Fondation de la République des Provinces Unies/01

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FONDATION


DE LA


RÉPUBLIQUE DES PROVINCES-UNIES





I.


MARNIX DE SAINTE-ALDEGONDE

ET LES GUEUX DES PAYS-BAS.




Nos révolutions éclairent chaque jour d’une lumière nouvelle les révolutions passées, et à ce titre il appartient à notre temps de refaire l’histoire des troubles des Pays-Bas, chaos sanglant d’où surgit à la fin la république néerlandaise. Les vastes récits contemporains ont gardé leurs beautés classiques ; nous les admirons encore, ils ne nous suffisent plus. Sous la pompe de Strada, sous le coloris éclatant de Bentivoglio, sous la gravité antique de Grotius, nous cherchons l’enchaînement, l’esprit de suite, ou, pour mieux dire, l’âme des choses. La vraie manière de compléter ces écrivains serait de montrer ce que nos expériences ont ajouté à leur science, et ce ne serait point là non plus une trop grande ambition, car il n’est aucun temps de l’histoire où les idées des hommes aient été plus ouvertement et plus bravement affichées, où il soit plus aisé de lire la destinée des peuples dans les croyances qu’ils embrassent. Ce ne sont pas seulement des armées, ce sont des esprits qui s’entrechoquent des extrémités opposées de l’horizon moral. Malgré l’horrible mêlée, rien de plus lumineux ni de mieux réglé que cette bataille de quatre-vingts années, à peine interrompue par une trêve que repousse également la conscience des deux partis. Dans cet intervalle, chaque individu fait tout ce qu’il doit faire, chaque peuple reçoit la destinée qu’il se donne. Immédiatement récompensés selon leurs œuvres, une justice implacable pèse sur tous, en sorte que cette histoire est belle, comme certaines parties de l’antiquité, par la persistance des caractères et la fatalité qu’ils entraînent. On y voit aussi mieux qu’en aucune autre ce qu’il faut faire pour ôter la liberté aux hommes ou pour la leur rendre.

À cette considération joignez la foule des documens inédits que chaque jour révèle[1]. Aucun siècle n’a écrit plus que le XVIe, et dans ce siècle aucun homme plus que Philippe II. Assurément il croyait avoir enveloppé son gouvernement de mystères impénétrables. Retiré dans sa cellule de l’Escurial comme dans sa Caprée, personne ne surprenait jamais un mouvement de sa physionomie ni un accent de sa parole. Lorsqu’il recevait des députations, il gardait encore un silence de pierre ; il se contentait de se pencher vers l’épaule de son ministre, qui balbutiait quelques mots insignifians à sa place. Ses secrétaires avaient devant eux l’exemple de la proscription d’Antonio Perez, de l’assassinat d’Escovedo. Voilà donc un homme parfaitement garanti contre la renommée ou l’indiscrétion des murailles. Il a enseveli plus profondément qu’aucun prince ses secrets d’état dans les entrailles de la terre. De vagues rumeurs pourront, il est vrai, circuler parmi la foule tremblante ; mais ces bruits sourds, qui garantira qu’ils sont vrais ? Où seront les témoins de ce règne ? Parmi tant de meurtres projetés, accomplis et niés, quelle trace restera ? Qui jamais a entendu le roi donner un ordre ? Pour les plus petits détails, il s’est contenté d’écrire furtivement à son secrétaire assis à quelques pas de lui. Il a enfoui son règne comme un crime.

Singulière justice de l’histoire ! Ce même homme qui a tout fait pour se dérober à la postérité est aujourd’hui plus démasqué que ne l’a été aucun prince. Ce roi casanier est surpris au grand jour. Grâce à la manie de tout écrire pour tout cacher, ces secrets d’état si bien gardés, ces projets de meurtre si bien conduits, ces complots éternels, ces échafauds dressés, ces agonies étouffées dans le fond des forteresses, ces bourreaux masqués, ces mensonges monstrueux, ces pièges tendus à la bonne foi de l’univers, tout cet arsenal de tortures, d’embûches, que l’on croyait si savamment enfoui, apparaît aujourd’hui en pleine lumière. Avec l’immense correspondance de Philippe II[2], un témoin terrible sort de la forteresse de Simancas, où les papiers d’état étaient restés ensevelis jusqu’à nos jours. Ce qui n’était qu’une ombre, une rumeur populaire, éclate dans ces pages chargées de l’écriture du roi. L’histoire avait eu le pressentiment de ces œuvres ténébreuses : elle avait, comme Cassandre, reconnu le meurtre à l’odeur du sang ; mais ces révélations posthumes ne laissent pas de vous frapper quand vous tenez dans vos mains le sceau officiel.

J’ai vu l’Escurial désert ; il n’y restait pas un moine pour faire la garde autour du spectre de Philippe II. C’est à ce moment que les murs ont parlé.

Avant que l’on possédât cette correspondance, on n’avait jamais touché du doigt la grande embûche qui enveloppe les peuples des Pays-Bas pendant plus d’un demi-siècle. L’histoire manquait de base. Heureusement Philippe II a pris soin de révéler lui-même le côté secret des choses et de montrer le nœud de l’affaire. Il confie très nettement sa pensée au seul homme qui ait mission de l’entendre et de la juger, au pape. Quand, par-dessus la tête de toutes les nations courbées et muettes, on entend ce dialogue du roi catholique et du pontife romain, l’un déclarant dans quel piège sanglant il veut faire tomber ses peuples, l’autre acceptant et consacrant le piège, quand on voit ces deux hommes qui tiennent à cette heure presque toute la terre sous leur main tramer l’immense conjuration en des dépêches officielles que chacun peut lire aujourd’hui, il est impossible de ne pas reconnaître que l’histoire a fait un pas.

Quelle est cette pensée secrète, nœud de tout le XVIe siècle, dans l’esprit de Philippe II et de Pie V ? La voici telle que le roi l’expose sous le sceau du secret. Le roi promet un pardon à ses peuples suspects d’hérésie, cela est vrai ; mais que sa sainteté ne se scandalise pas : ce pardon publié, annoncé, juré, n’a aucune valeur, n’étant pas autorisé par l’église. D’ailleurs le roi pardonne volontiers l’injure qui le touche ; il n’a pas le droit de pardonner l’injure faite à Dieu : la vengeance que l’on doit au ciel reste sous-entendue, pleine, entière, malgré le serment de mansuétude. Philippe Il sera clément ainsi qu’il l’a juré ; Dieu, par la main du duc d’Albe, sera inexorable. Le roi enverra dans ses dépêches de bonnes paroles de réconciliation qui désarmeront les âmes ; Dieu, par la main de l’armée espagnole, mettra, s’il le faut, tout un peuple au gibet. Le bourreau tombera à l’improviste sur les dix-sept provinces ; il les châtiera par le feu, par le fer, par la fosse, au besoin jusqu’à leur totale destruction. Ainsi seront conciliés la parole royale, le serment juré, ce que l’on doit aux hommes et ce que l’on doit à Dieu. La conscience tranquillisée par ce pacte, Philippe II se prépare à exterminer, s’il le faut, tous ses peuples. Il a la paix antique du prêtre qui accomplit un sacrifice humain :


« Vous assurerez sa sainteté (écrit-il à l’ambassadeur d’Espagne) que je tâcherai d’arranger les choses de la religion aux Pays-Bas, si c’est possible, sans recourir à la force, parce que ce moyen entraînera la totale destruction du pays, mais que je suis déterminé à l’employer cependant, si je ne puis d’une autre manière régler le tout comme je le désire, et en ce cas je veux être moi-même l’exécuteur de mes intentions, sans que ni le péril que je puis courir, ni la ruine de ces provinces, ni celle des autres états qui me restent, puissent m’empêcher d’accomplir ce qu’un prince chrétien et craignant Dieu est tenu de faire pour son saint service et le maintien de la foi catholique[3]. »


Le fils de Charles-Quint n’est pas seulement un monarque, c’est un système, c’est l’idéal du roi tel que l’institue le concile de Trente : voilà pourquoi je dirais volontiers avec un écrivain : J’aime Philippe II; j’aime cette longue, froide figure de marbre, inexorable comme un appareil de logique, qui ne laisse rien à désirer ni à inventer. Si le concile de Trente pouvait être représenté la couronne sur la tête, je ne pourrais me le figurer autrement que sous les traits de Philippe II, et ce qui montre bien que chez lui le système est tout l’homme, c’est que l’homme disparaît dès que le système n’est pas en jeu. Irrésolution, incertitude, confusion, voilà le plus souvent, dans ses conseils, le roi de l’Escurial ; empruntant ses décisions à ses créatures, muet, invisible, il ne redevient lui-même, il n’existe que si la question religieuse est posée. Alors le roseau qui se pliait à tous les vents se redresse, il devient la verge de fer, le monde se courbe devant lui.

C’est au nom de la religion que l’Espagne engage la lutte contre les Pays-Bas : pour que la lutte soit égale, c’est au nom de la religion que les Pays-Bas doivent se défendre ; mais qui pèsera dans la balance en face de Philippe II ? Il s’arme de toutes les forces morales du catholicisme. Où sera, de l’autre côté, le point moral pour appuyer la résistance ? Quel sera entre tous les hommes levés pour la défense de la Belgique celui qui représentera d’une manière particulière l’amour de la foi nouvelle et l’horreur de l’ancienne ? Qui rendra à Philippe II anathème pour anathème ? Qui parlera, qui combattra au nom de la réforme ? Je cherche ce point moral que les historiens ne m’ont pas montré, et qui pourtant doit exister. Cet homme ne peut être aucun de ceux qu’ils ont coutume de mettre au premier rang. Ce ne peut être Guillaume le Taciturne : il est la tête et le bras de l’entreprise ; mais j’en cherche l’âme, l’idée. Sur le terrain religieux, Guillaume chancelle ; il touche à l’indifférence ; bien plus, il commence par haïr la révolution nouvelle. Où sera donc l’orateur, le poète, le docteur et le prêtre de cette cause ? Il faut dans une entreprise si complexe un homme qui tienne par ses origines aux deux races, aux deux nationalités jetées dans la révolution ; il faut qu’il ait à la fois l’ardeur iconoclaste des premiers réformés et le génie patient de la diplomatie inaugurée par Charles-Quint ; qu’apôtre, théologien d’une église nouvelle, on puisse au besoin lui confier une armée ; exécrable d’ailleurs au catholicisme autant que Philippe II à l’hérésie. Je veux de plus que cet homme soit un des écrivains les plus considérables de son temps, et comme il s’agit de la destinée de deux peuples, qu’il crée la langue hollandaise et qu’il fasse honneur à la langue française ; que je retrouve dans ses écrits la vigueur de son siècle avec la raison du nôtre. Je veux encore que le même homme ait dirigé les plus vastes affaires d’état, qu’ambassadeur dans toutes les grandes négociations, il soit le premier orateur de la république, qu’il ne cède qu’à Guillaume en autorité auprès de la noblesse et du peuple, qu’il soit uni à ce grand homme par une amitié, une familiarité de chaque instant, que tous deux semblent être la tête et le cœur de la révolution et ne former qu’une même intelligence.

Or cet homme n’est pas un personnage de fantaisie ; grâce à mon exil en Belgique, j’ai pu à loisir recueillir les traces de son influence et de ses ouvrages. C’est sa vie à moitié retombée dans l’oubli par je ne sais quelle ingratitude de l’histoire que je me propose de raconter. Cette figure nous appartient d’ailleurs à moitié par l’origine ; nul génie ne fut plus français par le cœur, par l’accent, par la langue ; ses œuvres comblent une lacune singulière dans l’histoire de notre idiome, dans celle de notre littérature religieuse et politique. Il s’agit ici d’un frère d’armes de Duplessis-Mornay et de d’Aubigné, d’un précurseur de Pascal et du vicaire savoyard.


I.

Philippe de Marnix de Sainte-Aldegonde naquit à Bruxelles en 1538; il descendait par son père d’un gentilhomme savoyard, qui, de la Tarantaise, avait suivi dans les Pays-Bas Marguerite d’Autriche en qualité de trésorier. Par sa mère, Marie d’Emméricourt, il tenait à la Haute-Bourgogne[4] et à la Hollande. Quant à la seigneurie du Mont-de-Sainte-Aldegonde, dont il portait le titre et qui sert souvent à le désigner, elle était située en Hainaut, à quelques milles de Charleroi. On retrouve ainsi dans ses origines le Savoyard, le Wallon, le Français, le Hollandais. Il semble avoir gardé de la Savoie la forte sève morale ; du pays de Froissard et de Commines, la finesse jointe à l’imagination pittoresque ; de la Hollande, le grand sens, la persévérance imperturbable. Sa vie même ne sera qu’un long effort pour unir et réconcilier ces races.

Soit que ses parens inclinassent en secret vers l’église réformée, soit qu’ils eussent simplement suivi l’exemple d’une partie de la noblesse, le jeune Marnix fut envoyé à Genève avec son frère aîné Jean pour y terminer son éducation, qui s’acheva sous l’œil de Calvin et de Théodore de Bèze. Il puisa à la source même l’énergie de conviction qui devait faire jusqu’au bout sa force invincible. En même temps qu’il s’initiait à la vie nouvelle dans la théologie, il subissait l’influence littéraire de la renaissance. Philippe de Marnix se préparait au grand combat de l’esprit en s’appropriant toute l’antiquité, renouvelée par le XVIe siècle. Il devait compter un jour parmi les hellénistes, et il commentait la Bible dans l’hébreu. Calvin lui enseignait le secret de cette langue française émancipée qu’il devait appliquer avec tant de puissance aux affaires d’état. À cela se mêlait surtout l’impression ineffaçable d’une république naissant au souffle de la réforme ; Genève, en 1558, était déjà remplie de l’esprit de Rousseau.

