Fleurs d’Orient/Djémila

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Armand Colin (p. 209-223).


DJÉMILA




Le soleil verse des flammes sur le champ bien cultivé, et les malheureux esclaves qui, harcelés par le fouet des gardiens, travaillent, haletants, exténués, brûlés, peuvent se croire vraiment en enfer.

Un jeune homme surtout, si gracieux qu’on le prendrait pour une femme, semble à bout de forces, prêt à mourir. Et voici que tout à coup il chancelle, ses mains blanches lâchent la lourde pioche, et avec un sanglot il se jette sur le sol. Le fouet levé, un surveillant s’élance ; mais quelqu’un qui passe sur la route, l’arrête d’un cri impérieux.

Ce quelqu’un, c’est une femme, belle extrêmement, à l’air fier et dominateur, et qui paraît avoir le droit de commander. Elle se montre, sans voile, dans un riche costume à demi masculin, et porte en bandoulière un fusil damasquiné ; le cheval qu’elle monte est magnifique, grand, sans crinière, d’une couleur étrange de vieil or, moiré de reflets superbes, clairs et sombres.

— Qu’a-t-il, ce captif ? demande-t-elle.

— Il pleure, princesse, au lieu de travailler, mais les lanières secouées par mon bras vont lui essuyer les yeux.

— Chien, dit-elle, tu ne vois donc pas qu’il est évanoui ? Fais-le porter là-bas, à l’ombre de ces arbres.

Et elle indiqua, du bout de sa cravache, la lisière d’un bois, vers lequel elle se dirigea.

Maintenant, le jeune homme est mollement couché sur un tertre de gazon, près d’un ruisseau qui fuit entre des cailloux blancs. Le beau cheval à la robe d’or, laissé libre, mordille nonchalamment le bout d’une branche. La princesse a mis pied à terre ; appuyée d’une main à un tronc d’arbre, elle se penche, et contemple, avec une vive émotion, l’esclave qui n’a pas repris connaissance.

Le captif a les yeux fermés ; ses grands cils, encore trempés de larmes, posent, frange embrouillée, sur les joues pâles, veloutées comme celles d’un enfant ; un pli douloureux crispe la bouche, ombrée d’un léger duvet ; sur le front la sueur perle, l’on dirait des gouttes de pluie mouillant un beau marbre.

— Ah ! il est trop charmant ! murmura la jeune femme, je ne saurais triompher du trouble qu’il a fait naître en moi. Je me sens devenir, hélas ! l’esclave de ce captif.

Elle ne pouvait se rassasier de le voir et retardait le moment de le rappeler à la vie. À un soupir qu’il poussa, elle se décida, cependant, à lui porter secours ; trempant un bout d’écharpe dans l’eau, elle lui mouilla les tempes, et, comme il demandait à boire, d’une voix faible, elle fit, de ses mains jointes, une coupe, où il but avidement l’eau toute parfumée au contact de cette douce chair.

Il revint à lui et regarda, avec une surprise heureuse, les yeux ardents qui rayonnaient sur lui ; la coupe d’albâtre, il la retint, la caressa de ses lèvres, l’essuya avec des baisers.

— Le paradis après l’enfer ! murmura-t-il, es-tu la houri qui vient d’emporter mon âme ?

— Une simple mortelle est près de toi, mais elle te sauvera peut-être. Je suis Djémila, fille de Togrul, le chef des Turcomans, dont les armées victorieuses ont triomphé des tiens. Lorsque la chaîne de captifs défila devant nos tentes, je t’ai remarqué, entre tous, et mon cœur s’est ému pour toi de compassion. Depuis, j’ai cherché à te revoir, et je t’ai revu plusieurs fois ; aujourd’hui encore, si j’errais dans la plaine, pendant les heures brûlantes, c’est que je songeais à toi et voulais te protéger.

En écoutant ces paroles, le jeune homme eut un tressaillement de joie ; il se releva à demi et s’agenouilla auprès de Djémila, qui s’était assise sur l’herbe fraîche.

— Ah ! princesse ! s’écria-t-il, je t’avais vue, moi aussi. À travers les larmes de honte et de désespoir qui noyaient mes yeux, tu m’apparus, comme une étoile fuyant dans des nuées sinistres, et le souvenir de ta beauté ajoutait une blessure aux douleurs de l’esclavage.

— Tu songeais à moi ? est-ce possible ?

— Si j’avais su que ton regard s’était reposé sur moi un instant, cette pensée eût été un baume aux tortures que j’endurais.

— Le temps nous presse, dit Djémila profondément émue, apprends-moi qui tu es, quel est ton nom et ton rang ?

