Fleurs d’Orient/La favorite de Mahomet

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Armand Colin (p. 145-158).


LA FAVORITE DE MAHOMET




Le prophète revenait victorieux d’une expédition contre les Mostalik ; on avait campé, le dernier soir, à peu de distance de Médine, et l’on s’était remis en marche avant le jour.

Au moment où le soleil glissa du bord du ciel ses premiers rayons sur la campagne, il fit étinceler la cotte de mailles et la lance d’un retardataire, qui pressait l’allure de son chameau en l’excitant de la voix. C’était un jeune guerrier, bien fait et de bonne mine sous le léger casque damasquiné ; mais il paraissait fort contrarié d’être resté en arrière : dans son profond sommeil, il n’a pas entendu le signal du départ, et vient de s’éveiller seul, dans le camp abandonné. Il fait tous ses efforts pour rattraper l’armée. Houp ! houp ! le chameau allonge le cou et jette en avant et en arrière ses jambes noueuses, qui semblent vouloir quitter son corps : mais, brusquement, le jeune homme tire sur la bride, arrête l’animal avec un cri de surprise.

Il vient d’apercevoir une femme, enveloppée dans ses voiles, assise sur une pierre, le coude sur le genou, le menton dans la main ; et, cette femme, il a bien cru la reconnaître.

Vivement il revient sur ses pas, s’approche d’elle, et elle lève la tête vers lui, laissant voir deux yeux humides entre des nuages de gaze.

— Nous sommes à Dieu et nous retournerons à lui ! s’écrie le jeune homme ; c’est Aïchah, l’épouse du prophète !

— Hélas ! mon voile est donc un cristal pour tes yeux, Safivân, fils de Moattal ? dit Aïchah. Comment se fait-il qu’au premier regard tu m’aies ainsi reconnue ?

Safivân se laissa glisser à bas de sa monture.

— Avant que le Koran ait défendu aux femmes de se laisser apercevoir par des étrangers, dit-il, plusieurs fois, tu le sais, j’avais pu te contempler.

— Mais, sous le rempart des mousselines, une femme ne peut être distinguée d’une autre.

— Crois-tu que sur d’autres épaules les plis du voile auraient autant de grâce ? dit Safivân d’une voix émue. Sais-tu des yeux qui, comme les tiens, mêlent le feu du soleil aux ombres de la nuit ?

Aïchah détourna vivement la tête, et le jeune homme, regrettant ce qu’il avait dit, baissa les yeux vers la terre.

Il reprit, après un silence troublant :

— Daigneras-tu m’apprendre pour quel motif cruel tu es ainsi abandonnée ?

— Je me confie à toi, dit Aïchah ; écoute mon étrange aventure. Tu le sais, quand l’apôtre de Dieu entreprend un voyage, il a coutume de choisir, par la voie du sort, une de ses femmes pour l’accompagner. Cette fois, le sort m’a favorisée, et je suis partie avec lui. Depuis que le Koran nous a imposé le devoir de nous soustraire aux regards des hommes, je voyage dans une litière fermée, portée par un chameau. Quand l’armée campe, on dépose à terre la litière, pour m’en faire sortir ; j’y rentre au moment du départ, et deux esclaves la soulèvent et la placent sans effort sur le chameau, mince et légère comme je le suis. Cette nuit, tandis que l’on pliait les bagages pour se mettre en route, je fis quelques pas rapidement pour me réchauffer, car je frissonnais de froid. En revenant, je m’aperçus qu’un collier en onyx de Zhafar, auquel je tiens extrêmement, était tombé de mon cou. Je retournai en arrière pour le chercher, et je perdis du temps à cette perquisition ; enfin, ayant retrouvé mon collier, je me hâtai de regagner le camp. Alors, je ne vis plus personne, l’armée s’étant mise en mouvement. Les serviteurs chargés du soin de mon chameau avaient placé la litière sur son dos, croyant que j’étais dedans, et avaient emmené l’animal. J’ai crié, j’ai appelé, nul n’a répondu, et, m’enveloppant dans mon voile, je me suis assise là, où tu m’as trouvée, espérant qu’on découvrira bientôt mon absence et qu’on viendra me chercher.

Safivân fit agenouiller son chameau :

— Monte, fille d’Abou-Bekr, dit-il, et daigne accepter pour guide le plus respectueux de tes esclaves.

— Peut-être vaut-il mieux que j’attende, dit Aïchah hésitante.