Revenu en Belgique à vingt et un ans, protestant et républicain, le premier spectacle qui s’offre à Marnix dans son pays est celui des échafauds ; mais les supplices ne s’achevaient plus sans protestations ; il sortait de la foule une sourde rumeur. Quelquefois le peuple dispersait le bûcher avant qu’il fût allumé ; d’autres fois le geôlier lui-même ou ses enfans rendaient la liberté aux prisonniers. Le jeune Marnix épiait ces symptômes de délivrance. Il entretenait[5] en Angleterre et en Suisse une correspondance secrète dans laquelle il exhalait son ardeur de prosélytisme, et ce n’étaient pas seulement les persécutions qui lui arrachaient des cris de colère ; il trouvait une cause non moins grande de douleur dans l’audace inattendue de quelques réformés de Belgique qui, du premier bond, sortaient du christianisme et touchaient aux doctrines panthéistes. Le jeune croyant, effrayé du nouvel horizon qu’il entrevoyait, se retournait vers Théodore de Bèze, qu’il appelait son père dans le Christ. Il lui demandait des armes pour combattre ces nouveaux adversaires, peut-être aussi pour se raffermir lui-même contre les tentations de l’esprit et le désir de tout connaître. Théodore de Bèze apaisait les angoisses de Marnix, il le renvoyait au dernier traité de théologie qu’il venait de publier, surtout il lui enseignait le mépris superbe qui est demeuré un des traits les plus frappans de l’école de Genève. Toutefois ces correspondances, ce zèle emporté ne pouvaient rester longtemps sans péril. Obligé de se dérober par la fuite aux inquisiteurs, Marnix imagine que le moyen le plus sûr pour lui est de se cacher au foyer de l’inquisition elle-même. Il se retire en Italie, peut-être à Rome ; il voulait effacer ses traces ; l’histoire n’a pu les retrouver.

Bientôt Marnix pressent qu’une révolution profonde se prépare et qu’il doit y avoir sa place[6]. On le voit reparaître soudainement au milieu des jeunes nobles de Bruxelles et parmi les riches marchands d’Anvers. Les choses avaient grandi depuis son absence. Ce n’était plus par des paroles furtives qu’il devait répandre sa foi. La révolution qu’il avait apportée de Genève, il la trouvait ou croyait la trouver partout. D’un côté, un peuple irrité contre la domination étrangère n’attendait que des chefs pour se déclarer ; de l’autre, une noblesse ambitieuse, jalouse de ces mêmes étrangers, épiait l’occasion de ressaisir son autorité perdue. Les uns et les autres comprirent avec la rapidité de l’instinct que le concile de Trente[7], en changeant l’organisation de l’église, changeait l’organisation politique de l’état, et que cet idéal nouveau de despotisme devait ruiner du même coup les petits et les grands. Ce sera l’honneur des Pays-Bas d’avoir compris mieux qu’aucun autre peuple la logique de la tyrannie.

En vain Philippe II répétait qu’en imposant l’inquisition et les placards[8], il ne changeait rien à ce qu’avait établi son père Charles-Quint ; l’instinct public avait clairement discerné que l’introduction du concile de Trente, c’était l’entrée dans le chemin de la servitude politique consacrée par la servitude ecclésiastique. Là était la cause la plus élevée de cette subite horreur qui avait saisi les Pays-Bas : plus elle était vague, plus elle était puissante. On se sentait entraîné par les détours des théologiens vers un seuil lugubre, sans savoir ce qu’il y avait au-delà, et comme ces troupeaux aveugles qu’un sourd pressentiment avertit du péril suspendu dans l’abattoir, les peuples, sans pouvoir expliquer le motif de leur aversion soudaine, refusaient d’entrer par la porte nouvelle où le roi catholique avait juré de les engager. Ils étaient pleins d’épouvante, leur chair se hérissait, ils respiraient d’avance l’odeur du sang qui n’était pas encore versé, et ils cherchaient partout en mugissant quelque issue pour se dérober à leur divin pasteur.

Si l’on ajoute que tous ces sujets de colère, de crainte, d’aversion, se confondaient avec l’idée de la domination étrangère, que le concile de Trente, les placards, l’inquisition, c’était l’Espagne, on comprend de reste quels fermens s’agitaient dans les esprits sous les formes encore impassibles du gouvernement de Marguerite. Chose terrible pour le peuple ! il venait de faire cette découverte : sa religion, c’était son ennemi.

À l’approche de la crise chaque jour plus menaçante, l’impuissance du ministre Granvelle devenait évidente pour tous, excepté pour lui-même : non pas qu’il manquât de l’art nécessaire pour régir un état dans les temps ordinaires, mais il voulut appliquer à des circonstances toutes nouvelles des remèdes surannés, et régir une révolution comme un état paisible. Par cette disproportion entre le but poursuivi et les moyens employés, il lui arriva ce qu’il y a de pire au monde : Il rendit le gouvernement ridicule. Granvelle voulait des choses énormes, odieuses à la nation, et, soit excès de finesse, soit défaut d’énergie, il s’était follement persuadé que les ruses, les petits calculs, les habiletés accoutumées, suffiraient à envelopper des peuples encore rudes et aveugles. Par trop d’esprit, il s’éblouit lui-même, ne voyant pas que la passion éveillée dans les masses était devenue plus clairvoyante que sa diplomatie souterraine. Chaque jour son patelinage doucereux échouait contre les colères de la conscience publique.

Les hommes accoutumés à caresser de petits pièges, quand viennent les momens décisifs, sont presque toujours dupes, ils sont si occupés de leurs subtiles trames, qu’ils ne s’aperçoivent pas que le monde entier a les yeux ouverts sur eux, et assiste en spectateur à leurs préparatifs de fraude. C’est l’histoire de Granvelle. On le voyait tendre sur la société ses menus fils d’araignée, et lui seul n’en savait rien. Le moment vint où, lorsqu’il eut achevé d’ourdir son filet, il se trouva lui-même enveloppé d’un immense éclat de rire. Ce n’étaient que pasquilles et brocards contre l’odieux cardinal. Le peuple le poursuivait de ses chansons dans la rue. La noblesse donna à ses laquais une livrée chargée des emblèmes et de la barrette de son éminence. Cet homme de tant d’esprit poussa le ridicule jusqu’à se plaindre à Madrid. C’était s’avouer vaincu. Il ne restait à l’Espagne qu’à le sacrifier. Granvelle reçut l’ordre de se retirer des Pays-Bas : premier triomphe de l’opinion nouvelle ; mais en même temps la monarchie espagnole se trouva nécessairement par ce début poussée à gouverner par le sang. Quand les gouvernemens ont été ridicules, il est presque inévitable qu’ils soient atroces, car ils se persuadent bientôt qu’il n’y a plus que le sang versé qui puisse leur rendre l’ancien respect. Le duc d’Albe devait rendre au gouvernement espagnol le sérieux que lui avait ôté Granvelle.

Entre l’un et l’autre, il y eut encore un intervalle de près de deux ans qui fut abandonné à la révolution pour qu’elle pût s’enraciner et se préparer au combat. Comment en profita-t-elle ? La gouvernante des Pays-Bas, Marguerite de Parme, livrée à elle-même par la retraite de Granvelle, comprit sans tarder que toute la question était de gagner du temps, politique faite plus que toute autre pour son esprit, nourri dans les ruses italiennes. On peut dire, d’après cela, qu’elle fit tout ce qu’elle devait faire dans la situation des choses : témoigner le plus de confiance à ceux dont elle avait tout à craindre : promettre à Bruxelles ce qu’elle était sûre de faire refuser par Madrid ; compromettre les chefs naturels de la révolution par les liens officiels et les dignités dont elle les accablait ; se joindre à l’opinion pour achever de ruiner Granvelle, tout en l’imitant le plus souvent ; céder toujours sans jamais rien accorder. C’est un spectacle peut-être unique de voir cette main souple de femme tantôt lâcher, tantôt retenir la bride à cette révolution grondante qu’elle amuse et caresse jusqu’au moment où elle la livre garrottée et endormie à la hache de son successeur.

Les Pays-Bas étaient dans la main de trois hommes, — le comte d’Egmont, le comte de Hornes, le prince d’Orange. Ils avaient les commandemens militaires et l’amour du peuple. Plus d’une fois ils tinrent en leur pouvoir la gouvernante et le système espagnol ; ils refusèrent de profiter du premier moment que la fortune leur accordait. La vérité est que l’affranchissement politique dépassait de beaucoup la pensée des deux premiers, s’il devait entraîner après soi la chute du catholicisme. De telles idées n’avaient jamais approché ni de l’un ni de l’autre. Le hasard les avait placés au premier rang d’une révolution qu’ils ne désiraient pas. Tous deux appartenaient si bien de cœur au système espagnol, que, même la tête sur l’échafaud, ils doutaient encore si le roi voulait vraiment les tuer.

Nul n’était plus populaire que le comte d’Egmont à ce premier moment des troubles, et nul aussi n’a plus perdu que lui par la publication récente des correspondances. Il en coûte de rabaisser une figure qui, après tout, conservera pour piédestal son échafaud. La mort, même involontaire, pour une grande cause est une puissance si bienfaisante, qu’elle couvre à jamais le visage des siens contre la curiosité jalouse et les reproches de la postérité. Et pourtant devant les témoignages signés de la main du comte d’Egmont comment fermer aujourd’hui les yeux à l’évidence ? Tant de contradictions poussées si loin ressemblent à la trahison envers les deux partis. Toujours prêt à donner pour garantie suprême dans les momens de crise les crédulités de son amour-propre, Egmont remplaçait les sombres lueurs que d’autres puisaient dans la foi par on ne sait quelle trompeuse satisfaction qu’il trouvait en lui-même. Quand il avait mis sa personne quelque part dans la balance, il ne s’inquiétait plus de ce que pesait le monde. Sans convictions dans un temps de fanatisme, ni catholique ni protestant, il crut la conciliation facile entre des camps ennemis que l’enfer divisait, et il réputa cette conciliation accomplie parce qu’il l’avait conseillée. Au reste, comme il ne fut pas martyr, son sang ne lui engendra pas de vengeur : onze ans après, on vit son fils courtiser ses bourreaux.

La popularité du comte d’Egmont chez les Wallons s’explique non-seulement par l’échafaud, mais encore parce qu’il représente très fidèlement la destinée de ces populations dans la révolution du XVIe siècle. Comme lui, elles flottent d’abord incertaines entre la vieille église et la nouvelle ; comme lui, elles restent catholiques ; comme lui, elles se retournent contre leurs alliés de la veille ; on peut même ajouter qu’elles eurent aussi leur échafaud. Pendant deux siècles et demi, il ne resta sur l’estrade qu’un cadavre de peuple.

Quant au prince d’Orange, il temporise au profit de la révolution, comme Marguerite de Parme au profit du despotisme espagnol[9]. Il ne sait encore si c’est l’émotion passagère d’un peuple ou le signal d’une époque nouvelle. Il veut que la révolution grandisse avant de s’y jeter à corps perdu. D’un côté, il autorise son frère à lever en Allemagne des troupes auxiliaires des insurgés ; de l’autre, il arrête à Anvers, à Bruxelles, la foule triomphante, et empêche la révolution de franchir le palais. Il protège en même temps la révolte et la répression, Bréderode et Marguerite ; surtout il laisse passer l’occasion de vaincre.

Que signifient ces contradictions, si ce n’est que le jour ne s’est pas fait encore dans l’esprit du prince d’Orange ? Il doute, il délibère ; comment à ce premier moment gouvernerait-il la révolution qui l’a surpris ? Il faut que la lumière se fasse dans son intelligence, et ce temps employé à s’éclairer, il le perd pour le combat. Il est encore catholique de fait, c’est-à-dire que, sans aucune foi, il a conservé tous les préjugés des croyances qui ne sont plus les siennes : hostile au calvinisme comme tous les princes allemands, cela seul le rendrait incapable d’être le chef d’un mouvement calviniste. On a voulu expliquer par des calculs d’une profondeur infinie ce qui était alors en grande partie chez lui l’effet de sa situation d’esprit. Ce n’est pas tout d’être un grand homme ; il faut encore que le moment soit venu pour le héros de voir et de comprendre sa mission. Les hésitations, les incertitudes d’opinions, se joignant en ce moment chez Guillaume d’Orange à la circonspection naturelle de son caractère, font de cette époque de sa vie une contradiction perpétuelle où son génie d’action reste paralysé ; mais c’est sa gloire qu’après avoir été surpassé au début par l’instinct populaire, il ait si bien pris sa revanche et entraîné ceux qui l’avaient précédé.

