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Fleurlointaine/19

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (p. 35-37).

VIII


« Monsieur Demers, dit-elle en quittant sa place et en remettant ses gants pour partir, je vous ai annoncé ce matin que ma famille désire vous posséder chez nous à Montréal, ne fût-ce que pour deux ou trois jours. Nous ne voulons pas vous priver de votre cure d’air ; mais quelques distractions passagères ne sauraient vous nuire. Nous n’avons pas l’habitude, nous, de rester longtemps en dehors des grands centres, même au cours de l’été, et notre home reste ouvert pendant toutes les saisons. Nous avons passé quinze jours en Gaspésie et nous nous proposons d’aller faire un séjour dans la région des Grands-Lacs. Dans l’intervalle, nous avons voulu profiter des splendides fêtes qui vont se donner à Montréal et dont les journaux ont déjà parlé. Il doit y avoir un concours international d’hydro-avions qui suivront le St-Laurent depuis notre capital jusqu’à Sorel : plusieurs as français et américain sont déjà arrivés.

« Pour moi, je me propose de prendre la voie des airs pour la première fois de ma vie : plusieurs des grands oiseaux humains sont mis, en effet, à la disposition des amateurs. On nous promet des sensations extraordinaires, jusqu’au looping inclusivement ; on doit ressentir des impressions peu banales, quand on franchit la boucle et qu’on se trouve la tête en bas. »

— « Je connais ce sport aérien pour l’avoir pratiqué plusieurs fois durant la guerre, répondit le jeune homme ; sans que je fusse aviateur, mes fonctions m’ont permis de prendre place derrière les pilotes. Ma foi, je ne serais pas fâché de renouveler l’expérience. J’ai d’ailleurs plusieurs questions à régler au Consulat Général, où je n’ai pu me rendre à mon arrivée. Qu’en dis-tu Robert ? »

Paul Demers se tournait vers son ami, mais en même temps il cherchait des yeux Yvonne qui, à peine remise de son extraordinaire effort de tout-à-l’heure, écoutait ces propositions avec ahurissement. Était-ce donc une défaite ? Son audace aurait-elle déplu à celui qu’elle voulait définitivement conquérir ? Si elle n’eût craint de braver les convenances, elle eût calmé sa douleur, ses supplications, pour qu’un projet si fou à ses yeux ne fût même pas envisagé.

Comment ! il allait accepter l’hospitalité d’une semblable maison, et cela, après la scène déchirante qui venait d’avoir lieu ! Non ! ce n’était pas possible ! Qu’il eût des affaires à régler au Consulat, c’était tout naturel ; qu’il éprouvât le désir, à la rigueur, de se mêler aux prouesses aériennes connues durant la guerre, malgré le péril qui faisait frissonner sa petite Yvonne, passe encore ! Mais aller se mettre sous la haute protection d’une famille honnie, c’était inconcevable !

Ce qui est certain, c’est que le jeune homme, était en ces instants, trop bouleversé pour réfléchir. Paul Demers, qui exerçait d’habitude une maîtrise si parfaite sur ses nerfs, avait littéralement perdu la tête dans l’atmosphère de ce salon où s’était déroulé un drame si poignant. Ce qu’il voulait à cette heure, c’était s’éloigner, fuir, au moins pour une journée, afin de se trouver seul et de réfléchir sur les conséquences de son attitude, depuis son premier contact avec la famille Desautels.

« J’ai commis de graves imprudences, se disait-il intérieurement ; j’ai peut-être compromis l’avenir de cette candide jeune fille. J’ai crée des dissensions parmi les siens. Il ne fallait pas jouer ainsi avec le feu. Ma place était dans quelque hôtel tranquille, soit en ville, soit à la campagne. Je n’aurais pas suscité de semblables orages. »

Ici, ne perdons pas de vue la clé de l’énigme : Paul Demers, on le sait, ne voulait prendre aucun engagement sérieux avant les plus solides garanties de santé. Il n’avait pas eu encore l’occasion d’expliquer cela à la trop tendre Yvonne. Et maintenant, il était pris à la gorge sans avoir le temps de se retourner. Affolé par des perspectives incertaines, suspendu sur un abîme dont sa conscience timorée exagérait la profondeur, il s’accrochait inconsidérablement à la plus dangereuse branche de salut. « Cela vaut peut-être mieux, finit-il par se dire ; si l’invitation acceptée produit une rupture, ce sera pour le plus grand bien de cette enfant ; elle me taxera de félonie ; que m’importe d’être mal jugé par elle, si cela contribue à la détacher plus vite de moi ? »

Décidément, l’amour entame les jugements les plus robustes ; un vent de folie soufflait depuis quelques heures, dans ce salon surchauffé par une affluence insolite. Voulant en finir sans tarder avec cette situation intolérable, Paul Demers n’attendit même pas la réponse de son ami Robert : « Puisque l’occasion se présente, Mademoiselle, dit-il à Héliane, je suis disposé à prendre place, dès ce soir, dans votre automobile. Je demande cinq minutes pour mettre quelques effets dans ma valise. »

Héliane avait gagné la partie, elle pouvait du moins le croire. « Bravo ! s’écria-t-elle sur un ton de triomphe. En route pour Montréal ! »