du Canadien-National ou du Canadien-Pacifique, qui se font parallèlement concurrence. Régions forestières ou agricoles, régions industrielles, régions minières, il y a toutes les variétés sur cette terre inépuisable.

D’après les lettres ou cartes qui commencèrent bientôt à se succéder, pour rassurer la grande famille réunie de nouveau à Ste-Agathe-des-Monts, Yvonne pouvait repérer, presque jour par jour, les divers points d’arrêt de l’explorateur : North-Bay, Lac Témiscamingue, Cochrane ; il était déjà dans la province d’Ontario, ayant atteint l’importante ligne de Québec à St-Boniface ; là, il poussait une pointe vers l’Est et revenait pour un moment dans la province de Québec, pour visiter l’Abitibi jusqu’à Amos, centre minier qui promet de devenir une grande ville dans quelque quinze ou vingt ans.

Mais les questions industrielles le laissaient plus indifférent que les questions agricoles : ce qu’il voulait voir, c’était des fermes, des arbres, des céréales ; il allait être servi à souhait pour parcourir d’immenses champs de blé, car la moisson battait son plein. Les correspondances des jours suivants signalèrent ses haltes successives dans la province d’Ontario qu’il traversait maintenant, presque en ligne droite, de l’Est à l’Ouest : Hearst, d’où un embranchement de chemin de fer descend vers le sud, jusqu’au Sault Ste-Marie, point de jonction du lac Supérieur avec les Lacs Huron et Michigan.

Avant d’avoir atteint son point terminus là-bas, bien loin, au pied des Montagnes Rocheuses, Paul Demers s’était promis de ne plus s’attarder un seul instant dans la contemplation des beautés de la nature : on n’était plus au Niagara ; pour le moment, l’ingénieur-agronome imposait silence au littérateur et à l’artiste ; il n’avait que trop de tendance à cultiver sa première vocation, et il ne l’ignorait pas ; mais on a vu que le sens pratique savait étouffer dans ce Flamand sa passion pour l’art, d’ailleurs, lorsque les circonstances le commandaient. Il se promettait, de plus, de se dédommager dans le voyage de retour. Il se hâte vers les limites de l’Ouest Ontarien, par Nakina, Sioux-Lookout, Minaki. Rien d’important ne lui échappe et ses valises regorgent déjà de notes précieuses, sur le développement agricole de cette province et sur les produits qu’elle peut exporter ou importer. Tous ces documents réunis fourniront, plus tard, la matière d’importantes synthèses.

Paul Demers est trop intelligent pour faire le moindre étalage de pédantisme : la vraie science se voile de pudeur, presque autant que la vertu : dans ses lettres à sa nouvelle famille, il s’en tient aux considérations générales, humaines, ethniques, qui peuvent intéresser Yvonne et son entourage. « Je suis frappé, écrit-il, de la survivance française dont on trouve mille exemples dans ces milieux en majorité anglais. Les curés originaires de la Province de Québec font bonne garde autour de leur troupeau, pour défendre la langue et les mœurs qui sont en rapport étroit avec la conservation du catholicisme.

« Je comprends, à cette heure, chers amis, tout ce que vous m’aviez exposé sur ce délicat problème. Et Dieu sait si les oasis canadiens-français se développent ici à vue d’œil et gagnent du terrain ! Les belles et grandes familles ! Que d’écoles françaises pour instruire toute cette jeunesse studieuse, malgré les lois sectaires et anglomanes qui contrastent avec celles du Gouvernement de Québec ! C’est la même lutte qu’en France, entre deux enseignements diamétralement opposés ; il n’y a que la forme qui varie. En tout cas, j’ai pu voir que les English, comme dit Robert, ne sont pas précisément prolifères ; les familles anglaises protestantes sont atteintes du mal universel, du suicide par le vice. Ah ! vive le Canada Français qui se rencontre partout sur ma route ! Avec de semblables familles, comme l’écrivait récemment Henri de Noussane, la France, la vraie France chrétienne, ne mourra jamais dans le Nouveau-Monde ! »

Le voyageur allait trouver bien d’autres occasions, même dans les provinces plus éloignées, de nourrir son patriotique enthousiasme : au Manitoba, en Saskatchewan, tout en continuant son enquête agricole, il ne voulut pas s’interdire l’enquête morale qui complétait son programme ; l’art seul était éliminé pour l’instant.

XIII


Près de Prince-Albert, au centre de la Saskatchewan, il eut une agréable surprise. S’étant avancé en automobile vers le nord, à une quarantaine de milles, quel ne fut pas son étonnement de découvrir toute une colonie de familles françaises, directement venues de France depuis une quinzaine d’années ! Au rude accent de ces robustes cultivateurs, à leur tête ronde, à leur moustache tombante, tels des Gaulois authentiques, Paul Demers reconnut vite leur type caractéristique et situa sans hésiter leur province d’origine : ces gens-là venaient des points élevés des Cévennes ; ils avaient quitté les pentes dénudées du Gévandan, de la Margeride. À eux seuls, ils formaient presque toute la paroisse, composée de hameaux fort dispersés ; leur curé était un Oblat français, un Lozérien, qui avait fort à faire pour visiter ses ouailles deux ou trois fois par an. Il n’y avait pas d’église ; quand le pasteur faisait sa tournée paroissiale, il apportait dans une valise tous les objets nécessaires au culte : il prenait pen- sion dans une ferme, baptisait les enfants du voisinage nés pendant l’intervalle, et s’installait dans la première pièce venue pour célébrer le Saint-Sacrifice, sur une table qui servait d’autel. Il visitait ensuite les malades et allait bénir les tombes récentes.

Cette improvisation cultuelle rappelait les temps apostoliques ; et pourtant, ces régions participent aux progrès modernes, comparativement à celles du Mackenzie où les Missionnaires Oblats, assistés par les Sœurs Crises, font la conquête pacifique des Esquimaux. Paul Demers entrevoyait les pays septentrionaux dont lui avait parlé le missionnaire du Labrador.

