Fleurs de rêve/Tristesse

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Boehme et Anderer (p. 115-117).



TRISTESSE



Mon âme est triste aujourd’hui, d’une tristesse sombre qui me fait mal. Pourquoi ?… Les feuilles qui tombent de l’arbre savent-elles pourquoi le vent les fait balancer dans leur chute ? Et elles tombent, les petites, les pauvres petites feuilles, par monceaux ; elles, qui se sentaient esclaves sur l’arbre qui leur avait donné la vie, elles qui voulaient connaître la liberté, elles l’ont enfin, leur liberté.

Oh ! comme elles sont contentes ces feuilles vieilles, jaunies, ridées, ratatinées, plissées comme la peau des vieilles, vieilles bonnes femmes ! Comme elles dansent ! Elles vont en faut, en bas, par côté, se retournant sur elles-mêmes, profitant de la plus légère brise pour s’éloigner un peu de la terre, comme si l’instinct les avertissait, les pauvrettes, du sort qui les attend sur cette terre, cette terre maudite et triste. Elles veulent rester en l’air, mais libres, et elles se croient joyeuses parce qu’elles sont moins éloignées du ciel.

Je vous vis naître, chères feuilles,… vous étiez petites… et d’un vert si tendre !

Combien, dites-moi, de douces paroles n’avez-vous pas ouïes et de chastes embrassements, entrevus ? Les murmures que vous échangiez l’une à l’autre, et les baisers que vous vous donniez, alors que le zéphir venait vous caresser, ne vous suffisaient pas ? Ô petites jalouses, vous avez vu le plaisir au-dessous de vous, et vous l’avez désiré. Vous avez cru que le bonheur se trouvait sur terre. Oh ! non, le bonheur n’existe pas chez nous, car l’homme ne peut que formuler ses désirs, il ne les réalise pas.

Naïves petites feuilles qui fîtes l’impossible pour n’être plus esclaves, vous n’aurez même pas la liberté et le plaisir d’être foulées aux pieds de qui vous aimez, il est si doux d’être humilié par l’âme qu’on aime ! Vous roulerez dans la poussière, dans la boue, et vous pourrirez là !

Et je suis triste, petites feuilles, en vous voyant danser et tomber… triste d’une tristesse qui me fait souffrir !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ô Dieu, pourquoi as-tu mis dans les yeux de l’homme des larmes qui ne tarissent pas ?

Pourquoi… ?

Quel plaisir éprouves-tu à te venger ? Tu es grand ; nous sommes faibles, tu es fort, nous sommes impuissants ; nous sommes méchants, et tu es bon ; pardonner eût été plus digne de ta grandeur ; anéantir, plus conforme à ta puissance. Tu n’as fait ni l’un ni l’autre, et je souffre.

Mon âme est triste aujourd’hui, d’une tristesse sombre. Je songe aux feuilles qui tombent, aux vivants qui rient, aux morts qui ne sont plus.


2 Novembre.