Flingot

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Illustrations par Pierre Georges Jeanniot.
Librairie de la Collection des Dix.
LUCIEN DESCAVES

FLINGOT
Illustrations et Gravures
de
GEORGES JEANNIOT
LIBRAIRIE DE LA COLLECTION DES DIX
A. ROMAGNOL, Éditeur
55, RUE DE SEINE, PARIS

FLINGOT

Il faut peu de chose pour amuser les enfants et les vieillards. Que le père Thiébault ait pu être, quelque temps avant la guerre, notre distraction quotidienne, j’en souris aujourd’hui.

Il est vrai que je ne m’explique pas davantage la curiosité que nous inspirions à ce témoin ponctuel et silencieux de nos ébats sur l’avenue d’Orléans, à Montrouge.

À midi et le soir, à la sortie de l’école, nous le rencontrions, arpentant le trottoir, et deux choses l’imposaient à notre attention : d’abord, la régularité de sa présence, mais surtout l’énorme pipe en bois qu’il fumait et dont le fourneau sculpté popularisait l’image du zouave Jacob.

Ce signe particulier complétait si bien la physionomie du personnage, que celui-ci, sans sa pipe, nous fut probablement devenu tout à coup indifférent, comme ces gens auxquels il suffit de faire couper leur barbe, pour être immédiatement dénués de prestige.

Le bonhomme s’en doutait-il ? Quand nous défilions, deux par deux, devant lui, sous la conduite du maître qui nous accompagnait jusqu’aux Quatre-Chemins, se doutait-il que nous défilions, en réalité, devant le zouave au crâne embrasé, qui nous regardait de ses yeux d’émail ?

Oui, je crois qu’il se rendait compte de ce phénomène d’identification, et même qu’il s’évertuait à le renouveler. Souvent, en effet, quand nous passions, il poussait l’humilité jusqu’à produire plus de fumée, afin de s’effacer dans le nuage ; bref, il semblait uniquement appliqué à mettre dans sa vie au déclin, le même intérêt et la même occupation que les doux désœuvrés qui émiettent, à heure fixe, du pain aux oiseaux, et pardonnent à ceux-ci de venir pour les miettes seulement.

La fin tragique du père Thiébault ayant dégradé dans mon souvenir, l’effigie pour fumeurs du zouave de l’Empire et de l’empirisme, c’est, maintenant, sous les traits du premier que je me représente l’héroïsme, à cette époque troublée.

Rien en lui, cependant, ne répondait à l’idée commune que l’on se fait de la tête à lauriers.

Le père Thiébault, que ses voisins considéraient simplement comme un original, était un homme d’une soixantaine d’années, grand, robuste, mais remarquable surtout par sa barbe qu’il portait en collier, ainsi qu’un vieux loup de mer, et par le lainage d’une chevelure poivre et sel, qui lui permettait de sortir, été comme hiver, sans aucune coiffure. Une certaine finesse de dessin corrigeait l’épaisseur de sa lèvre toujours rasée de frais, comme pour faire valoir, par contraste, des sourcils en fagots d’épines, qui ne parvenaient point à donner le change sur la bonté foncière que les yeux décelaient.

Il demeurait avenue d’Orléans, en face de l’église de Montrouge, et passait pour riche. Il n’avait pas de famille, ne recevait jamais de visites et se confinait dans la compagnie d’une vieille gouvernante que son humeur acariâtre défendait, autant que sa surdité, contre les questions indiscrètes. Il avait fallu, de guerre lasse, se contenter de savoir que son maître était veuf et qu’il subsistait d’une fortune amassée dans le commerce. Le reste était mystère, si bien que l’on pouvait attribuer l’inclination qu’il montrait pour les enfants, soit au chagrin d’avoir perdu les siens, soit au regret d’être sans postérité.

Petit bourgeois achevant sa vie dans l’aisance, le désœuvrement et l’ennui, une particularité le distinguait pourtant de l’espèce : il était charitable en dessous et par l’intermédiaire de sa gouvernante généralement, méthode avantageuse en ce qu’elle dispensait les personnes secourues de toutes les simagrées de la reconnaissance.

Le siège de Paris contraignit moralement le père Thiébaut à sortir de sa réserve et à rendre évidentes les effusions de son excellent cœur.

