Fondation de la République des Provinces Unies/03

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FONDATION


DE LA


REPUBLIQUE DES PROVINCES-UNIES




III.


MARNIX DE SAINTE-ALDEGONDE[1]

RELIGION, POLITIQUE ET ART DES GUEUX.





XIII

Sainte-Aldegonde venait de tirer à Anvers le dernier coup de canon pour l’indépendance de la Belgique ; les conditions qu’il avait obtenues étaient les meilleures qui eussent été accordées par l’ennemi à aucun commandant de place : il pouvait donc s’attendre à être reçu à bras ouverts en Hollande ; mais la perte d’Anvers était si grande, si irréparable ! Bientôt on ne fut plus frappé que de l’étendue de ce désastre. On oublia ce qui l’avait rendu inévitable[2], et l’on vit en un moment les conséquences qu’il entraînait : le grand boulevard de l’indépendance occupé par l’ennemi, la Belgique à jamais perdue et asservie, le berceau de la réforme conquis par le papisme, les dix-sept provinces à jamais désunies, la Hollande découverte, la république frappée de mort. Le poids de tous ces malheurs, on le rejetait sur Marnix. C’étaient surtout ceux qui auraient pu les empêcher, — les Hollandais, — qui étaient le plus passionnés dans leurs accusations ; ils disaient qu’ils étaient au moment de secourir la place quand elle avait capitulé, que ce n’était point ainsi que Leyde avait été défendue, que là le bourgmestre avait offert au peuple affamé son sang et sa chair, que treize mois de siège étaient peu de chose pour une ville telle qu’Anvers, que la faim n’était pas une excuse, que sans doute l’or de Farnèse avait été plus puissant. Et sans délibérer plus longtemps, les états de Hollande proscrivirent Aldegonde. Le mot terrible avait été prononcé, — il était vendu au parti de l’étranger ! C’est avec ce mot que l’on tuera Barneveldt et les de Witt.

D’autre part, ceux qui avaient vu de près les événemens, et en général les Belges, faisaient une réponse que l’on entend encore de nos jours. Ils répétaient que si Anvers était réduit, c’est que les Hollandais l’avaient bien voulu, que leur assistance n’avait jamais été sincère, qu’ils s’étaient mis trop tard à la voile, et qu’ensuite ils étaient retombés dans leur inertie au mouillage de Lillo ; que la condamnation de l’amiral Treslong n’avait été que feinte, puisqu’ils s’étaient bientôt hâtés de l’absoudre ; que la cause de tant de contradictions et de tergiversations était évidente ; que sans doute une ville telle qu’Anvers leur faisait ombrage ; qu’ils étaient jaloux de sa prospérité, de sa magnificence, de ses cent mille habitans, de ses fabriques de draps, de serge, de son commerce, qui visitait le monde ; qu’ils espéraient bien hériter de ses dépouilles, et agrandir de ses ruines leurs misérables villages de chaume, Amsterdam et La Haye, encore noyés dans la fange batave ; que leur douleur était mensongère autant que leur amitié. L’injustice même dont ils poursuivaient Aldegonde prouvait assez qu’ils avaient quelque chose à cacher. Ces discours ont encore aujourd’hui des échos en Belgique.

Dans ce grand procès, un point reste établi : le témoignage de tous les hommes de guerre du XVIe siècle. Lanoue Bras de Fer, Maurice de Nassau, déclarent qu’il est impossible d’adresser un reproche sérieux à Marnix. Lanoue, dont la tête valait, dit-on, une armée, le comble d’éloges[3] ; il reconnaît que lui-même eût été incapable de sauver Anvers. Que pouvait Aldegonde, dont nous avons vu presque tous les ordres méconnus[4] ? Prendre de vive force l’autorité, commander absolutement à la française[5], le jour où l’on refusa de rompre les digues ? Quelques-uns lui proposèrent de mettre la main sur le conseil sans avoir la moindre intention de l’y aider, presque tous l’en soupçonnèrent et se tinrent dès lors sur leurs gardes ; pour lui, il n’y pensa jamais ; il jugea sagement l’usurpation impossible, et que, fût-elle aisée, elle serait désastreuse. Un pareil exemple de violence de la part du magistrat, un attentat si grave à la vie, aux traditions des communes de Flandres n’eussent-ils pas perdu la cause autant que la prise même de la ville ? Ce qu’il y eut d’admirable, c’est que ce siège si âpre, fut soutenu par un simple gentilhomme, sans aucune autre force que l’autorité morale, en pleine révolution, au milieu d’un gouvernement populaire, sans qu’il en ait rien coûté à la liberté de personne, ni aux franchises des corps de métiers, qui n’avaient jamais été si vivantes, (les libertés civiles, c’était l’inconvénient de la situation, mais elles en étaient aussi la grandeur ; c’est pour elles que l’on combattait. Fallait-il l’oublier ? A tout considérer, on ne céda qu’à la famine, à la nécessité criante, après treize mois, qui suffisaient de reste, si les Hollandais voulaient donner enfin un signe de vie.

Marnix lui-même démontre que ceux-ci n’ont point fait tout ce qu’ils pouvaient faire ; il y avait longtemps qu’il avait écrit : « Je vois que la Hollande manque à son devoir. » Mais si elle resta sourde aux appels incessans du défenseur d’Anvers, fut-ce préméditation, jalousie ? On avouera que c’eût été un jeu bien périlleux. La lassitude, la nonchalance, l’indifférence que le prince d’Orange reproche constamment aux Hollandais sont des explications suffisantes, sans qu’il soit besoin de recourir à d’autres. Une guerre interminable avait accoutumé les esprits à une sorte de fatalisme ; à force de vivre au jour le jour, dans des situations extrêmes, on avait fini par se remettre du soin de vaincre au génie de la révolution. Ce n’était plus l’enthousiasme des premiers temps, mais une sorte d’endurcissement qui résistait au plus extrême péril. Chacun répétait le mot que l’on gravait sur les médailles : « Les destins trouveront leur voie ; fata viam inventent. » On s’endormait en pleine tempête.

Si Orange eût vécu, il n’eût point permis qu’on abandonnât Aldegonde. Le Taciturne eût fait ce qu’il n’avait jamais omis dans des circonstances analogues ; il eût harcelé les états, pressé les décisions, réveillé le sentiment public ; il eût triomphé de l’inertie de tous. Prête cinq mois plus tôt, la flotte serait arrivée en temps utile ; la volonté inflexible de Guillaume l’eût suivie, eût pesé sur les amiraux ; ceux-ci auraient empêché à tout prix la construction du pont, ou ils l’auraient anéanti. Malheureusement ce grand homme manquait à tous, et son fils n’avait pas eu le temps de se révéler. Accoutumés à être entraînés, les états-généraux ne savaient plus vouloir ; ils attendaient Maurice, qui lui-même ne se connaissait pas encore ; c’est dans cet intervalle que le sort d’Anvers fut décidé.