Les chefs naturels de la révolution s’étaient démentis dès le premier jour ; il s’ensuivit qu’elle fut conduite à l’origine par des hommes inconnus ou privés de l’autorité nécessaire pour assurer la victoire[10]. Les jeunes gens sortis de l’école de Genève forment dans la noblesse le premier groupe qui remplit alors la scène. Neuf d’entre eux se réunissent à Bréda, dans le château du prince d’Orange. Aucun d’eux n’était célèbre ; mais ils possédaient ce grand avantage de savoir mieux que personne ce qu’il fallait pour donner un corps à la révolution et la faire irrévocable. L’un d’eux surtout, l’air pensif et résolu, c’était Philippe de Marnix, voulait que le premier acte enchaînât la noblesse par un engagement réciproque qui lierait les timides à la fortune des audacieux. Il s’agissait de marquer les conditions qu’on imposerait à la monarchie espagnole, déclaration des droits qui devait précéder une guerre de près d’un siècle. Pour cet acte solennel, il faut un langage où l’on sente en même temps l’enthousiasme de la foi nouvelle et la fermeté mesurée de l’homme d’état. Marnix, au milieu du groupe des conjurés, lit la déclaration qu’il a rédigée ; elle se termine ainsi :


« Ayant toutes choses bien et dûment considéré, nous estimons qu’il est de notre devoir d’y obvier, afin de n’être exposés en proie à ceux qui sous couleur de religion ou d’inquisition se voudraient enrichir aux dépends de notre sang et de nos biens. En conséquence nous avons avisé de faire une bonne, ferme et stable alliance et confédération, nous obligeant et promettant l’un à l’autre, par serment solennel, d’empêcher de tout notre pouvoir que ladite inquisition soit maintenue ou reçue sous quelque couleur que ce puisse être. Nous promettons et jurons d’entretenir cette alliance saintement et inviolablement à toujours, tant que nous vivrons ; nous en prenons Dieu à témoin, sur le salut de nos âmes ; nous nous promettons réciproquement toute assistance de corps et de biens, comme frères et fidèles compagnons, tenant la main l’un à l’autre. Et si quelqu’un de nos confrères était recherché par ladite inquisition, ou bien encore comme ayant adhéré à notre confédération, nous promettons et jurons devant Dieu de l’assister, sans nous épargner sous aucun prétexte quelconque. Et pour annuler les obligations contractées par les présentes, il ne suffirait point que les poursuites intentées contre quelques-uns de nos confédérés fussent fondées sur un soi-disant crime de rébellion ; car nous déclarons qu’il ne s’agit point ici de rébellion, et que nous, ne sommes mus que par un saint zèle pour la gloire de Dieu et pour la majesté du roi, pour le repos public, pour la défense de nos biens, de nos vies, de nos femmes et de nos enfans, à quoi Dieu et nature nous obligent. »


La veille, la réunion de ces jeunes gens n’était qu’une conjuration ; depuis ce grand acte, connu sous le nom de compromis des nobles, la révolution éclate. Marnix avait donné une expression immortelle à ce qui se tramait au fond des cœurs. Quand les mouvemens tumultueux des masses trouvent enfin pour s’exprimer une parole consacrée, cette parole réagit avec une force toute puissante sur les événemens ; chacun voit clair au fond de sa passion. Avec l’entraînement qui saisit une société impatiente de s’affranchir, l’œuvre de Marnix est signée presque aussitôt des deux mille noms principaux de Belgique et de Hollande. L’inspiration d’un seul devient l’œuvre, l’engagement de tous : véritable serment du jeu de paume du XVIe siècle ! Un grand nombre se repentiront de l’avoir prêté et bientôt le renieront. Il existera en dépit d’eux ; il dominera et réglera l’immense débat qui va s’ouvrir. Le terrain est marqué, le champ-clos est tracé pour le duel qui s’engage entre la monarchie d’Espagne et les Pays-Bas. Impossible de reculer au-delà des limites qu’une main ferme vient de poser. La lutte peut commencer. Quand des sermens semblables sont prononcés, les individus ont beau y être infidèles ; les sociétés reprennent ces sermens pour leur compte et se chargent de les exécuter.

Un grave événement mit dès l’origine l’esprit de Marnix à une rude épreuve. Les églises catholiques avaient été ravagées dans une grande partie des Pays-Bas par les briseurs d’images. Ce fut pour beaucoup d’hommes une occasion de renier sur-le-champ une révolution qui déjà les inquiétait. Les hommes qui ont préparé une révolution par leurs idées sont presque toujours les premiers à la méconnaître dès qu’elle se réalise. Comme les choses n’arrivent jamais ainsi qu’ils l’ont imaginé, ils sont bientôt blessés de la marche des affaires comme d’une désobéissance à leur génie, et dès lors ils flagellent les événemens comme Xerxès flagellait l’océan.

Marnix eût préféré que les images et les objets du culte eussent été enlevés des églises paisiblement et sans troubles, ainsi que cela était arrivé dans la réforme de Zwingle : c’est ce qu’il avait conseillé ; mais il ne jugea pas que cette infraction à ses avis fût une raison d’abandonner la partie. Il montra au contraire, par des écrits déjà populaires, que la colère contre des objets inanimés marquait[11] l’empressement de se racheter des anciennes superstitions. Il lava la révolution du reproche de vandalisme, et rendit la confiance aux incertains. Dès le premier moment, tout part de lui dans la religion et dans la politique ; c’est lui qui compose l’acte d’union de l’église réformée d’Anvers, première base de l’église hollandaise, et la requête que Bréderode présente à Marguerite, défi suprême de la révolution armée.


II.

Marnix avait compris que le compromis, c’était la guerre. Dans toutes les réunions des confédérés, il soutient que la temporisation ne peut profiter qu’à l’Espagne, qu’il faut surprendre l’ennemi avant qu’il ait réuni ses forces, que dans les circonstances présentes l’extrême audace était l’extrême sagesse. Telles étaient aussi les dispositions d’esprit de son frère Jean de Marnix, de Louis de Nassau, de Bréderode. Par malheur il leur fut impossible d’entraîner dans cette conviction le prince d’Orange. En vain Ils s’adressaient ironiquement à lui dans leurs lettres faites exprès pour tomber sous ses yeux. « Prenons la plume et eux l’épée, disaient-ils ; nous les paroles, eux le fait ; nous pleurerons, eux riront. Le Seigneur soit loué de tout ! » L’heure du Taciturne n’était pas encore venue. Élu chef militaire du parti impatient de recourir aux armes[12], Bréderode choisit Philippe de Marnix pour organisateur, ou, comme par le Strada, pour questeur des gueux[13]. Le plan de campagne auquel on s’arrêta, et qui appartient aux deux Marnix, était assurément conçu avec une vive intelligence de la situation. C’est le même qui, repris quelques années plus tard, réussit malgré des chances beaucoup plus faibles. Il s’agissait, en prenant son point d’appui sur Anvers[14], de faire un hardi coup de main sur les côtes de Flessingue et de Zélande pour s’emparer des ports et fermer le passage aux troupes espagnoles que l’on supposait devoir arriver par la route de mer.

Aucun des biographes de Marnix ne dit un mot de cette entreprise, et pourtant il en était le chef, suivant le témoignage formel du général espagnol envoyé pour la combattre[15]. Tout ce que l’on peut conclure à travers la confusion des récits, c’est que les deux frères, Philippe et Jean de Marnix, firent des levées d’hommes dans le Brabant, surtout dans Anvers, avec la demi-complicité du prince d’Orange. Les Français, dont la main est visible dans tous les premiers mouvemens des Pays-Bas, ne manquent pas à ce rendez-vous. Sur trois vaisseaux dont se composait la flotte, l’un des navires était commandé par un Français. Cette petite armée de révoltés s’embarque ouvertement, enseignes déployées, sur l’Escaut; elle fait une descente à Flessingue et en Zélande; repoussée de ces deux points, Jean de Marnix la ramène à Anvers; les troupes débarquent et se fortifient dans le village le plus voisin, Austruwell. Un grand nombre d’exilés, gueux des bois, gueux de mer, grossissent cette avant-garde de la révolution. Les Marnix avaient eu soin de s’appuyer aux murs d’Anvers, où commandait le prince d’Orange; ils comptaient aveuglément sur son concours.

A la première nouvelle de ce rassemblement d’insurgés qui jusque-là n’avait trouvé aucun obstacle, la duchesse de Parme charge Beauvoir de Lannoy de le disperser ou de le noyer dans l’Escaut; elle avait donné à cet officier jusqu’à ses propres gardes. Beauvoir court au milieu de la nuit surprendre les troupes des Marnix. En voyant déboucher les Espagnols, celles-ci les prirent pour les renforts que Louis de Nassau était allé chercher sur le Rhin. L’illusion fut courte. Les Espagnols, après avoir tenu quelque temps leurs enseignes basses comme pour fraterniser, les relèvent brusquement, et tombent sur les bandes à demi formées de Jean de Marnix. Au bruit de l’attaque, Anvers s’ébranle : le parti des gueux se précipite au secours des insurgés; mais les ponts avaient été coupés secrètement la veille par Guillaume. Une défection inattendue mit le comble à la détresse des révoltés. Les luthériens, effrayés de la réforme à ce premier moment, font alliance avec les papistes; les partisans de Rome et ceux de Luther descendent en armes dans la rue; ils fraternisent et enveloppent sous la conduite d’Orange les nouveaux réformés. Ceux-ci ne purent qu’assister en frémissant du haut des remparts au combat acharné soutenu par leurs frères en rase campagne, et qui finit par l’extermination presque entière des insurgés. Quinze cents morts restèrent sur le champ de bataille; tous les prisonniers furent égorgés le soir d’après les instructions de Marguerite[16]. La fin tragique de Jean de Marnix, ce jeune chef d’un si grand élan, couronna le désastre. Il s’était retiré avec quelques-uns des siens dans le hangar d’une ferme, et il résistait encore dans cette citadelle rustique. Demeuré seul vivant, il offrit deux mille écus pour sa rançon. Les Espagnols lui répondirent en mettant le feu au toit de chaume et aux meules de paille qui l’entouraient. Jean de Marnix fut brûlé vif sous les yeux de sa femme, qui du haut des remparts appelait en vain ses amis à le sauver ou à le venger. Après la victoire, le général Beauvoir demanda la confiscation à son profit des biens de Philippe de Marnix, l’auteur du compromis, qu’il désignait comme le chef de toute l’entreprise. Le lendemain, Guillaume écrivait une lettre où il déguisait mal son embarras envers tous les partis sous le mysticisme religieux[17] ; c’était alors son masque.

Vers le même temps, un autre parti de réformés était battu et écrasé à Waterloo, nom déjà sanglant, que l’on rencontre à la première page de cette histoire. Tel était le début de la révolution des Pays-Bas : un élan populaire soudainement comprimé par ceux qui l’avaient d’abord encouragé; l’audace manquant aux chefs naturels de la révolte et passant dans le camp ennemi ; les peuples en fuite à l’approche du duc d’Albe. Dans les provinces du nord, Bréderode, qui attendait à Amsterdam, pour entraîner la Hollande, le succès de Jean de Marnix, avait dû se retirer sans essayer de réparer le désastre. Frappé de stupeur, il allait mourir désespéré en Allemagne. Le prince d’Orange lui-même, après avoir empêché ses amis de vaincre, tombait avec eux; ruiné par leur défaite, à laquelle il avait concouru, il fuyait à son tour les Pays-Bas. Que restait-il à faire à Philippe de Marnix ? Pendant le combat d’Austruwell, se trouvait-il près de Bréderode en qualité de questeur ? L’histoire n’en dit rien. Lui-même raconte qu’après la défaite il changea tous les jours de demeure pendant plusieurs mois. L’auteur du compromis avait engagé le premier le combat contre la monarchie d’Espagne; il suivit les cent mille émigrans que le prince d’Orange entraînait sur ses pas, et dit à son pays un adieu qui semblait éternel.

Un long cri s’éleva du milieu des réfugiés belges et hollandais pour accuser le prince d’Orange. « Le pays n’avait attendu qu’un signe de lui pour se précipiter à ses pieds[18] : si seulement il avait eu la pensée de résister, on ne serait pas réduit à de telles extrémités ; mais il avait tout perdu par son inertie. » C’étaient là les plaintes de cette foule d’hommes qui se proscrivaient eux-mêmes pour se dérober aux échafauds. Tout le monde aujourd’hui, ce me semble[19], reconnaît qu’au premier jour il dépendait de Guillaume de donner la victoire à son parti. À ce point de vue, son début fut une faute : il mit trop de temps à voir clair dans le fond de la révolution, et par cette incertitude lui-même il ruina sa fortune. L’homme de génie ne paraît pas encore : ses idées étaient très sûres, très profondes, mais elles marchaient lentement. Il paya cher ce retard ; il lui fallut dix-huit années pour racheter cette faute, encore ne put-il la racheter qu’à moitié.

Le compromis des nobles, vraie déclaration de guerre, est du 5 avril 1566 ; le duc d’Albe n’entre à Bruxelles que le 22 août 1567. La révolution eut ainsi près d’un an et demi dont personne ne profita. Bien employés, ces dix-sept mois eussent pu abréger la lutte d’un demi-siècle. Marnix en eut l’instinct très vif, et ce n’est pas sa moindre gloire.

Quel moment en effet si Orange avait voulu en profiter ! Anvers occupé et servant de place d’armes, la Hollande assurée, le gouvernement aux mains d’une femme habile sans doute, mais désarmée, emprisonnée dans son propre palais, demandant déjà merci ; au dehors, nulle résistance ; l’armée, si l’on pouvait donner ce nom aux troupes indigènes, dans la main des principaux opposans, la moitié du peuple entraîné vers la réforme, le reste avide de changemens, des rassemblemens de deux cent mille hommes au moindre appel, toutes les villes insurgées, ou qui n’attendaient qu’un signe pour se lever ; dans les provinces du nord surtout, une population qui paraissait n’avoir qu’une âme[20] ; au loin, l’Espagne étonnée, déconcertée, ses forces éparses à tous les bouts de la terre, son roi le plus irrésolu, le plus perplexe des hommes, quel moment pour prendre l’offensive !

Le moindre avantage d’une telle situation était de compromettre irrévocablement tous les partis avec l’Espagne, alors qu’ils étaient unis dans une espérance et dans une haine commune. Quand le duc d’Albe serait arrivé du fond de l’Italie et des côtes de Sicile, traînant après lui ses dix mille sicaires catholiques, alourdis d’un peuple entier de courtisanes, il aurait trouvé la révolution enracinée partout, les villes fermées, les digues rompues, les passages défendus, la nation tout entière debout, derrière ses remparts, ses digues, ses grèves, ses lacs marins. Sans abri, sans argent, les soldats espagnols se seraient fondus dans les campagnes désertes; la faim aurait eu raison de ces invincibles bandits.