Le chef d’une institution de la chaussée du Maine n’ayant pas, faute
d’élèves, rouvert ses cours, le père Thiébault lui sous-loua l’établissement, dont il modifia légèrement la destination. Il fit annoncer, en effet, son intention d’y recevoir comme pensionnaires, à ses frais, les victimes de l’année terrible auxquelles nul ne songeait, c’est-à-dire les orphelins de l’arrondissement. Il en recueillit bientôt une douzaine qu’il installa dans l’institution, sous la surveillance et aux soins d’une maîtresse d’école assistée d’une femme de ménage. Il fit cela sans ostentation, sans affiches, en se cachant lui-même, comme d’habitude, le plus tôt possible, dans la fumée de sa fidèle pipe.

À quelqu’un qui le félicitait de son initiative et l’assurait de la gratitude de la population, il répondit brusquement :

« Mon but n’est pas atteint alors, car je m’occupe justement des orphelins, pour n’avoir à essuyer les remerciements de personne. »

Il se bornait à aller passer ses journées au milieu des enfants qu’il regardait jouer et auxquels il faisait des lectures, moins pour les instruire que pour les distraire. Et ce qui eut été déjà en temps ordinaire, méritoire, devenait admirable à une époque où l’on payait cinquante francs le boisseau de pommes de terre, et sept francs le litre de haricots secs !

Jusqu’à la fin du siège, les enfants eurent du lait, que le bonhomme se procurait Dieu sait où — et à quel prix ! Car il ne fournissait aucune explication de sa conduite ni de ses expédients, pas plus, d’ailleurs, qu’il ne faisait d’enquête sur les enfants qu’on lui amenait. Ils étaient abandonnés, il n’en demandait pas davantage. Sa discrétion exemplaire commandait qu’on usât de réciprocité envers lui.

Lorsque succédèrent, presque sans transition, la Commune au gouvernement de la Défense Nationale et le second siège au premier, il ne parut pas s’apercevoir du changement et continua ses bons offices aux orphelins du quartier. Leur nombre s’accrut, mais le ravitaillement permit en revanche, de s’approvisionner à meilleur marché : compensation.

Au mois d’avril, le père Thiébault comptait une vingtaine de pensionnaires de cinq à treize ans, fils ou filles de gardes nationaux tués pendant la guerre, pris par les Versaillais, ou, tout simplement, légués à la Providence par des parents disparus pour des raisons obscures, qu’il ne cherchait pas à éclaircir.

Les filles et les garçons n’étaient séparés qu’au dortoir ; ils se réunissaient pour prendre les repas, jouer, se promener, écouter les lectures. C’était le problème de la coéducation des sexes résolu sans fracas et sans inconvénients, car la vindicte et même la malignité publiques, ne s’exercèrent jamais aux dépens de l’éducateur improvisé.

Quand on le voyait passer, le jeudi et le dimanche, conduisant au Luxembourg sa petite troupe proprement vêtue et de laquelle il se faisait obéir aisément, quelle âme eût été assez basse pour médire de ce père adoptif, dans la plus belle acception du terme ?

La nuit venue, après un dernier coup d’œil à la nichée, M. Thiébault, serein, lui souhaitait le bonsoir et, la pipe à la bouche, Père éternel dans son nuage balancé, allait retrouver chez lui la vieille servante sourde et revêche.

Ah ! si jamais bienfaiteur se servit de la charité comme piédestal, ce ne fut pas ce juste !

Quelque temps après la proclamation de la Commune, un matin, deux locataires d’une maison de la rue du Château lui amenèrent un enfant dont le père venait de mourir. Les voisins, trop pauvres pour le garder à leur charge, avaient pensé à l’orphelinat de la chaussée du Maine, où il fut admis sur-le-champ. On présenta seulement le gamin au père Thiébault, pour la forme.

C’était un avorton, poussé, comme une herbe jaunie, entre les pavés du faubourg. Il avouait dix ans et n’en paraissait guère plus de sept, petit, livide, prognathe, nez écrasé, oreilles décollées, poil roux, image d’un chat écorché ou phtisique, plongé dans l’eau et retiré par la peau du cou.

De quelle misère physiologique ou sociale, un pareil être pouvait-il être le produit ? L’abandon de celui-là datait de sa naissance ; il portait au front le sceau de la fatalité et dans ses yeux pâles toute la tristesse de vivre.

Il réalisait, enfin, ce type de classe, dont la néo-anthropologie a décrit les caractères communs aux pauvres de tous les pays.

