Fleurs de rêve/Pages intimes

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Boehme et Anderer (p. 123-160).






PAGES INTIMES


MYOSOTIS



L’amitié sème la vie de fleurs…



INTRODUCTION


À Miss Sidonie Ripperger
Souvenir affectueux


C’est à vous, chère amie, que je dédie cette partie de mes « Pages intimes », intitulée « Myosotis » : la justice et l’affection m’en font un devoir… et quel devoir doux à remplir !

Au moment où je perdais Pauline, à qui j’avais offert « Fleur d’amitié » en dédicace, une autre amie s’est présentée autrement fidèle qu’elle : cette amie c’est vous, chère Sidonie ; et vos lettres si pleines de douceur, d’abandon, d’affection, ont plus d’une fois, apporté le rayon de soleil à mon âme glacée par la solitude.

Savez-vous ce qu’est le manque de vraie et sincère amitié pour le cœur qui a besoin de s’épancher ? Je souhaite que non, et je voudrais que vous ne le sussiez jamais.

Cependant, dans la nuit sombre et froide dans laquelle mon âme se débattait angoissée, vous êtes apparue, comme l’aube au matin, avec la lumière et la chaleur, et je me suis laissé captiver par vos qualités si attrayantes de l’intelligence et du cœur, comme l’alouette se laisse tirer au-dessus d’un miroir lumineux.

Soyez pour moi, amie, ce que Pauline n’a pas été, et ayez l’assurance de n’avoir pas à obliger une ingrate : encore que si le destin continue à nous éloigner l’une de l’autre, je vous porterai dans mon cœur comme je suis et resterai dans le vôtre.


I. C.






Dernier matin au Caire, pour cet été. L’heure est claire, calme, lumineuse, presqu’immobile. Assise sur mon cher petit balcon, mon cahier sur les genoux, mon fountain-pen à la main, je regarde les « spécialistes » arroser d’eau la rue silencieuse que je ne verrai pas demain, ni après-demain, ni pendant les trois ou quatre mois suivants. Les oiseaux se réveillent et saluent l’aurore de leur gazouillement de jeunesse enivrée ; ils voltigent çà et là sur le toit. Un d’eux passe près de ma tête, si près que son aile capricieuse semble frôler mes cheveux. Je voudrais l’attraper et lui demander ce qu’il chante et pourquoi il chante, peut-être me répondrait-il… mais il le ferait en moineau, et cela me décourage.

… L’atmosphère très claire s’embrume de l’haleine sombre des cheminées de Boulac, et, au même instant, l’air se peuple de sons très doux ; ce sont les joyeux carillons des cloches catholiques, cloches franciscaines, cloches africaines dont les suaves vibrations montent vers l’azur puis redescendent sur terre rappelant, appelant, apaisant, consolant…

Nous partons pour la Syrie. Allons, partons ! Depuis déjà plusieurs jours, voire même plusieurs semaines, je suis impatiente de partir. J’ai la nostalgie de l’onde et des montagnes et mon cœur ne tient plus en place. Parfois, il me semble qu’il quitte ma poitrine et me devance vers le large amer, s’abîmant dans les flots tièdes et nonchalants… comme ces mondes, lointains que nous voyons glisser sur les vagues éthérées de la nuit…

Qu’importe la nuit et qu’importe mon cœur ? l’un et l’autre sont profonds, immenses, incompréhensibles et pleins de feux… il s’agit de partir.

Je voudrais seulement pouvoir emmener avec moi mon petit canari dont les douces chansons me réveillaient chaque matin, mais faire voyager une cage avec soi, cela sent trop la petite fille, ce que d’ailleurs je ne suis pas, ni ne voudrais être : quand on songe à publier certains passages de ses écrits on est indiscutablement très grande…






Beyrouth. Arrivée ce matin.

Bateau : russe, mal cloué, immense, vieux, asthmatique.

Capitaine : gros, petit, teint brun, yeux bleus, air bête, parole fréquente.

Piano : désaccordé, rouillé, nasillard… plein d’eau.

Compagnons de voyage : insignifiants.

Mal de mer.

Toutes les excellentes raisons pour garder la cabine et le lit.

Halte d’une longue journée de 18 heures à Jaffa. Mer à peine ridée et superbe. J’ai revu la côte verte et gracieuse, et, remontant quelques années dans mes souvenirs, j’ai retrouvé la petite enfant que j’étais, voyageant sur mer pour la première fois, et éprouvant une de ces exquises sensations que jamais l’on n’oublie. Que de crépuscules et que de soirées passées sur la terrasse de Casa-Nuova à contempler cette même immensité ! Que de crépuscules, que de soirées, que de rêves !

Depuis, je suis devenue une jeune fille, j’ai appris à savoir lire et à savoir penser : j’ai connu de nouvelles langues et des âmes nouvelles, j’ai vu des horizons différents, plus larges et plus beaux, et je croyais la petite fille d’autrefois morte en moi. Mais voilà que devant cette mer je la retrouve vivante et vibrante, avec ses yeux émerveillés et son cœur enthousiasmé.

