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Fleuve du Tage !

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« Fleuve du Tage !… »

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I

Vous le connaissez tous. Son nom figure chaque année sur le livret du Salon, accompagné de la croix. Les principaux musées, les plus riches collections possèdent quelqu’une de ces toiles où il a su si bien traduire la poésie des vieux ports, des pierres saumâtres, des barques endormies dans le bleu du clair de lune ou balancées par la vague glauque. Le nom célèbre de Wanorf pourrait servir de réclame à hôtelier qui a l’insigne honneur d’abriter le grand artiste sous son toit. Car sa bonhomie et sa verve lui ont valu autant d’amis que son talent lui attire d’admirateurs, et c’est une procession quotidienne de visiteurs dans l’hôtel du Croisic où le maître s’est établi pour la saison.

Ce soir-là, entouré de quelques amis, il fumait sa pipe fidèle, tout en sirotant un verre de liqueur. Ses yeux noirs, dont la vivacité contraste avec la blancheur de sa longue barbe, observaient la foule grouillant sur le port. Les becs de gaz prolongeaient leur file d’étoiles pâles du Mont-Lenigo au Mont-Esprit. Une véritable flottille était amarré à quai, et les mâts se découpaient sur le ciel limpide, comme des antennes gigantesques.

Sur un « thonier » de Groix, un matelot jouait une vieille mélodie, détirant gravement son accordéon, pendant que ses camarades, accroupis ou couchés sur des cordages, écoutaient dans un silence rêveur.

— Qu’est-ce que cet air-là ? murmura Wanorf, fredonnant à demi-voix… Attendez !… Vous êtes tous trop jeunes pour savoir… Oui, j’y suis… « Fleuve du Tage, je fuis tes bords heureux ! »… Une romance de ma bisaïeule !… Mais j’ai d’autres raisons, non moins excellentes, pour me la rappeler, et comme ces souvenirs-là sont justement relatifs au Croisic et à cette maison, je vais vous les conter… si vous ne me trouvez pas trop radoteur…

Des protestations s’élevèrent, Wanorf continua donc.

II

— « Il y a quelque trente ans de cela… C’était l’année de mon « Prométhée »… Le « four » le plus réussi !… Car, à mes débuts d’artiste, j’étais entiché de peinture mythologique, académique et historique. Ma grande toile bien appliquée m’était revenue piteusement, et dans l’amertume de mon échec, brouillé avec les dieux et avec les hommes, je tournai le dos à la société et je m’en fus me retremper au sein de la Nature que je ne connaissais guère que par ouï-dire.

« Un de mes camarades, un révolté aussi celui-là, qui commettait de la peinture envers et contre sa famille, m’accompagna et nous partîmes pour la Bretagne. Il répondait au nom de Noël Cardonnal. Après avoir-descendu la Loire en bateau jusqu’à l’embouchure, nous remontâmes les côtes, sac au dos et bâton à la main, en touristes convaincus. Mais, au bout des étapes, nous préférions musarder que de peindre, maudissant, avec l’hypocrisie de la paresse, le ciel incandescent, la mer aveuglante, le sable chauffé à blanc qui rendaient le travail impossible.

« Tirant une langue altérée, la barbe longue, les pieds poudreux, la figure brûlée, nous arrivâmes au Croisic et nous nous présentâmes en cette même maison à l’heure du dîner. L’hôte hésita visiblement à nous recevoir et la tablée de voyageurs nous accueillit par des démonstrations hostiles. Pour un peu, on eût serré l’argenterie et les bijoux.

« Le vide se fit autour de nous, comme si nous apportions la peste, et la conversation passa au-dessus de nos têtes sans qu’on nous permit de nous y mêler.

« Furieux, nous nous vengeâmes sur les substances alimentaires. Malheur au plat qui passait devant nous ! Il n’en parvenait plus que des bribes au reste des convives atterrés, et leur répulsion primitive se changea en stupeur profonde devant la capacité inattendue de nos estomacs.

« Le repas prit fin. L’aubergiste nous fit mener a notre chambre. Je puis affirmer, sans hésiter, qu’il nous assigna la moins confortable de son établissement. Nous n’y étions pas depuis cinq minutes que nous comprimes que dormir serait impossible dans cette étuve, et sur ce lit plus dur qu’un galet et étroit comme un banc.

« Que faire pour passer le temps ?

« Nous nous mîmes en quête de distractions.

