Fleurlointaine/35
XIV
En un mois l’ingénieur-agronome s’était acquitté d’une belle tâche ; il avait accompli un vrai tour de force, dans cette randonnée à pas de géant dans le Nord-Canadien cultivé ; c’était la meilleure preuve de son retour progressif à la santé de sa jeunesse. D’ailleurs, n’était-ce pas, au but près, la rapide prouesse de ces jeunes groupes de Canadiens instruits, qui, depuis quelques années, entreprennent les voyages de Liaison Française à travers les provinces de leur pays, et visitent, en quelques semaines, tous les oasis où fleurit leur race, depuis la Province de Québec, berceau inviolable de l’ancienne civilisation, jusqu’à l’Alberta et à la Colombie Britannique ? Ils vont, ces braves, ces convaincus, répandre partout la chaude éloquence qui jaillit de leur cœur, et ranimer la confiance de leurs frères noyés dans la masse anglaise. Déférents pour tous, ils sont loin de mépriser les sujets de la Puissance Canadienne qui ne parlent pas leur langue, ou même qui ne partagent pas leur Foi. Mais, en s’efforçant de conserver à leur culture française les groupes qui risqueraient de s’angliciser, et par là de s’américaniser, ils maintiennent le juste équilibre entre deux éléments qui doivent coexister sans se nuire, et ils préparent la fusion si originale des deux races en présence, la future unité d’un peuple bilingue destiné à devenir une grande nation.
Pendant qu’il réfléchissait à ces vastes problèmes, pleinement conscient de leur importance, Paul Demers atteignait, tout alerte, les points extrêmes de ses fécondes excursions. Sans être fatigué outre mesure, il éprouvait néanmoins le besoin de se reposer quelques jours. Il était en présence des Montagnes Rocheuses, à l’entrée des « National Parks », à Banff qui est la porte ouverte sur de grandioses panoramas. Ayant réservé sa place au Banff Springs Hotel, il se rendit, dès le second jour, au Lac Louise, appelé à juste titre la Perle des Rocheuses, et dont un voyageur a pu dire : « Sur ce lac, dont les aspects changent toujours, réside la beauté, autant qu’elle est visible à l’œil des mortels : il a la couleur de l’opale, de l’émeraude, tous les charmes des fleurs écloses au printemps. » Les montagnes qui l’environnent ont la majesté des montagnes suisses qui encadrent Intertaken. Au Niagara, c’étaient les eaux constamment déchaînées dans leur course vertigineuse ; ici, Paul Demers contemplait cette surface calme, simplement ridée par une légère brise.
Il put voir aussi le Paradise Valley, dont le seul nom est élyséen. Un soir, il eut la chance de contempler une aurore boréale, phénomène qui n’est pas rare en ces régions durant l’automne. Là, l’artiste triomphait ; il écrivait à son Yvonne des pages et des pages d’un lyrisme éthéré : « Nous y reviendrons ensemble, ma bien-aimée, dans cette Vallée du Paradis où nous chanterons notre amour… Ce ne sera peut-être pas le but de notre voyage de noces, car j’ai à ce sujet des plans dont je vous ferai part ; mais notre tendresse doit durer aussi longtemps que la vie ; quand nous viendrons contempler ensemble ces sites divins, le cantique des chastes dilections sera à peine commencé, il sera à son prélude… Oh ! que j’ai hâte de vous revoir, vous, plus belle, plus vivante que toutes ces merveilles ! Maintenant que je suis ici pour mon plaisir, uniquement pour ma satisfaction personnelle, ayant scellé tous mes papiers scientifiques, je n’ai qu’une idée, revenir à vous !… »
Le fait est qu’Yvonne s’ennuyait fort. Parfois elle se promenait dans le bosquet voisin du manoir, qui lui rappelait l’échange des premières promesses : elle s’asseyait dans la clairière où Paul avait enfin compris qu’il pouvait aimer son Yvonne sans contrainte. Les feuilles d’automne prenaient mille reflets mélancoliques, suprême parure de la campagne avant la mort qu’apporte l’hiver. Le soir, la jeune fille considérait les petites mouches à feu, qui voltigeaient d’une herbe à l’autre : ces scintillements lui semblaient des lumières funèbres. Elle broyait du noir, elle craignait que son Paul n’eût abusé de ses forces. Les dernières lettres qui lui parvenaient reflétaient encore la fièvre du surmenage qu’il s’était imposé… Une dépêche, il est vrai, avait annoncé son arrivée à Banff. Mais n’était-ce pas un repos forcé ?
Paul Demers avait reçu son premier courrier à Winnipeg, il y avait une quinzaine de jours ; là, les lettres d’Yvonne étaient un encouragement à ses travaux : elle se disait fière de lui. Les secondes lettres qu’il allait recevoir au Banff Springs Hôtel étaient déjà moins enthousiastes. Un matin, elle s’était mise au piano : reprenant les extraits de Faust, où elle pouvait lire le passage qui lui avait valu son premier triomphe, elle s’attardait dans la mélodie plaintive et passionnée de Marguerite :
Ayant aperçu Robert et sa femme qui l’écoutaient en chuchotant et qui semblaient préoccupés, elle voulut cacher ses impressions et entonna la chanson composée par Louis Fréchette :
Mais cet entrain factice ne pouvait donner le change au perspicace Robert, ni surtout à la belle-sœur d’Yvonne, qui lisait dans l’âme de sa petite préférée jusqu’aux moindres joies et jusqu’aux plus légères peines. « La petite fait un brin de neurasthénie, dit Robert à sa femme ; j’ai remarqué ça depuis au moins une semaine. Son fiancé a eu le temps d’admirer les Rocheuses ; il faut qu’il revienne. C’est assez voyagé loin d’ici. » Et, sans retard, Robert passa à son bureau et libella la dépêche qui suit, à l’adresse de Banff Springs Hotel : « Yvonne légèrement fatiguée ; ta présence est le seul remède possible. »
Paul Demers, rentré à son hôtel, venait de parcourir tout le courrier qui lui avait été remis, depuis quelques instants ; il était déjà soucieux, en constatant le ton résigné des lettres d’Yvonne, et se demandait s’il ne devait pas hâter son retour, lorsque le groom lui apporta la dépêche de Robert. Le voyageur se rendit sans délai à la gare de Banff, sur le Pacifique Canadien, retint un lit sur le Standard Sleeping Car, et partit le soir même. Trois jours après, il était à Montréal, où la famille Desautels venait de s’installer pour la froide saison.