Ainsi sommes-nous. Quand nous passons d’un endroit à un autre notre personne change aussi. Les montagnes qui nous entourent, les arbres qui nous couvrent de leur ombre amie, l’eau qui chante à nos pieds, le gazouillement des oiseaux, tout a son influence spéciale sur notre âme. Ce n’est pas dans les profondeurs de notre être que nous puisons l’origine de nos rêves, mais dans ce que nous voyons, entendons et respirons. Malgré notre volonté, notre mémoire reproduit ce que lui retransmettent les sens, et dans la nuit de l’imagination, des lambeaux d’images s’unissent et le rêve se forme.

Le lendemain nous abordons Haïfa. L’heure est très matinale et nous distinguons à peine les clochers qui fendent la brume… L’aube arrive, et la ligne harmonieuse de l’enchaînement des montagnes du Carmel se dresse délicieuse sous le ciel tendre et la jeune clarté. Au pied du Mont Carmel la ville de Haïfa dort encore ; l’ombre et la paix emplissent ses rues tortueuses… seule l’onde infatigable gémit sur ses bords, continuant nonchalamment sa romance sans fin…

À Beyrouth, le coup d’œil est féerique. Sous les brouillards argentés du matin se dessinent les montagnes dont il suffit de prononcer le nom pour sentir s’éveiller en soi une émotion poignante : c’est le Liban.

Des bandes de pourpre se déroulent sur la tête des collines, alors que les profondeurs des vallées sont encore plongées dans l’ombre ; puis l’ardent soleil, fier de son magnifique manteau d’or, envahit tout et donne aux blocs de granit, aux massifs de verdure, aux édifices jaunis par le temps des couleurs éblouissantes, adoucies çà et là par des reflets câlins d’émeraude et de saphir ; la mer, l’atmosphère et l’air sont comme noyés dans un océan de lumière, il faut la plume magique de Lamartine pour exprimer toute cette beauté avec des mots : seule elle en est digne et capable.

Broumana. Des montagnes, des bois de pins odorants, des maisons immaculées coiffées de tuiles rouges et perdues parmi les arbres verts, et, là-bas très loin, la mer balançant ses flots moelleux… voilà le charmant tableau qui environne notre habitation estivale d’un mois.

Il est près de six heures du soir et le soleil a disparu derrière l’horizon, enveloppé des velours monotones des flots, et le crépuscule vient lentement, lentement… il baigne les collines et les pins ; il apporte à mon âme une augmentation de tristesse et me fait songer à la vie et à la mort…

Ô soleil, où t’en vas-tu ?

Dans ta capricieuse tournée à travers les mondes sans fin, où t’en vas-tu suivant le même chemin, allant toujours, toujours, toujours ?

Indifférent, infatigable, inlassable, tu vois chaque jour pleurer et sourire, mourir et naître, et tu continues à traîner ta chevelure resplendissante envoyant les mêmes rayons aux vivants comme aux morts. Plein de vie, l’homme te contemple aujourd’hui, demain il dormira dans le sein de sa mère la terre et ta lumière ira caresser les herbes funéraires qui frémissent sur son tombeau…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

C’est l’obscurité, c’est la nuit ; une nuit sombre, sans lune… et l’obscurité se fait dans mon âme…

Petite promenade solitaire et triste sur la route verte et mélancolique de Baabdat. Assise auprès de ma mère sous un couple de fiers pins, je regardais rêveusement la forêt de jeunes arbres, la forêt qui s’emplissait de mystère et qui murmurait à mes pieds ; la mer lointaine sommeillant dans ses voiles de bleu tendre ; les bords de l’horizon sillonnés de longs nuages de feu, et le soleil, ainsi qu’un gros ballon enflammé, s’abîmant dans les flots… toujours le même panorama.

Tous les soirs je vois ce même coucher de soleil ; tous les soirs j’interroge les nuages lointains qui me semblent des grottes féeriques, ou des châteaux brillamment éclairés suspendus dans l’air tendre du crépuscule mourant…

Je lève les yeux au ciel pendant que mes lèvres murmurent un requiem, et, que vois-je ?

Des étoiles naissantes dans le firmament pâle, Vénus brillant au bord de l’horizon près de sa jeune sœur, oh, si jeune et si belle, la lune !

Oui, la lune que j’adore et qui manque tant à ces soirées libanaises ; la lune, messagère des affections et rendez-vous des aspirations ; la lune, consolatrice des malheureux qui veille avec eux, songe avec eux, écoute leurs plaintes en silence et les caresse de son large regard de lumière…

Oh ! la douce journée que celle d’aujourd’hui ! Ce charme triste de l’atmosphère ! cette brume suave qui cache le soleil et donne aux arbres cette chère couleur de vert très tendre…

… Et les montagnes, grandes et petites, rêvent… Elles semblent rêver…

Les montagnes, toutes les montagnes à l’air majestueux et imposant rêvent des azurs lointains, des fonds mystérieux des flots et des secrets étranges d’outre tombe…

Toutes les montagnes semblent rêver à des choses profondes et inexplicables…

Pascal m’ennuie, c’était un neurasthénique, il n’a pour sa gloire que son discours sur les passions de l’amour.