— Y songes-tu ? Quelque homme grossier pourrait te rencontrer et t’outrager.

Le jeune homme se détourna, tandis qu’Aïchah se mettait en selle ; puis il prit l’animal par la bride et le guida par le chemin le plus doux, en silence, sans lever les yeux vers l’épouse du prophète.

Ils ne purent rejoindre l’armée qu’à la halte du matin, et la surprise fut grande de tous ceux qui virent s’avancer le beau guerrier, conduisant la monture d’une femme voilée ; quelques-uns reconnurent Aïchah, et, quand ils étaient passés, derrière la poussière soulevée par les pieds du chameau, des chuchotements bourdonnaient ; on faisait des conjectures : comment étaient-ils tous deux restés en arrière ? comment revenaient-ils ensemble ? Cela n’était pas clair, ou plutôt cela l’était trop ; mais Aïchah et son guide traversaient les rangs des soldats et des tentes, sans entendre cette sourde rumeur, sans voir l’ironie sournoise des regards qui les suivaient.

De retour à Médine, Safivân garda de cette aventure une tristesse rêveuse ; la jeune femme l’oublia, et ni l’un ni l’autre ne soupçonnèrent l’orage qui s’amassait autour d’eux.

Un mois plus tard, Aïchah était dans le harem, recevant une amie qui venait la visiter. Toutes deux, à demi couchées sur des coussins, grignotaient des friandises, que leur servait l’esclave préférée : Bouraïra. Mais la visiteuse était préoccupée ; à chaque moment ses longs sourcils noirs se fronçaient, et des éclats de colère passaient dans ses yeux. Tout à coup, elle repoussa le sorbet qu’on lui offrait, s’écriant :

— Périsse Mistah !

— Que t’arrive-t-il ? dit Aïchah en riant, pourquoi cette malédiction ? comment peux-tu souhaiter du mal à un guerrier qui a vaillamment combattu à Bedr, pour la cause de Dieu ?

— Dans quelle retraite vis-tu donc, fille d’Abou-Bekr ? est-il possible que tu ne saches rien des calomnies que Mistah a répandues sur toi, et qui sont le sujet de toutes les conversations !

— Que veux-tu dire ? s’écria Aïchah en se levant, pâle et tremblante, quelles calomnies peut-on répandre contre moi ?

— On dit que tu as trahi ton époux, et que ton complice est Safivân, fils de Moattal ; les plus acharnés à t’accuser sont Hamna, la fille de Djateh, Hassan, Abdallah, et plusieurs autres de la tribu de Khazradi.

À ce moment, Oumm-Rouman, la mère d’Aïchah, entra dans la salle.

— Dieu vous pardonne ! s’écrie la jeune femme, en courant à elle, tout éplorée. Quoi ! l’on déchire ma réputation et vous ne m’avertissez pas !

— Calme-toi, ma fille, dit Oumm-Rouman, il est bien rare qu’une femme jeune et belle comme toi, la préférée de son époux, et qui a plusieurs rivales, échappe aux traits de la médisance.

— Par malheur, dit la visiteuse, tout le monde sait, qu’avant le mariage d’Aïchah, Safivân était amoureux d’elle, et qu’il faillit mourir de douleur, lorsqu’elle fut perdue pour lui.

— Le Prophète est-il instruit de cette horrible accusation ? demanda Aïchah.

— On ne sait, il n’en parle pas ; peut-être l’ignore-t-il, dit Oumm-Rouman.

— Oh ! si, si, il sait ! s’écria la jeune femme en se tordant les mains ; c’est pour cela que, depuis quelque temps, il me montre tant de froideur. J’ai cru qu’une autre de ses femmes détournait de moi l’amour du maître, et je demandais à Dieu la résignation ; mais maintenant je vois clair : il me croit coupable, il songe à me répudier !

Un bruit de pas rapides se fit entendre, et Abou-Bekr se précipita dans le harem, si brusquement que la visiteuse n’eut pas le temps de se voiler. Il était hors d’haleine, avec le visage bouleversé.

— Ah ! ma fille ! un scandale affreux à la mosquée ! dit-il d’une voix entrecoupée ; tu es perdue !

Les trois femmes, épouvantées, l’interrogeaient.

Alors il raconta comment le Prophète, mortifié des bruits calomnieux qui frappaient sans cesse ses oreilles, était monté en chaire et avait dit :

— Musulmans, on tient des propos qui me blessent. Comment se permet-on d’attaquer une personne de ma maison, dont la conduite a toujours été irréprochable, et un homme dont je n’ai jamais eu qu’à me louer ?

