Fleurs de rêve/Cornes de Hettin

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Boehme et Anderer (p. 97-99).



CORNES DE HETTIN



Voisines du Thabor ! sept cents ans de silence
Pèsent sur vos sommets, ô Cornes de Hettin !
Mais il me semble ouïr, dans leur vague impuissance,
Les échos murmurer le nom de Saladin !

Jésus et Saladin, deux noms d’antique gloire,
Tout dans ces lieux déserts parle de vos exploits ;
Saladin et Jésus, le sabre et le ciboire,
La haine et le pardon, le Croissant et la Croix !

Ces régions, aujourd’hui d’apparence si calme,
Ont jadis retenti de sauvages clameurs,
Clameurs de guerre et de massacres et d’alarme,
Réveillant les échos dans les lointains dormeurs.


C’est là, haletante, alarmée,
Suivant le pas hâtif de Guy de Lusignan,
Que l’héroïque et folle armée
Tomba dans le cercle sanglant !

Saladin les reçut, épuisés, sous sa tente,
Sa magnifique tente aux glands chamarrés d’or ;
Puis, ayant étanché leur soif brûlante,
Ils moururent, les yeux fixés sur le Thabor !

Ils ont bu les braves soldats de France !
Cela consolera leurs mères désolées ;
Mais une âme parmi ces âmes isolées
Portera dans son cœur une éternelle lance !

Qu’as-tu donc fait, Renaud, Renaud de Châtillon,
Pour qu’au moment de boire, à tes lèvres la coupe,
Saladin t’ait tranché le souffle, avant ta troupe,
Sans te permettre de goûter à l’eau d’Hermon ?

Le sol couvert de fleurs aux couleurs printanières
Fut arrosé du sang des beaux guerriers Français,
Et ce pur sang coula jusqu’aux heures dernières
Du jour, liquide ardent, généreux à l’excès !


Et moi, rêvant un soir, je viens rêver d’histoire
Et célébrer tout bas la gloire des héros ;
À leur chère et douce mémoire
Sincères et tristes bravos !

Silence, un funèbre silence
Règne en ces horizons limités de flots bleus ;
Ce fut pourtant là-bas, sur ces bords fabuleux,
Que s’éveilla la chrétienne conscience.

Dans cet espace large un immense tapis
De velours ondoyant en changeante verdure
Est jeté par la main mère de la nature
Jusques aux lointains assoupis…

Et moi, sur ce tapis de doux vert séculaire,
Le cœur tout palpitant d’un spasme indéfini,
Je tombe à deux genoux et baise ce suaire
Qui couvre cet autre Calvaire,
Suaire tout de fleurs garni…