Une de ces familles s’appelait Lafont ; elle était parmi les premières qui avaient émigré du sol Lazérien : « Nous sommes venus ici, dit le propriétaire de la ferme, parce que nos terres de là-bas ne produisaient presque plus rien ; mon arrière grand-père avait défriché un coin peu favorable à la culture : il avait bâti, sur les pentes abruptes, des murailles qui ressemblaient à des forteresses, pour retenir la terre ravinée par les pluies à chaque automne. Nos anciens étaient plus que sobres : du pain de seigle, du lard, du fromage de chèvre, des châtaignes, c’était leur régal ; ils achetaient, chaque année, un peu de vin que les muletiers des bords du Rhône apportaient dans des outres de peau, aux marchés du Puy, de Marvejols, de Florac, de Mende. Les familles étaient nombreuses et vivaient de pauvreté.

« Mais, depuis ces époques lointaines, nous sortions plus facilement de chez nous : quelques lignes de chemin de fer avaient pénétré dans nos montagnes, et les garçons de vingt ans étaient soumis à la loi militaire : ils voyaient des pays plus fertiles et enviaient le sort de l’habitant des plaines et des riches vallées. D’ailleurs, notre département se déboisait de plus en plus, les pluies étaient rares en été, la sécheresse sévissait partout ; visiblement, ce sol était épuisé et devait redevenir ce qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être, une forêt. Si nos pères n’avaient pas été obligés de tout récolter sur place, à cause de l’absence de routes, ils auraient mieux fait de rester des bûcherons.

« Il y a vingt-cinq ans, un évêque missionnaire qui était à la tête du Vicariat Apostolique de Prince-Albert, Monseigneur Pascal, originaire du Vivarais, vint faire une tournée chez nous pour recruter des séminaristes qui voudraient venir au Canada. Il expliqua à quelques paysans ce que je viens de vous dire, il compara l’aridité de nos terres rocailleuses avec la fécondité de la Saskatchewan, où l’on fait toute la récolte en quelques mois. Après réflexion, je mis en vente mon misérable butin de là-bas, et je partis avec ma femme et mes dix enfants. J’en ai souvent béni Dieu et le vénérable Évêque : vous voyez si nous avons prospéré sur ces terres neuves ! Nous avons défriché, comme nos arrière-grands, mais ici, ça valait la peine. Les hivers sont longs, mais les traîneaux, les sleighs, comme on les appelle au Canada, nous transportent assez facilement jusqu’à Prince-Albert, où nous trouvons les voies ferrées et tout l’approvisionnement voulu. En été, j’ai mon automobile ; je suis à deux heures de la ville.

« On n’a pourtant pas oublié la vieille France, pas même la France bossue où nous sommes nés. Un de mes fils, brave garçon de 19 ans, s’est engagé à la déclaration de guerre. La mère ne voulait pas, et cela se comprend. Mais voyez-vous Monsieur, vous savez ce que c’est, vous qui portez les insignes des braves. J’avais souvent dit à mes enfants que, si la France de là-bas venait à disparaître, celle d’ici en pâtirait beaucoup. Nous, colonie isolée parmi la population de la langue anglaise, nous tenons à notre parler qui n’est pas bien français, puisque nous avons conservé le patois cévénol qui est encore en usage entre nous, dans la famille ; mais, tout de même, les enfants savent lire, écrire, compter ; ils apprennent le français à l’école du hameau, et ça fait plaisir, aux veillées d’hiver, de leur entendre débiter quelques compliments ou raconter quelques histoires prises dans leurs livres… Différemment, comme je vous le disais, mon grand garçon est allé se battre pour le pays, et il n’est pas revenu. Les Boches l’ont tué… »

Le père Lafont s’était arrêté, tout ému par cette cruelle évocation. « Heureusement, reprit-il après avoir essuyé une grosse larme, il me reste une nombreuse famille : un fils et deux filles mariés, établis dans le voisinage, et douze autres qui poussent pour devenir de bons cultivateurs : les plus grands sont mes meilleurs domestiques : ils aiment leur pays d’adoption et resteront de bons Français, s’il plaît à Dieu. »

Après cet entretien, Paul Demers avait été invité à partager le repas de la famille, et il avait accepté avec bonheur : il flairait déjà les gros pains de ménage, croustillants, qui sortaient du four, les tourtes, les fougasses et les tourtillons tels qu’on les prépare dans les Cévennes. Tout en mangeant, dans la vaste cuisine, ayant devant lui toute cette belle famille protégée par le grand Christ apposé au mur, Paul Demers parla du pays natal, de la Lozère qu’il avait traversée dans ses excursions : « Des hommes de valeur, dit-il, de vrais patriotes travaillent à couronner d’arbres, comme jadis, la France bossue à laquelle vos souvenirs restent si fidèles ; je suis leur modeste collaborateur ; nous transplanterons là-bas les plus beaux bouquets de verdure découverts ici. Nous apprendrons aux paysans à rester des paysans ; ce sera là le salut de notre chère nation… Vous aurez été les pionniers, les missionnaires agricoles qui aurez suscité ces idées généreuses, en donnant l’exemple de l’attachement à la terre, aux champs, aux blondes moissons. »

XIV


En un mois l’ingénieur-agronome s’était acquitté d’une belle tâche ; il avait accompli un vrai tour de force, dans cette randonnée à pas de géant dans le Nord-Canadien cultivé ; c’était la meilleure preuve de son retour progressif à la santé de sa jeunesse. D’ailleurs, n’était-ce pas, au but près, la rapide prouesse de ces jeunes groupes de Canadiens instruits, qui, depuis quelques années, entreprennent les voyages de Liaison Française à travers les provinces de leur pays, et visitent, en quelques semaines, tous les oasis où fleurit leur race, depuis la Province de Québec, berceau inviolable de l’ancienne civilisation, jusqu’à l’Alberta et à la Colombie Britannique ? Ils vont, ces braves, ces convaincus, répandre partout la chaude éloquence qui jaillit de leur cœur, et ranimer la confiance de leurs frères noyés dans la masse anglaise. Déférents pour tous, ils sont loin de mépriser les sujets de la Puissance Canadienne qui ne parlent pas leur langue, ou même qui ne partagent pas leur Foi. Mais, en s’efforçant de conserver à leur culture française les groupes qui risqueraient de s’angliciser, et par là de s’américaniser, ils maintiennent le juste équilibre entre deux éléments qui doivent coexister sans se nuire, et ils préparent la fusion si originale des deux races en présence, la future unité d’un peuple bilingue destiné à devenir une grande nation.

