Fleurlointaine/30

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (p. 49-51).

IX


Il y a grande liesse au manoir Desautels : la remise de l’anneau des fiançailles ne saurait avoir lieu sans une fête de famille. Aussi bien, tout le monde est en l’air. Il y a trois jours que Paul et Yvonne sont tombés d’accord : ils seront les héros de ces réjouissances !

On est à la campagne ; tout ce qui sentirait trop la ville a été délibérément exclu. La famille Desautels, simple dans ses goûts comme on a pu le voir, veut donner au Français le spectacle des mœurs canadiennes d’autrefois, en semblable occurrence. Plus d’opéras, plus d’extraits de Faust, de Carmen ou d’Élie ; on a fait venir un violoneux, survivant des temps passés, dans son pittoresque costume qui rappelle vaguement la livrée des Bretons en France, de ceux du moins qui n’ont pas adopté les mœurs de Paris. Il a un répertoire de choix.

Les bons amis Boivert ont été invités : au grand complet, ils sont là, un peu avant midi, pour s’asseoir à la table commune. Quelle table ! Le festin promet d’être en rapport avec la solennité. Les bouquets de fleurs alternent avec les compotiers débordants de fruits : poires, pommes, fraises, melons, entremêlent leurs parfums appétissants. Il y a également les fruits exotiques de Floride et de Californie : bananes, ananas, raisins. Les bouteilles se dressent, le Bordeaux fait face au Bourgogne, le Champagne n’a pas été oublié : « Ça, mon futur beau-frère, s’écrie Robert qui accompagne Paul pour inspecter la table, c’est le plus pur nectar de France ! »

Un signal est donné, on appelle les convives qui ont envahi toutes les pièces de la maison. Il serait difficile d’établir un protocole. Monsieur et Madame Desautels se font face au centre de l’immense table : Paul est invité à se mettre à la droite de sa Belle-Maman, Yvonne prend place à la droite de son vieux Papa. Les autres choisissent des sièges à leur fantaisie.

Elle est plus belle que jamais, Yvonne, dans son costume aux nuances très claires : quelques œillets blancs dans sa blonde chevelure, une rose épanouie sur son corsage, c’est une reine sans apparat qui semble avoir conquis un royaume enchanteur, sur des terres nouvellement découvertes où tout serait joie et simplicité.

Avant qu’on attaque les plats substantiels, un vin blanc de Touraine tenu à l’écart des autres grands crûs, pétille dans les coupes. Le violoneux se lève et accorde son instrument, une vieille relique qu’il tient de son grand-père ; d’une voix encore bien conservée, il entonne la chanson patriotique : « Ô Canada ! mon pays mes amours ! » Le dernier couplet est particulièrement goûté :


« Chaque pays vante ses belles :
Et je crois bien qu’il ne ment pas ;
Mais nos Canadiennes comme elles
Ont des grâces et des appâts.
Chez nous, la belle est aimable et sincère :
D’une Française elle a tous les atours,
L’air moins coquet, pourtant assez pour
plaire,
Ô Canada ! mon pays ! mes amours ! »

Des applaudissements nourris éclatent de toutes parts et chacun regarde la gracieuse Yvonne, qui rougit d’abord un peu et sourit aimablement aux ovations qui sont pour elles. « Encore un coup de clairet tourangeau, dit le joyeux Robert dont les réflexions pratiques jaillissent toujours à point nommé, et, ajoute-t-il, commençons à déguster les plats de nos cuisinières ! » L’appétit est au niveau de ce bel entrain.

On mange beaucoup, au Canada, et la viande y est assaisonnée sous toutes les formes : la rigueur des hivers justifie, dit-on, ce régime alimentaire qui a prévalu dans toutes les saisons de l’année. C’est un fait avéré, du reste, que les bourgeois ou paysans français sont également réputés grands mangeurs, dans les provinces qui ont donné naissance aux ancêtres canadiens : dans les Flandres, en Normandie, en Bretagne, en Vendée, les repas de circonstance sont appréciés autant pour la quantité que pour la qualité des victuailles, où dominent les pièces de boucherie et les produits de la basse-cour ; non moins qu’au Canada, on trouve dans ces pays les plus vaillantes fourchettes, selon le mot populaire. Il faut en conclure que neiges et glaces ne sont pas les seuls facteurs, les seuls stimulants de ces robustes appétits : c’est plutôt affaire de cousinage, de part et d’autre de l’Océan.

À Ste-Agathe des Monts, en ce jour de bombance, les plats succédaient aux plats avec de savants apprêts. Enfin vinrent les desserts, sorte de second repas où gâteaux, compotes, fruits, étaient accumulés à plaisir, pour faire diversion au précédent étalage de bonne chaire. Les plus généreuses libations se succédaient aussi, et la joie suivait le crescendo que l’on suppose. Cette suralimentation, qui se renouvelait tous les jours avec l’apparat en moins, correspondait, on ne peut mieux, à l’une des prescriptions essentielles du Docteur David à son client. Mais il allait respirer maintenant par surcroît, avec l’air pur des Laurentides, tout le parfum de la fleur lointaine dont il s’était rapproché et qui s’épanouissait devant lui.

Lorsqu’on eut goûté aux premiers desserts, le violoneux était mis en joie comme tous les convives, et sa voix était au diapason de l’enthousiasme commun. Il saisit son instrument toujours docile, pour chanter encore quelques « refrains de chez nous. »


« Vive la Canadienne
Vole, mon cœur, vole !
Vive la Canadienne
Et ses jolis yeux doux !
Nous la menons aux noces
Vole, mon cœur, vole !
Nous la menons aux noces
Dans tous ses beaux atours !
Là nous jasons sans gêne
Vole, mon cœur, vole !
Là nous jasons sans gêne
Nous nous amusons tous ! »

Puis, se tournant vers le fiancé, le trouvère campagnard entonna la chanson de route :


« Il a gagné ses épaulettes
Maluron, malurette
Il a gagné ses épaulettes
Maluron, maluré,
Maluron, malurette,
Maluron, maluré ! »

Les bouteilles de Champagne au col d’or firent bientôt entendre leurs joyeuses détonations. Alors, Mademoiselle Bébé, toute pimpante, s’avança vers sa sœur avec un énorme bouquet enrubanné : une banderole portait ces mots : « Aux deux Frances indissolublement unies ! » Paul Demers se rendit alors de l’autre côté de la table, et, après avoir embrassé Bébé, il ouvrit un écrin où brillait l’anneau des fiançailles : un rubis enchâssé dans l’or était orné d’une fine ciselure découpée en forme de lys. Doucement, l’heureux jeune homme passa la bague au doigt de sa fiancée, et déposa sur ce front si pur le premier baiser qui symbolisait l’alliance de deux pays.

« La vieille France blessée, dit le père Boivert en levant son verre, est tombée en amour avec la Nouvelle qui se porte bien. On ne les séparera pas en tout dans l’avenir ! » Les cœurs simples ont le secret des mots dont l’éloquence tient lieu des plus belles harangues…