Quand la nouvelle de la capitulation arriva en Espagne, à l’Escurial, c’était au milieu de la nuit. Philippe II, ordinairement si impassible, se leva en sursaut. Il courut heurter secrètement à la chambre d’Isabelle, sa fille, et lui dit ces seuls mots : Anvers est à nous ! Il sentait pour la première fois qu’il avait le pied sur la Belgique et qu’il la tenait écrasée. Les landes d’Espagne allaient s’étendre enfin pour deux siècles sur les grasses Flandres. Ces fiers bourgeois rebelles seraient changés en une population de mendians. Lorsque Bonaparte entra dans cette magnifique cité d’Anvers, il n’y trouva plus rien, selon ses paroles, qu’une sorte de campement d’Arabes.

Avant de sortir de la ville, Marnix écrivit une réponse à ses calomniateurs. Jamais il ne montra plus de fierté ; mais c’est lui-même qu’il faut entendre :


« Je prierai tous les gens de bien qui se sont si vertueusement employés à la défense de ne m’imputer à présomption si, contraint par l’importunité, je charge sur moi seul et la gloire et le blâme de tout ce qui s’est fait. Et là-dessus, je demande au calomniateur si jamais, parmi les exploits de guerre qu’il a faits, ou aux histoires qu’il peut avoir lues, soit aux chroniques de ses Francs ou ailleurs, il a rencontré aucun exemple qu’une ville marchande et populeuse comme était celle d’Anvers, regorgeante de diverses nations, d’Espagnols, d’Italiens, d’Allemands, Wallons, Liégeois, Hollandais et naturels du pays, presque tous fondes sur le trafic, et même de diverses religions, de contraires volontés et partis, en un gouvernement populaire, ait été par l’espace de treize mois continuels, par un simple gentilhomme sans aucun titre autre que de premier bourgmestre, sans autre autorité que celle que ceux de la ville même de gré à gré lui ont voulu déférer, sans avoir un seul soldat gagé dans la ville, sans aucun moyen soit d’argent ou de munitions autre que ceux que les bourgeois lui ont volontairement contribués, ait, dis-je, été maintenue sans trouble ou sédition et sans effusion de sang ou exploit de justice, là où elle se trouvait assiégée par eau et par terre comme de trois armées conduites par un puissant, sage et victorieux prince, lieutenant d’un des plus grands rois de la terre[6]. »


Sous cette attitude vigoureuse, il y avait une âme déchirée. Marnix confie ses sentimens les plus secrets à son ami van der Mylen[7], le président des états, qui lui reste toujours fidèle. Ces lignes sont écrites dans un de ces momens de crise intérieure où l’homme se montre jusqu’au fond. La douleur de l’ingratitude arrache des élans mystiques à l’âme si ferme, si pondérée de Marnix. Le réformateur, l’homme d’état vaincu et méconnu des siens, se réfugie en Dieu pour se renouveler et retrouver sa force. Je remarque principalement une chose dans cette lettre : c’est l’étonnement ingénu, toujours nouveau, des âmes vraies, toutes les fois qu’elles découvrent combien la vérité a de peine et le mensonge de facilité à s’établir :


« Je t’envoie un commentaire sur les affaires d’Anvers[8] et sur la nécessité où la famine nous a réduits de traiter avec l’ennemi. J’avais, il est vrai, résolu de ne rien publier, parce que je comptais que la vérité, fille du temps, surgirait bientôt et facilement d’elle-même ; mais quand j’ai vu que la méchanceté et la rage de mes ennemis ne pouvaient se reposer, et que des hommes de grande autorité et même excellens ajoutaient foi à tant d’indignités, j’ai pensé qu’il convenait de rompre le silence. Véritablement j’admire le jugement de ces états qui ont déclaré qu’ils ne souffriront pas que je me réfugie en Zélande ! En quoi les ai-je donc offensés ? C’est ce que je ne puis comprendre, à moins que servir fidèlement leurs intérêts ne soit les offenser. Mais j’abandonne à Dieu cette affaire, et j’espère qu’il plaidera ma cause. Cependant je pleure sur la patrie que je vois périr misérablement ; rien ne subsiste de ces bases que nous avions jetées avec tant d’éclat et qui s’écroulent de fond en comble… Songe, je le prie, qu’il ne s’agit pas seulement de notre cause, mais de celle du Christ. Pour moi, du fond de l’exil (car j’ai résolu de me retirer je ne sais où, en Allemagne et peut-être en Sarmatie), je verrai de loin les calamités de mon pays. Ce qui m’est le plus douloureux, c’est de ne pouvoir l’assister ni par le conseil, ni par l’action. Quant aux armes, je ne vois pas ce que nous gagnons par là ; au reste vous aviserez, et si je puis servir en quelque chose, je suis prêt. Adieu. Je travaille à me pénétrer de plus en plus de la vraie religion, afin que le monde soit crucifié en moi et moi au monde, et que ce ne soit plus moi, mais le Christ qui vive en moi.

« Anvers, 15 octobre 1585. »


Après cette lettre, il quitte d’un cœur ferme sa terre natale qui le repousse, qu’il avait fait tant d’efforts pour sauver et qu’il ne doit plus revoir. Il ne laisse percer jusqu’à son dernier jour aucun désir d’y rentrer tant qu’elle reste asservie. Et ce n’est ni insensibilité ni ostentation ; mais il sait que le véritable exil n’est pas d’être arraché de son pays : c’est d’y vivre et de n’y plus rien trouver de ce qui le faisait aimer.


XIV

Dans une situation aussi désespérée, Marnix déconcerta ses adversaires par une résolution hardie. Malgré le décret de bannissement lancé contre lui par les états de Zélande, c’est en Zélande qu’il vient se réfugier. Il se rend tranquillement à sa terre de West-Soubourg dans l’île de Walcheren, comme s’il y eût été appelé par la voix publique. Oserait-on le chasser ou le mettre à mort, lui l’auteur du compromis, l’âme de la révolution, qui depuis la mort de Guillaume était assurément le plus fort soutien de la république ? Avec la conscience d’un grand citoyen, le défenseur d’Anvers vient en face de ses ennemis demander des accusateurs et des juges ; il est prêt à répondre. Une contenance si fière impose à la calomnie : personne ne se présente pour l’accuser. Houleux du rôle auquel ils s’étaient prêtés et craignant néanmoins de se désavouer, les états le prient plutôt qu’ils ne lui ordonnent de rester confiné dans sa terre. Cette interdiction elle-même ne tarda pas à être levée, et l’on vit plus tard Marnix chargé par les états et par Maurice de Nassau de diverses ambassades qui le relèvent de son ban, sans pourtant le ramener aux affaires. De nouvelles passions s’étaient liguées pour l’en tenir éloigné. Ceux qui voyaient poindre de loin la dynastie des Nassau craignaient de la fortifier, s’ils ne brisaient d’avance l’ami de Guillaume et probablement, selon eux, le confident de son ambition. Quant à Maurice, plus puissant de jour en jour, il ne répugnait pas à punir Marnix de l’avoir si mal deviné, sans compter qu’il craignait de laisser une trop grande autorité aux souvenirs et à l’amitié de son père.