Pendant qu’il réfléchissait à ces vastes problèmes, pleinement conscient de leur importance, Paul Demers atteignait, tout alerte, les points extrêmes de ses fécondes excursions. Sans être fatigué outre mesure, il éprouvait néanmoins le besoin de se reposer quelques jours. Il était en présence des Montagnes Rocheuses, à l’entrée des « National Parks », à Banff qui est la porte ouverte sur de grandioses panoramas. Ayant réservé sa place au Banff Springs Hotel, il se rendit, dès le second jour, au Lac Louise, appelé à juste titre la Perle des Rocheuses, et dont un voyageur a pu dire : « Sur ce lac, dont les aspects changent toujours, réside la beauté, autant qu’elle est visible à l’œil des mortels : il a la couleur de l’opale, de l’émeraude, tous les charmes des fleurs écloses au printemps. » Les montagnes qui l’environnent ont la majesté des montagnes suisses qui encadrent Intertaken. Au Niagara, c’étaient les eaux constamment déchaînées dans leur course vertigineuse ; ici, Paul Demers contemplait cette surface calme, simplement ridée par une légère brise.

Il put voir aussi le Paradise Valley, dont le seul nom est élyséen. Un soir, il eut la chance de contempler une aurore boréale, phénomène qui n’est pas rare en ces régions durant l’automne. Là, l’artiste triomphait ; il écrivait à son Yvonne des pages et des pages d’un lyrisme éthéré : « Nous y reviendrons ensemble, ma bien-aimée, dans cette Vallée du Paradis où nous chanterons notre amour… Ce ne sera peut-être pas le but de notre voyage de noces, car j’ai à ce sujet des plans dont je vous ferai part ; mais notre tendresse doit durer aussi longtemps que la vie ; quand nous viendrons contempler ensemble ces sites divins, le cantique des chastes dilections sera à peine commencé, il sera à son prélude… Oh ! que j’ai hâte de vous revoir, vous, plus belle, plus vivante que toutes ces merveilles ! Maintenant que je suis ici pour mon plaisir, uniquement pour ma satisfaction personnelle, ayant scellé tous mes papiers scientifiques, je n’ai qu’une idée, revenir à vous !… »

 

Le fait est qu’Yvonne s’ennuyait fort. Parfois elle se promenait dans le bosquet voisin du manoir, qui lui rappelait l’échange des premières promesses : elle s’asseyait dans la clairière où Paul avait enfin compris qu’il pouvait aimer son Yvonne sans contrainte. Les feuilles d’automne prenaient mille reflets mélancoliques, suprême parure de la campagne avant la mort qu’apporte l’hiver. Le soir, la jeune fille considérait les petites mouches à feu, qui voltigeaient d’une herbe à l’autre : ces scintillements lui semblaient des lumières funèbres. Elle broyait du noir, elle craignait que son Paul n’eût abusé de ses forces. Les dernières lettres qui lui parvenaient reflétaient encore la fièvre du surmenage qu’il s’était imposé… Une dépêche, il est vrai, avait annoncé son arrivée à Banff. Mais n’était-ce pas un repos forcé ?

Paul Demers avait reçu son premier courrier à Winnipeg, il y avait une quinzaine de jours ; là, les lettres d’Yvonne étaient un encouragement à ses travaux : elle se disait fière de lui. Les secondes lettres qu’il allait recevoir au Banff Springs Hôtel étaient déjà moins enthousiastes. Un matin, elle s’était mise au piano : reprenant les extraits de Faust, où elle pouvait lire le passage qui lui avait valu son premier triomphe, elle s’attardait dans la mélodie plaintive et passionnée de Marguerite :


« Il ne revient pas !
J’ai peur, je frissonne,
Je languis ! Hélas !
En vain l’heure sonne,
Il ne revient pas !… »

Ayant aperçu Robert et sa femme qui l’écoutaient en chuchotant et qui semblaient préoccupés, elle voulut cacher ses impressions et entonna la chanson composée par Louis Fréchette :


« Jadis, la France, sur nos bords,
Jeta sa semence immortelle ;
Et nous, secondant ses efforts,
Avons fait la France nouvelle.
Ô Canadiens ! Rallions-nous,
Et près du vieux drapeau, symbole
d’espérance
Ensemble, crions à genoux,
Vive la France ! »

Mais cet entrain factice ne pouvait donner le change au perspicace Robert, ni surtout à la belle-sœur d’Yvonne, qui lisait dans l’âme de sa petite préférée jusqu’aux moindres joies et jusqu’aux plus légères peines. « La petite fait un brin de neurasthénie, dit Robert à sa femme ; j’ai remarqué ça depuis au moins une semaine. Son fiancé a eu le temps d’admirer les Rocheuses ; il faut qu’il revienne. C’est assez voyagé loin d’ici. » Et, sans retard, Robert passa à son bureau et libella la dépêche qui suit, à l’adresse de Banff Springs Hotel : « Yvonne légèrement fatiguée ; ta présence est le seul remède possible. »

Paul Demers, rentré à son hôtel, venait de parcourir tout le courrier qui lui avait été remis, depuis quelques instants ; il était déjà soucieux, en constatant le ton résigné des lettres d’Yvonne, et se demandait s’il ne devait pas hâter son retour, lorsque le groom lui apporta la dépêche de Robert. Le voyageur se rendit sans délai à la gare de Banff, sur le Pacifique Canadien, retint un lit sur le Standard Sleeping Car, et partit le soir même. Trois jours après, il était à Montréal, où la famille Desautels venait de s’installer pour la froide saison.