Vous me reprochez mon français et vous l’appelez douteux ? vous avez tort de le faire. Qu’importe si mes phrases sont plus ou moins à la Bossuet ?

Quand l’âme est belle le fourreau est négligeable.

Si ma pensée est intéressante, que m’importent les expressions creuses ?

Inutile d’essayer de me corriger ; je suis incorrigible et le monde ne verra mes idées que dans un livre imprimé, très imprimé même.

J’ai dit.

Dans une seule et même personne il y a souvent un mélange de bêtise et d’intelligence qui vous étonne.

Vous dites avoir souffert à cause de moi ? Je suis en même temps désolée et heureuse que vous souffriez à cause de moi. C’est dans la souffrance, mon aimée amie, que l’âme trouve sa plus intime volupté, c’est certain, et c’est quelquefois dur à comprendre ; cependant, c’est la vérité : souffrir pour quelqu’un qu’on aime et aimer malgré tout ce quelqu’un n’est-ce pas le comble de l’amour ? Vous êtes une belle âme, et je suis sûre que vous me comprenez, et c’est pour moi un plaisir indicible de sentir que vous, ma chérie, compreniez mes sentiments, car le commun estime que c’est une folie ; or folie pour folie, je préfère la mienne qui comprend et aime ce que je fais à celle des ignares qui n’ont pas ce sens intime de la psychologie de l’amour et qui, parce qu’il sont aveugles, croient que tout le monde leur ressemble. Oh ! non, je ne suis pas de ces âmes pusillanimes et faibles qui acceptent tout sans combattre : la vie se trouve dans la lutte pour atteindre un idéal ; on est frappé quelquefois, on est blessé, on saigne, on peut mourir des blessures, mais au moins on a la conviction d’avoir lutté, d’avoir exercé les facultés les plus nobles de la nature humaine, les facultés de l’intelligence et de la volonté. Cette multitude d’âmes qui acceptent tout sans s’en rendre compte et qui préfèrent à l’honneur de la lutte le plaisir du repos ; cette multitude dont l’intelligence et la volonté sont les esclaves, les véritables esclaves des idées d’autrui ; cette multitude qui n’a aucun idéal, ne peut pas comprendre les âmes qui ont un idéal et qui combattent pour le conquérir ou le défendre.

Ma conscience m’approuve-t-elle ? Me rapproché-je de l’idéal en combattant ? Ma volonté se développe-t-elle dans la lutte ? Suis-je convaincue de l’honorabilité de la bonté de mon acte ? Si la réponse est affirmative je suis dans la bonne voie, quoi que puisse dire et penser la multitude. Et la multitude qui aime le repos du caractère ne comprend pas et ne peut pas comprendre la lutte ; c’est impossible. Et lorsque une âme souffre pour une autre âme qu’elle aime, c’est une lutte, une belle lutte, dont le héros est en quelque sorte un génie, puisqu’il vise à un idéal et qu’il l’atteint.

La société a le talent du mensonge. Elle le met dans toutes ses paroles et dans toutes ses actions ; il faut savoir très bien mentir pour pouvoir arriver aux hauts degrés de l’échelle sociale : ce n’est pas gai.

Pensez-vous que mon affection changerait si je vous disais : « J’aime, le soir, à contempler le ciel bleu, à regarder les étoiles brillantes, à jouir de la faucille d’or de la lune qui tranche les étoiles si brillantes et si blanches que nous voyons filer dans l’immense champ d’azur au-dessus de nos petites têtes, j’aime cette profondeur du ciel grand qui accuse ma faiblesse, mais je préfère tes yeux, ô Sidonie, tes yeux si profonds, car ils sont l’ouverture d’une âme grande, noble et élevée.

J’aime à entendre gazouiller les oiseaux près de leurs nids, j’aime leurs mélodies, leurs chants d’amour dans les feuilles vertes, mais ta voix, ô Sidonie, est plus mélodieuse et céleste, elle me va plus vite et plus profondément dans le cœur.

J’aime les chauds rayons du soleil de printemps, les fleurs blanches, rouges, bleues, les mille petits cris de la nature, mais ton cœur, ô Sidonie, est plus chaud, plus ardent, car il enflamme le mien.

J’aime la bague de la mer qui déperle sur les rochers, la vague qui vient mourir en un vaste ruban blanc sur le sable blond ; j’aime le murmure du ruisseau qui se brise sur les pierres ; j’aime la brise fraîche de la mer qui souffle dans mes cheveux ; mais quand je suis avec toi, Sidonie, mon âme est plus calme, plus tranquille, plus reposée que ce voyageur fatigué qui s’étend sous les ombrages d’un bosquet et leur donne en échange de leur fraîcheur les fatigues de sa longue marche. »

Croyez-vous, ma chère amie, que mon affection pour vous changerait si je vous disais ce que je viens de vous dire ?

