Fleurlointaine/38

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Éditions Édouard Garand (p. 62-63).

III


Paul et Yvonne s’entendent donc à merveille pour analyser les cas de conscience les plus subtils, et pour les résoudre d’un commun accord. Que leur reste-t-il à faire, sinon à prononcer le oui définitif ? Ils se préoccupent déjà du voyage de noces. Quand viendra le printemps, faudra-t-il aller vers l’Ouest Canadien, ensemble cette fois, ou vers l’Est, vers la Gaspésie, vers l’Acadie mystérieuse ? Paul avait déjà son idée là-dessus…

À quelque temps de là, il demandait à Yvonne : « Redouteriez-vous un voyage par mer ?

— Toute seule, oui ; mais avec vous, Paul, j’irais jusqu’au bout du monde.

— En ce cas, voici ce que je vous propose : voulez-vous faire un séjour en France ?

— En France !… Mais la question ne se pose même pas. Il y a trop longtemps que je désire faire connaissance avec Paris !

— Oui, je vous ferai voir Paris et bien d’autres merveilles. Si vous ne craignez pas que cette première séparation avec les chers vôtres ne soit trop longue, nous ferons une absence de trois mois.

— En ce cas, dit spirituellement Yvonne, l’homme — qui se trouvera être une femme — quittera son père et sa mère… Mais, pris au sens matériel, cela n’est pas pour m’effrayer. Vous êtes dès maintenant un des miens, et même beaucoup plus ; je vis en vous, Paul, et vous résumez tout pour moi.

— Yvonne chérie, la réciproque n’est pas moins vraie… Nous pourrons partir au printemps. J’aurai une foule de questions à régler là-bas. Je communiquerai à la Société des Agriculteurs de France mes premières observations sur ma nouvelle patrie, et je préciserai le sens de mes futures recherches. Vos avis personnels, Yvonne, me seront plus qu’utiles sur une foule de points, car vous serez désormais l’associée de mes travaux ; si la femme est le contraire d’un être scientifique, elle a des intuitions qui guident souvent son mari. Vous n’êtes pas plus féministe que moi ; nous sommes pleinement d’accord sur ce point.

— Non, je n’ai jamais voulu être un bas-bleu. Mais je m’intéresserai vivement à tout ce que vous ferez. Votre Yvonne, sans être une savante, ne sera pas un cendrillon.

— Voilà qui est fort bien dit. Nous partirons donc aux environs des fêtes pascales. Après avoir réglé les affaires d’ordre pratique, nous visiterons le pays des aïeux… Nous irons dans les Flandres, prier ensemble sur la tombe de mes chers disparus. Vous entendrez les carillons de nos beffrois flamands. Vous verrez là une population religieuse, croyante.

— Et je verrai volontiers vos sœurs. Malgré de profonds malentendus, Paul, il me semble que vous ne devez pas les abandonner.

— Oui, mon Yvonne ; vous ranimerez les dernières flammes qui menacent de s’éteindre. Vous n’ignorez pas que j’y ai mis du mien tant que j’ai pu, pour éviter cet éloignement des cœurs…

— Paul, je tâcherai de guérir cette souffrance.

— Nous entreprendrons ensuite notre tour de France, à la manière des jeunes apprentis, et nous interrogerons l’âme des aïeux, dans la plantureuse Normandie, dans la granitique Bretagne, dans les bocages Vendéens, sur les bords de la Loire, parmi ses châteaux historiques. Partout, nous rencontrerons de pieux pèlerinages : Notre-Dame des Dunes à Dunkerque, Ste-Anne d’Auray, patronne des Bretons, Notre-Dame de Pellevoisin, près de la Vendée ; et puis, Lourdes, centre surnaturel du monde entier ! Le midi n’est pas moins beau que le nord, dans notre grande patrie : Bordeaux, vieille capitale Gasconne ; Toulouse la savante reine du Languedoc ; Marseille, port Provençal si riche de souvenirs ; Avignon, pays des cigales et des poètes, patrie de Magali et de Mistral ; Nîmes, cité romaine. Nous admirerons notre Côte d’Azur jusqu’à Nice. Vous verrez nos Alpes majestueuses ; nous nous rendrons au cœur de la France, à Lyon, antique métropole des Gaules, sur la lisière du Massif Central.

« Peut-être irons-nous jusqu’à Genève pour rêver sur les bords du Léman. Mais ce sera Paris qui nous captivera surtout. Au cours de nos voyages, nous recueillerons pieusement tous les souvenirs canadiens, comme viennent de le faire vos compatriotes qui ont mieux fait connaître le Canada à la France.

— Ce sera magnifique, s’écriait Yvonne à tout instant.

— Mais après notre retour ici, vous m’accompagnerez dans les diverses parties du Canada que j’ai seulement vues à vol d’oiseau, dans les grandes lignes. L’Ouest est immense et grandiose. Mais l’Est est si français ! Je veux parcourir avec vous la région de Québec, visiter le Saguenay et ses gorges profondes, constater que le lac St-Jean, où Hémon a fait vivre Maria Chapdelaine, n’a plus sur ses bords des cœurs aussi primitifs ; il faudra aussi aller saluer là-bas, à l’extrémité de la rive opposée, la touchante image d’Évangéline, au sein de la dolente Acadie. Enfin, au moment voulu, nous nous rendrons au Labrador pour nous faire bénir par le solitaire qui a raffermi mon courage, à l’heure où, tout timide, je prenais pied sur le sol du Canada. »

 

Les rêves des futurs époux, on le voit, n’englobaient rien de moins qu’une portion respectable de l’univers. L’amour se complaît dans les spectacles sans cesse renouvelés, où il trouve un cadre pour les doux entretiens, pour les colloques, pour les étreintes dans lesquelles deux âmes se fondent l’une dans l’autre ; il appelle toute la nature, pour lui faire part de ses ivresses sans fin : les fleurs, les bois, les fleuves, la mer, les villes et les champs doivent parler son langage et le répéter aux plus lointains échos ; voilà pourquoi tant de poètes ont été inspirés par ce thème éternel. Les grands mystiques eux-mêmes, les Saints, dont l’amour va plus directement à Dieu, sans passer par l’être humain, découvrent une âme dans les objets qui les entourent, et s’entretiennent familièrement, tel un François d’Assise, avec les créatures les plus modestes ou les plus majestueuses, pour les inviter à chanter l’hymne des surnaturelles dilections.

Par avance, Yvonne et Paul savouraient ces délices ; et pourtant, ils oubliaient le décisif examen qu’il y avait à subir, avant de se livrer aux joies dont ils se sentaient inondés.