ÉPILOGUE

I


Comment dépeindre les joies si pures des fiançailles, entre deux cœurs qui se sont pleinement compris ? Les insignifiances extérieures qui défient la narration sont riches de sens, pour deux âmes qui magnifient les moindres incidents de chaque jour. Le verbe aimer n’a pas assez de temps et de modes, peur traduire tout ce qui se passe dans les profondeurs de deux êtres qui préparent leur indissoluble union.

L’automne fut assez court, cette année-là, selon les prévisions de Robert. La famille Desautels put faire encore quelques excursions dans les parages montréalais : Carillon, le fort de Chambly, Sherbrooke, Rigaud, l’Assomption : là, Paul Demers fut émerveillé de la fécondité du sol ; les récoltes en tabac, en blé, en avoine, en fourrage, avaient dépassé toutes les espérances, Ferdinand pouvait se déclarer satisfait. Ste-Agathe-des-Monts semblait pauvre, quand on le comparait à ces greniers d’abondance. Mais il fallait bien tirer parti de ce domaine des Laurentides, qui procurait, chaque été, un si doux repos ! Malgré tout, disait l’ingénieur-agronome, Ste-Agathe vaut mieux que les régions déboisées du grand Gévandan !… Et il racontait à ses amis toutes les péripéties du grand voyage. Il commençait à connaître le Canada, il en était épris pour de multiples causes. Yvonne s’était vite rétablie de sa langueur, auprès de celui qui était grandi à ses yeux par cette fougueuse activité. Il se plongeait dans ses notes, les classait, les comparait, ébauchait déjà les articles qu’il voulait envoyer aux Revues françaises. Retenu trop longtemps inactif, il se grisait de travail, non moins que d’amour…

Avant la fin de l’automne, le clergé de la ville avait fait la visite des maisons, selon l’usage. Paul Demers avait été édifié, par le spectacle de ces prêtres allant de porte en porte, faisant le dénombrement de leurs ouailles, s’informant des besoins spirituels et temporels, puis bénissant le foyer de toute la famille tombée à genoux. Quel spectacle solennel, dans sa simplicité, et comme tout cela symbolisait bien l’union étroite entre les fidèles et les ministres du Seigneur, dans cette théocratie canadienne ! « Paris est trop grand, répétait-il, et nous manquons de prêtres pour atteindre ainsi individuellement riches et pauvres… »

Le zélé jeune homme, qui s’était occupé de tant d’œuvres, à Paris, se plaisait à les retrouver à Montréal, et combien florissantes ! Il avait déjà lié relation avec les directeurs des Syndicats Catholiques, qui luttaient avec succès contre l’Internationale Ouvrière. Il leur avait promis son concours pour l’hiver, sentant toujours le besoin de se dévouer. Il encourageait son Yvonne à faire partie des Cercles féminins d’étude ou de bienfaisance. « Il faut, disait-il, que les laïques qui ont la Foi secondent le clergé. Le mal est déchaîné dans le monde, le bien doit être déchaîné encore plus violemment ! »

 

Les premiers froids étaient venus : Robert et son frère Henri ne suffisaient pas aux commandes de fourrures ; c’étaient la reprise des affaires, la fiévreuse activité commerciale. Par un beau matin, Montréal s’éveilla sous un blanc manteau de neige, mais le trafic de l’immense cité ne fut pas interrompu pour autant : lignes de tramways, de petits chars dans le vocabulaire canadien, automobiles avec leurs roues revêtues de chaînettes antidérapantes, camions bas, glissant sur des patins qui avaient remplacé les roues, convois traînés par de vigoureux chevaux ferrés à glace, voitures de place colorées en rouge et recouvertes de larges fourrures, automédons fièrement juchés sur leur siège, avec un gros casque à poil qui leur donnait un air sénatorial, bruit assourdissant des grelots suspendus en nombre infini à l’encolure des coursiers, tous ces détails pittoresques donnaient à la ville un cachet des plus curieux, une allure triomphale qui frappe toujours les étrangers : c’est la victoire de l’homme sur la nature rebelle.

Quand la neige se mit à tomber en rafales, formant des couches qui auraient gêné la circulation, de lourdes machines électriques circulaient sur les voies de tramways pour frayer un passage aux petits chars ; des équipes d’ouvriers, de journaliers, transportaient ces monceaux de neige dans les bouches d’égouts, gouffres béants réchauffés par les torrents d’eau bouillante que crachaient les diverses usines. Ce travail, durant la mauvaise saison, assure du pain aux pauvres gens, lesquels sont légion dans certaines impasses : là grouillent les déshérités de la fortune, les imprévoyants trop flâneurs au cours de l’été.

Dans chaque logis, on avait allumé les calorifères, appelés fournaises par transposition maladroite du mot anglais. À ce propos, le fin lettré qu’était Paul Demers avait déjà noté les horribles anglicismes qui déparent nombre d’enseignes ou réclames commerciales : Entrez voir nos articles. — Grandes bargains. — Prochaine exhibition. — On ne charge rien en plus. — Pas d’admission sans affaires. — Office privé. — Vente à rabais de coats. — Vous êtes notifié de monter en haut, au deuxième plancher, par l’élévateur. — Hôpital de chaussures, etc., etc…

Les enseignes des tailleurs-repasseurs, se chargeant de remettre à neuf les costumes usagés, avaient beaucoup amusé le Parisien : Nettoyage, pressage, réparage. À l’avenue du Parc, il avait pu lire sur une pancarte bilingue : Ladies Pressing, Pressage de Dames… « Voilà, se disait-il, une réclame qui exciterait l’hilarité de nos loustics parisiens, s’ils en avaient connaissance ! » Le style administratif lui offrait des spécimens d’impropriété de termes ou d’expressions grotesques : La malle est à l’autre coin. — Mallez vos lettres en les faisant enregistrer s’il y a des valeurs. — Régistrateurs au coin Ste-Catherine et Delorimier.