Ce qui me confirme dans cette idée, c’est que le prince d’Orange voulut et tenta en effet tout cela; seulement il le voulut deux ans trop tard, après qu’il eut désarmé la révolution et tourné toutes les chances contre lui. Il racheta, il est vrai, sa première timidité par une entrée en campagne d’une merveilleuse audace; mais il s’était ôté d’avance la possibilité de vaincre, en laissant prendre l’offensive au duc d’Albe. Celui-ci marchait escorté de bourreaux; au lieu du peuple déchaîné de 1566, il allait trouver un peuple maté d’avance, lié dans la boucherie, et qui n’attendait que le coup de grâce : d’Albe n’eut qu’à lever le bras et à tuer. Les dix-huit mille hommes qu’il égorgea sans défense sur les échafauds, et les cent mille proscrits, il les eût, dans le système opposé, trouvés debout en face de lui sur les champs de bataille. Le prince d’Orange eut la magnanimité de reconnaître la faute qu’il avait faite, car tous les avantages qui s’étaient offerts à lui, il les avait donnés à ses adversaires. En vain il appela, il chercha la population qu’auparavant il avait contenue ou repoussée; Elle était dispersée par la peur et les supplices. Réduit à parcourir les campagnes sans pouvoir s’appuyer à aucune ville, à aucune forteresse, ce fut à lui de voir ses troupes se fondre sans combat entre ses mains, faute de vivres, d’argent, d’abri, de secours; de là la stérilité de ses premières campagnes. Après avoir inutilement tâté les dix-sept provinces, excité à la révolte ceux qu’il avait assoupis, frappé à toutes les portes sans pouvoir en ouvrir une seule, il trouve dans son pays toutes les difficultés attachées à qui fait la guerre en pays ennemi. L’unique résultat de ses premières campagnes est de faire oublier, à force de témérités, la circonspection des années précédentes.

On croit trop que les grands hommes n’ont point de noviciat, et qu’ils entrent d’emblée tout armés dans l’histoire. Rien au contraire de plus instructif que l’étude de leurs premières fautes avant qu’ils aient pris leur essor; vous distinguez mieux ainsi par quels grands coups d’aile ils les réparent.


III.

Profitant des erreurs commises, le duc d’Albe mettait sans difficulté la main sur les Pays-Bas. Le mérite du roi d’Espagne avait été de choisir l’instrument qui convenait le mieux alors à ses desseins. D’Albe avait tout ce que Philippe II possédait d’intelligence et de passion, et tout ce qui lui manquait. Dans leur correspondance, on voit deux hommes parfaitement d’accord sur le but, et c’est le serviteur qui dicte presque toujours la résolution du maître. De grands reproches leur ont été adressés de toutes parts sur le système qu’ils ont appliqué aux Pays-Bas; parmi les partisans même de leurs doctrines, il s’en est peu trouvé qui ne les aient accusés d’inhabileté. Pour moi, je m’attache ici à l’opinion des plus compétens, à celle du jésuite Strada[21] et des chefs de l’église, et je l’avoue, si je considère quel était le but à atteindre, je vois difficilement comment on y serait parvenu par un chemin différent.

De quoi s’agissait-il ? Préserver les provinces de l’esprit nouveau qui les avait infectées, y refouler pour deux siècles la raison humaine, empêcher la pensée moderne d’éclore; après le grand travail d’émancipation politique qui avait marqué l’esprit des communes de Flandre, faire avorter l’effort des temps passés; replonger dans la servitude ceux qui les premiers avaient fait l’apprentissage de la liberté publique; appliquer toutes les conséquences sociales de la réaction du concile de Trente aux populations qui étaient le plus près de la vie moderne; les murer toutes vivantes, toutes avides d’avenir, dans la prison du saint-office; effacer de l’histoire les cités les plus bruyantes du moyen âge, et, à la place d’un peuple indépendant, imposer au nord le silence, la stérilité d’une sierra espagnole : tel était le problème. Je dis que pour le résoudre, ni l’astuce de Marguerite de Parme, ni les calculs ingénieux de Granvelle n’eussent suffi. Pour forcer la nature et la raison tout ensemble, il fallait la hache du duc d’Albe.

Si la liberté de conscience était alors la peste sociale, nul doute que cette liberté déjà invétérée ne pût être extirpée sans violence. Voulait-on que l’Espagne convertît par la discussion les Pays-Bas aux trois quarts hérétiques ? Comment l’ignorance espagnole eût-elle tenu tête à des hommes nourris dans les fortes écoles de la réforme ? Fallait-il fermer les yeux sur les progrès des novateurs ? C’était s’avouer vaincu avant que de combattre. Sous la persécution modérée de Marguerite de Parme, la plupart des villes avaient abandonné le catholicisme. Le mal croissait à vue d’œil; quel moyen d’arrêter les populations sur cette pente ? Le fer, le feu, la fosse, eurent seuls cette vertu.

Remarquez que le plan fut conduit avec plus d’habileté qu’on ne suppose, et si l’atrocité y fut manifeste, il est assurément injuste de prétendre que le sang-froid, le calcul, la ruse y aient manqué. Après la furie du duc d’Albe viennent, lorsque la veine est épuisée, les tempéramens de Requesens, les promesses, les caresses de don Juan, le tout couronné par les corruptions élégantes et les chaînes faciles du duc de Parme. La méthode d’Ignace de Loyola, pour exténuer une âme dans les exercices spirituels, est appliquée en grand à toute une société : une fois la nation matée par la terreur, faire luire tout à coup à ses yeux les mots de magnanimité, de réconciliation; quand la masse est au moment de périr, la raviver par une espérance lointaine; ramener ainsi au piège ceux qui l’avaient évité; par cette amorce tendue à une nation mourante, faire goûter, savourer la servitude comme une grâce et un bienfait, ce fut là le plan pour asservir les Pays-Bas. Il fut suivi dans tous ses détails, si j’en excepte un seul : le rôle de la clémence après le meurtre avait été réservé à Philippe II, qui devait venir l’exercer en personne à la fin de la tragédie; mais le cœur lui manqua, car cet excellent logicien ne chercha jamais le péril. Il envoya, les uns après les autres, ses lieutenans chargés des sermens qu’il se réservait l’occasion de rompre. Toutefois ce plan se trouva dans le fond si bien conçu, que, malgré cette faute de détail, il ne laissa pas de réussir au moins pour dix provinces. Après avoir réclamé le joug, celles-ci se firent gloire de l’étendre à leurs anciens complices.

Dans l’exécution de ce plan, il est assurément fâcheux que le duc d’Albe ait eu un si grand besoin d’argent. Tant qu’il se contenta de verser le sang, il trouva peu d’obstacles[22], car on ne sait pas de quelle dureté de cœur les peuples sont capables quand la peur les a apprivoisés. Le nom de gueux donné indistinctement à toutes les victimes, quoique relevé par elles avec fierté, n’avait pas laissé de produire son effet. Quand on a pu trouver un mot heureux pour flétrir les opprimés, c’est une chose incroyable que la facilité que l’on trouve auprès de la conscience humaine. Combien de gens se sont dit en voyant tomber les têtes d’Egmont, de Bornes et de leurs cent mille compagnons d’échafaud : Après tout, ce sont des gueux[23] !

Comme ces gens-là, en marchant au supplice, avaient l’insolence de confesser leur foi, il y avait là un scandale et un danger d’infection pour les bons. Le duc d’Albe y pourvut; il ordonna qu’on commençât par brûler secrètement aux condamnés la langue avec un fer candent. On obtint par là ce point important : les victimes semblèrent donner par leur silence leur assentiment à l’échafaud[24]. Par malheur, on eut besoin d’argent, il fallut le dixième denier, et chacun dès lors se sentit touché jusqu’à l’âme.

On a imaginé que le duc d’Albe a fini par montrer des scrupules sur les torrens de sang qu’il a versés. Cela ne me paraît guère probable, et l’histoire n’en dit rien. Il dut jusqu’à sa dernière heure se sentir dans le grand plan du catholicisme au XVIe siècle, et le meilleur juge en pareille matière l’a décidé sans recours, en envoyant au lieutenant de Philippe II l’épée bénie de saint Pierre fumante encore de la Saint-Barthélémy.

Philippe II et son lieutenant retardèrent de deux siècles en Belgique le mouvement de l’esprit humain; cette blessure saigne encore. Par toute autre méthode, ils eussent peut-être conservé les dix-sept provinces unies; mais il eût fallu en ce cas laisser une large part à la liberté de conscience, tandis que, par le plan suivi, si l’empire a été diminué de quelques membres, ceux qui ont été conservés l’ont été sans nulle concession à l’esprit novateur. Les rameaux corrompus ont été retranchés. Il est resté un tronc sain à l’abri de toute contagion. Or c’était là précisément ce qu’avaient voulu le roi et le pape au début de l’entreprise. Il ne s’agissait pas de conserver des provinces, mais de conserver la foi.

Les révélations dues aux papiers de Simancas laissent ainsi subsister dans toute leur valeur Philippe II et le duc d’Albe, le monarque et le héros du concile de Trente. Contre l’opinion de notre siècle, ils ont montré, par l’exemple de Gand, de Bruges, d’Anvers, de Bruxelles, qu’il n’est pas impossible de forcer un peuple de croire, et par là ils satisfont également le philosophe, l’homme de foi et l’artiste, — le premier à cause de la proportion qu’ils ont gardée entre le but et les moyens, le second par le refus implacable de capituler avec la raison humaine, le troisième par l’unité classique de caractère qu’ils ont gardée jusqu’à la dernière scène.

Le tort du duc d’Albe fut peut-être d’avoir voulu se survivre dans la personne de son fils, qu’il avait instruit dans son système. Le dernier conseil qu’il donna en quittant les Pays-Bas fut de mettre à feu et à sang[25] tous les points qui n’étaient pas occupés en force par les Espagnols. Là était l’erreur d’esprit. Après son départ, on eût perdu tout le fruit de son système, si on n’eût semblé vouloir en changer. Au reste, ses successeurs ont profité de ses travaux en affectant de ne pas le louer. Leur clémence apparente n’eut de valeur que parce qu’elle avait été précédée du tribunal de sang[26]. On n’imagine pas combien après cette justice les peuples se montrèrent attendris au seul mot de pardon. On verra ce qu’il fallut de génie aux chefs de la révolution pour prémunir contre cet appât le cœur de la foule. Les horreurs du duc d’Albe firent la moitié des séductions de don Juan et du duc de Parme. Quand ceux-ci arrivèrent, les villes étaient dépeuplées, les campagnes ravagées. On ne labourait plus, on ne semait plus la terre. Les loups habitaient dans les faubourgs de Gand. Il devint assurément plus facile de régner sur ces déserts. Les successeurs d’Albe, voyant les choses s’apaiser autour d’eux et le silence se répandre dans les provinces du midi, s’en attribuèrent aveuglément le mérite; mais ce désert, qui l’avait fait ?


IV.

Pendant que le duc d’Albe élevait librement ses bûchers dans les Pays-Bas, Marnix cherchait un abri à Heidelberg, auprès de l’électeur palatin. Cette petite cour, au milieu d’un peuple de savans, ce château aujourd’hui en ruines, alors dans sa splendeur, offraient un asile à ceux qui voulaient respirer au milieu du grand combat du siècle; on y trouvait à la fois l’élégance chevaleresque d’un manoir du moyen âge, la vie sérieuse d’une université retentissante de tous les bruits de la renaissance, la solitude d’une Thébaïde, et par-dessus tout cela, une sorte de forteresse du calvinisme. Les croyans échappés aux bûchers d’Italie, de France, d’Allemagne, venaient, sous la protection du château des électeurs, montrer leurs plaies à l’Europe religieuse et se préparer à de nouvelles luttes.

Conseiller du prince palatin, assesseur de l’église réformée, Marnix reparait souvent au milieu de cette retraite de Heidelberg. Il y retrouve les traces encore vivantes d’Olympia Morata, et il célèbre ce souvenir par quelques vers latins sur la Sapho de la réforme. C’est dans un de ces intervalles de paix qu’il écrit sa Lettre de consolation aux frères exilés du Brabant, des Flandres, du Hainaut, de l’Artois, dispersés çà et là dans les pays étrangers à cause de la pure doctrine de l’Evangile. Il visite les églises naissantes des bords du Rhin, il préside des synodes clandestins; ses lettres forment le lien de ces différentes églises, réduites à une conspiration évangélique. Dans ces manifestes de l’exil, on sent la reconnaissance du réfugié qui alors trouvait partout un seuil ouvert, Emden, Wesel, Heidelberg, sont pour lui les villes de refuge, les lumières du monde. la Sion et la Jérusalem. En même temps qu’il ranime les cœurs, il n’oublie pas son titre de questeur des gueux. Assisté d’un prédicateur, il va de lieux en lieux, solliciter les tributs de son parti, et bientôt il refait ainsi un trésor pour la révolte; il y a en ce moment en lui un apôtre et un frère quêteur. « Après tant d’épreuves, écrit-il, nous finirons par revoir la patrie; nous ne les trouverons pas tous vivans, mais bien ceux-là qui sont marqués du signe de Thau. »

Dans cette voie, Marnix ne pouvait manquer de rencontrer Guillaume d’Orange. Tous deux, aigris par leur défaite commune, devaient, ce semble, nourrir de vifs ressentimens l’un contre l’autre; Guillaume pouvait reprocher à Marnix sa précipitation, son impatience, qui avait tout compromis; Marnix à Guillaume, son hésitation, ses lenteurs, qui avaient perdu la cause. Aldegonde pouvait rappeler un malheur plus personnel, la mort de son frère, la ruine de l’entreprise commencée et perdue sous Anvers. Des exilés vulgaires n’eussent pas manqué de rafraîchir ainsi leurs plaies. Pour des hommes du caractère du Taciturne et d’Aldegonde, l’exil est au contraire la meilleure et la plus salutaire des écoles; sorte de méditation dans la mort, on y voit son époque du fond de la postérité. Eclairés par cette leçon suprême, dès que ces deux hommes se furent rencontrés, ils comprirent qu’ils ne devaient plus se quitter; au lieu de se reprocher leur passé, ils s’empruntèrent leurs qualités distinctes et se complétèrent l’un par l’autre : Marnix communiquait à Guillaume quelque chose de son élan et de son impétuosité, Guillaume tempéra la fougue de Marnix par la sagesse de l’homme d’état.