L’amitié se laisse deviner petit à petit et ne s’impose qu’à la longue. Remarquez la suite logique de ces sentiments de l’âme : respect, estime, affection, amitié. De tous les sentiments du cœur humain l’amitié en est le dernier, parce qu’il est le plus élevé, le plus difficile à atteindre et le dirai-je ? à maintenir. Il est doux, suave, consolant. Le respect et l’estime viennent de l’intelligence, l’affection vient du cœur, mais l’amitié provient de l’esprit et du cœur. C’est ce qui fait sa force et sa douceur, sa grandeur et sa délicatesse, et c’est justement à cause de ses qualités que l’amitié est rare ; elle est aussi difficile à cause de ses devoirs.

Savez-vous pourquoi vous êtes si attrayante ? C’est parce que vous êtes vous. La personnalité suppose une originalité, l’originalité bonne et rationnelle, j’entends.

Vous voyez les étoiles blanches mais vous ne songez pas qu’elles se perdent dans le secret des cieux. Le secret des cieux quel sera-t-il, et le connaissez-vous ?

L’avenir ne doit pas nous effrayer. Il faut se préparer à parer aux éventualités et à tout hasard de la vie. Si nous surmontons les difficultés, ce sera une récompense de toute une longue préparation ; si nous sommes vaincus nous aurons au moins la consolation d’avoir fait tout notre devoir et d’avoir toujours agi selon notre conscience. La vie nous aura vaincus, mais nous n’aurons donné aucune prise à un ennemi de beaucoup plus que fort que nous et qu’il y a de l’héroïsme à regarder en face sans trembler.

« Ce qui rend la vanité si insupportable c’est qu’elle blesse la nôtre. »

On me demande si La Rochefoucauld a raison.

Peut-être.

J’étais en train de lire et je me mis à rire ; mon canari a cessé de chanter pour me regarder avec un air de se dire : « Pourquoi donc ma grande amie rit-elle comme cela ? » Le pauvre petit — je l’ai déjà bien éduqué, mais pour l’instruction mâ fisch.

Je parle de mon canari, comme si tout le monde le connaissait. Donc, il faut que je le présente. Mon petit canari est d’un jaune doré avec des reflets d’argent et une longue queue blanches ; il a de mignonnes petites pattes roses, de gracieux petits yeux tout noirs, plus noirs que l’ébène et le jais, et un bec rose avec un point brun de beauté. Je l’appelle « Mimi ». Inutile de dire que je l’aime et le gâte. Il est très gentil et plus encore lutin. Je lui parle et il me répond… en canari.

Pauvre petit, quelquefois je le plains car il ne connaît pas la liberté ; mais il paraît très heureux !

Tant mieux !  !

Selon vous, les calendes grecques tombent le 19 Juillet, c’est bon à savoir ; y a-t-il beaucoup de calendes grecques dans le courant de l’année ?

Lorsque l’Aurore, vêtue de blancheur, de splendeur et d’éclat, montée sur son char de feu tiré par quatre chevaux rouges frémissant et crachant par leurs naseaux la rosée sur la terre, ouvrit ce matin les portes de l’azur, un tel bruit retentit dans l’Univers, une telle frayeur s’empara des mortels, qu’Orphée, dont les bras souples et embaumés m’avaient bercée pendant la nuit, me laissa choir.

Mon rêve était achevé !

Vous terminez votre lettre en vous plaignant d’être jeune fille, et non pas jeune homme. Vous avez bien un petit peu raison ; on a appelé les femmes « le beau sexe » et c’est faux ; les femmes forment le joli sexe, le beau sexe est réservé aux hommes. Cela vous étonne, mais c’est la vérité : beaucoup d’hommes sont beaux, tandis que peu de femmes sont belles et beaucoup sont jolies.

Vous grécisez le français.

Pourquoi ne dites-vous pas « sans y changer une virgule » au lieu de « sans y changer un iota » ?

Je comprends vos peines si vous vivez avec des personnes qui ne sont pas ce que vous aimez, je comprends votre dégoût, je comprends cette mélancolie qu’engendre une vie que vous ne désirez point. Je comprends que vous désirez la solitude qui est faite pour les âmes d’élite et les âmes qui ont la noblesse de l’intelligence ou celle du cœur.

Il paraît que quand on est jeune on ne peut pas juger la vie réelle ; l’imagination est frappée de certaines images qui paraissent lumineuses, elle en est comme éblouie, puis lorsque la raison reprend sa place principale, il y a une détente nécessaire qui fatigue.

On ne cesse de le répéter théoriquement ; prouvez donc que la jeunesse est stupide ou incapable.

En tout et toujours, il faut un idéal qui élève l’âme, idéal supérieur au commun mais cependant réalisable.

Shelley réduit en cendres après sa mort ; excepté son cœur conservé froid et intact.

Oh ! la triste et délicate idée !

Est qualifié de charmant celui qui est capable de charmer ; et de charmeur, celui dont le charme s’est déjà exercé.

Cela ne veut rien dire.