M. Thiébault considéra un moment en silence ce déchet d’humanité, puis demanda avec bienveillance :

— Comment t’appelles-tu, mon petit ?

— Flingot.

— Drôle de nom… Qui te l’a donné ?

— Les moblots, pendant le siège, parce que j’allais faire l’exercice avec eux.

— Mais… auparavant ?

— On m’appelait le gosse Durand.

— C’était le nom de ton père ?

— Non, c’était le nom de maman.

— Tu n’as pas connu ton père ?

— Si… un peu…

— Qu’est-ce qu’il faisait ?

— Dans le temps, il était sergent de ville… maintenant, c’est’i qu’il est à Versailles ? J’sais pas…

— Bien. Va jouer avec tes camarades, Flingot, va, mon petit…

Et il alla jouer.

Pendant quelques jours, Flingot, orphelin, ni plus ni moins que les autres, n’eut à supporter, de la part de ceux-ci, que les innocentes brimades auxquelles sa qualité de nouveau l’exposait. Son surnom même aidait à son adoption. Mais il eut l’imprudence de répéter à ses compagnons la confidence qu’il avait faite au père Thiébault, et aussitôt tout changea. Des haines confuses, instinctives, se réveillèrent, comme par enchantement, dans l’esprit et dans le cœur de ces gamins. Ils semblèrent avoir d’anciennes revanches à prendre, et ils les prirent, à défaut du père, sur le fils. Ils n’appelèrent plus Flingot que Sergot et l’humilièrent dans leurs propos et dans leurs jeux. Ils abusèrent du nombre et de la force. En souvenir des sergents de ville qui leur avaient naguère tiré les oreilles, ils pincèrent celles de Flingot. Ils incarnèrent en lui la police, l’autorité, la violence, et lui firent payer le hasard d’être né d’un père investi du droit de sévir. Ils furent injurieux et cruels, impitoyables et lâches. Ils vengèrent sur ce roux les brutalités de la rousse, qu’il leur rappelait jusque dans son aspect.

Flingot souffrit sans se plaindre, victime expiatoire trop souvent battue sans motif pour s’étonner des coups qu’il avait peut-être involontairement mérités. Mais un jour qu’il essuyait à l’écart son visage en sang, la surveillante s’informa, sut la vérité et fit un rapport à M. Thiébault.

Celui-ci se montra très affecté, réunit les enfants et leur dit en présence du souffre-douleur :

« Vous n’êtes pas honteux, en vérité ? Qu’est-ce que vous a fait ce pauvre petit ? Il n’a pas demandé à venir au monde et n’a pas choisi son père. Son père serait, paraît-il, à Versailles… Et puis après ? Qui vous dit que Flingot n’est pas encore plus
orphelin que vous, dont les parents sont morts ? Il n’a pas été, personnellement, méchant envers vous ; il ne vous a pas provoqués ; il est du peuple comme vous, sa misère est sœur de la vôtre, et le plus abandonné de vous tous, c’est lui. Est-ce que je vous ai demandé, moi, ce que faisaient vos pères et de quel côté ils se trouvaient ? À mes yeux, vous êtes égaux devant l’assistance, dont vous avez tous besoin. Vous êtes nés pour moi, le jour de votre arrivée ici… Vous êtes frères, du fait que vous êtes indistinctement mes enfants. Vous ne recevez mon affection que pour la partager entre vous et qu’elle vous console d’en avoir été privés… Celui qui méconnaîtrait ce principe et continuerait à maltraiter Flingot, je me verrais dans l’obligation de le renvoyer. »

Et le père Thiébault, dont la pipe s’était éteinte, la retira de sa bouche et pencha sur l’innocent, pour l’embrasser, non plus la barbe du zouave Jacob, mais la figure d’un brave homme.

Les enfants ne profitèrent de la leçon qu’en apparence. Les plus fortes têtes en conclurent même que les sympathies de M. Thiébault, jusque-là secrètes, étaient pour Versailles. Néanmoins Flingot ne fut plus malmené. Mais ses prétendus camarades, convaincus qu’il les avait dénoncés, lui témoignèrent une sourde hostilité, plus dure encore que les gourmades. Dès qu’ils ne se sentaient plus surveillés, ils l’appelaient Sergot et aussi Cafard ou Mouchard de Versailles. Ils l’exclurent le plus possible de leurs jeux, autour desquels il rôdait alors comme un chien maigre, chassé de la pâtée commune.