Dans un tramway de banlieue se trouvait cet avis : Notice aux Passagers. Pour l’amour de la sûreté, comme vous laissez ce char, regardez pour le trafic de la rue. Il est vrai que ce texte était précédé de l’avertissement rédigé en anglais : Notice to Passengers. For safety’s sake, as you leave this car, look out for street trafic. À chaque croisement de voie ferrée, l’absence de toute barrière laissait aux passants leur responsabilité, en cas de malheur : d’énormes pancartes prévenaient le public de se tenir sur ses gardes : Traverse de chemin de fer.

« Après tout, se disait notre licencié es-lettres, ces gens-là ont le mérite de faire effort, pour adapter comme ils peuvent la langue française à leurs divers besoins. Ils sont comme les élèves peu experts, condamnés à traduire littéralement, dans les classes de latin, un texte de Cicéron qu’ils comprennent mal. Dans le langage usuel, ces peccadilles sont sans importance. Il est fâcheux, toutefois, que ces barbarismes ou solécismes soient imprimés. Si la langue de la Province de Québec renferme d’adorables archaïsmes qui flairent bon notre vieux langage, les écoles devront travailler à proscrire ces tournures par trop anglaises. Nous sommes coupables, à Paris, des mêmes complaisances pour nos voisins d’Outre-Manche, avec nos squares, nos High Life Tailor, nos garden-party, nos five o’clock, nos steeple chase, nos challenge, nos foot-ball et tout le jargon sportif ; nous n’avons pas, nous, l’excuse d’être un peuple naissant, mêlé aux Anglais. Ici, la bonne société parle comme à Paris ; le peuple s’en tire comme nos Auvergnats. Ce que je constate, d’après de scrupuleuses enquêtes dont j’ai vu le relevé, c’est qu’il y a, au Canada, moins d’illettrés qu’en France ; et l’école très laïque et très obligatoire (sur les décrets ministériels) n’est pas ici en vigueur. Les petits Canadiens qui peuplent les établissements scolaires parleront mieux que la génération adulte, qui a dû peiner pour créer sa situation actuelle. Nous aurions mauvaise grâce à nous moquer d’eux et à faire chorus avec les Américains dédaigneux qui leur reprochent leur patois. C’est du français en formation dans le peuple, c’est déjà une belle littérature dans les milieux cultivés. »

Paul Demers prenait plaisir à lire les historiens, les romanciers, les poètes canadiens dont plusieurs avaient été couronnés par l’Académie Française. Il se proposait de voir l’organisation des Universités, des Sociétés Littéraires nombreuses à Québec, à Montréal, à Ottawa. C’était, disait-il, le plus bel hommage rendu à la langue des aïeux !

II


Le temps fuyait, fuyait toujours, et Paul Demers aurait été tenté de croire que les horloges canadiennes avaient un mouvement plus rapide que celles de France. Il faisait part de cette impression à sa fiancée, un soir qu’ils lisaient ensemble, le Lac de Lamartine, son poète favori. Ce lac leur rappelait celui de Ste-Agathe, où ils avaient ébauché le plus beau des romans vécus :

« Ô temps, suspends ton vol ! et vous,
heures propices.
Suspendez votre cours !
Laissez-nous savourer les rapides délices
Des plus beaux de nos jours ! »

« Mais qu’importe la fuite éperdue des jours, des semaines et des mois ajoutait l’heureux fiancé, puisque notre amour durera par-delà la vie, dans les splendeurs de là-haut ! »

Cœurs prédestinés, que ceux à qui la foi au divin permet de braver la mort et d’échanger de la sorte, sans forfanterie, sans crainte de déception, leurs serments d’éternelle fidélité ! De telles promesses n’ont de sens que pour les croyants, et Paul Demers, on l’a vu, ne l’était pas à demi.

Vers le milieu de décembre, les eaux limpides des lacs, des fleuves, des rivières, n’étaient plus qu’un souvenir. Le Saint-Laurent était figé, immobilisé dans sa course, du moins sous une large épaisseur. Quand on contemple pour la première fois ce grand fleuve inerte, avec ses énormes cristaux de glace jetés pêle-mêle les uns contre les autres, ce désordre grandiose, cette rigidité cadavérique inspirent une sorte de terreur, comme la vue d’un monde qui viendrait de finir, après la disparition des forces divines qui en maintenaient l’activité. Pourtant, le soleil brille dans un ciel très pur, des chemins sont tracés sur ces résistantes couches de glace, une autre vie renaît là où paradaient majestueusement, quelques semai- nes plus tôt, les vaisseaux océaniques venus d’Europe. Le fleuve n’est plus, selon la définition bien connue, « une route qui marche », mais une série de routes ordinaires très sûres, jalonnées par des sapins sans racines. Automobiles, voitures, piétons, y circulent comme sur la terre ferme.

Les deux fiancés se plaisaient à faire de belles promenades dans ces paysages hivernaux ; ils prenaient part également aux multiples sports en honneur sur le Mont-Royal : courses en raquettes, glissades en tobogan, patinages sur de vastes parcs où se donnait rendez-vous toute la société montréalaise. Il y eut un palais construit uniquement avec des blocs de glace, palais enchanteur dont les mille lumières scintillaient au loin, le soir, à travers les parois transparentes.