J’estime que la crainte ne sert qu’à faire de vils esclaves et que les personnes qui ont un caractère ont pu l’acquérir par un motif plus noble et plus élevé. Et comme je cherche avant tout à me former un caractère, je n’ai aucune accointance avec ce bas sentiment que les lâches adorent sous le nom de crainte.

Oh! mornings and evenings, how beautiful you were! Everyone of your hours brought me a new sensation, a new trouble, a new meaning of Religion, of Science and of Life. Great silent woods, I shall never forget your deep calm and how fresh and peaceful you were! But you have forgotten the child who climbed upon your trees, who dreamt and cried and played and laughed in your sweet depths. Who, very often in the night, went barefoot out on the terrace and sent you long silent kisses and wept bitterly for she was homesick for you!

Ah! I am the same, I love you still with my whole heart; I love the silver spring murmuring under your shadows and the birds singing among your branches ; I love the panorama I saw from my window in the study, when, at six o’clock in the morning, our eyelids still heavy with sleep, they brought us there to learn lessons and write compositions. I remember often having done nothing near the little beloved morning window but look at the mountains and at the distant sea soft, blue and divine; it was so distant that it seemed mingling with the sky and I could not help looking at both azures and write warm stupid poetry that teachers caught in order to tear into pieces, for I was not doing my task, they said.

Ô Nature, Nature! Thou art life for me and I am thine, heart and soul! I hate towns where manners are studied, words and looks conventional, smiles hypocritical, houses small and narrow; where the smoky air is but the breath of thousands of chimneys and thousands of persons.

Ah! that I could be a shepherd spending my days in jumping with my sheep and singing with the birds; and, in the evening when tired, I should lie under some tree and tune my shepherd’s pipe as David, when young, used to do in the romantic old fields of Beit-Sahour…

Above all, I love silence. Not the shy silence of ordinary mediocre natures, but that of beautiful high souls… The silence, expressive and eloquent, that widens the eyes and makes the deep mysteries of the heart peep out from these windows of the mind ; silence great and beautiful, that marks an important epoch in the inner life of the soul…

He who knows how to be silent knows everything…

“Eyes too expressive to be blue,
Too lovely to be grey.”

Je n’ai jamais dit que je préférais les yeux bleus, noirs ou verts. Pour moi le nom, comme la couleur des yeux, est joli ou laid selon le charme et le non-charme de la personne qui le porte. Le nom le plus ronflant, le plus brillant me laisse parfaitement froide lorsqu’il désigne une personne pour qui je n’éprouve que de l’indifférence ; et le nom le plus simple est pour moi le plus doux et fait vibrer en mon cœur mille sentiments divers lorsqu’il est porté par une personne amie.

Ô mon Dieu, quels sont les moyens d’arriver au bonheur ? Faut-il être méchant ? Faut-il être bon ?

Quel but avais-tu en installant le monde, en créant l’homme ? Tu savais bien que la vie ne serait qu’une suite ininterrompue de douleurs, une longue chaîne de plaintes, un immense océan de larmes ; et pourtant tu fis l’homme et le destinas au bonheur.

Où est-il ce bonheur si généreusement promis ?

Là-haut, dans ton beau ciel bleu, à travers les soleils innombrables et les mondes sans fin, fais-tu quelque chose de si vaste et de si mystérieux dont l’aliment est la douleur de ta créature ?

Je ne sais plus qui a dit que les enfants et les poètes qui ne sont que de grands enfants, sont toujours pessimistes.

?  ?  ?  ?  ?  ?

Amour et sacrifice sont les deux mouvements les plus beaux dont soit capable l’âme humaine : savoir aimer et savoir se sacrifier ne sont propres qu’aux âmes d’élite.

Le Catholicisme est basé sur l’amour et le sacrifice, et pour être vraiment et sincèrement catholique il faut être grand par la charité, grand par l’abnégation, grand par la foi.

Ton véritable ami est celui qui ne te passe rien, mais qui te pardonne tout.

Ton véritable ami est celui qui sait te frapper un grand coup quand cela est nécessaire, mais qui le fait en aimant.

Les vraies amitiés sont rares, on l’a déjà trop répété : peu de gens savent joindre la fermeté à la tendresse.

Je préfère un méchant intelligent à un bon sot.

Il est dix heures et demie du matin, et je suis seule dans la forêt depuis plus de deux heures. Seule avec Byron, le poète sauvage et délicieux que les Anglais classent au quatrième rang de leurs poètes, parce qu’il est trop bon rimeur, peut-être, et qui, après Shakespeare, mériterait d’être le premier.

N’en déplaise à ces Messieurs de l’Angleterre !

Pendant que je lisais, mon petit cahier reposait près de moi ; et maintenant que j’écris, Childe Harold est couché à mes pieds.

