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Fleurlointaine/28

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (p. 46-47).

VII


À l’issue du repas de midi, Paul Demers se trouvait au fumoir, seul à seul avec son ami : on eût dit que c’était la semaine des entrevues secrètes, comme pour d’importantes affaires diplomatiques, dans l’État en miniature établi à Ste-Agathe.

« Mon brave Robert, tu disais vrai l’autre jour, sur le quai de Montréal : ton aviateur s’élance vers l’azur des rêves d’amour, et plus vite qu’il ne l’avait prévu…

— Ah ! ah ! nous y voilà enfin, mon cher Paul ! Durant la guerre, tu n’avais connu que les gâs canadiens. Tu commences à connaître les femmes de notre pays… Elles ont du piquant, mon vieux, et quand elles ont mordu quelque part, elles ne lâchent point prise de si tôt.

— Mais je trouve tout cela prématuré ; je ne voulais prendre de décision qu’au printemps prochain, après le dernier examen médical.

— Tu me fais rire, mon grand garçon, à la vue de tes procédés dilatoires. Avec Yvonne, vous êtes deux amoureux du dernier comique ! Chacun des deux crie à l’autre, sur tous les tons musicaux et oratoires : « Je vous adore, mais je ne puis le dire en termes directs ! » Ma sœur a été assez loin avec toi, j’imagine ; elle ne peut pourtant pas se jeter à ton cou, comme ça, par un beau matin ! Et toi, retenu par je ne sais quels scrupules, tu interromps tes plus beaux élans et tu sembles dire sans cesse : « Attendez encore un peu, Mademoiselle ! Mon cœur est plus que prêt, mon esprit ne l’est pas… Laissez-moi encore raisonner sur mon cas de conscience ! » Vois-tu, Paul, tu es encore pétri des habitudes administratives, du formalisme encombrant de la vieille Europe, même dans les affaires du cœur.

« Ici, tout ça se traite plus rondement. Quand j’ai rencontré, moi, celle qui devait être ma femme, on s’est fréquenté quelque temps. Puis, j’ai dit à cette charmante blonde : « Tu m’aimes, je t’aime, marions-nous ! » Et on s’est marié ; tu peux voir que ça n’a pas trop mal réussi.

— Tu en parles à ton aise, mon cher ! Tu étais dans ton pays, toi, et puis la guerre t’avait laissé intact…

— Tu reviens trop souvent à des objections qui sont enfantines. C’est ta marotte. D’abord, tu es dans ton pays, comme là-bas. Tu l’as dit éloquemment, le lendemain de la fête, au dîner consulaire dont j’ai lu le compte-rendu dans les journaux. Quant à ta constitution, ne vois-tu pas que tu gagnes tous les jours du terrain ? Tu es déjà revenu fort comme un turc. Fais crédit de confiance à la nature, comme l’a déclaré le Docteur David ; et la nature agira d’autant plus efficacement que le physique sera soutenu par le moral. Au lieu d’anémier ton cœur par des demi-déclarations, par de subtiles mièvreries, avance-toi sans détour ! Goûte un peu aux réconfortantes tendresses qui t’ont manqué jusqu’ici ! Secoue la poussière de tes livres, respire le grand air, l’atmosphère vivifiante d’un amour sans contrainte ! La place est conquise d’avance, tu n’as qu’à y pénétrer en vainqueur !

— Je le crois bien, depuis l’entrevue de cet avant-midi. Le hasard a voulu que je rencontre Yvonne dans le bosquet le plus proche ; elle a parlé comme toi, en termes équivalents ! La discussion prouve qu’elle m’accepte tel que je suis, et non tel que je voudrais être.

— Je m’en doutais bien. Je passais près de Maman, là-haut, dans les chambres, pour réparer une armoire dont un panneau était disjoint. Elle m’a appelé à la dérobée et m’a montré le couple qui se prélassait sur l’herbe, dans la clairière. Elle avait du bonheur plein les yeux, notre bonne Maman ! Depuis des mois que les hésitations d’Yvonne entre le couvent et le monde la tourmentaient !…

« Avec ma sœur, mon cher Paul, vous êtes deux raffinés qui ne procédez pas comme tout le monde. Sapristi ! en faut-il, des manières, pour tomber d’accord, quand on n’a que le désir de s’entendre ! Mais ça vous passera à l’un comme à l’autre. Quand vous vous serez dit sans mots savants que vous voulez être unis pour toujours, tout marchera comme sur des roulettes, jusqu’au pied de l’autel.

— Alors, tu crois que je puis au moins me fiancer !…

— Si tu préfères prolonger de quelques mois le doux rêve, te livrer à la poésie, aux ballades sentimentales, tu peux différer la cérémonie finale, en effet. Tel que je te connais, tu aimes à faire durer le plaisir. Les préliminaires du roman sont terminés ; maintenant, il s’agit d’en déguster les moindres incidents, de boire goutte à goutte la coupe enchanteresse… Moi, je suis plus positif. Mes fiançailles se sont presque confondus avec mon mariage. Mais l’humanité contient toutes les variétés d’individus. Yvonne ne sera pas fâchée de s’entendre dire des belles paroles, sans plus.

« C’est étonnant ce qu’elle est artiste cette mignonne ! Elle n’aime que les belles choses, elle embellit tout ce qu’elle touche ! Vous ferez tous les deux un couple parfait. Je serai fier, mon Paul, de t’avoir pour beau-frère. On s’était trop connus, là-bas, dans la grande fournaise, pour ne pas se retrouver… Vois-tu cher et grand ami, je suis le contraire d’un émotif ; mais, de me voir à la veille d’être plus que ton ami, ça me remue tout entier, et je sens que l’eau me remonte du cœur aux yeux…

— Nous verrons tes parents, ce soir après souper, dit Paul Demers tout troublé d’émotion, tout débordant de reconnaissance. En serrant fortement la main de Robert, il ajouta : « J’irai demain à Montréal, acheter la bague des fiançailles. »