Aldegonde avait jugé que dans la ruine de son parti, il fallait un homme pour le relever, et que Guillaume était cet homme. Dès ce moment, tous les ressentimens s’effacent, il s’attache à Orange comme au salut même. Prédicateur à la cour, conseiller dans le cabinet, aide de camp dans le combat, négociateur auprès des rois, orateur dans les états, il ne quitte plus son héros, qu’il commence par convertir. Son œuvre principale en ce moment fut en effet de conquérir Guillaume à la révolution religieuse[27]. Jusque-là, le Taciturne avait séparé ces deux choses : liberté politique, liberté de l’esprit; indifférent aux opinions, c’est dans son indifférence qu’il avait puisé son inertie. Hostile au calvinisme, il l’avait été, à son insu, à la révolution nouvelle. Marnix avait dans ces questions l’avantage de ne s’en être jamais distrait. Un point arrêta longtemps le prince d’Orange, la réputation morose du calvinisme; il craignait l’esprit puritain de l’église de Genève. Marnix lui montra un christianisme aimable, indulgent, celui d’un philosophe plus que d’un théologien; il portait une sorte de netteté mathématique jusque dans les mystères. L’âme froide, enveloppée de Guillaume, ne put tenir contre ces assauts répétés; il renonça à ses préjugés catholiques et luthériens; il n’avait pas vu le lien indissoluble de la servitude espagnole et de la servitude catholique. Aldegonde le lui montra; il donna un centre de gravité à cet esprit jusque-là oscillant. Le Taciturne embrassa la foi du jeune apôtre; ce fut le nœud de leur héroïque amitié. Sully et Duplessis-Mornay ne furent jamais pour Henri IV ce que Marnix ne cessa un moment d’être pour Guillaume.

Aussi, quand le prince d’Orange, en 1568, rentre dans la lutte, vous voyez un homme tout nouveau. Ce n’est plus le grand seigneur qui transige avec les partis et attend la fortune. Converti aux opinions nouvelles, au moins dans leurs rapports avec la politique, il a désormais un principe qui l’éclaire : il sait où il va. Plus un moment de trouble ni d’hésitation. Il la délibéré, dit Marnix, de mettre le tout pour le tout. Et en effet c’est Guillaume qui désormais relèvera les esprits, s’ils s’abattent; il domine la mêlée, il lit à travers les perfidies, il voit clair dans la nuit; il rapporte de l’exil une armure invincible. Heureux celui qui s’est ainsi retrempé dans la défaite, et qui après son épreuve reparaît au jour avec des pensées plus sereines et plus hautes ! La fortune se repent et s’incline devant lui.

La première action de Guillaume d’Orange répond au changement intérieur qui s’est opéré en lui. Rien de plus téméraire, ni de plus imprévu. Dans le temps même où les dix-sept provinces étaient foulées sans résistance par le duc d’Albe, on apprend que le prince d’Orange a passé la Meuse dans la nuit du 5 au 6 octobre 1568, à la tête de vingt-quatre mille hommes recrutés en Allemagne. Ses proclamations appellent aux armes le peuple des villes et des campagnes. Guillaume s’avance du pays de Liège vers les plaines du Brabant. Sans vivres, sans argent, il a compté que les peuples, en courant à la liberté, lui fourniront tout ce qui lui manque. Il traverse Tongres au milieu d’une population que la peur glace encore. Une chose prouva que le système du duc d’Albe avait réussi : c’est que personne ne bougea. Le duc s’était contenté jusque-là de prendre le sang[28] des nobles et du peuple, et n’avait pas réclamé le dixième denier; chacun se montrait patient dans le supplice d’autrui.

Isolé au milieu des Belges que retenait la terreur, Orange ne put que tourbillonner autour des places qui lui restaient fermées. Le duc d’Albe n’eut qu’à refuser le combat pour voir l’armée des réfugiés se fondre de misère; il voulut bien à la fin l’attaquer au passage de la Janche, où il lui tua trois mille hommes. Orange revient à Liège, puis de nouveau traqué, et sa ligne de retraite perdue, il s’aventure pour la seconde fois dans le Brabant; il traîne à peine quelques restes de son armée dans la direction de Wavre, Gembloux, les Quatre-Bras, Gosselies, par où il se retire en France, marquant exactement les étapes de Waterloo. La campagne, ouverte le 5 octobre 1568, était terminée le 17 novembre; elle avait duré moins de six semaines. Le duc d’Albe se contente d’écrire à Madrid : « Ils sont sortis défaits, mourant de faim, la plus grande partie passée au fil de l’épée. » Après quoi tout retombe dans la mort; on n’entend plus encore une fois que le bruit des échafauds.

Les peuples ont leurs momens de lâcheté ou de stupeur; ni les paroles ni les actions n’ont plus de prise sur eux, et tout serait perdu si le salut devait venir de l’élan de la conscience publique. Attendre que les masses se réveillent d’elles-mêmes, ce serait attendre l’impossible; mais alors il y a des individus qui veillent pour tout un peuple, et c’est pour ces temps-là que les héros sont faits; en se conservant intacts, ils parviennent à ranimer les autres. Tels étaient en 1568 Guillaume et Marnix. La vie des Pays-Bas était en eux.

Qu’avait fait Marnix pendant cette courte campagne ? On a retrouvé la lettre[29] que dès le début il avait été chargé par Orange de porter, au milieu de mille dangers, à Louis de Nassau, déjà aux mains avec l’armée espagnole dans la Frise. Orange blâmait dans cette lettre son frère de s’arrêter au siège de Groningue, et prédisait le désastre qui allait s’ensuivre. Il envoyait Marnix comme un conseil, un autre lui-même, à ce bouillant Louis de Nassau, qui n’avait pour tactique militaire que sa devise écrite sur ses drapeaux : Les reprendre ou mourir! Maintenant ou jamais[30] ! Entraîné dans le désastre de Jemmingen, Aldegonde se réfugia en Allemagne, pendant que Guillaume se réfugiait en France. A peine sorti de la mêlée, on retrouve Aldegonde dans les synodes de Wesel et d’Emden. L’armée détruite sur le champ de bataille, il va de nouveau la rallier dans l’église. L’inimitié des luthériens et des calvinistes avait été une cause de ruine ajoutée à toutes les autres; il entreprend de réconcilier les sectes, et il obtient entre elles un commencement de trêve.

L’inertie des Pays-Bas avait laissé une impression profonde dans l’esprit de Marnix. Il avait vu de près la lâcheté des masses sourdes à l’appel de leur libérateur, la défection de la noblesse, qui déjà s’empressait autour de la tyrannie du duc d’Albe, l’avarice des riches marchands prêts à trafiquer de la foi nouvelle. Son premier mot fut un cri de malédiction contre le peuple qui avait tout renié. Ce sentiment déborde dans l’ouvrage que Marnix écrit vers ce temps[31] : La Belgique affranchie de la domination espagnole. On y sent la hauteur d’une âme indignée, obligée de chercher son appui en elle-même pour peser contre une nation tout entière qui s’abandonne et s’affaisse. Il y a dans ces pages une colère trop véhémente, trop virile pour qu’elle ressemble en rien au découragement. L’homme capable de ce vigoureux dédain exerce une sorte de magistrature biblique. Il veut d’abord que la nation parjure ait le sentiment de son infamie; peut-être sera-ce le premier degré de sa régénération.


« Toujours les mêmes ! dit-il en s’adressant à Guillaume. En quoi sont-ils sortis de leur ancien cloaque ? Ils ne sacrifient rien de leur argent ou de leurs intérêts à ton entreprise, et si quelqu’un le fait, ils le méprisent, ils le haïssent, ils le livrent, ils le vendent. Vaniteux, curieux, efféminés, soupçonneux, brouillant tout sans écouter personne, profanateurs des secrets, vains disputeurs de songes, tenant leurs inventions pour des oracles, effrontés usurpateurs de la patrie, toujours prêts à la déserter quand leur avarice le demande, à peine ont-ils passé la mer et colporté çà et là leurs marchandises, les voilà enflés d’orgueil et d’usure, qui mettent leur trafic au-dessus de toute gloire acquise dans le service de la république, à la guerre, au conseil, ou dans les lettres, ornement des peuples. S’il faut délibérer, c’est leur affaire; ils crient, ils aboient; dès qu’ils ne comprennent pas, ils calomnient. L’entêtement et la cupidité sont pour eux la probité et la foi. Ils empêchent les résolutions salutaires, non par la discussion, mais par le tumulte. Qu’y a-t-il de commun entre de pareils hommes et la chose publique ? Avec de telles mœurs, si un Dieu ignorant l’esprit de notre peuple t’offrait d’affranchir la patrie, même par un signe de tête, le voudrais-tu ? »


L’aiguillon du mépris pouvait réveiller les classes supérieures, et Marnix s’était adressé à elles dans une langue savante : il sentit bientôt la nécessité de parler directement au peuple. Depuis la campagne de 1569, on peut remarquer qu’il n’espère plus rien de la noblesse, et il se tourne vers les hommes simples; il cherche des formes populaires pour intéresser les masses, et dans cette voie il est récompensé par une de ces découvertes qui sont rarement accordées même aux plus beaux génies. Frappé de la défaillance morale des Pays-Bas, si fiers, si enthousiastes peu d’années auparavant, Aldegonde cherche dans le fond intime de son cœur quel accent peut arriver à la conscience de ces masses accablées et flétries; il trouve le chant national par excellence, le Wilhelmus-Lied (chant de Guillaume). C’est avec les strophes de Marnix que les flottes des Provinces-Unies abordaient et poursuivaient les vaisseaux espagnols depuis le Zuiderzée jusqu’à la mer des Indes pendant le XVIe et le XVIIe siècle. Après avoir chassé Philippe II, le Wilhelmus-Lied menait encore la république au combat contre Louis XIV; de nos temps, en 1813 et 1814, c’est avec ce même chant populaire que la Hollande s’est réveillée, quand la nationalité néerlandaise a reparu sous les ruines de l’empire. La Marseillaise seule a exercé sur des masses d’hommes une puissance pareille[32].

Qu’est-ce donc que le Wilhelmus-Lied ? Chant du banni, du pôvre gueux, résignation à la défaite passée, encouragement à la victoire future, consolation dans la ruine, prière du soldat, du matelot, confiance dans un héros, surtout espoir en Dieu, ce chant explique mieux que tous les raisonnemens pourquoi ces hommes ont fini par vaincre. Comment auraient-ils été détruits, ceux qui, le soir de la défaite, se ralliaient ainsi dans le Dieu des Machabées ? Plus l’art est étranger à cet hymne, mieux il s’insinuait partout. Le peuple ne s’approprie que ces monumens humbles comme lui dans la forme, profonds comme lui par le sentiment : un psaume rustique, un cantique de Déborah dans la Mer du Nord. C’est le prince d’Orange lui- même qui parle, car seul il est encore debout au milieu de la ruine de tous. On voit un grand homme qui soutient tout un peuple de sa force morale et le nourrit de la moelle de ses os. En même temps que Marnix relève le cœur des masses au niveau du héros, il fait de Guillaume un tel idéal de désintéressement, d’abnégation chrétienne, qu’il l’enchaîne à la justice par sa louange même; il ne permet à son prince que la conquête du royaume éternel de la justice. Au récit de Guillaume, les gueux des bois, les gueux de mer, sortent de leurs retraites et répètent avec lui le chant du réfugié. De pareils poèmes sont absolument intraduisibles; à peine si l’on peut reproduire quelques accens, qui, privés du rhythme populaire, restent décolorés.


« Moi, Guillaume de Nassau, né de sang allemand, je suis resté fidèle à la patrie jusqu’à la mort. J’ai résolu de vivre dans la loi de Dieu, et pour cela je suis banni loin de mon pays et des miens; mais Dieu me conduira comme un bon instrument : il me ramènera au gouvernail.

« Vous, hommes au cœur loyal, tout accablés que vous êtes, Dieu ne vous abandonnera pas; vous qui voulez vivre dans la justice, priez-le jour et nuit qu’il me donne la force de vous sauver.

« Je ne vous ai épargné ni ma vie, ni mes biens, et mes frères aussi, grands par le nom, ont fait, comme moi. Le comte Adolphe est resté en Frise dans le combat; il attend dans la vie éternelle le jugement dernier.

« Soyez mon bouclier et ma force, ô Dieu, ô mon Seigneur ! en vous je me repose; ne me délaissez jamais. Conduisez votre serviteur fidèle; faites que je brise la tyrannie qui m’ensanglante le cœur.

« Comme David dut se cacher devant Saül le tyran, ainsi j’ai dû m’enfuir avec mes nobles hommes; mais Dieu a relevé David du milieu de l’abime : dans Israël il lui a donné un grand royaume.

« Si mon Seigneur le veut, tout mon désir royal est de mourir avec honneur sur le champ de bataille et de conquérir un royaume éternel, comme un héros loyal. « Rien ne me fait plus de pitié dans ma détresse que de vous voir, vous. Espagnols, dévaster la bonne terre du roi. Quand j’y pense, ô douce, noble Néerlande, mon noble cœur en saigne.

« Avec mes seules forces, moi, prince de haute lignée, j’ai affronté l’orgueil et le combat du tyran. Ceux qui sont ensevelis à Maëstricht ont éprouvé ma puissance. On a vu courir mes hardis cavaliers à travers la plaine.

« Si le Seigneur l’avait voulu, j’aurais repoussé loin de vous l’effroyable tempête; mais le Seigneur d’en haut, qui régit toutes choses, il faut le louer toujours : il ne l’a pas voulu. »


Par cette œuvre, qui n’a rien de commun avec la littérature cultivée et écrite, Marnix toucha le cœur du peuple, devenu insensible en apparence. Sans lui reprocher sa dureté, il l’en fit rougir. Les écrivains du XVIe siècle, voyant ce miracle d’une poésie populaire, nomment Marnix un autre Tyrtèe, alterum quasi Tyrtœum. La vérité est que, dans cette messénienne biblique, il donne un rhythme à la révolution ; bientôt elle va se relever et s’élancer de nouveau à la cadence de ces vers incultes, moitié psaume, moitié chanson de guerre.