Avec cet abandon semblable à l’exil commence pour Aldegonde une vie toute nouvelle. Grande épreuve que la solitude pour les hommes qui ont longtemps commandé aux autres ! Les plus fiers laissent échapper leur secret au milieu du silence qui se fait autour d’eux. Machiavel, jouant à la cricca avec les bûcherons de San-Casciano, pleure de rage d’avoir perdu son emploi de secrétaire. J’en estime mieux le calme de Marnix, qui, après avoir tenu dans sa main pendant vingt ans les fils d’une révolution, achève sa vie sans murmurer sur une grève déserte. Son élévation morale le sauva, surtout sa religion épurée, virile. D’abord l’idée de l’outrage fait à son nom, la crainte que la postérité même ne soit complice de ses ennemis, l’obsèdent ; bientôt reparaît la confiance dans la justice de Dieu : il est prêt, s’il le faut, au sacrifice de sa mémoire. Ajoutons que le grand désespoir lui a été épargné : il n’a pas vu l’opprobre ineffaçable de la patrie ; au contraire il la voit surnager quand elle semblait perdue. De tous ces sentimens divers se compose le stoïcisme chrétien qui respire dans ses lettres de cette époque :


« Je suis inquiet de la république ; mais je m’abstiens pour de graves motifs, d’autant plus que je n’ai pas été sérieusement appelé,… et vraiment je n’ai pas à me plaindre de ne plus tenir le timon, car c’est en cela surtout que je puis me dire heureux. Quel plus grand bonheur imaginer que le genre de vie que je mène ici ! Ce que j’avais appelé depuis si longtemps de tous mes vœux s’offre enfin librement à moi. Laboureur, je vis en moi parmi les miens ;… mais pourtant je voudrais que cette tache fût effacée, car jamais il n’y eut rien de plus inique. Apres tant de travaux accomplis, tant de fidélité, tant de sacrifices à mes concitoyens, qui certainement, après Dieu, me doivent leur vie et leur salut, emporterai-je cette injuste récompense ?… il est beau, quand on a fait le bien, d’oublier le mal. J’entends et je consens, pourvu qu’après ma mort cette tache ne reste pas sur mon nom, ce qu’il est difficile d’espérer,… mais après tout je m’en remets au Christ ;… en cela, je me réjouis et je célèbre au fond de l’âme dans une louange éternelle mon Dieu et mon père.

« Je donnerais volontiers un avis, s’il y avait place pour un sage conseil ; mais je préfère m’abstenir, de peur d’embarrasser en intervenant. Présent ou absent, je servirai toujours l’église ; mais, je l’avoue, mon esprit a été plus troublé qu’il ne fallait ; peut-être suis-je en proie à une juste Némésis. Pourtant je me calmerai si je puis, et j’invoquerai le nom de Dieu.

« Les affaires publiques m’inquiètent encore, mais par d’autres raisons qu’auparavant. La sollicitude ne va pas jusqu’à troubler la tranquillité de l’âme. Je me repose dans le jugement de Dieu, je me recueille dans son sein ; chose qui ne m’avait pas été possible jusqu’à ce moment. Ainsi ceux qui ont voulu me nuire m’ont rendu en réalité un immense service. »


Marnix était de ces hommes qui pour agir n’ont nul besoin d’espérer. Toujours prêts, même sans croire au succès, ils vont tête baissée où sont la vérité et la justice. Quand tout est perdu, eux seuls ne connaissent ni découragement, ni désenchantement ; ils font entrer leur Dieu où d’autres mettent l’intrigue. Leur politique, très terrestre, très sensée, est pourtant au plus haut des cieux ; les hommes sont impuissans à l’abattre. L’originalité de Marnix, c’est qu’à cette élévation il joignait le sens du monde le plus pratique, le plus délié, et je crois reconnaître l’empreinte de tout cela dans son portrait popularisé par les gravures du temps : une longue et vigoureuse figure, le front vaste et serein ; sous des sourcils profondément arqués, de grands yeux noirs, épanouis, amoureux de lumière, d’où partent en même temps l’austérité et le sourire ; des traits forts, des cheveux ondulés et touffus ; une bouche prête à parler qui se contient sous d’épaisses moustaches ; le menton effilé en pointe et perdu dans les plis de sa fraise ; en tout, un singulier contraste de qualités fines et robustes ; de la fixité et de la grâce, de l’audace et de la mesure, de la résolution et de la discrétion. On peut hésiter entre un homme d’état, un homme d’église, un philosophe et un poète ; mais c’est la volonté qui domine.

Dans l’isolement de West-Soubourg, il entretenait une correspondance fréquente avec ses amis. C’était Vulcanus, le plus savant homme de Bruges, précepteur de son fils unique[9], qui devait être tué à la fleur de l’âge dans les rangs des confédérés[10] ; c’étaient Joseph Scaliger, Juste-Lipse, qu’il avait attirés à l’université de Leyde ; il discutait avec eux l’authenticité d’un livre d’Aristote, ou un verset d’un texte hébreu ; c’était le plus ancien de tous, le sage van der Mylen, son appui constant dans les mauvais jours ; c’était Aggée Albada, qu’il avait converti. Une amitié plus éclatante, qui dut adoucir ses épreuves, fut celle de notre Duplessis-Mornay. Ils s’étaient connus dans les négociations relatives au duc d’Anjou. Il y avait entre ces deux hommes tant de ressemblance de caractère et de situation, que le lien n’eut pas de peine à se former : tous deux ministres de deux grands hommes protestans, Henri IV et Guillaume d’Orange ; tous deux destinés à voir tomber leur héros sous un assassinat ; chefs militans de leur église, hommes de plume et d’épée, de croyance surtout, que l’on a appelés les papes du protestantisme ; raides et implacables dans la controverse, déliés et concilians dans les affaires, le premier avec plus d’amertume et de tristesse, le second avec plus de flamme et d’ironie ; également pénétrés de la foi nouvelle ; vrais philosophes évangéliques, celui qui a tout perdu console l’autre de sa bonne fortune. Rien de salutaire pour l’âme comme la correspondance de ces deux sages ; on pourrait former des rares fragmens qui subsistent une sorte d’Epictète chrétien. Marnix écrit à Duplessis-Mornay : « Je n’attends que les occasions ; de les chercher ambitieusement ne me permet mon naturel, mais je les embrasserai avidement quand elles s’offriront. Touchant votre état, j’en ai fort bon espoir à cause que, le voyant désespéré, j’espère que Dieu se souviendra de ses miséricordes ; mais le nôtre me semble en danger, parce que ses ulcères sont cachés, et comme cicatrisés sous les ampoules de la prospérité. »