Plusieurs fois, Paul et Yvonne avaient croisé au hasard Héliane de Bellefeuille, qui était à toutes ces fêtes ; c’était, entre eux, un échange froid de politesse. La brillante Héliane, du reste, avait oublié bien vite sa déconvenue. Elle était tout entière à sa candidature de reine, dans le concours de beauté organisé entre toutes les villes du Canada. Elle obtint les suffrages des juges, fut élue comme la plus belle jeune fille de la cité et s’appela « Mademoiselle Montréal ». Il n’en fallait pas davantage pour la consoler d’une défaite passagère : elle avait tant d’adorateurs ! En tout cas, elle et sa suite portaient les plus riches fourrures de la maison Desautels. Pour Robert et Henri, c’était le seul point qui comptait !

Entre temps, Paul Demers sentait disparaître les dernières traces d’inflammation pulmonaire, sous l’effet de l’oxygène glacial qu’il absorbait avec avidité. Il travaillait, prenait part à toutes les œuvres sociales, à toutes les manifestations de bienfaisance, sans compter les fêtes artistiques. Une troupe, composée en partie d’acteurs de la Comédie Française de Paris, vint jouer Le Cid, l’immortel chef-d’œuvre de Corneille, la tragédie des juvéniles enthousiasmes. Paul et Yvonne étaient aux premières loges, et leur cœur se délectait en entendant les vers sublimes d’honneur et d’amour :


« Sors vainqueur d’un combat dont Chimère
est le prix !…
Est-il quelque ennemi qu’à présent je
dompte ?
Paraissez Navarrois, Maures et Castillans,
Et tout ce que l’Espagne a nourri de
vaillants !… »


Ces héroïques frissons faisaient tressaillir les deux fiancés : leurs mains s’étaient unies, ils se sentaient forts pour les luttes de demain, luttes irréparables de l’existence.

Les solennités de Noël étaient proches : il fut décidé qu’ils iraient ensemble à la Messe de Minuit à Notre-Dame. Tout le corps consulaire français apparut aux premiers rangs, dans cette fête grandiose de la Nativité de l’Homme-Dieu. Paul Demers entendit avec émotion toutes les vieilles pastorales de France, dont la naïveté rappelle la foi si simple des anciens âges.

Puis, ce fut le jour de l’An, fête tout intime : selon une tradition pieuse conservée au Canada, le père de famille donne à ses enfants, ce jour-là, sa bénédiction. Yvonne et Paul s’inclinèrent ensemble sous les mains étendues du vénérable vieillard : signe auguste, gage de bonheur pour l’avenir, comme au temps d’Abraham, d’Isaac et de Jacob.

Yvonne disait à Paul, le soir de ce jour : « Je réfléchis parfois au sens de cette parole de la Bible : L’homme quittera son père et sa mère… Pour vous, grand ami, c’est fait, hélas !… Mais est-il vrai que le mariage produit un éloignement de la famille qui nous a si tendrement aimés depuis notre berceau ?

— Ma douce Yvonne, je me suis posé la même question depuis longtemps et je crois l’avoir résolue. La Bible parle ici d’une évolution sentimentale qui se rapporte à un double objet. On a dit souvent que l’affection descend et ne remonte pas, d’une génération à l’autre ; les enfants ne rendent jamais à leurs parents tout ce qu’ils en ont reçu : trésors d’amour, ou trésors matériels par voie d’héritage. Un fils, une fille, reportent sur leurs propres enfants la tendresse dont ils ont été les bénéficiaires, C’est la loi de la nature, elle n’a rien d’odieux. Mais le mariage bien compris n’atténue en rien les anciennes affections familiales. Je prétends même que cette union affermit les liens antérieurs. Il n’y a que les folles amours qui fassent oublier, mépriser parfois, ceux qui ont tant fait pour nous !

— Cela me rassure, reprit Yvonne. Vous savez combien je vous aime, vous qui faites maintenant partie de ma vie ; mais je me sens le cœur assez vaste pour ne rien sacrifier des doux épanchements d’autrefois. Je ne vous appartiendrai pas moins, si je demeure la petite enfant gâtée de Maman, de Papa, la petite sœur chérie de mon Robert et des autres.

— Oui, ma bien-aimée ; l’âme peut s’élargir presque à l’infini pour contenir toutes sortes de tendresses : celles du passé, du présent et de l’avenir… Je plains les maris jaloux qui ignorent cette psychologie rudimentaire. J’aimerai moi-même tous les vôtres comme vous les aimez. »

III


Paul et Yvonne s’entendent donc à merveille pour analyser les cas de conscience les plus subtils, et pour les résoudre d’un commun accord. Que leur reste-t-il à faire, sinon à prononcer le oui définitif ? Ils se préoccupent déjà du voyage de noces. Quand viendra le printemps, faudra-t-il aller vers l’Ouest Canadien, ensemble cette fois, ou vers l’Est, vers la Gaspésie, vers l’Acadie mystérieuse ? Paul avait déjà son idée là-dessus…

À quelque temps de là, il demandait à Yvonne : « Redouteriez-vous un voyage par mer ?

— Toute seule, oui ; mais avec vous, Paul, j’irais jusqu’au bout du monde.

— En ce cas, voici ce que je vous propose : voulez-vous faire un séjour en France ?

— En France !… Mais la question ne se pose même pas. Il y a trop longtemps que je désire faire connaissance avec Paris !

— Oui, je vous ferai voir Paris et bien d’autres merveilles. Si vous ne craignez pas que cette première séparation avec les chers vôtres ne soit trop longue, nous ferons une absence de trois mois.

— En ce cas, dit spirituellement Yvonne, l’homme — qui se trouvera être une femme — quittera son père et sa mère… Mais, pris au sens matériel, cela n’est pas pour m’effrayer. Vous êtes dès maintenant un des miens, et même beaucoup plus ; je vis en vous, Paul, et vous résumez tout pour moi.