Toutefois ce n’était pas assez de réveiller l’enthousiasme du peuple; Marnix entreprit une chose beaucoup plus difficile, et il y réussit de même. Pour mieux dissiper la peur, il veut contraindre le peuple de rire entre les mains des Espagnols. Chose assurément remarquable dans l’histoire littéraire, c’est dans les années les plus sanglantes de la terreur catholique, au moment où le duc d’Albe déchirait avec le plus de fureur les entrailles des Pays-Bas, c’est en 1569 et en 1571 qu’Aldegonde compose et publie en flamand sa gigantesque satire de l’église catholique, la Ruche romaine[33], créant ainsi la langue hollandaise au milieu d’un rire tragique et héroïque. Cet ouvrage fut un des plus grands triomphes de la parole au XVIe siècle sur la force déchaînée. « Il fut reçu du peuple, dit Bayle, avec un applaudissement incroyable. » Rien de pareil ne s’était vu depuis les colloques d’Érasme. On reconnut un frère de Rabelais et d’Ulrich de Hutten. Le livre de Marnix fut pour les réformés dans le nord plus puissant même que les ouvrages de Calvin. C’était Gargantua ou Grandgousier s’épanouissant du haut des échafauds dans une kermesse flamande. On crut entendre le ricanement de toutes les têtes de morts qu’avait tranchées le duc d’Albe. En même temps, l’église du moyen âge semblait s’abîmer sous cette huée immense, colossale, monstrueuse, dont aucun écrivain n’égalera jamais la témérité. Par un raffinement d’audace et d’ironie, Marnix avait dédié son livre effroyable à l’un des chefs de l’inquisition, l’évêque Sonnius[34]; en voici le début, traduit par Marnix lui-même en français plus de vingt ans avant la Ménippée :


« La ruche en laquelle nos mouches se logent, s’assemblent et font leur ouvrage, se fait de souples et fortes claies et osiers de Louvain, de Paris ou de Cologne, bien subtilement entrelacées; on les nomme communément à Louvain sophismes; on les trouve à vendre chez les corbeillers de l’église romaine, comme chez Jean Scot, Thomas d’Aquin, Albert le Grand et autres semblables maîtres qui ont été fort subtils en cet art. Or, pour la plus grande sûreté, il faut encore lier ces claies et les joindre ensemble avec de gros câbles ou cabales judaïques ou thalmudiques, et y tirer dessus de bon ciment bien composé de vieilles ruines, dont les vieux et caducs conciles ont été maçonnés, brisé et estampé bien menu, et mêlé avec de la paille coupée que les apothicaires nomment palea decretorum, l’arrosant à chaque fois de l’écume ou bave des anciens docteurs, et y mêlant aussi quelque peu de chaux fraîche de Trente. Tout cela, bien broyé ensemble, se mêle avec du sablon tiré des puits creusés de l’humaine superstition, ou bien de ce sable dont les anciens hérétiques enfilaient leurs cordons ; tu peux aussi ajouter un peu de ce limon glueux, ou bitume des Indes, qui est une matière fort lente et tillasse, dont jadis la ville et la tour de Babel fut cimentée, et se tire hors du lac de Sodome et Gomorrhe... car cela est plaisant à l’œil, et est cause que les mouches y logent et conversent plus volontiers. »


Que pouvaient les haches et les gibets contre une arme semblable ? Il se trouvait des mains invisibles pour déposer la Ruche jusque sur les marches des échafauds; le bourreau lui-même y perdit son sérieux; le duc d’Albe à son tour se sentit vaincu comme Granvelle; il était devenu ridicule. Par l’hymne de Guillaume, Marnix avait ranimé l’enthousiasme religieux et guerrier; par la Ruche romaine, il rend à tous le vrai sentiment de la force, la joie, l’hilarité dans l’extrême péril; il peut désormais attendre l’effet de ses paroles.


V.

Au commencement de l’année 1572, la vie nationale paraissait si bien éteinte dans les dix-sept provinces et la ruine si irrévocablement consommée, que le duc d’Albe se préparait à les quitter pour aller jouir de son triomphe en Espagne. Il s’était fait élever sa statue dans la citadelle d’Anvers, et il foulait en paix, de ses pieds de bronze, son immortelle conquête. Dans chacune de ses lettres au roi d’Espagne, il annonçait que ses successeurs n’auraient qu’à jouir du repos qu’il avait assuré.

Cette histoire semble faite pour l’instruction des hommes qui souffrent pour la justice; elle leur apprend ce qu’il y a de légitime et de sacré dans l’espérance, car assurément jamais cause plus nationale ne sembla plus irrévocablement perdue. Au dedans le silence, l’accablement, la terreur, l’expérience de la tentative avortée du prince d’Orange, tout le pays parcouru et fouillé par les bannis sans qu’une voix eût répondu, partout l’assentiment donné à la force, et déjà chez beaucoup la sénilité immodérée et insolente, l’immense monarchie espagnole pesant du poids de deux mondes sur un coin de terre privé de la meilleure partie de ses habitans. D’où le salut pouvait-il venir ? Les exilés eux-mêmes n’espéraient plus[35].

Le salut viendra d’où il était impossible de l’attendre. La reine d’Angleterre repousse de ses ports quelques réfugiés qui s’y étaient abrités. Deux cent cinquante gueux de mer, sous la conduite du farouche Guillaume de Lamark, mettent à la voile. Ballottés par la tempête, exclus de tous les rivages, ces hommes n’ont de patrie désormais que celle qu’ils pourront conquérir. L’orage les jette à l’embouchure de la Meuse; ils s’emparent de la forteresse de La Brille. La Hollande naufragée a trouvé un point fixe; elle s’y arrête. Le grain porté par l’orage est tombé sur le rocher et s’enracine. L’arbre qui va naître de ce germe étendra ses branches jusqu’aux Indes Orientales.

Ainsi s’accomplissait l’expédition que les deux Marnix avaient conçue et tentée sur Flessingue. Transporter le champ de bataille sur les côtes et sur la mer, c’était vaincre d’avance. L’Espagne est déconcertée par cette tactique imprévue; le génie de la Hollande vient de se révéler. A la première nouvelle de cet intrépide fait d’armes, Guillaume laisse cependant éclater un vif mécontentement; l’explosion avait encore une fois devancé ses profonds calculs; sans doute on allait payer cher une joie prématurée. L’incertitude ne fut pas longue. La prise de La Brille a lieu le 1er avril 1572. Flessingue tombe au pouvoir des insurgés le 6; Rotterdam se déclare le 8. On ne pouvait plus en douter, ce n’était pas seulement un coup de main de gens désespérés, c’était le soulèvement d’un peuple qui attendait un chef.

Pendant que Guillaume forme à la hâte une armée, Marnix se jette dans les villes insurgées de la Hollande et de la Zélande. Tel est le sentiment de l’ordre et de la règle chez ces peuples, que dès le premier moment de l’insurrection ils ont déjà réuni leurs états-généraux, qui délibèrent gravement au milieu de la conflagration publique comme en pleine paix. À cette première assemblée de Dordrecht, qu’un écrivain a nommée le concile de Trente de la liberté, Marnix était député de la Gueldre. Dès l’ouverture, il prend l’initiative de la proposition qui peut seule assurer la victoire; dans la détresse, il sait où est le sauveur. Il a vu de près Guillaume d’Orange; il propose de conférer à son héros le commandement de toutes les forces sous l’œil et la direction de l’assemblée. Le discours de Marnix de Sainte-Aldegonde a été conservé dans son entier, c’est un des monumens les plus éclatans de l’histoire politique des Pays-Bas. Le bon sens et l’enthousiasme ne furent jamais peut-être plus intimement unis que dans ce moment où un état nouveau vint au monde. Ce fut une de ces heures religieuses toujours rares dans la vie des peuples. Ces hommes si froids en apparence étaient émus malgré eux, ils entraient dans une guerre pour ainsi dire éternelle. On voulut que Marnix prêtât au nom de Guillaume serment de fidélité; il y consentit sans peine[36]. Jamais serment n’a été mieux rempli.

Le prince d’Orange n’avait pas attendu cet appel de la voix publique pour prendre son parti. Le 8 juillet 1572, il avait franchi le Rhin à la tête de mille cavaliers seulement. Le gros de ses troupes, fortes de seize mille cinq cents hommes, ne le rejoignit que six semaines plus tard. On peut s’étonner qu’il répétât la manœuvre désespérée de la campagne précédente; il vint encore une fois se placer au milieu de l’armée espagnole dans les plaines ouvertes de la Belgique. Cette témérité s’expliquait cette fois par trois raisons : donner une base au soulèvement des Pays-Bas, tendre la main aux protestans français, débloquer Mons, dont son frère, le chevaleresque Louis de Nassau, s’était emparé par surprise. De ces trois résultats projetés, aucun ne put être atteint. Au moment le plus critique, quand on attendait l’armée protestante que la cour de Charles IX avait promise, la nouvelle de la Saint-Barthélémy tomba dans le camp du prince d’Orange. « Ce fut, dit-il, un coup de massue. » Battu à Jemmapes, ses troupes, encore une fois mutinées, sans vivres et sans solde, faillirent le tuer. Il dut les ramener par Malines en Gueldre, où il les licencia. C’est à ce moment qu’il écrit à Jean de Nassau : « J’ai déterminé, avec la grâce de Dieu, d’aller me tenir en Hollande et en Zélande, et de faire illec ma sépulture<ref> Orangius plané periit. — Lauguet, Epist., p. 101. < :ref>. »

Dans ces deux campagnes de 1568 et de 1572, le héros l’emporta dans Guillaume sur le politique, le politique sur le tacticien. La confiance magnanime qu’il montra dans le courage, dans la dignité des peuples opprimés, et qui le porta par deux fois à venir attaquer les Espagnols en rase campagne, au centre même de leur domination, laissant à l’opinion, à l’énergie, au génie des masses, le soin de le dégager de la position désespérée où il se jetait à corps perdu, cette confiance, dis-je, est celle d’un héros. Le politique venait ensuite, qui cherchait son point d’appui sur la France et sur la Belgique.

Ce n’est qu’après la double expérience des campagnes si hasardeuses de 1568 et de 1572, que, détrompé également de son espoir dans l’alliance française et dans l’insurrection wallonne, il se décide à prendre pied sur les grèves, les îles, les digues de la Hollande et de la Zélande, qui étaient sa position naturelle de combat. Il n’en sortit plus jamais. Les gueux de mer de La Brille lui avaient montré quelle tactique convenait à la guerre nationale; il eut le mérite de se rendre à cet enseignement de l’instinct populaire. Depuis ce moment, la vieille infanterie espagnole est dépaysée; une lutte interminable commence. Ce n’étaient plus les guerres heureuses d’Italie, où il n’y avait qu’à tuer et festoyer. Le duc d’Albe, Requesens, don Juan, le duc de Parme, s’éteignent en peu d’années les uns après les autres. Ils se sentaient pris d’un mai inconnu, et mouraient étouffés par la haine publique. Quatre générations militaires s’usent avec eux. L’Espagne se noie dans les marais sanglans de la Zélande.

Dans ce moment de crise où chaque ville soutenait un siège désespéré, Marnix était gouverneur de Delft, de Rotterdam et de Scheidan. Ces gouvernemens étaient militaires autant que civils. Il venait de fortifier La Haye, qui n’était encore qu’un bourg, et de nommer à Harlem les magistrats qui devaient tous, quelques mois après, payer cet honneur de leurs têtes.

Un de ces événemens ordinaires dans une guerre d’embûches le mit lui-même à deux doigts de sa perte. Il était allé ravitailler la vieille forteresse de Maaslanduis; les cavaliers qui le gardaient, surpris par les Espagnols, s’échappent sans faire résistance. Marnix, resté seul par l’abandon des siens[37], se défend vaillamment. Il est fait prisonnier. Dans cette guerre implacable, tout prisonnier était un homme mort. Les garnisons de Naarden, de Zutphen, de Harlem, venaient d’être égorgées jusqu’au dernier soldat. Le duc d’Albe sentit l’importance de la capture qu’il avait faite. Il écrivit sur-le-champ à Philippe II : « Les troupes logées en Hollande ont mis à mort près de six cents rebelles et pris Aldegonde, qui est un très dangereux hérétique dont le prince d’Orange s’est servi plus que de tout autre. » L’arrêt de mort ne pouvait manquer de suivre ces paroles : Guillaume d’Orange regardait déjà son fidèle compagnon comme perdu. Une circonstance inespérée le sauva : on apprit que le gouverneur espagnol de Hollande, l’amiral Boussu, était tombé aux mains des insurgés à la suite d’un long combat sur son vaisseau, que par jactance il avait nommé l’Inquisition. Guillaume se hâte de publier qu’il fera à l’amiral Boussu le traitement qui sera fait au seigneur de Sainte-Aldegonde. La sentence de celui-ci est différée.

Contre leur coutume, les Espagnols eux-mêmes se montraient peu impatiens de mettre à mort leur prisonnier. Ils avaient d’abord songé à l’amener à Bruxelles, espérant bien arracher d’importans aveux d’un personnage aussi considérable. Soit que Marnix voulût tirer avantage de ces dispositions pour gagner du temps, ou que le désespoir se fût emparé de son esprit, il laissa entendre que son parti ne serait point éloigné de traiter de la paix, et qu’il pourrait lui-même servir à la négociation. Il était alors entre les mains d’un vieux soldat de fortune, Ramiro, cassé par soixante ans de guerre, avide de quitter ces rudes provinces, et qui saisit promptement l’appât. Marnix alla jusqu’à dire que s’il pouvait retourner pendant huit jours auprès d’Orange, il se faisait fort de l’amener à conclure la paix désirée. Cette liberté sur otage lui fut accordée. Avant d’en profiter, il écrivit à Guillaume deux lettres où il semble exagérer son propre découragement.

Qu’y avait-il de sincère et de joué dans son attitude ? Il sera toujours difficile de le dire. En considérant de près la finesse de son esprit, on ne peut s’empêcher de voir dans la négociation entamée un moyen de tromper l’échafaud.