Aussitôt plusieurs chefs s’étaient levés, parmi l’assistance, les uns pour prendre la défense d’Aïchah, les autres pour l’accuser ; ils avaient échangé des paroles violentes, s’étaient porté des défis, en étaient venus aux coups. À grand’peine, l’apôtre de Dieu, descendant de la chaire, avait apaisé le tumulte, et, déclarant qu’il voulait mettre un terme à cette affaire par une décision définitive, il avait appelé Aly, son cousin, et se dirigeait avec lui vers la demeure d’Aïchah, pour la juger.

— J’ai pris un chemin plus court, ajouta Abou-Bekr accablé, et en toute hâte je suis venu t’avertir ; mais je ne les précède que de quelques minutes et je ne peux détourner le coup qui te menace.

— Même condamné, l’innocent ne doit pas courber le front, dit fièrement l’épouse du Prophète.

Déjà le maître avait franchi le seuil du logis. Aly écarta un rideau et appela la jeune suivante, Bouraïra, pour l’interroger.

— Hélas ! ils vont la torturer ! s’écria Aïchah, en voyant qu’Aly était armé d’un fouet.

Bientôt, en effet, on entendit les cris affreux de la malheureuse esclave.

On voulait savoir d’elle si Safivân n’avait pas eu quelque relation antérieure d’intimité avec Aïchah. Elle déclara que jamais sa maîtresse n’avait manqué à ses devoirs, et malgré les coups dont Aly l’accablait, pour lui arracher des aveux, elle persista dans son témoignage.

Alors Mahomet entra dans le harem. Il était très pâle, et un léger tremblement agitait ses lèvres.

L’accusée s’était jetée sur le divan et pleurait, appuyée à l’épaule de son amie. Il vint s’asseoir auprès d’elle et prononça la formule :

— Louange à Dieu, le maître de l’univers, le clément, le miséricordieux ! Il dit ensuite : Tu sais, Aïchah, les bruits qui courent contre toi ? Si tu as commis une faute, avoue-le avec un cœur repentant ; Dieu est indulgent et pardonne au repentir.

Aïchah fit un violent effort pour arrêter ses sanglots.

— Je n’ai rien fait dont je puisse me repentir, dit-elle ; si je m’accusais, je mentirais à ma conscience. D’autre part, j’aurais beau nier l’imputation dont on me charge, on ne me croira pas. Dans cette position, je ferai comme…

Elle s’arrêta ; le nom de Jacob qu’elle cherchait lui échappait, tant elle était troublée.

— Je dirai comme le père de Joseph, reprit-elle. Patience, et que Dieu me soit en aide !

À ce moment, le Prophète fut saisi d’une de ces défaillances qui précédaient souvent ses révélations. Il devint livide et perdit connaissance. On l’enveloppa dans un manteau, Aïchah lui mit un coussin sous la tête, et tous gardèrent le silence. La jeune femme n’éprouvait aucune alarme, tandis qu’il était ainsi en communication avec le messager céleste ; mais son père et sa mère, quelles transes affreuses les glaçaient ! On eût dit qu’ils allaient mourir de la crainte que le ciel ne confirmât l’accusation portée contre leur fille.

Après quelques instants, Mahomet revint à lui ; il essuya son front, couvert de sueur, quoique l’on fût en hiver, et regarda Aïchah en souriant.

— Réjouis-toi, lui dit-il, ton innocence m’a été révélée d’en haut.

— Dieu soit loué ! s’écria-t-elle ; il a daigné prendre la défense d’une faible et indigne créature comme moi.

Le Prophète sortit aussitôt de la maison et récita aux musulmans les versets du Koran qu’il venait de recevoir du ciel.

On trouve les versets dont il s’agit au vingt-quatrième chapitre du Koran. Ils commencent ainsi :

« Ceux qui accuseront d’adultère une femme vertueuse, sans pouvoir produire quatre témoins, seront punis de quatre-vingts coups de fouet ; au surplus, vous n’admettrez plus jamais leur témoignage en quoi que ce soit, car ils sont pervers. »

Cet oracle fit cesser les propos. Les accusateurs confondus devinrent l’objet de la réprobation générale, après avoir subi la punition. Aucune médisance ne vint plus ternir la réputation d’Aïchah, et le Prophète éprouva jusqu’à la mort la plus vive tendresse pour son épouse préférée.