« Noël Cardonnal commença une inspection minutieuse du local. Ayant toujours eu un penchant irrésistible pour toucher à tout et se mêler de tout ce qui ne le regarde pas, il fureta tant et si bien qu’il finit par découvrir un placard dissimulé dans la tapisserie. Les rayons inférieurs contenaient des coquillages, des éventails de palmes, des coffrets de laque commune, de ces brimborions exotiques que les matelots rapportent de leurs voyages. Mais, sur la planche la plus élevée, Noël aperçut une pile de cartons qui stimulèrent notre curiosité.

« Je lui fis la courte échelle ; il put en atteindre quelques-uns, les ouvrit, tourna une manivelle et poussa un cri de triomphe.

« Nous la tenions, notre vengeance ! Des boîtes à musique, mes enfants ! Tous ces cartons contenaient autant de serinettes, grinçant le même air de « Fleuve du Tage ! » L’air ne variait que par les notes fausses différentes chez les unes et chez les autres !

« Pour quelle cause cette pacotille, destinée évidemment à quelque peuplade barbare des antipodes, était-elle restée échouée dans ce placard du Croisic ? Le marin qui espérait tirer de ce trafic de la poudre d’or ou de l’ivoire était-il mort ou avait-il oublié sa cargaison ? Mystère ! Mais les antiques serinettes n’eussent pas donné aux bons nègres une joie plus sauvage et plus profonde que celle que nous ressentîmes !

« Toutes, nous les essayâmes toutes, les unes après les autres ! Comme pour un concours, les quarante boites égrenèrent les quarante « Fleuves du Tage », assoupis dans leurs flancs, avec des voix diverses : les unes comme enrouées de leur long mutisme, les autres chevrotantes et flûtées comme des vieilles ! Nous exécutâmes des duos, nous tentâmes même un chœur !…

« C’était un vacarme à percer le tympan et qui devait s’entendre nettement à travers les cloisons de bois et les planches à jour du vieux logis.

« Effectivement, nous distinguâmes bientôt tout alentour des grognements confus, des rumeurs indignées, qui montèrent ensuite au diapason de la plainte et du juron ; mais il n’est pires sourds que ceux qui ne veulent pas entendre, et rien ne parvint à arrêter nos expériences !

« Les réclamations se fondirent dans une clameur de révolte générale qui monta sans doute jusqu’à l’hôte ; au petit jour, celui-ci montra sa tête pâlie par l’insomnie :

« — Messieurs, fit-il d’un ton suppliant vous allez me ruiner ! Tout le monde menace de déguerpir ! Si vous voulez bien partir gentiment, tout de suite, tenez, je vous ferai remise de votre dîner d’hier soir et du prix de votre chambre !

« J’allais noblement résister à cette générosité, mais Noël Cardonnal m’en empêcha. Notre bourse était si peu garnie que la moindre saignée lui était funeste. Et, chassés, mais contents, nous sortîmes avec armes et bagages.

« Le ciel blanchissait. Au bout du quai, Noël descendit sur la grève et s’endormit du sommeil du juste, la tête sur son sac. Je remontai solitairement le port, où la marée montante soulevait les bateaux.

« Les pêcheurs commençaient à embarquer.

« Derrière la ligne violacée des collines de Guérande, les nuées s’éclairaient de flammes roses, puis le soleil jaillit au ras de l’horizon, comme une boule de feu nageant dans de l’or liquide.

« C’était la première fois — je l’avoue — que je voyais lever l’aurore. Une émotion extraordinaire me saisit devant ce spectacle grandiose que la Nature donne, chaque matin, gratis, et qui passe inaperçu pour tant de nous. J’ouvris fébrilement ma boite de peinture, j’entassais les couleurs les plus rutilantes sur ma palette et, assis au bord du quai, les jambes pendantes, je m’efforçais de reproduire tout ce qui me ravissait les yeux, le ciel de féerie, la mer aux reflets d’escarboucle, les barques traçant leur sillage dans des flots d’azur et de pourpre, et les noires silhouettes des pêcheurs, et la voile qui se déploie comme une aile d’oiseau.

« Je brassai tout cela avec une ardeur et un plaisir inexprimables ! Ma toile était un chaos, mais, pour la première fois, j’avais trouvé au bout de mon pinceau l’éclat et le frémissement de ma vie. Et jamais je n’avais goûté tant de bonheur en travaillant. C’était le coup de foudre ! Ma passion pour les bateaux, pour les choses de la mer ne me lâcha plus.

« Voilà comment, grâce au « Fleuve du Tage », je suis devenu peintre de marines.

« N’admirez-vous pas les chaos de la destinée ? »

III

— Moralité, conclut un des fumeurs : « L’avenir appartient à ceux qui se lèvent matin ! »

Mathilde ALANIC.