À cela Duplessis-Mornay répond d’un accent non moins profond et pénétré : « En ces ennuis publics, je ne trouve consolation qu’en la conférence des bons, et entre ceux-là, je vous tiens des meilleurs. Avec tels, j’aime mieux soupirer profondément que rire effusément avec les autres, parce que le plus souvent Dieu se rit de nos ris et au contraire exauce nos gémissemens et nos larmes. En particulier, faites-moi toujours cet honneur de m’aimer, et croyez que je vous honore uniquement. Faites-moi quelquefois part de vos solitudes, car j’estime vos déserts plus fructueux et plus fertiles que nos plus cultivées habitations. De moi, tenez-moi pour un homme noyé dans les sollicitudes de ce temps, mais qui désire nager, s’il est possible, jusqu’aux solitudes. »

Du fond de sa retraite, Marnix ne s’adresse pas seulement à ses amis privés ; il public des épîtres aux rois, aux princes, aux peuples qui continuent le combat pour la foi nouvelle. Cette voix partie de la solitude acquiert une gravité impérieuse qu’on ne lui connaissait pas ; c’est le prêtre qui parle. À ce temps appartient l’Exhortation loyale à ceux des Flandres, du Brabant, du Hainaut, qui gisent encore sous la croix[11]. Il les adjure de ne pas s’accoutumer au joug moral de l’invasion catholique, même entre les mains des Espagnols. « Regardons notre devoir, s’écrie-t-il, et fions-nous à Dieu ! » Quant à ceux qui ont conquis ailleurs une patrie, en Hollande, il leur enseigne ce qu’il y a de plus difficile, à ne pas se dégoûter prématurément de la victoire parce qu’elle n’a pas donné incontinent tout ce qu’on avait espéré. « Se figuraient-ils par hasard que Dieu les conduisait dans un paradis terrestre ? » Puis il prend à témoin tant d’empereurs, de rois, de princes qui n’ont pu dompter une poignée de gueux et de huguenots, signe manifeste que la main du Tout-Puissant est avec eux. Ainsi il célèbre le triomphe au milieu de l’exil. Proscrit, relégué, il soutient les victorieux contre les déceptions de la victoire. Au reste, nul retour personnel, nulle amertume de se sentir exclu de sa part dans le succès. Jamais l’instinct moral ne parut plus élevé chez Aldegonde. Ce moment de sa vie, qui ne laisse presque rien à raconter aux historiens, est celui de tous qui comptera le plus pour lui auprès de la justice éternelle.

Un événement acheva d’ouvrir les yeux, sur l’iniquité commise contre Marnix. Les plus obstinés durent reconnaître que le parti catholique espagnol continuait de voir dans Marnix, même désarmé, un de ses plus dangereux ennemis. On prêtre de Namur déguisé en soldat, Michel Renisson, fut arrêté à La Haye, convaincu d’avoir tenté d’assassiner Maurice. Le prêtre avoua avoir reçu d’avance pour le prix du meurtre deux cents philippus d’or ; il déclara en outre que le même parti avait payé d’autres sicaires pour assassiner les plus grands hommes de la république, — Marnix, Barneveldt et le fils de Maurice, âgé seulement de dix ans. C’était le moment où le roi catholique offrait la paix aux confédérés. Les états firent frapper une médaille qui était la réparation la plus éclatante de l’injure faite à Marnix. On voyait le roi d’Espagne offrir une branche d’olivier à un habitant des Pays-Bas qu’un assassin poignardait par derrière. Au bas, on lisait : Il offre la paix, et voilà ce qu’il fait.

C’est ici qu’il faut remarquer, dans les origines de la république de Hollande, le parti que les pouvoirs politiques ont su tirer des médailles pour parler à l’imagination des masses, trait caractéristique de la révolution des Pays-Bas. Dans un temps où le peuple lisait peu, le gouvernement a su mettre constamment sous ses yeux les événemens importans, allumer son imagination, l’instruire en le passionnant. Pour chaque événement de la révolution, une bataille, un siège, un projet de traité, on frappait une médaille grossière, qui, servant de monnaie, passait de mains en mains jusque chez les plus pauvres. C’était, avec une publicité incessante, ce que nous appelons aujourd’hui l’illustration appliqué comme mesure de salut aux grands intérêts d’un peuple. Les états, les communes même parlèrent admirablement cette langue. De courtes inscriptions accompagnaient les figures. C’était un mot presque toujours profond, énergique : le mot d’ordre de la révolution. Tel qui ne pouvait lire la légende s’attachait à l’image. C’était, au plus fort du danger, une main qui sort des cieux, armée d’une épée avec la devise : Je maintiendrai, ou encore : Ne pas désespérer, nil desperandum. Les époques étaient aussi représentées : 1568, sous le duc d’Albe, c’était un squelette ; 1570, un Espagnol debout entre la mort et la famine ; 1577, des épis qui renaissent sous les pas d’une armée ; la pacification de Gand, un vaisseau qui entre dans le port ; Harlem pendant le siège, un bourgeois accoudé et rêvant sur deux têtes de morts et des ossemens ; Anvers, un pèlerin qui va demander assistance. Leyde criait sur ces médailles : Plutôt turc que papiste : la Hollande au milieu des eaux : Je lutte et je surnage ; Middelbourg : Ce n’est pas le roi, c’est la faim qui m’a vaincu ; la Zélande : Veillez sur la terre, moi sur la mer. Les individus avaient leurs emblèmes : celui du père Guillaume était un nid d’alcyons toujours tranquille au milieu d’une mer en furie. Pour marquer le ressentiment des Frisons, un homme armé d’un maillet entaille profondément un rocher, avec ces mots : Il grave ses offenses dans le marbre. Quelques médailles sont ironiques, telles que Granvelle sortant des Pays-Bas monté sur un âne, la Belgique foulée comme la vendange sous le pressoir des inquisiteurs et du roi. À mesure que la lutte s’invétère, l’ironie disparaît, le côté tragique et religieux remplit tout. Dieu est avec nous (Gool met ons), c’est le cri du triomphe depuis 1575. Quelle influence dut exercer un moyen ainsi répété de propagande ! Où est le discours, le livre qui eût valu de pareils signes ? Le soldat, le matelot, l’ouvrier n’était jamais abandonné à lui-même ; il entendait partout autour de lui le cri des choses ; il voyait, il touchait la plaie et le remède. La révolution parlait incessamment à la foule par des milliers de bouches de bronze.