— Je suis Nériman-Bey, fils de Mahmoud-Khan, l’illustre neveu du sultan Sangiar. Mahmoud, tu le sais, faisait trembler le sultan, qui soupçonnait son neveu d’ambitionner le trône. Il l’exila de Perse, et, pour tranquilliser le sultan, mon père défendit qu’on s’occupât, dans ses domaines, d’aucun exercice guerrier. Une vie de plaisir et de fêtes régnait seule à sa cour, d’une magnificence incomparable. Le jour, nous chassions, sur des chevaux couleur de neige, avec quatre cents lévriers dont les colliers étaient d’or et de pierreries ; le soir, dans les palais illuminés, les festins nous réunissaient, et, au milieu des concerts et des danses, les plus belles des esclaves nous versaient toutes les ivresses. Mais le sultan Sangiar s’informa de moi, il m’appela à sa cour, me combla de caresses et de faveurs. Hélas ! la guerre survint, je dus faire partie de l’expédition, qui finit d’une façon si désastreuse, et, réduit au plus cruel des esclavages, après une vie si belle, je n’espérais plus rien que la mort.

— Dieu est grand ! s’écria Djémila, tu es d’un rang égal au mien, et je peux t’aimer sans déchoir, toi que je n’aimerais pas moins si tu étais le plus humble des hommes ! Ne pleure plus ta défaite. Est-il un héros qui n’ait jamais été vaincu ? Si tu partages mon amour, nous fuirons ensemble, nous irons à la cour du prince, ton père, et tu seras mon époux.

— La plus grande infortune était donc la porte d’un bonheur céleste ? dit le jeune homme, en entourant de ses bras la taille souple de Djémila ; fuyons, restons, n’importe, ton amour me fait une cuirasse merveilleuse, qui me rendra invulnérable à toutes les souffrances qui ne viendraient pas de toi.

— Est-ce vrai, prince Nériman, tu m’aimes ? dit-elle en caressant les boucles noires et soyeuses du captif, tu renoncerais pour moi à la vie délicieuse qui fut la tienne au palais de Mahmoud-Khan ? Ici l’existence est plus rude, les Turcomans n’ont d’autres distractions que les jeux guerriers, leur seul luxe est la bravoure ; mais je ne veux pas t’exposer au courroux de mon père : il serait inflexible, et, s’il soupçonnait notre amour, il te ferait décapiter.

— S’il nous surprenait, nous serions perdus, dit Nériman, qui se leva et pâlit légèrement.

— Ah ! je mourrais avec toi !

— Mourir ! dit-il en la serrant sur son cœur avec passion, mourir, quand nos lèvres n’ont pu effleurer encore un bonheur que toute une vie n’épuiserait pas ! Perdre la vie ce n’est rien, mais perdre l’amour, quelle douleur !

— Nous vivrons, dit-elle toute frissonnante, cette nuit même je te délivrerai, nous fuirons.

Avec une hâte fiévreuse, elle remonta à cheval et ramena le prince Nériman auprès des autres captifs.

— Il a failli mourir, dit-elle au gardien, tâche de te souvenir, une autre fois, que les esclaves sont une de nos richesses, et que les faire périr c’est voler ton maître.

Togrul passait à cheval ; il s’arrêta pour écouter sa fille :

— Par Allah ! lui crie-t-il, ne t’inquiète pas d’un pareil bétail, nos ennemis nous en fourniront toujours plus que nos étables n’en peuvent contenir.

— C’est vrai, dit Djémila avec un rire insouciant, et à la prochaine bataille je m’engage à en ramener, à moi seule, tout un troupeau.

Elle s’enfuit, en caracolant, tandis que son père la suivait du regard, fier de lui voir autant de force et d’adresse qu’au plus brave de ses fils.

Un poignard en plein cœur a endormi le geôlier. Djémila guide son amant sous les voûtes sombres, à travers d’étroits couloirs, elle entend le cœur du jeune homme battre à grands coups.

— Ne crains rien, tout dort, dit-elle, en lui caressant l’oreille du bout des lèvres.

La nuit est étoilée, mais sans lune ; pas assez sombre au gré des fugitifs. Les sabots des chevaux sont enveloppés de lambeaux de tapis qui étouffent le bruit de leurs pas ; à travers la ville, avec mille alarmes, on les guide lentement par la bride ; puis, en selle, et dévorant le steppe dans un galop effréné.

Après plus d’une heure de cette course folle, ils s’arrêtèrent pour reprendre haleine.

— Libre ! libre ! s’écria Nériman en aspirant l’air frais de la nuit avec délices. Ô ma princesse, que la vie est belle devant nous, rien que des joies, des plaisirs, de l’amour ; nous sommes les maîtres du monde !

— Pas encore, dit Djémila, qui, une main appuyée sur la croupe de son cheval, se penchait en arrière et tendait l’oreille avec inquiétude.

— Qu’est-ce donc ?

— On nous poursuit !

— Tu rêves, bien-aimée, le plus profond silence règne dans la nuit.

— Des cavaliers… J’entends, ils volent dans la plaine, comme nous tout à l’heure ; ce sont mes frères, sans doute.

— Fuyons ! dit Nériman en lançant son cheval.

Longtemps, longtemps, ils coururent ainsi, lui comme éperdu, elle calme et attentive, regardant souvent en arrière.

— Arrêtons-nous, dit-elle enfin, il faut combattre.

— Fuyons ! fuyons ! cria le jeune homme. Mais elle le devança, saisit son cheval par la bride.