— Yvonne chérie, la réciproque n’est pas moins vraie… Nous pourrons partir au printemps. J’aurai une foule de questions à régler là-bas. Je communiquerai à la Société des Agriculteurs de France mes premières observations sur ma nouvelle patrie, et je préciserai le sens de mes futures recherches. Vos avis personnels, Yvonne, me seront plus qu’utiles sur une foule de points, car vous serez désormais l’associée de mes travaux ; si la femme est le contraire d’un être scientifique, elle a des intuitions qui guident souvent son mari. Vous n’êtes pas plus féministe que moi ; nous sommes pleinement d’accord sur ce point.

— Non, je n’ai jamais voulu être un bas-bleu. Mais je m’intéresserai vivement à tout ce que vous ferez. Votre Yvonne, sans être une savante, ne sera pas un cendrillon.

— Voilà qui est fort bien dit. Nous partirons donc aux environs des fêtes pascales. Après avoir réglé les affaires d’ordre pratique, nous visiterons le pays des aïeux… Nous irons dans les Flandres, prier ensemble sur la tombe de mes chers disparus. Vous entendrez les carillons de nos beffrois flamands. Vous verrez là une population religieuse, croyante.

— Et je verrai volontiers vos sœurs. Malgré de profonds malentendus, Paul, il me semble que vous ne devez pas les abandonner.

— Oui, mon Yvonne ; vous ranimerez les dernières flammes qui menacent de s’éteindre. Vous n’ignorez pas que j’y ai mis du mien tant que j’ai pu, pour éviter cet éloignement des cœurs…

— Paul, je tâcherai de guérir cette souffrance.

— Nous entreprendrons ensuite notre tour de France, à la manière des jeunes apprentis, et nous interrogerons l’âme des aïeux, dans la plantureuse Normandie, dans la granitique Bretagne, dans les bocages Vendéens, sur les bords de la Loire, parmi ses châteaux historiques. Partout, nous rencontrerons de pieux pèlerinages : Notre-Dame des Dunes à Dunkerque, Ste-Anne d’Auray, patronne des Bretons, Notre-Dame de Pellevoisin, près de la Vendée ; et puis, Lourdes, centre surnaturel du monde entier ! Le midi n’est pas moins beau que le nord, dans notre grande patrie : Bordeaux, vieille capitale Gasconne ; Toulouse la savante reine du Languedoc ; Marseille, port Provençal si riche de souvenirs ; Avignon, pays des cigales et des poètes, patrie de Magali et de Mistral ; Nîmes, cité romaine. Nous admirerons notre Côte d’Azur jusqu’à Nice. Vous verrez nos Alpes majestueuses ; nous nous rendrons au cœur de la France, à Lyon, antique métropole des Gaules, sur la lisière du Massif Central.

« Peut-être irons-nous jusqu’à Genève pour rêver sur les bords du Léman. Mais ce sera Paris qui nous captivera surtout. Au cours de nos voyages, nous recueillerons pieusement tous les souvenirs canadiens, comme viennent de le faire vos compatriotes qui ont mieux fait connaître le Canada à la France.

— Ce sera magnifique, s’écriait Yvonne à tout instant.

— Mais après notre retour ici, vous m’accompagnerez dans les diverses parties du Canada que j’ai seulement vues à vol d’oiseau, dans les grandes lignes. L’Ouest est immense et grandiose. Mais l’Est est si français ! Je veux parcourir avec vous la région de Québec, visiter le Saguenay et ses gorges profondes, constater que le lac St-Jean, où Hémon a fait vivre Maria Chapdelaine, n’a plus sur ses bords des cœurs aussi primitifs ; il faudra aussi aller saluer là-bas, à l’extrémité de la rive opposée, la touchante image d’Évangéline, au sein de la dolente Acadie. Enfin, au moment voulu, nous nous rendrons au Labrador pour nous faire bénir par le solitaire qui a raffermi mon courage, à l’heure où, tout timide, je prenais pied sur le sol du Canada. »

 

Les rêves des futurs époux, on le voit, n’englobaient rien de moins qu’une portion respectable de l’univers. L’amour se complaît dans les spectacles sans cesse renouvelés, où il trouve un cadre pour les doux entretiens, pour les colloques, pour les étreintes dans lesquelles deux âmes se fondent l’une dans l’autre ; il appelle toute la nature, pour lui faire part de ses ivresses sans fin : les fleurs, les bois, les fleuves, la mer, les villes et les champs doivent parler son langage et le répéter aux plus lointains échos ; voilà pourquoi tant de poètes ont été inspirés par ce thème éternel. Les grands mystiques eux-mêmes, les Saints, dont l’amour va plus directement à Dieu, sans passer par l’être humain, découvrent une âme dans les objets qui les entourent, et s’entretiennent familièrement, tel un François d’Assise, avec les créatures les plus modestes ou les plus majestueuses, pour les inviter à chanter l’hymne des surnaturelles dilections.

Par avance, Yvonne et Paul savouraient ces délices ; et pourtant, ils oubliaient le décisif examen qu’il y avait à subir, avant de se livrer aux joies dont ils se sentaient inondés.

IV


« Après la saison des frimas, avait dit le Docteur David à Paul, vous viendrez me voir ; avec mes confrères, nous nous consulterons en toute impartialité. » Cette pensée était revenue subitement à l’esprit du jeune homme et obscurcissait tout-à-coup son horizon. Le médecin n’avait-il pas outré ses encouragements, comme il est d’usage ? Sans doute, le malade d’antan se sentait fort et vigoureux ; mais il arrive plus d’une fois que les lésions internes se cicatrisent superficiellement pour se rouvrir ensuite ; l’embonpoint produit par le grand air et la suralimentation n’est que factice et provisoire. Les apparences sont si trompeuses !… Si Paul avait trop compté sur lui ?… S’il avait bâti sur le sable ?…

Le hideux spectre apparaissait, après s’être dissimulé derrière de riants tableaux ; tout ce bonheur pouvait bien être qu’un mirage. Sans en rien dire à Yvonne, Paul se sentait accablé « comme aux premiers temps de son séjour en Canada. » Le froid sec étant tombé, l’air devenait humide dans la région de Montréal. N’allait-on pas lui prescrire de retourner à Ste-Agathe, ou plus loin peut-être ? Ces sombres perspectives lui donnaient le frisson. Un rhume léger le fit réfléchir : le mal tenace avait-il pu être enrayé en quelques mois ?