XV

Après une vie déjà si féconde, il restait à Marnix à composer le plus considérable de ses ouvrages, celui qui faisait dire à Bayle qu’Aldegonde avait arraché à l’église romaine plus d’esprits que Calvin. Aucun historien, ni aucun biographe, depuis la fin du XVIIIe siècle, ne paraît avoir eu connaissance du Tableau des différends de la religion[12], et il n’est pas étonnant que l’église catholique ait mis un zèle infini à faire disparaître le chef-d’œuvre de Marnix.

Comment en donner une idée ? Rien de plus difficile dans le temps où nous sommes. Je ne sais par quel progrès du temps il arrive que les pages les plus vivantes de ce livre, les plus immortelles, sont précisément celles qu’il est impossible de citer aujourd’hui.

Arrivé a la fin de sa vie, qui était aussi la fin du XVIe siècle, Marnix entreprend de rassembler dans une seule œuvre[13], passionnée, savante, railleuse, toutes les armes que cette grande époque a fourbies contre l’esprit du moyen âge. Pour cela, il puise dans toutes les colères, dans tous les ressentimens, dans toutes les indignations de la réforme et de la renaissance. Il veut, de cette multitude de pamphlets sanglans que la foi, la raison retrouvée, les persécutions, l’échafaud ont accumulés, composer un immense pamphlet sacré qui ne laissera en oubli aucune des plaies de l’humanité morale au XVIe siècle : œuvre de bon sens et de justice, qui sera lue par les bourgeois et par le peuple dans les courts intervalles de repos, au milieu des guerres religieuses. Il rivalisera d’ironie avec Erasme, de fiel avec Ulrich de Hutten, de sainte colère avec Luther, de jovialité et d’ivresse avec Rabelais. Rien ne sera trop bas, trop hideux à son gré pour le supplice qu’il veut infliger, le cautère d’opprobre, l’irrision des gentils. Surtout il s’inspire de lui-même ; il reprend son premier ouvrage écrit en hollandais en 1569 sous le couteau du duc d’Albe, et qu’une multitude d’éditions a consacré. C’est un premier plan qu’il développe ; il y ajoute ce que lui a enseigné l’expérience de sa vie de combats, et comme il veut que ce livre ne soit pas enfermé en Hollande, mais que les coups en soient sentis à travers toute l’Europe, il l’écrit dans sa langue maternelle, en français, tantôt s’élevant avec le sujet jusqu’au langage des prophètes, tantôt descendant avec sa passion jusqu’aux peintures les plus burlesques, mêlant au besoin le français au wallon pour populariser, répandre, rallumer les colères de l’esprit. D’autres auront attaqué la foi du moyen âge avec plus de méthode sur un point, nul avec autant de hardiesse, une risée plus franche, une indignation plus sincère et plus soutenue. Marnix embrasse tout, il ravage tout en même temps : dogmes, institutions, traditions, sacerdoce, livres, culte, légendes, coutumes. C’est ici véritablement une guerre à outrance, sans merci ni vergogne ; le sac de l’église gothique par la main du chef des gueux, au milieu du ricanement de tout un peuple. J’ajouterai, si l’on veut, que ce livre est une sorte de machine infernale à la Gianibelli, chargée de toutes sortes d’engins, de pierres sépulcrales, et placée, mèche allumée, sous le maître-autel de Saint-Pierre.

Dans sa force effrénée, souvent très fine, très déliée, Marnix à trouvé par instinct le fond comique des Provinciales : un personnage ridicule, que ses fourberies n’empêchent pas d’être naïf, fait devant la foule, au nom du catholicisme, l’exposition complète de la doctrine orthodoxe, et il se trouve que cette apologie est, malgré lui, la condamnation et la risée de sa propre croyance. Seulement le personnage mis ainsi en scène n’a pas le caractère discret et prudent du héros des Provinciales ; il est bien plutôt de la famille effrontée des personnages de Rabelais. Que l’on se représente une sorte de Grangousier ou de frère Jean des Entommeures résumant au point de vue de l’église romaine le grand combat de doctrines livré par tout le XVIe siècle autour de la vieille église : « Courage, enfans, venons aux mains, et contemplons la souplesse des bras de nos athlètes catholiques ! » Là-dessus, avec une science énorme, mais qui semble ivre de la colère de tout le siècle, il rassemble, il étale sur chaque point les objections des adversaires ; il s’apprête à les foudroyer, mais à mesure qu’il manie les armes de la raison, il en est lui-même effrayé, transpercé : « Ho ! ho ! qu’est-ce donc ? cet homme a-t-il entrepris de nous ruiner ? » Puis il se prépare de nouveau à triompher de l’adversaire, et l’immense et grotesque controverse continue, sorte d’Odyssée burlesque à travers les sophismes, les argumentations, les plis et replis de la théologie du moyen âge aux prises avec la renaissance. Quelquefois la mise en scène dont Pascal a tiré de si grands effets d’art est largement ébauchée :


« Pour Dieu, mon maître, puisque vous m’en faites souvenir, il faut que je vous conte une histoire sur ce propos, de ce qui se passa, un jour de la semaine en mon jeune temps, devant les dernières neiges, entre une troupe de beaux jolis petits huguenots, qui semblaient tous être camarades et étaient lestes et joyeux comme de jeunes cardinalins, sauf qu’ils ne portaient pas la livrée ; et comme par aventure je me trouvai avec eux, croyez que je mordis bien ma langue, et fis belle pénitence d’être contraint de voir rire ainsi les ennemis de sainte mère église.

« Or il y avait un entre eux un peu plus grand de stature que les autres ; je pense qu’il devait être ministre… Et notez qu’il avait sur un pupitre devant lui le premier tome des Controverses de Robert Bellarmin, ouvert au quatrième chapitre du quatrième livre. S’étant donc, ce beau prêcheur, mis sur ses ergots, comme une chèvre qui broute une vigne rampante sur une muraille, et ayant achevé de lire tout le susdit chapitre : « Messieurs, dit-il, que vous en semble ? »

« Et avec cela il acheva son propos, et croyez qu’il n’y eut eu toute cette compagnie un seul qui engendrât mélancolie, étant tous bien aises et joyeux comme de petits papes. Tout au contraire, de mon côté, je me trouvai camus et honteux comme un fondeur de cloches, et me souhaitais cent lieues arrière de là ; car il me semblait avis que j’étais là comme un âne jouant des oreilles au milieu d’une joyeuse brigade de guenons, et qui pis est, jamais le cœur ne me donna la hardiesse d’ouvrir la bouche pour le contredire un seul mot, ni plus ni moins que si j’eusse été un malfaiteur oyant prononcer ma sentence de mort. »