Aussi bien, quand il vit ses avances rebutées, le malheureux s’abstint de les réitérer. Il demeura dans les coins, oisif et replié ; et lorsque la maîtresse lui disait :

— Eh ! bien, Flingot, tu ne joues pas ?

— Non, j’en ai pas envie, répondait-il.

Il regrettait l’intervention du père Thiébault et l’animosité ouverte qu’elle avait fait naître. Des fois, il songeait au suicide ou bien à s’évader… Et, d’autres fois ; il rêvait de se dévouer, de mourir même pour ses compagnons, afin de se réhabiliter…

M. Thiébault, lui, rassuré, aveugle, se félicitait chaque jour de sa mercuriale salutaire. Il est vrai que Flingot, en l’apercevant, quittait son coin et affectait de s’associer à la récréation. Aussi, lorsque le bonhomme lui demandait :

— Avez-vous fait la paix ensemble ?

Il déclarait :

— Oh ! oui, m’sieu, merci. Tout le monde est bien gentil avec moi, maintenant…

Et le cœur gros, il tremblait que son mensonge ne fût découvert. Il présentait ce phénomène d’être, dans un orphelinat, deux fois orphelin. Il renchérissait.

Dans la dernière semaine de Mai, l’armée de Versailles étant entrée par surprise dans Paris, le père Thiébault supprima ses promenades et consigna ses pensionnaires rigoureusement.

Il y avait, aux Quatre-Chemins, à cent mètres de la maison d’asile, une barricade formidable, armée de trois canons et d’une mitrailleuse. La résistance des fédérés paraissait devoir être, sur ce point, sérieuse.

La bataille s’engagea le mardi. Depuis la veille, une batterie versaillaise établie au pont du chemin de fer, voisin de la rue Montparnasse enfilait la chaussée du Maine et criblait de projectiles, en même temps que la barrière, l’église de Montrouge, du clocher de laquelle les insurgés ripostaient. Dans la beauté du jour et la douceur de l’air, les décharges éclataient, mêlant à la joie de vivre, l’ivresse de mourir.


Le père Thiébault avait mis ses enfants à l’abri dans la cave de l’institution ; quant à lui, délaissant son appartement de l’avenue d’Orléans, il allait et venait, agité, à travers l’orphelinat, fumant pipe sur pipe et pointant derrière les carreaux l’inoffensif zouave Jacob vers l’église de Montrouge, pareille à une énorme cocotte non pas en papier, mais en pierre, qui risquait à chaque instant d’être décapitée.

Au fond, il ne pactisait pas avec la Commune, mais il accordait des circonstances atténuantes à ses partisans en regardant leur descendance, la monnaie des Trente sous de la garde nationale, fédérée ou non, les enfants de la guerre, du siège, du chômage et de la misère.

Vers quatre heures de l’après-midi, le 114ede ligne, arrivant par la chaussée du Maine et la rue du Chemin-Vert, attaqua la terrible barricade, et le feu, des deux côtés, redoubla. Le combat dura une heure environ. Les orphelins Thiébault, comme on les nommait dans le quartier, du fond de leur cachette, entendaient les détonations et n’en éprouvaient, d’ailleurs, aucune émotion, habitués qu’ils avaient été par le bombardement des Prussiens, à ce fracas de tonnerres. Ils s’en amusaient plutôt. Un des enfants s’était glissé dans un fût vide, d’où il sortait, comme poussé par un ressort, après chaque explosion ; et c’était Guignol dans la cave.

Enfin, les insurgés, pris à revers, se débandèrent, et une compagnie d’infanterie s’empara de l’église, traquant et passant par les armes, dans le clocher même, les fédérés qui s’y obstinaient.

Il y eut un moment d’accalmie. M. Thiébault en profita pour descendre dans la cave et compter ses pensionnaires. Il en manquait un : Flingot. Personne ne s’était aperçu de sa disparition. On crut d’abord que la peur l’avait conduit à chercher une retraite plus sûre et on l’appela. En vain. Ses camarades, la maîtresse et le père Thiébault, visitèrent ensuite la maison du haut en bas, sans le découvrir. Alors, le bonhomme, mortellement inquiet, le cœur serré d’un pressentiment, ouvrit la porte sur l’avenue et s’élança dehors. d’habitude, et en pantoufles. Il n’avait pas fait vingt pas, lorsqu’une femme courant au-devant de lui, cria :

— Venez vite, monsieur Thiébault ! Ils vont fusiller un de vos petits.