N’y tenant plus, il se rendit secrètement chez le Docteur David, pour être fixé sur cet horrible cauchemar. Le docteur fut gaillard, comme toujours : « Excellente mine, mon garçon ! Vous avez gagné du poids, des couleurs et sans doute de la consistance interne… Voyons dévêtez-vous… Respirez !… Merveilleux !… Plus de trace !… Néanmoins, recourons aux moyens scientifiques. Demain matin, vous viendrez à l’Hôpital Notre-Dame pour la radiographie ; mes collègues seront là. »

À moitié rassuré, le patient se rendit, bien avant l’heure, le lendemain matin, à l’entrevue redoutable. Il passa aux rayons X et le développement des plaques fut heureusement plus rapide qu’à l’ordinaire : quelques points sombres marquaient l’emplacement des anciennes lésions, mais il n’y avait pas trace d’inflammation ni de ca- tarrhe. Paul Demers sortait sain et sauf de ce dernier mauvais rêve !

« Bravo ! s’écria le Docteur David, et vive l’air canadien ! Mais n’oubliez pas ce que je vous ai dit l’été dernier. Pas de climat trop humide ! Si vous ne deviez partir sous peu, je vous expédierais en Saskatchewan. Mariez-vous en toute sécurité… L’amour est aussi un grand guérisseur, quand on y joint une bonne alimentation et l’atmosphère que vous reviendrez respirer, après avoir promené vos tendresses à travers la France. »

 

C’était enfin l’aurore du jour si longtemps attendu ! Le soleil brillait, d’une semaine à l’autre, d’un plus vif éclat. Quelques oiseaux migrateurs, un peu téméraires, devançaient le printemps. Dans les bois, les érables commençaient à distiller le sucre. La famille Desautels était fidèle, chaque année, à la fête de la cabane où l’on déguste, en pleine forêt, la primeur de ce liquide que l’on commence par faire bouillir sur un réchaud improvisé ; quand la liqueur devient gluante, les amateurs découpent des tiges de bois vert, les aplatissent, et trempent ces cuillères originales dans l’écume qui bouillonne à la surface de la marmite ; délicieusement, on liche la palette : ce n’est qu’un stimulant d’appétit : viennent ensuite, les œufs, la saucisse grillée. les tranches de bacon, le tout assaisonné avec le fameux sucre.

La fête eut lieu dans les environs de St-Hermas où s’étendent de belles forêts d’érables ; les propriétaires, amis de la famille Desautels, avaient conduit tout ce beau monde à la cabane. Yvonne, en riant, dérobait souvent la palette de Paul, et lui faisait licher la sienne, comme pour affirmer la vie commune qui allait commencer. « Vous avez raison, mes jouvenceaux, disait le paysan ; en mariage, faut souvent manger dans la même écuelle ! »

— « C’est correct ! » répétaient en chœur les autres habitants.

 

Ces plaisirs champêtres furent suivis de la station quadragésimale prêchée à Notre-Dame, tous les ans, par un prédicateur en renom venu de Paris. Au cours de ses sermons, où se pressait toute l’élite montréalaise, l’orateur traita le sujet du Mariage : « Les époux, disait-il sont les artisans de leur bonheur, avec l’aide de Dieu ; la félicité ne vient pas du hasard, des rencontres fortuites, des coups de foudre, des passions prétendues éternelles ; la félicité vient du cœur, quand ce cœur est noble et pur. » Cette doctrine était celle d’Yvonne et de Paul, qui se trouvaient au pied de la chaire.

 

La date du mariage fut fixée au 10 avril ; le premier des grands transatlantiques était annoncé pour le 5 et devait repartir le 10, vers midi : c’était le Minnedosa, du Pacifique Canadien, vaisseau dont le tonnage permet l’accès à Montréal, tandis que les gros Empress s’arrêtent à Québec. Le chenal se dégageait, les derniers monceaux des glaces flottantes étaient entraînés vers l’embouchure du St-Laurent. Paul avait retenu une cabine de première classe, depuis près de deux mois.

Le mariage fut célébré très simplement, à l’église paroissiale de l’immaculée Conception. Il y eut des fleurs, des chants, mais rien ne rappelait l’apparat des cérémonies qui se déroulent en semblables occasions dans les Églises parisiennes. Au Canada, dans les campagnes, le repas de noces se fait à la maison, festin semblable à celui qui avait eu lieu à Ste-Agathe, à l’occasion des fiançailles. En ville, la famille réunie offre aux invités un vin d’honneur, et les jeunes époux partent aussitôt vers les régions enchanteresses.

Il en fut ainsi pour Yvonne et Paul. En costume de ville, ils étaient allés demander à Dieu, au pied de l’autel, la grâce de s’aimer éternellement en accomplissant leur devoir. Après le vin d’honneur, ils étaient prêts à partir ; les malles étaient déjà embarquées, les automobiles enrubannées cornaient à tue-tête, selon la mode établie, pour annoncer l’instant solennel où la jeune épousée franchit le seuil de sa demeure.

Le joyeux convoi se dirigea sur les quais. Paul et Yvonne embrassèrent avec effusion chaque membre de la grande famille. Il y eut des larmes, mais c’étaient des larmes de bonheur : les deux Frances étaient unies, la fleur lointaine allait s’épanouir, pour quelques mois, sur le sol des premiers aïeux.

FIN.

TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)