La conclusion de ce combat de parole, c’est toujours d’augmenter la confusion du champion de l’église gothique ; mais que lui importe ? Une chose surtout est observée avec originalité dans ce personnage. Il se sent vaincu ; sa raison est à bout ; son orgueil ne diminue en rien pour cela ; plus il est hué, plus il triomphe. Cette infatuation d’une tête de pierre est peinte avec une grande vigueur : « Pour dire vrai, cela nous fait penser à nos consciences, quand nous nous trouvons si rudement assaillis par tant et de si divers témoignages de l’Écriture, laquelle, comme un glaive tranchant à deux côtés, coupe la gorge à notre digne et vénérable prêtrise. Mais que voulez-vous ? Il ne faut pas perdre courage au besoin, mais il faut trouver quelque bouclier pour mettre au-devant et garantir la marmite, à quelque prix que ce soit. »

L’historien de Thou disait à propos de cet ouvrage : M. de Sainte-Aldegonde a mis la religion en rabelaiserie, et l’on ne peut nier que cela ne soit vrai à l’égard du papisme. Chaque page, pleine d’une verve monstrueuse, donne l’idée d’une procession orgiaque à travers les mystères. Voyez la marche sacrée du Silène de Rubens au milieu des faunes et des satyres à jambes tortes, vous aurez pour la hardiesse et le coloris une idée de l’ouvrage de son compatriote le bourgmestre d’Anvers.

Mon étonnement fut grand, lorsque pour la première fois tomba entre mes mains un des rares exemplaires de ce livre, échappé, je ne sais comment, au bûcher. J’étais surpris que l’auteur d’un ouvrage où la langue française a servi à livrer de si terribles assauts fût entièrement inconnu dans mon pays. Une si impitoyable ardeur à déchirer du haut en bas le voile de l’église, c’est ce que je n’avais jamais vu. Il me sembla un moment que Voltaire même était craintif et repentant auprès de ce hardi ravageur qui secoue avec tant de fureur les colonnes du temple. Je découvris bientôt que ce qui autorisait Aldegonde à tout oser et à combattre sans masque, c’est qu’il avait gardé une foi profonde à travers les ruines ; il extirpait en conscience jusqu’à la dernière relique du moyen âge, sans s’inquiéter si son ironie corrosive ne brûlait pas jusqu’à la racine de l’arbre d’Éden, et par là je m’expliquai clairement, pour la première fois, comment chez les anciens des hommes tels qu’Aristophane ont pu conspuer les dieux sans cesser de croire à leur divinité. Marnix a souvent des traits de la fantaisie d’Aristophane ; mais telle est la sûreté de sa foi, qu’au milieu de son ironie de bacchante, il ne craint jamais que les deux des réformés en soient éclaboussés. Pour nous, à la distance où nous sommes, nous ne marquons plus assez bien ces limites. Quand nous voyons la moquerie déchaînée à travers l’infini, nous ne savons plus exactement où commence, où finit son empire légitime.

Voulez-vous avoir l’impression vraie de ce livre ? Une église, celle du moyen âge, s’élève dans les ténèbres ; vous en passez le seuil. Un ricanement aristophanesque, rabelaisien, sort des catacombes ; il est répété d’échos en échos par les murailles ; il s’élève jusqu’au faite. Chaque figure sur les chapiteaux, en haut, en bas, dans les moindres recoins, gonfle ses joues dans un rire éternel. Des agencemens de mots monstrueux frappent vos oreilles, comme si les goules et les salamandres, rampant autour des chapiteaux, vous expliquaient leurs mystères barbares ; au milieu de ces bruits moqueurs, l’église s’abîme dans un lac de boue ; les lutins et les esprits follets sifflent sur les ruines. L’esprit même qui a soufflé sur elles a disparu ; il ne reste qu’un vieux livre poudreux à demi consumé par le temps, avec cette épigraphe : Repos ailleurs !

Comment des paroles jaillissant d’un esprit si ému, si sincère, tant de flamme, de religieuse colère, une haine si éternelle, un dédain si profond, un écho si populaire, une risée si implacable, un coloris souvent si magnifique, un cri si puissant, tant de vie, tant d’impétuosité, un appel si véhément à la vérité, à la liberté d’esprit, à l’affranchissement de l’intelligence, à la lumière après les ténèbres, comment tout cela peut-il aujourd’hui être enfoui dans ces pages sous une si épaisse poussière ? A peine si je puis découvrir les mots sous l’empreinte jaunie de deux siècles et demi. Quoi qu’il arrive de ce livre, soit qu’il retombe dans son obscurité après le bruit qu’il a fait, soit que les passions de nos jours aillent le chercher sous la poussière pour s’en repaître encore, il n’en est point où l’on sente, où l’on entende mieux le choc des esprits sous la cuirasse, à travers les guerres religieuses. Le XVIe siècle est là, non dans sa beauté, mais dans sa nudité, dans ce qui faisait sa passion et sa vie. Chez les historiens, vous n’entendez que le cliquetis des épées pendant une guerre de quatre-vingts années ; ici, ce sont les cris, les grincemens de dents, les défis, les apologies, les malédictions de deux religions dans la mêlée.

Je m’étais toujours demandé comment il se pouvait que la langue française n’eût produit au XVIe siècle aucun de ces ouvrages hardis qui chez les autres peuples marquent les représailles de la renaissance contre la foi du moyen âge. Fallait-il arriver jusqu’à Voltaire pour trouver chez nous la guerre ouverte ? Le protestantisme et la philosophie avaient-ils cédé le terrain après la Saint-Barthélemy sans pousser un cri ? Notre Satire Ménippée, si ingénieuse, si charmante, n’était pourtant au fond qu’une satire très circonspecte, très orthodoxe des excès politiques de la ligue. Rabelais lui-même restait catholique. Soit prudence, soit indifférence épicurienne, il n’avait jamais poussé la guerre à outrance jusque dans le dogme ; d’ailleurs ses personnages gardaient toujours leurs masques gigantesques. Chacun voyait ce qu’il voulait sous ce déguisement : philosophie peut-être très hardie, assurément très commode. Quoi donc ! l’esprit français aurait-il gardé pendant tout ce grand siècle une réserve si prudente en face des échafauds ! La langue française ne répondra-t-elle que par des épigrammes à la Saint-Barthélemy ? Non. Le Tableau des différends de la religion, publié à La Rochelle aussitôt qu’à Leyde, remplit ce vide ; il est pour nous ce que sont pour les Allemands les Triades d’Ulrich de Hutten, pour les Hollandais la Folie d’Erasme. L’ouvrage de Marnix ne parut qu’après sa mort, dédié par sa veuve à l’université et aux états[14]. Le retentissement n’en fut que plus grand. Nos Français de La Rochelle tirent écho aux acclamations parties de Leyde :

Ce grand Marnix est mort…
Ici gisent les os du grand Sainte-Aldegonde ;
Son esprit est au ciel, son lot par tout le monde[15].