— Écoute, dit-elle, un seul adversaire va nous atteindre ; c’est Achmet, mon frère aîné. La jument qu’il monte est sans rivale sur terre, l’hirondelle ne peut la suivre, elle dépasse le vent. Mais nos chevaux, qui sont nés d’elle, d’elle exceptée, défient toute poursuite. Depuis longtemps mes autres frères sont distancés, nous sommes hors de leur atteinte : Achmet seul nous serre de près, nous ne pouvons lui échapper, il vaut mieux l’attendre.

Les chevaux, l’un après l’autre, poussèrent un hennissement joyeux.

— Ils ont reconnu leur mère, dit Djémila.

Et elle s’élança au-devant du cavalier qui n’était plus qu’à une vingtaine de mètres.

— Cesse de me poursuivre, ou viens me combattre, lui cria-t-elle en tirant son sabre.

— Fille impudique ! Honte de notre maison ! s’écria Achmet, expie ton crime, ou livre ton indigne amant et reviens en arrière, pendant qu’il en est temps encore.

— Pas tant de paroles, du sang ! dit Djémila en attaquant vivement.

Les larges lames se heurtent, se froissent, jetant des étincelles dans la nuit, les chevaux se cabrent, bondissent, enveloppés d’une buée de sueur, qui les entoure comme un nuage. Le frère et la sœur sont de bravoure et de force égales, mais elle est plus agile, plus souple.

— Misérable ! hurla tout à coup Achmet qui sent sa monture s’affaisser sous lui.

— Je n’ai pas voulu verser le sang d’un frère, dit Djémila, tu ne peux plus me poursuivre, c’est tout ce qu’il me faut.

— Que la malédiction du père et des frères s’attache à toi !

Mais les amants sont déjà loin, sauvés, libres cette fois. Ils respirent, et bientôt mettent leurs chevaux au pas.

Nériman se rapproche de sa compagne, d’un bras il lui entoure la taille, il veut lui prendre un baiser. Lentement Djémila le repousse, une ombre est sur son front, que l’ombre de la nuit dérobe, ses beaux sourcils s’abaissent sur ses yeux.

— Aimerais-je un lâche ? dit-elle d’une voix altérée ; comment se fait-il que, quand je combattais, tu es resté en arrière, sans prendre part à la lutte ?

— Oh ! bien-aimée, répondit le prince d’un ton de reproche, est-ce la coutume chez les Turcomans de se mettre deux contre un seul ? Tu m’as devancé et j’attendais de te voir faiblir pour prendre ta place. En te regardant combattre, mon cœur palpitait d’orgueil ; tu m’émerveillais par ta force héroïque, toi dont la beauté m’a subjugué.

— Ta confiance en ma valeur me flatte, pardonne-moi de t’avoir méconnu.

— Je te pardonne, au prix de ce baiser que tu m’as refusé.

— Prends, dit-elle.

Ils atteignirent une épaisse et monstrueuse forêt qui déroba leurs traces.

Là, harassés, ils mirent pied à terre et s’étendirent sur le sol, pour prendre un peu de repos en attendant la venue du jour.

Ils étaient bien résolus à veiller, mais le sommeil triompha de leur volonté et ils s’endormirent profondément.

Le prince Nériman fut brusquement éveillé par un cri terrible. Il se dressa, et le jour, qui se levait, lui montra un spectacle qui le pétrifia d’épouvante.

Un serpent d’une taille gigantesque, dont les replis formaient des festons de branche en branche, et traînaient en grandes ondes sur le sol, avait saisi Djémila par les jambes, dans sa gueule béante, et lentement l’aspirait.

Malgré les souffrances qu’elle éprouvait, malgré les yeux effroyables, fixes, sans paupières, dardant, de tout près, sur elle un regard métallique, dans cette situation atroce, l’héroïque jeune fille ne perdait pas son sang-froid.

— Tire ton sabre, dit-elle à Nériman, et sépare la tête du corps.

Le jeune homme, blême, les cheveux hérissés, ne fit pas un mouvement.

— Tu vois bien qu’il n’y a rien à craindre pour toi, lui cria-t-elle.

Ses dents claquaient, ses jambes tremblaient ; il ne quitta pas sa place.

— Au moins, jette-moi ton sabre, j’essayerai de me défendre !

Il tomba sur les genoux, sans force.

Alors Djémila tourna vers lui un regard chargé de dégoût et de mépris, sa bouche se crispa douloureusement.

— Ô ! honte ! honte ! s’écria-t-elle. J’aimais le plus lâche des hommes, pour lui j’ai trahi mon père et mon pays, j’ai combattu contre mon frère, je me suis déshonorée ! Hors de mon cœur ! être plus vil que la boue ! en mourant je suis heureuse, car je me délivre de toi. Ah ! mieux vaut mille fois avoir pour tombeau le corps de ce monstre, que de dormir entre tes bras !

Et Djémila, cachant son visage dans ses mains, s’abandonna au serpent, qui bientôt l’engloutit tout entière.