Pendant trois mois, il refait chaque soir son testament, car il savait comment Philippe II faisait secrètement étrangler les prisonniers importans, et comment se trouvaient des médecins pour attester qu’ils étaient morts de pleurésie[38]. Le cœur de Marnix a-t-il failli en face de cette mort menteuse et masquée ? Il a désespéré de la cause politique, non de la cause religieuse. Il était si loin de faillir à sa foi, que les Espagnols et Noircarmes jugèrent à propos de ne jamais toucher ce point avec lui. Marnix crut que la question politique était perdue, que la victoire matérielle était impossible, qu’il ne restait qu’à s’expatrier, à emporter sa croyance dans les déserts; que ses idées, ses principes, ne pouvaient s’enraciner dans ce lieu, à ce méridien; que pour les sauver il fallait les transporter par-delà l’empire où le soleil ne se couche pas. Il ne crut pas à la victoire de l’atome contre un monde ; il désespéra et il l’avoua.

Si, quelques années auparavant, il avait prêté son assistance morale à Guillaume, celui-ci le lui rendit ce jour-là. Mélange de prudence et d’inflexibilité, la réponse d’Orange lui fera un éternel honneur. Il dit, choses qui semblaient inconciliables, tout ce qu’il faut pour sauver son ami et tout ce qu’il faut pour relever la conscience publique ; il entre dans les vues de Marnix en envoyant aux états le projet de négociation. D’autre part, en quelques paroles de bronze, il demande si la paix avec l’Espagne peut être autre chose qu’un leurre, s’il ne vaut pas mieux continuer, tête baissée, une lutte impossible, si les opinions, les principes, les croyances, n’ont pas mis un abîme entre les deux peuples, si l’on n’est pas réduit à la nécessité de combattre jusqu’au dernier sang et de se remettre de tout à Dieu ? Marnix avait fait cent fois en d’autres temps la réponse à ces questions ; il entendait ses propres paroles lui revenir par la bouche d’un grand homme. Guillaume avait désespéré en 1566 ; Marnix en 1573 ; tous deux s’étaient relevés l’un par l’autre. Bientôt ils se virent, la négociation tomba d’elle-même. Dans ces entrefaites, le duc d’Albe était parti des Pays-Bas. En octobre 1574, Marnix, échangé contre Mondragon, retrouve sa liberté après une année qui ne fut qu’une longue agonie.

C’est dans sa prison, et pour ainsi dire sur l’échafaud, qu’il commença sa traduction des psaumes en hollandais. La Bible hollandaise naît dans la captivité d’Utrecht, comme la Bible allemande dans la captivité de la Wartbourg. Cette traduction, qui devait être un des fondemens de la langue flamande, ne parut que quelques années plus tard. Suivant les paroles de l’auteur, il la continue tantôt en exil, tantôt en prison, tantôt dans la main de l’ennemi, toujours au milieu de mille tourmens. Il fit une double version, l’une en prose, l’autre en vers rimes, pour se prêter aux usages du culte. Nulle traduction des psaumes et des cantiques n’a été entreprise dans des circonstances plus semblables à celles d’où naquirent les chants hébreux : un peuple, menacé chaque jour de périr, qui s’appuie sur le bras d’un héros ; un homme désarmé, qui renverse le Goliath espagnol. Il est probable que c’est à ces ressemblances de destinées que les psaumes de Marnix doivent en partie cette simplicité poignante[39] et cette sombre flamme du désert qu’il a su le premier découvrir sous les glaces de la langue des Frisons. Marnix lui-même semblait le prophète ou le pontife laïque de la Sion néerlandaise. Il dédie sa Bible aux états. Ceux-ci avaient mérité, par leur admirable constance, que le livre pour lequel tant d’hommes mouraient chaque jour fût placé sous leur sauvegarde. La Bible de Marnix dans le sein des états-généraux, c’est la pierre de fondation de la république chrétienne des Provinces-Unies.

Il était temps que Marnix fût rendu au prince d’Orange. Deux frères du prince venaient d’être tués sur le champ de bataille de Mook; on n’avait pu même retrouver leurs corps. Le langage de la mère de Guillaume en apprenant le massacre de ses fils avait été celui de la mère des Machabées : « Humainement parlant, écrivait-elle, il vous sera difficile, étant dénué de tout secours, de résister à la longue à une si grande puissance; mais n’oubliez pas que le Tout-Puissant vous a délivré[40]. »

Chacun sentait qu’il était temps de recourir à quelque grand moyen de salut pour empêcher la ruine publique. Les regards se tournaient vers les deux hommes qui avaient jusque-là soutenu la patrie. Rendus l’un à l’autre, ils feraient paraître sans doute une force nouvelle.

Une résolution[41] digne des anciens Frisons avait traversé l’âme de Guillaume. En 1576, il propose de s’embarquer avec tous ceux qui aiment la liberté, hommes, femmes, enfans, de percer toutes les digues, d’ensabler tous les ports, de rendre le sol de la Hollande au vieil océan, et d’aller, comme un autre Énée, chercher avec ses compagnons, sous un autre ciel, dans les archipels orientaux, une autre Italie. Cette résolution rentre dans le projet d’expatriation de Marnix. On eût abandonné au roi catholique une mer solitaire rendue inabordable, des grèves désertes, des écueils, de vastes marais inaccessibles, à la place d’une nation vivante et indomptée. Au lieu d’effrayer, ce projet, donné en pâture aux esprits, les rassura. On sentit qu’après la défaite il y avait un refuge, et l’on s’attacha à l’océan lointain et inconnu comme à l’espérance.

Toutefois, avant d’en venir à ces extrémités, il restait une entreprise à essayer. A mesure que le péril augmentait, que l’abandon devenait plus flagrant, que la puissance espagnole changeait de moyens sans changer de volonté et de but, la nécessité devenait plus évidente de réconcilier les provinces méridionales et septentrionales des Pays-Bas, les Wallons et les Flamands, et de tourner enfin les forces réunies des deux races contre l’oppresseur commun. Longtemps on avait ajourné cette réconciliation dans la crainte des concessions mutuelles où l’on serait entraîné; mais le jour était venu où l’intérêt de tous parlait plus haut que les rivalités. Il s’agissait de se réunir contre l’étranger; là devait être le salut.

Marnix fut naturellement l’âme de cette grande négociation entre les deux races; personne mieux que lui ne pouvait servir à les rapprocher. Les peuples gallo-romains et les peuples germains se trouvaient aux prises sur le terrain étroit des Pays-Bas. Aldegonde appartenait aux uns et aux autres. Français et Wallon par l’origine, il venait de créer le hollandais comme langue écrite; il montrait dans sa personne, dans son génie, l’alliance la plus intime des Belges et des Néerlandais. S’il ne parvient pas à les réconcilier, qui pourra se flatter d’y réussir ?

Ses premières tentatives furent faites en 1574 dans les conférences de Bréda; mais ces conférences avaient lieu sous l’œil même de l’ennemi. Toute l’habileté de Marnix échoua contre l’impossibilité de se concerter avec les vaincus, lorsque le vainqueur était présent. Il y avait des Espagnols dans le conseil; les envahisseurs présidaient à la négociation; il ne pouvait en sortir qu’une certaine honte chez les opprimés de concourir plus longtemps de leur sang et de leurs armes à la fortune de l’oppresseur. Les Hollandais, libres déjà, s’étaient rencontrés dans le conseil avec les Belges, encore asservis; la liberté des uns rendit plus frappant l’asservissement des autres. Sans doute plus d’une parole fut échangée entre eux à l’insu du maître présent. Depuis cette époque, un désir de réconciliation perce dans les esprits, il ne faut plus qu’une occasion pour le faire éclater.

Cette occasion fut la mort du gouverneur espagnol des Pays-Bas, Requesens. Avant que l’irrésolu Philippe II lui eût donné un successeur, il y eut une sorte d’interrègne dans la domination espagnole; chacun en profita pour revenir à son instinct naturel. L’Espagnol, court au pillage; Bruxelles, Gand, la Belgique presque entière s’insurge pour ne pas être dévorée vive par les bandes toujours affamées de Philippe II; celles-ci tenaient pour hérétique et traitaient comme tel quiconque pouvait leur servir de pâture[42]. Dans ce bouleversement, les états-généraux surnagent encore une fois; ils se rassemblent à Gand, sous le feu de la citadelle, restée au pouvoir de l’ennemi. Le premier instinct fut de s’appuyer sur la révolution hollandaise et sur le prince d’Orange. Déjà Marnix était entré dans l’assemblée avec les pleins-pouvoirs de la Hollande et du prince; il venait tenter à Bruxelles ce qu’il avait accompli à Dordrecht.

Rien, ce semble, n’était plus aisé que de profiter de l’absence de l’ennemi pour se confédérer; pourtant nulle entreprise ne fut plus difficile que celle qui était confiée en ce moment à Aldegonde; il était loin de retrouver la Belgique telle qu’il l’avait laissée dans les années ardentes de 1566 et de 1567. « J’ai trouvé, écrivait-il, plus d’altérations des cœurs que je n’eusse pensé. » Une génération nouvelle entrait tête basse sur la scène. La Belgique sortait anéantie de la chambre de torture; la meilleure partie des ouvriers avait été décimée par le bûcher, par le gibet, par l’exil, par la fuite; les masses d’émigrans avaient emporté en Angleterre et en Hollande la vieille industrie des Flandres. Déjà commençaient la dépopulation et le silence. Un peuple diminué, exténué, dépouillé, glissait furtivement au pied des tours et des beffrois muets de Bruxelles, d’Anvers, de Bruges, ombre du peuple fier, indomptable, qui avait élevé à la liberté communale ces gigantesques remparts. Grâce au duc d’Albe, peu d’années avaient suffi pour ce changement. La nation était ou absente ou hébétée de supplices et de peur; la voix publique semblait prononcer le mot fatal : « Il est trop tard. »

Une seule ville s’était relevée avec l’ardeur première de 1566, augmentée plutôt que domptée par le souvenir des supplices. C’était Gand, qui s’efforçait alors de devenir la Genève du nord. Malgré tous les meurtres, la réforme s’était retrouvée là, sous l’échafaud; elle avait vu de trop près son adversaire pour ne pas être convaincue que, si elle ne le détruisait, elle en serait détruite. Là se relevait implacable la révolution religieuse, bien décidée à rendre au catholicisme guerre pour guerre. Les deux chefs des novateurs, Hembise et Ryhove, n’avaient pas eu de peine à faire comprendre aux réformés que nulle composition n’était possible avec l’église opposée, que plus ils étaient isolés, plus ils étaient certains d’être extirpés, s’ils ne profitaient à leur tour de leur victoire pour accabler l’intolérance de leurs adversaires par leur propre intolérance. On a accusé Marnix d’avoir secrètement poussé ce parti extrême; son nom se trouve en effet mêlé à ceux de Ryhove et de Hembise dans les imprécations populaires des catholiques et dans les poésies flamandes de Gand. Je ne sais ce qu’Aldegonde pensait sur la nécessité de retourner contre le catholicisme les armes catholiques; mais il est certain que la levée de boucliers du protestantisme à Gand fut pour lui à ce moment un immense embarras. Il dit lui-même qu’il eut à combattre le ressentiment légitime des siens, et qu’il le fit au point de leur devenir suspect. Je le crois volontiers. Le protestantisme avait été écrasé par le duc d’Albe comme parti politique chez les Belges. Loin de réveiller les hostilités de croyance, Marnix ne pouvait que se proposer une chose : maintenir l’union, repousser l’ennemi[43].

On voit en effet Guillaume et Aldegonde porter incessamment la main à leur œuvre de pacification. Ils réparent l’alliance à mesure qu’elle se détruit d’elle-même[44]. À ce moment, ces hommes étaient de deux siècles en avant de leurs contemporains; tous deux ont voulu pacifier le XVIe siècle avec les idées de tolérance du XVIIIe. Ils ont tenté de donner à leur époque la constitution morale d’une époque plus humaine; c’est là qu’ils ont échoué.

Les masses du peuple belge ayant disparu de la place publique, tout allait dépendre de l’attitude de la noblesse et du clergé. Qu’étaient devenus les ardens amis d’Aldegonde au temps de la signature du compromis des nobles ? Beaucoup étaient morts pour leur cause, un plus grand nombre l’avait reniée, et ceux-là avaient racheté leur signature en donnant aux autres l’exemple de l’empressement à la servitude. Tous étaient embarrassés de sermens opposés. Marnix harcelait de lettres et de petits écrits[45] les âmes affaissées; il s’obstinait à rallumer chez les morts l’étincelle de liberté, tout en avouant que l’on sentait déjà chez les meilleurs le travail de la servitude et que le joug avait déjà durci la peau sur les épaules, «si bien, ajoutait-il, qu’ils aiment mieux se perdre sans nous que se sauver avec nous. »

La vérité est que ces hommes subissaient à la fois une double peur, celle de se compromettre avec l’Espagne qu’ils voulaient pourtant chasser, celle de fortifier une révolution où ils cherchaient leur appui et dont ils craignaient le retour, c’est-à-dire qu’ils poursuivaient un but sans en vouloir les moyens, et ils ne craignaient rien tant que l’instrument qu’ils se résignaient à employer. L’expérience que les nobles avaient faite depuis le compromis les avait glacés d’effroi. Ils avaient vu une chose dont ils ne s’étaient jamais doutés auparavant, c’est que sous leurs premiers débats superficiels il y avait au fond la lutte de deux églises, et ils n’avaient pas eu de peine à reconnaître que la plus ancienne était un frein incomparablement meilleur pour tenir les peuples en bride; leur plus grande terreur était de voir ce frein disparaître. Ils avaient peur, s’ils secouaient le joug de l’Espagne, de subir celui de la réforme, ou, s’ils refusaient de s’allier avec la réforme, de redevenir la proie de l’Espagne. Le résultat de ces incertitudes était une incapacité absolue d’agir qui les livrait d’avance poings liés à l’ennemi, et avec eux la nationalité des Belges comme celle des Hollandais. Pour ce qui restait des masses du peuple, elles avaient fini par retrouver un fils du comte d’Egmont, et elles en avaient fait aussitôt leur général, sans rechercher s’il ne les vendait pas. Le nom leur suffisait.