Il y a dans le Tableau des différends de la religion toute sorte de styles, de langues et d’esprits différens. L’originalité la plus frappante est de voir les deux extrêmes du XVIe siècle s’unir : ce qu’il y a de plus élevé dans l’idée, ce qu’il y a de plus orgiaque dans la forme, Calvin et Rabelais, le puritanisme et le pantagruélisme ; à travers tout cela, un esprit très fin, très lumineux, quelquefois l’espièglerie, la malice d’un fabliau, et tout à coup une austère doctrine qui surgit du fond de ces ténèbres marmiteuses. En comparant au vocabulaire de Rabelais celui de Marnix, on voit combien là aussi il est créateur, combien il ajoute de mots heureux, pittoresques, à l’idiome de Gargantua ; on pourrait former un glossaire de Marnix, et ce ne serait pas un ouvrage d’une médiocre étendue. J’y ai trouvé jusqu’à des mots du patois de ma province que je n’avais plus rencontrés nulle part, souvenir de la longue union de la Bresse et de la Savoie.

Dès le commencement ; Marnix rencontre l’objection que Pascal rencontrera près d’un siècle après lui. Voici comment il y répond dans une préface qui, pour la véhémence, ne reste peut-être pas très loin des Provinciales. On trouve déjà chez lui cette phrase vibrante qui se balance comme une fronde avant de jeter la pierre au but :


« Tu me diras[16] qu’il n’est pas convenable de railler en choses graves qui concernent l’honneur de la majesté du Dieu vivant et le salut des âmes chrétiennes. Je ! e confesse : aussi ne sera-t-il pas question de rire quand nous rechercherons la vérité ; mais si par aventure nous trouvons que ceux que l’on a déjà réfutés et rembarrés un million de fois ne font que piper de nouveau les âmes chrétiennes, n’êtes-vous pas d’avis de découvrir leur vergogne à la vue de tout le monde, puisque leur obstination et impudence effrontée n’admet aucun remède ?

« N’est-ce pas ici le cautère que ce grand prophète Elie appliqua jadis à la gangrène des prêtres de Baal par laquelle ils allaient infectant tout le peuple d’Israël ? Ne voit-on pas qu’après leur avoir proposé la majesté de l’unique Dieu vivant, il expose les profanes contempteurs de Dieu et les marchands de consciences en opprobre et risée à tout le monde ? Il étale leur infamie sur le théâtre de toute la postérité, disant à propos des hurlemens qu’ils faisaient en l’invocation de leurs Baals et faux patrons : « Criez ! criez ! Vos dieux sont-ils encore endormis, ou par aventure sont-ils allés en quelque lointain voyage ? »

« Saint Paul même, voyant l’effrontée audace du sacrificateur qui tenait la place de Dieu, et cependant faisait profession de fouler toute justice et vérité sous les pieds, ne le flétrit-il pas d’une marque d’ignominie avec un sarcasme amer, lui disant qu’il ne savait pas qu’il était sacrificateur ? Et de quelle façon accoutre-t-il, je vous prie, ces faux apôtres qui, sous ombre de sainteté, faisaient marchandise des âmes chrétiennes, usant de plusieurs ironies et risées ? Et même en celle aux Philippiens, il les nomme chiens. Et les anciens pères ont du commencement écrit furieusement contre les païens et contre les hérétiques ; mais, après avoir reconnu que toutes les exhortations et répréhensions étaient sans fruit, ne publièrent-ils pas des livres contre eux pleins de moqueries et sarcasmes par où ils mettaient leurs abominations en opprobre et diffame ? J’en appelle à témoin les livres de dément, de Tertullien, de Théodoret, de Laetance, et même de saint Augustin, qui en sont remplis et montrent que là où il n’y a point d’espoir de remédier au mal et que l’on voit qu’il gangrènerait le reste du corps, il y faut appliquer le cautère d’opprobre, pour leur faire honte de leur impudence ou pour en dégoûter les autres qui se laissent abuser ; voilà pourquoi aussi le philosophe chrétien Herman a écrit un livre qu’il a intitulé l’Irrision des Gentils. Suivant donc ces exemples, je suis d’avis que, traitant les sacrés mystères de la vérité de Dieu avec toute révérence et humilité, nous ne laissions cependant de découvrir la honte et l’opprobre des sottes cavillations des hérétiques et profanes avec un style digne de leur impiété, puisque, se couvrant du masque de religion contre leur propre conscience, ils abusent de la parole de Dieu pour gagner crédit et réputation entre les hommes et faire marchandise des âmes rachetées au prix du sang du fils de Dieu ; car puisque, ayant été si souvent convaincus, ils retournent toujours à leurs redites, qui sont sans grâce et sans sel, que saurions-nous faire autre chose que de leur arracher le masque dont ils se couvrent pour les faire paraître tels qu’ils sont à la vérité ? Cependant je prie tous ceux qui craignent Dieu et cherchent la vérité en bonne conscience qu’ils ne se scandalisent de cela, puisque ce n’est que pour mettre mieux la vérité en évidence et rembarrer l’audace de ceux qui font profession de la tenir cachée. »


Je ne sais si dans la Satire Ménippée éclate nulle part un coloris plus vif que dans le passage suivant ; il s’agit de la France et de l’Espagne au XVIe siècle :


«… Ce roi-là est mort, et notre fleur de lys a depuis naguère reçu une terrible atteinte des grilles papagalliques ; elle faillit bien d’être foulée et flétrie tout à coup, sans jamais s’en pouvoir relever… Ils pensaient du tout atterrer la couronne de France. Vrai est qu’à la fin on en est encore venu à bout ; mais ça a été en y laissant des traces d’une effroyable puissance de la foudre vaticane, qui présentement semble donner plus de terreur panique au magnanime cœur de la France que jamais elle ait fait au moindre et plus vil recoin de toute l’Italie. Je sais bien que la main de Dieu n’est pas raccourcie ; mais que voulez-vous ? Croyez-moi, mon ami, ces mules papales sont mauvaises bêtes ; elles ont du foin en corne et ruent comme chevaux échappés. Je suis d’avis que nous allions baiser le babouin et nous prosterner à la dive pantoufle ; peut-être nous donnera-t-il quelque lopin d’une bénédiction égarée, et nous serons encore les meilleurs enfans, car certes notre pragmatique sanction, la bonne vieille demoiselle avec son large tissu de satin vert et ses grosses patenôtres de jais, ne nous peut garantir dorénavant. Elle n’a pas une dent à la bouche, et la chaleur naturelle commence à lui manquer ; même sa bonne commère, la liberté de l’église gallicane, est longtemps passée à l’autre monde ; on lui chante, déjà force De Profundis et messes de Requiem. Ne nous vaut-il pas mieux servir le Catalan et humer l’ombre des doublons d’Espagne que d’avoir un roi huguenot ? Je m’en rapporte à la sainte ligue, qui en a reçu des nouvelles toutes fraîches.