— Allons donc ! c’est impossible.

— C’est la vérité. Je l’ai reconnu à son costume… Il s’est échappé de chez vous et les soldats l’ont pris derrière la barricade, au moment où il tirait sur eux. Ils ne lui feront pas de quartier. Il n’en demande pas d’ailleurs… Ce petit enragé s’est campé sous le porche de l’église, et a répondu à l’officier qui le questionnait sur ses parents : « J’en ai pas. — D’où viens-tu ? — C’est mon affaire ». Et enfin, cette parole extraordinaire, dans la bouche d’un enfant qui n’a, pas dix ans : « Dépêchez-vous de me fusiller… J’en ai assez de la vie !… » Ah ! monsieur, j’ai bien peur que vous n’arriviez trop tard et que l’officier n’ait pas pu retenir ses hommes exaspérés… Il en a descendu un tout de même, presque à bout portant…, votre moucheron. Je le voyais de ma croisée. Comme son fusil était plus grand et peut-être plus lourd que lui, il l’avait appuyé sur les pavés. Il n’a pas brûlé qu’une cartouche, il en a brûlé dix ! Il avait l’air fou.

— Oui, c’est de la folie…, de la folie…, il n’est pas responsable… disait entre ses dents M. Thiébault, qui pressait le pas et que la commère suivait avec peine.


Devant l’église et sur la barricade enlevée, les soldats se reposaientparmi les képis, les ceinturons, les armes, que les fédérés avaient jetés en lâchant pied.

Ni les premiers, ni le père Thiébault lorsqu’il les joignit, n’accordèrent la moindre attention aux coups de feu isolés dont le clocher retentissait encore, comme d’un glas sonné par les balles.

Le bonhomme avait aperçu, un peu à l’écart, un officier ; c’est vers lui qu’il se précipita :

— L’enfant ?… Qu’est-ce que vous avez fait de l’enfant ?

L’officier, un sous-lieutenant, tout jeune, avec une petite moustache de chat, portait son épée nue sous le bras, ainsi qu’une canne. Il considéra froidement le quidam qui se permettait de l’interroger, et dit :

— L’enfant ? c’est le vôtre ?

— Non.

— Tant mieux.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il a tiré sur nous… et que son compte est réglé.

— Vous n’avez pas fait ça !

— Voyez plutôt.

Et l’officier tourna légèrement la tête vers le porche de l’église, où d’un mélange affreux de corps étendus et de débris de toute sorte, coulaient, sur les marches, des filets de sang.

La femme qui assistait à cette scène et qui me l’a beaucoup plus tard racontée, me disait que le père Thiébault, si paisible et gardant ordinairement tant de réserve en tout, lui apparut, à ce moment, transfiguré, méconnaissable. Elle crut qu’il allait être frappé d’apoplexie et que la saignée aurait au moins vis-à-vis de celui-là, un caractère de nécessité absolue.

Les veines du cou gonflées, le regard étincelant, la crinière hérissée, les sourcils rapprochant leurs broussailles, il proférait des paroles de colère et d’opprobre, en gesticulant. La rafale, en le secouant, comme une porte au doux visage de bois, l’avait mis hors des gonds et changé en projectile. Ce vieillard qui n’avait, au fond, aucune inclination pour la Commune, semblait devenu tout à coup et devant l’horreur des représailles, le plus furieux des insurgés. Il faisait acte de succession.

Il ne fut sauvé d’une exécution immédiate que par la violence même de son délire et aussi, probablement, par le mot qui revenait sans cesse dans ses imprécations : « Flingot ». Les soldats, qui s’étaient rassemblés autour de lui, ricanaient, et leur gaîté avait gagné le petit officier, qui se contentait de dire :

— Qu’est-ce que chante là ce vieux serin ? De quoi se mêle-t-il ?

À la fin, cependant, impatienté, il fit un signe aux soldats : « Emmenez-le », et s’éloigna en haussant les épaules.

Deux hommes, alors, empoignèrent le père Thiébault qui se débattait, et finirent par l’entraîner.

On ne l’a jamais revu.

Lucien Descaves.