Savait-il, le malheureux Byron, pouvait-il savoir lorsqu’il écrivait ce triste et charmant poème, qu’une jeune fille Syrienne irait passer avec lui, avec ce qui reste de lui, de longues heures solitaires dans les douces forêts libanaises ? Comme je les trouve brûlants et doux ses vers, parcelles de son âme étrange ! Et je n’arrive pas à comprendre comment Lady Byron a pu le traiter si durement : quand on a pour mari un pareil homme il faut bien lui pardonner certaines extravagances. Un homme de génie n’est pas un homme comme tout le monde.

Pas une aile visible, mais d’innombrables voix gazouillent dans les branches ; on dirait que c’est la forêt toute entière qui chante.

Oh ! ces voix de cigales syriennes, voix d’été lumineux passé sur les sommets qui, vus de la mer, semblent perdus dans l’azur impalpable… Oh ! ces heures suaves qui s’écoulent oisives, rêveuses, nonchalantes, libres de toutes les entraves mondaines et les exigences sociales… Avec quelle impatience croissante je les attendais !

Quel bonheur de jouir de cet horizon éblouissant, des ondulations infinies des montagnes et des champs, de toute l’immensité bienheureuse de la mer lointaine, et de l’intensité caressante de cette lumière qui coule généreusement du sein du firmament remplissant la forêt de guirlandes d’ombre et de couleurs éclatantes, et déversant sur tout ce qui nous environne une voluptueuse béatitude !

Mais un grand nuage blanc voile le soleil et tout l’horizon s’emplit d’une douce et discrète mélancolie ; la brise fraîche fait trembler les feuilles en balançant les minces cimes des pins amis… Que j’aime la délicatesse de cette teinte qui n’a aucune couleur, aucun nom… c’est une langueur de nuit finissante, de crépuscule naissant ; c’est une âme pure qu’un triste souvenir endolorit, ce sont de beaux grands yeux que les larmes voilent…

Ah ! campagne, campagne ! sur chacun de tes rochers, sous chacun de tes arbres, dans les coins les plus reculés et les plus mystérieux de tes vallées je laisse des bribes de mon âme : soupirs, rêves, sourires, chansons, romances, espoirs, admiration, méditation… Il me semble quelquefois avoir distribué toutes les facultés de mon cœur, t’avoir tout donné de moi… mais plus je t’aime et plus je me sens grande et forte ; plus je déverse sur toi mes sentiments et mes extases et plus je sens mon cœur gonflé d’amour et d’enthousiasme ; je t’aime et t’aimerai éternellement. Jamais je ne serai guérie de toi… et j’en suis heureuse, ô campagne !

Aimez-vous la Grande Ourse ? Moi pas. Toute belle et toute « comfortable looking » qu’elle soit, j’éprouve toujours un certain plaisir à la voir s’en aller de dessus ma fenêtre ; question de nom, sans doute. Ma préférée c’est la belle Vénus, non seulement parce qu’elle est belle ou parce qu’elle a toujours été chantée par les poètes, toutes les étoiles ont été plus ou moins chantées ; mais parce qu’elle est aussi un peu mon étoile, m’a-t-on dit.

Je suis née avec une étincelle d’amour dans l’âme et des rayons de lumière dans les cheveux et je ne parle pas en métaphore, j’ai une mèche de cheveux blancs qui fait une tache très curieuse et très luisante au milieu de ma chevelure noire.

On me dit que cette mèche est un signe de bonne fortune, c’est un pacte fait avec le bonheur.

En somme, qu’est-ce que le bonheur et qu’est-ce que le malheur ? Le soleil ne peut pas briller éternellement sur une seule et même partie de notre planète, il faut bien qu’il continue son importante course à travers les astres pour qu’il puisse la recommencer ensuite et la recommencer toujours.

Rien n’est stable et éternel dans la création, rien que les éternelles transformations chimiques et atmosphériques et l’éternel écoulement des choses, Anatole France l’a déjà dit.

Le raisonnement qui se développe chez l’homme par l’étude et l’expérience correspond à cette faculté qui naît avec la femme et que celle-ci ne cherche point à développer : l’intuition.

Le raisonnement se trompe souvent dans ses calculs, quelque minutieux qu’ils soient ; l’instinct, au contraire, ne trompe jamais.

Chimène, qui l’eût dit ???

Âmes que la fortune abandonne, âmes altières que les revers ne peuvent briser, fronts orgueilleux que la pauvreté ne peut baisser, cœurs magnanimes que les douleurs accablent, honneur, honneur à vous !

La joie vous délaisse après vous avoir longtemps souri, les dangers vous assiègent de toutes parts, les angoisses vous déchirent, les larmes amères que vous versez dans la solitude brûlent vos yeux et votre cœur, mais vous n’en êtes que plus grands. Vous avez l’honneur de souffrir noblement, vous avez le bonheur ineffable de le comprendre.

Le bonheur de l’homme réside en l’homme lui-même : l’homme courageux et intelligent sait mettre des notes douces dans sa douleur, il sait donner à sa mince nourriture le goût des meilleurs repas, à son eau l’âme et la couleur du vin ; à son lit dur la sensation moelleuse et remplacer son désespoir par l’espérance amie.

Pauvres, pauvres, pauvres nobles âmes !