Pour dominer les difficultés que rencontrait le projet d’alliance, la principale ressource était dans l’union de Marnix et de Guillaume. Cette intimité n’avait jamais été plus étroite. Quand le Taciturne envoyait ses manifestes aux états, il faisait une chose qu’aucun prince n’avait faite avant lui. Renvoyait à son ami plusieurs blancs-seings, afin que celui-ci pût corriger, retrancher, ajouter ce qu’il voudrait dans la lettre, d’où il résulte que quelquefois, dans les paroles écrites de Guillaume d’Orange, il est difficile de reconnaître ce qui vient de lui et ce qui vient d’Aldegonde. Ces deux esprits s’étaient fondus et mêlés comme deux nobles métaux. Pour l’un comme pour l’autre, il s’agissait de faire passer dans les provinces du midi, accablées par la défaite et l’invasion, l’âme de la révolution triomphante; il fallait replacer à leur rang de bataille les torturés du duc d’Albe.

Quand les peuples commencent à s’abâtardir, ils conservent souvent encore une grande force physique, à la condition toutefois qu’on les emploie dans le sens de la tyrannie; mais ils sont impuissans dès que vous voulez les faire servir à la liberté : c’est là le phénomène qu’on observait chez les Wallons. Ils formaient d’admirables troupes quand ils suivaient la tyrannie espagnole; merveilleux instrumens d’oppression contre eux-mêmes, ils semblaient se dissoudre quand on les rangeait du côté de la liberté. C’est ce que Guillaume avait observé mieux que personne, et pourtant il ne désespérait pas de refaire cette nationalité ainsi entamée. Il veut la réparer en la jetant dans la mêlée, surtout en lui fermant toute retraite. De là un appel constant à la patrie, aux énergies cachées sous une décadence précoce. Plus de demi-moyens, plus de lâcheté dissimulée sous le nom de modération : un grand acte qui interdise le retour! Si jamais diplomatie prit un caractère héroïque, ce fut celle-là. Au nom du Taciturne, on se figure d’ordinaire une politique toujours cauteleuse, un voile toujours tendu; l’on voit au contraire ici comment un seul homme peut relever un peuple dont la dégénération a commencé, et tout cela avec quel bon sens intrépide, et, comme il le dit, avec quelle rondeur de conscience!


« Un faisceau, étant délié en plusieurs petites verges ou baguettes, se rompt bien aisément; mais quand il est très bien conjoint et bé par ensemble, il n’y a bras si robuste qui le puisse forcer. Ainsi pareillement, si vous vous tenez joints et unis comme nécessairement vous ferez si vous suivez mon conseil, et que par votre déclaration vous établissiez une obligation entre tous de maintenir ce fait jusqu’au dernier homme, toute l’Espagne et l’Italie ne sont suffisantes pour vous faire mal.

« En outre, vous donnerez à tous vos amis et bienveillans occasion et cause de se déclarer de votre côté. Les princes d’Allemagne, les seigneurs et gentilshommes de France, même la reine d’Angleterre, et tous les autres potentats de la chrétienté, qui ci-devant ont vu avec compassion vos misères et afflictions, n’ont voulu toutefois y mettre la main; car ils ont toujours pensé, puisque vous le souffriez volontairement, qu’il n’y avait raison de vous tirer hors.

« Je vous assure bien qu’il y en a une infinité qui jugent que toute cette affaire que vous avez entreprise réussira finalement en fumée, puisqu’ils voient qu’il n’y a nulle déclaration manifeste qui oblige les uns aussi bien que les autres, et qui vous empêche de reculer, et plusieurs font ainsi difficulté de s’en mêler. Mais au contraire, quand ils verront que vous vous êtes déclarés en la façon susdite, il n’y aura personne qui n’accoure à votre assistance et vous demeure fidèle jusqu’à la dernière goutte de sang, outre que par ce moyen vous vous acquerrez de par tout le monde gloire et réputation d’hommes courageux et magnanimes[46]. »


De semblables paroles, soutenues chaque jour par tout l’art de Marnix, avaient fini par gagner la cause de l’alliance. Le 15 novembre 1576, Marnix eut la gloire de signer le premier, au nom de la Hollande, le traité de réconciliation entre les deux races. Un avenir magnifique se lève sur la confédération des Pays-Bas. Armés les uns contre les autres, ils avaient tenu tête à l’Espagne; que ne pourront-ils désormais, unis et confondus ? Marnix put se dire ce jour-là qu’il les avait conduits au port : illusion sublime qui devait durer à peine quelques jours!


EDGAR QUINET.

  1. Archives de la maison d’Orange-Sassau, par M. Groën van Prinsterer. — Correspondance de Guillaume le Taciturne, par M. Gachard. — Correspondance de Philippe II, par le même.
  2. Correspondance de Philippe II, recueillie et publiée par M. Gachard, directeur des archives de Belgique. Cette publication de documens officiels est certainement une des plus importantes qui aient été faites de notre temps. On objecte qu’elle n’apprend rien qui soit absolument nouveau ; mais qu’y a-t-il de plus nouveau en histoire que la certitude mise à la place des présomptions ?
  3. Correspondance de Philippe II.
  4. Prins, Lofrede van Marnix (Éloge de Marnix). — Wilhelm Broes, Filip van Marnix aan de hand van Willem I (Marnix dans ses rapports avec Guillaume Ier), Amsterdam, 1840, 3 vol. Le-premier de ces ouvrages a été couronné, vers la fin du XVIIIe siècle, par une société littéraire de Hollande qui avait mis au concours l’éloge de Marnix. — Te Water, Historie van het Verbond (Histoire de la confédération et des requêtes des nobles dans les Pays-Bas), 1756.
  5. Gerdes, Scrinium Antiquarium, t. III, p. 135, 1752, recueil Important de pièces originales concernant l’histoire de la réforme.
  6. Joannes Meursius, in Athenis Batavis. «Philippus Marnixius, nomen ejus per Europam totam clarissimum et in viro, genus, ingenium, eruditio, virtus atque industria ceitabant. » — Melchior Adamus, In Vitis Theologorum, 1653. — Verheiden, Elogia Theologorum, p. 141.
  7. « Le concile de Trente qui fut, comme vous savez, le commencement de vos ruines. » Duplessis-Mornay, Mémoires, t. Ier, p. 194.
  8. Ordonnances contre les hérétiques.
  9. Voyez les lettres si sensées de Robert Languet, le célèbre auteur des Vindiciœ contra tyrannos. Epistolœ politicœ et historicœ, 1646, p. 215.
  10. « Belgiuin esse planè eversum stultitià procerum et ignaviâ non ignoras. » Languet, Épist. IV.
  11. Archives de la maison d’Orange-Nassau, par M. Groën van Prinsterer, t. II, p. 221, t. III, p. 252. — Te Water, Verbond, t. Ier, p. 382.
  12. « La maladie de notre corps public est plus grande qu’on la puisse guérir avec ces doux breuvages. » Archives de la maison d’Orange-Nassau, publiées par M. Groën van Prinsterer.
  13. Questor œrarius gheusiorum. — Strada, De bello Belgico, t, Ier, p. 291.
  14. Strada, De Bello Belgico, t. Ier, p. 300. — Bor, Oorsprongk (Origines, commencemens et suites des guerres des Pays-Bas), t. Ier, f° 156, 1679. — Vigli. Epistolœ politicœ et historicœ, 1669, p. 395.
  15. Gachard, Correspondance de Philippe II, t. II, p. 218, t. Ier, p. 206, 402, 521, 546.
  16. Correspondance du Taciturne, par M. Gachard, appendice, p. 500.
  17. Voyez la lettre de Guillaume du 17 mars 1567 : « Je vous puis bien dire que nous avons fait la plus belle échappade du monde, et que par la grâce de Dieu nous pouvons estimer d’être nouveau-nés. »
  18. « Cum ad ejus pedes se abjiceret universa ferè provincia. » Gerdes, Scrinium Antiquarium, VIII. — Languet, Epist., p. 59.
  19. Les moyens de s’opposer à la venue du duc d’Albe avec quelque chance de succès ne lui eussent pas manquer à la fin de 1566 et au commencement de 1567. Archives de la maison d’Orange-Nassau, par M. Groën van Prinsterer, t. III, p. 49, 50.
  20. Correspondance de Philippe II, t. Ier, p. 590.
  21. De Bello Belgico, t. Ier, p. 309.
  22. Voyez les lettres de Requesens dans la Correspondance de Philippe II.
  23. Gheusios contemptim appellatos. Strada, De Bello Belgico, t. I, p. 223. « Ceux qu’ils appellent par moquerie : povres cueux. » Guillaume d’Orange, Corresp, t. III, p. 147.
  24. « Les peuples sont très contens, écrit un secrétaire, et croyez qu’il n’y a au monde une nation plus facile à gouverner que celle-ci quand on sait la conduire. » Correspondance de Philippe II, t. Ier, p. 79.
  25. Correspondance de Philippe II, t. II, p. 423.
  26. Une Succursale du Tribunal de Sang, par J.-J. Altmeyer. Sous ce titre, un savant écrivain belge vient de montrer par des côtés nouveaux l’administration du duc d’Albe. L’auteur a puisé dans les archives du Hainant un grand nombre de détails inconnus qui appartiennent désormais à l’histoire et répandent une sinistre lumière sur le siège et la capitulation de Mons (1572). La partie la plus tragique du XVIe siècle s’est accrue ainsi de témoignages qu’il faut chercher dans l’ouvrage remarquable de M. Altmeyer.
  27. Groën van Prinsterer, Archives, t. III, p. 54.
  28. Grotius, Annales et Historiœ de rébus Belgicis.
  29. Groën van Prinsterer, Archives de la maison d’Orange-Nassau, t. III, p. 277.
  30. « Recuperare aut mori ; nunc aut nunquam. »
  31. En voici le texte : Belgicæ liberandæ ab Hispanis ὑπόδειξις ad patrem patriæ Gulielmum Nassavium principem Aurantium, anno 1571, april 18, exhibita ac nunc demum in lucem edita. Voyez l’ouvrage de M. Bakhuizen van den Brink : Notice sur le dixième denier. Gand 1848.
  32. Broes, Van Marnix, t. III, p. 181.
  33. De Byenkorf. Les principales éditions sont de 1572, 1597, 1599, 1600, 1638, 1647, 1664, 1733, 1761. Cet ouvrage a été traduit en latin, en français, en anglais et en allemand. Apiarium sive Alvearium Romanum.
  34. Vigli. Epistolœ politicœ et historicœ ad Hopperum, 1661.
  35. Voyez la correspondance du duc d’Albe.
  36. Meteren, Historien van de Oortogen (Histoire des guerres des Pays-Bas), t. III, page 79.
  37. « A mon très grand regret, ledit seigneur de Sainte-Aldegonde, qui autrement se montrait vaillant, ayant été délaissé de ses soldats, a été pris et mené à La Haye. » Lettre de Guillaume d’Orange, Voyez Groën van Prinsterer. Archives, t. IV, p. 286-293.
  38. « On doit procéder à l’exécution de telle manière que personne ne sache que Montigny a été justifié, mais qu’on dit en public, au contraire, qu’il est mort de sa mort naturelle. » Correspondance de Philippe II, t. Ier, p. 152. — « Il a fait exécuter secrètement Genlis après avoir publié qu’il était malade. » Ibid., p. 431. — « Il restait des Français prisonniers; le duc a dit à Requesens qu’il avait ordre du roi de les faire mourir secrètement. » Ibid., 30 décembre 1573.
  39. Broes, Van Marnix, t. III, p. 157.
  40. Avant de reparaître dans les affaires publiques, Aldegonde fut employé à une négociation de famille, qui montre mieux que tout le reste ce qu’il était pour Guillaume. Les correspondances nouvellement publiées ont mis en lumière cette partie obscure de la vie domestique d’Orange. Il avait la guerre au dedans (Groën van Prinsterer. Archives, t. V, p. 195.) encore plus qu’au dehors. Sa femme, Anne de Saxe, s’était follement éprise d’un bourgeois de Cologne, que les correspondances désignent sous l’initiale, R., et que l’on sait aujourd’hui avoir été le père de Rubens. Anne de Saxe commença par nier ses débordemens. Rubens en fit l’aveu. Il demanda à voir Aldegonde pour le consulter sur un certain point de religion et de conscience, car il se croyait sur le point de mourir. On se contenta de l’emprisonner. Orange avait d’abord accepté le conseil de faire passer pour morte Anne de Saxe, après l’avoir emmurée dans quelque donjon; Anne fut reconduite à Dresde et y mourut deux ans après. Marnix est mêlé à tous ces mystères. Lorsque le froid Guillaume s’éprit de la duchesse de Montpensier et renonça au secret pour faire prononcer le divorce, ce fut encore Marnix qui alla apaiser le mécontentement des princes allemands. Il donna le change à l’opinion, en paraissant ne s’occuper que de choisir des professeurs pour l’université de Leyde; mais quelque temps après il épousait solennellement à Heidelberg la duchesse de Montpensier au nom du prince d’Orange. C’était dans l’automne de 1575.
  41. Van Loon, Histoire métallique des Pays-Bas.
  42. « Les Espagnols confisquent tout, à tort, à droit, disant que tous sont hérétiques qui ont du bien et ont à perdre. » Correspondance de Philippe II, t. I, p. 547.
  43. Ceci est très nettement établi dans le quatrième volume de la Correspondance de Guillaume, encore inédit, et que M. Gachard a bien voulu me communiquer en épreuves.
  44. Correspondance de Guillaume. « Comme ledit seigneur prince m’écrit de sa main propre, s’ils savaient moyen de faire perdre le public en une cuillerée d’eau, ils ne le laisseraient point. »
  45. « Nos litteris et libellis quantum possumus eorum animos ad libertatis studium accendimus. » Illustrium et clarorum virorum Epistolœ selectœ editœ a P. Bertio, 1617, p. 695. Ce recueil renferme plusieurs lettres importantes de Marnix.
  46. Correspondance de Guillaume le Taciturne, tome III, p. 144, 148, 152.