Je voudrais me trouver seule au bord de la mer, assise sur un de ces rochers qui sont les éternelles victimes des flots capricieux et là… rêver.

Cette immensité de la mer qui dépasse l’horizon riant, cette immensité libre, indépendante, aimée et détestée, douce et fougueuse, comme une âme endolorie se sent consolée en s’asseyant sur ses bords, blottissant ses dégoûts et ses ennuis contre les sables fins que les vagues étreignent fantasquement… oh ! les baisers des flots bleus, qu’ils sont moelleux, humides et frais !

Je regarde cette couronne de fleurs, suspendue à mon chevet depuis la dernière fête… ses roses étaient toutes fraîches et ses feuilles étaient si vertes et si tendres !

Aujourd’hui, les unes et les autres sont mortes. Les roses penchent tristement leurs corolles sans âme et sans parfum sur leurs tiges chancelantes…

Cela fait pitié à voir…

Oh ! qu’il est douloureux de devenir sec après avoir été tendre, vieux après avoir été jeune !

Et si un fil de fer n’enchaînait les pauvres fleurettes pour en former une couronne, elles tomberaient à terre une à une et pétale par pétale… on marcherait dessus sans se douter qu’on foule des roses… Que l’humiliation est triste après l’orgueil !

Oh ! monde, est-ce là le terme qui attend tes fleurs ? pourquoi cette fin lamentable ?

Pourquoi la haine, la douleur, la vieillesse, la mort existent-elles ? Pourquoi faut-il que nous nous disions toujours : un jour, et ce jour arrivera, je ne serai plus belle et jeune, un jour je mourrai, je mourrai !

Couronne suspendue à mon chevet, tu ressembles à ces couronnes funèbres attachées au cou des statues de douleur qui pleurent sur les tombes des trépassés !


(traduction)

THE TOMB :

Les ouvriers arrivent de Toscane, d’Angleterre, de Suisse… Sous ces arceaux qu’il s’endorme pour jamais sur ce dur oreiller de marbre… Son éperon ne percera plus son cheval… Elle conduit elle-même la main de son vieil athlète aveugle… Et quand le soir de la vie arrive, elle vient se coucher auprès de son époux, dans le monument de sa pensée… Les fanfares ne résonnent plus pour la chasse ; son époux, sur son cheval fougueux, ne poursuit plus le sanglier dans la forêt ; elle ne l’attend plus vainement, jusqu’à la nuit, à la fenêtre de sa tour…

Les voilà qui dorment leur sommeil de marbre… Qui pourrait revoir leurs visages plus blancs que l’albâtre des tombeaux ! quand leurs froides paupières se soulèvent, ils voient les arceaux sur leurs têtes, la lumière transfigurée des vitraux, la vierge et les saints immobiles à leur place… ils pensent en eux-mêmes : « Hush, ye will say, it is eternity; » « c’est ici l’éternité. »

Ils n’entendent pas l’orage… et malgré leur dur chevet, ils se prennent à rêver… et quand le vent fait gémir les portes, ils murmurent entre eux : « Qu’avez-vous, mon âme, pourquoi soupirer si haut ? »

… Et quand la nuit creuse le toit sur leur tête, ils se disent : « Entendez-vous aussi sur votre lit la pluie de l’Éternel Amour ? »

Aristote dit dans ses « Métaphysiques » : « La faute n’est imputable que si elle est voulue. » Ce qui revient à dire que l’intention fait la moralité de l’action.

Commencement de l’Automne. Dès l’aube, le vent s’est mis à souffler, nostalgique et plaintif, et la nature a pris son petit air d’enfant gâté, un petit air triste mais si cajoleur et si caressant qu’il en devient captivant…

C’est l’Automne…

Adieu, songes roses des balcons d’été ! adieu, Nature ardente aux tons de vert chaud et de rouge brûlant, de jaune hardi et de provocant violet ! tout s’attendrit, maintenant, tout s’adoucit… nous sommes en Automne !…

C’est la saison des yeux fermés, des cœurs blessés et des feuilles mortes ; c’est la saison des souvenirs mélancoliques et des anniversaires inoubliables ; c’est la saison où l’on traîne ses regrets dans les cimetières, où l’on se penche rêveusement vers la poussière pour humer le vaste cadavre du passé…

Quels sont ces gémissements dont se peuple l’air noir de la nuit !

C’est le vent qui gémit, c’est la forêt qui pleure, c’est le sanglot désespéré d’un cœur brisé…

Que le soir est mélancolique et la promenade charmante. J’ai laissé maman près de ces dames du Caire et de Beyrouth, et je m’en suis allée seule. Car, elles étaient assises sous le couple de pins, ma place favorite, d’où l’on voit toutes les montagnes et toute la mer…

Seule je me suis enfoncée dans la forêt pour n’être pas obligée de causer et pour me sentir seule, oui, toute seule…

J’aime tant la solitude qui nous met face à face avec nous-mêmes et nous permet de contempler et de méditer ; qui nous rapporte les souvenirs de jadis et nous laisse entrevoir les espoirs futurs…

… J’aime rêver seule sous le ciel calme et serein, j’aime compter les cailloux que mon pied foule et les fleurs sauvages que je rencontre au hasard des routes…

Douceur d’errer dans les bois à l’heure où le crépuscule envahit la vallée, d’entendre chuchoter les Naïades autour de la fontaine chantante, et de sentir glisser sur son âme comme un bruissement d’aile d’un esprit invisible…

Il faut une note triste dans toute pensée poétique : la vraie poésie comme le génie esthétique est essentiellement triste ; un poète qui n’a jamais senti la volupté très douce et très intime de la mélancolie est un non-poète rimeur, ou un poète qui boite artistiquement.

(See Edgar Allan Poe: The poetic principle).

Doucement, doucement, sur le sol brûlé par la chaleur de plusieurs jours suivis, tombent des gouttelettes d’eau, silencieuses et tristes ; la brise caresse nos fronts alourdis et les petites feuilles vertes renaissent sur nos arbres dépouillés…

… Les oiseaux ne chantent point, mais leur absence ne se fait pas trop sentir ; il fait frais, le ciel est doux, les nuages pleurent tendrement, et les petites feuilles vertes renaissent sur nos arbres dépouillés…

… Il est doux de contempler un ciel qui vient de pleurer… il a le charme d’un bel œil d’où coule une larme venant du plus profond du cœur.

D’ailleurs, qui sait si la pluie n’est pas la somme des larmes versées par les habitants des astres qui brillent dans notre firmament et peuplent nos nuits de doux feu… Qui sait, aussi, si les larmes pleurées sur notre planète, et elles sont nombreuses ! ne vont pas pleuvoir sur un autre astre ? On nous dit que la pluie n’est que l’eau de la mer pompée par les nuages, ce sont les savants qui prétendent l’existence de ces faits, et alors par le seul fait qu’un savant a dit ces choses nous en faisons des articles de foi… que les humains sont naïfs !

D’abord, qu’en savent-ils les savants ? N’est-ce pas eux qui ont commis le plus d’erreurs depuis qu’ils… se sont mis à exister ??

… Mais que je suis enfant de raisonner ainsi !

À quoi faut-il songer à pareille heure ? à des lointains roses, mauves, oranges, bleus d’un bleu très pâle ; à de très hautes montagnes tapissées de verdure et ceintes de bois murmurants ; à des sources argentines chantant tendrement, mollement sur les gazons frissonnants ; à des figures graves au regard méditatif, au front incliné, aux contours fermes et gracieux…

… Vues indécises, vagues, délicieuses, qui, comme l’éclair, traversez l’imagination, d’où venez-vous ?

… Il pleut lentement, doucement, comme une romance en sourdine…

Adieu ! les beaux jours d’été sont à leur terme, et ce soir, le dernier que je passe ici, je sens une inlassable mélodie plaintive traîner dans mon âme, et sur ce papier vierge je trace un dernier adieu triste… jusqu’aux larmes.

Finie la poésie des montagnes libanaises, je m’en vais loin de ces lieux si doux et si chèrement aimés !

Ah ! les silhouettes des montagnes lointaines, comme je serai triste lorsque la brume marine les voilera et que le nouvel horizon azuré de la mer les dérobera à mes yeux.

Je ne sais pourquoi il m’en coûte tant de m’éloigner du Liban. Certes, c’est mon pays ; la Nature y est délicieuse et les coups d’œil ravissants, mais si je regrette les arbres et les rochers de notre séjour d’été, je n’y regrette personne, car je n’y laisse aucune âme amie.

Tous ceux et toutes celles que j’y ai rencontrés ont laissé mon cœur très indifférent… Oui tous et toutes, à l’exception de la petite Marie, enfant de quatorze ans, dont les beaux yeux noirs m’ont quelquefois inspiré des sujets à méditation… tant pis pour Sidonie si elle est jalouse !

J’aimais aussi le petit Georges. Cet important personnage est microscopique : il a quatre ans ; encore une fois, tant pis pour Sidonie. J’aimais sa grosse tête aux lourdes boucles noires, ses malicieux yeux de jaie, sa lèvre rouge et tendre, sa lèvre qui boude et rit en même temps, et sa joue fraîche et si molle au baiser.

Oui, mais ce sont affections d’un jour qui ne prennent point racine dans le cœur ; on les quitte sans larmes, sans regret ; on les retrouve avec plaisir et sans joie aucune.

… Il m’est toujours pénible de m’éloigner d’un endroit où j’ai passé quelques jours, voire même quelques heures… par l’enthousiasme et la rêverie qu’il m’inspire, j’y laisse, malgré moi, des parcelles de mon âme et c’est, peut-être ce quelque chose de moi que je regrette si douloureusement et si délicieusement, et dont, longtemps après, je me souviens si religieusement…

Car, ayant le culte du souvenir, j’aime beaucoup vivre de l’âme et par l’âme…


— FIN —



Imp. Bœhme & Anderer, Le Caire.