« Venons à l’Espagne, qui se piaffe du roi catholique et veut donner loi même au saint père et lui ménager ses bulles et bénédictions comme étant le seul soutien et le bâton de vieillesse de sainte mère église, l’arc-boutant de la sainte foi catalanique, apostolique et romaine.

« Mais encore, por vida suya, sennor fanfaron ! depuis quand est-elle montée si haut ? depuis quand s’est-elle émancipée du joug ? J’ai bien vu ses fanfaronnades lorsque le vent lui donnait en poupe et que le bon san Jago raidissait les cordages de la sainte inquisition. Aussi suis-je bien averti que c’est sur son enclume loyolalique que la dernière ancre sacrée du navire se forgea ; mais pour cela ne croyez jamais que le saint père veuille être chapelain du roi catholique : aussi n’y aurait-il pas de raison, n’en déplaise à M. l’ambassadeur d’Espagne.

« Que vous semble ? L’Espagne a-t-elle plus de privilèges que les autres ? Faut-il pas qu’elle se laisse manier à courbettes aussi bien que la France ? Je ne dis pas qu’elle ne puisse être réservée jusqu’au dernier mets comme Ulysse au Banquet de Polyphème ; mais croyez qu’elle aura quelque jour une atteinte des dents cyclopiques du grand Polyphème Lance-Foudre, car il entend qu’elle lui appartient comme son premier et principal partage.

« S’ils pensent faire bouclier de leurs Indes orientales et occidentales qui leur fournissent lingots d’or, ils doivent se souvenir que cela même leur est venu de la libéralité du saint-père.

« Quant au royaume d’Angleterre, il n’y a point d’acquêt pour nous : ils ont secoué le joug et se sont armés de foudres capitolines. Ne t’ébahis donc pas si ces béats pères sont acharnés contre la reine d’Angleterre, qui les empêche de jouir de leurs délices. Ils ont finalement vendu son royaume au dernier enchérisseur, lequel, pour faire boire de l’eau salée à tous ces braves dons Diègues et Rodrigues d’Espagne qui avaient entrepris de se rendre chevaliers de la Table-Ronde en la Grande-Bretagne, dressa cette formidable armée sur laquelle le Seigneur souffla du ciel. »


Ces citations ont été choisies parmi les moins significatives. Quant à celles qui marqueraient le mieux le génie de l’écrivain, il m’est impossible de les produire. Ce sont des armes que les hommes de nos jours ne peuvent plus porter. Je signalerai seulement le long morceau sur l’institution de la messe. « Il ramassa, dit Homère, et jeta une pierre que trois et quatre hommes tels qu’ils sont aujourd’hui seraient incapables de soulever. »

Ce livre marque mieux qu’aucun autre le chemin fait par la réforme en moins d’un siècle. Qu’il y a loin de là aux premières incertitudes de Luther, à ses violens assauts mêlés de retours subits et de repentirs ! Que le ton a changé en Hollande depuis Érasme, et que celui-ci me semble glacé à côté des torches ardentes de Marnix ! Sa moquerie donne à la victoire un caractère irrévocable. Il ose tout parce qu’il a la double audace de l’esprit et du caractère, et que de plus il parle, il raille, il provoque au nom d’une foi nouvelle. Là est le caractère qui marque son vrai rang dans l’histoire de la langue et des lettres françaises au XVIe siècle. Nos plus hardis écrivains, Montaigne, Rabelais, sont arrivés à l’indifférence, sinon au mépris de toute espèce de religion, ce qui ne les empêche pas, en apparence du moins, de conclure d’une tout autre façon. Quand le sage Charron a étalé son dédain, son aversion pour tous les cultes[17], il se ravise dignement, comme devait le faire un chanoine de Notre-Dame. L’auteur de l’Ile sonnante dit la messe à Meudon ; Voltaire communiera à Ferney par-devant notaire. Cette diplomatie, ces arrière-pensées portées dans la philosophie religieuse peuvent produire de fort beaux livres, une littérature brillante, difficilement des mœurs sûres et des institutions solides. Nous avons affiché un si grand dédain pour la réforme du XVIe siècle, que nous nous sommes fait une loi d’en ignorer l’histoire. Avouons modestement que cette révolution religieuse était la forme de la liberté au sortir du moyen âge, et reconnaissons que ceux qui n’ont pu conquérir cette liberté ont été jusqu’à ce jour impuissans à en établir une autre.

Ce qui ajoute à l’ouvrage de Marnix une force extraordinaire, c’est le parfait accord de sa vie et de ses paroles, de sa croyance et de ses conclusions. Son inspiration est celle des gueux, briseurs d’images ; son ironie, c’est la colère de la Bible retrouvée par la renaissance ; tempête de l’esprit qui disperse aux quatre vents tout ce que Luther, Zwingle, Calvin, ont pu laisser subsister par hasard de l’ancien édifice. Si l’on pouvait se représenter la moquerie d’un Voltaire plein de foi, on ne serait pas loin de Marnix. Il faudrait y joindre le pittoresque de Rabelais sur le fond sérieux d’une ébauche de Pascal ; la manière abondante, le génie plantureux des Flandres, accompagnés des éclats de malédictions qui partent d’une âme éprouvée par quarante ans de combats en pleine mêlée. Il me semble que lorsqu’on n’a pas lu Marnix de Sainte-Aldegonde, on ne sait pas tout ce que renferme encore de flammes et d’ironie vengeresse la langue française. On trouve dans la même page un croyant, un profane, un homme d’état, un grand artiste ; il restait à voir ces oppositions d’humeur, dont aucun de nos écrivains ne donne peut-être une juste idée, je veux dire le mélange de l’enthousiasme religieux et de la moquerie burlesque, David et Isaïe donnant la main à Téniers et à Callot.

Jusqu’ici on avait contesté à l’esprit français la faculté de réunir ces hardis contrastes dans une même œuvre : les Italiens citaient Pulci, les Espagnols Quevedo, les Anglais Butler, les Allemands Ulrich de Hutten. Nous pouvons leur opposer Aldegonde ; il est de leur famille. Un Gargantua religieux, enthousiaste, sublime de foi et d’espérance, qui s’y serait attendu ? Marnix complète ainsi le domaine de la langue française ; elle nous gardait des trésors cachés pour les temps de disette.

À un autre point de vue, Marnix ôte au protestantisme son apprêt et sa raideur. Il a su concilier avec le tour d’esprit le plus populaire l’élévation continue de la doctrine. Vif, aventureux dans son style de cape et d’épée, osant tout, bravant tout, il répand sur le dogme une joie, une bonne humeur, une hilarité inépuisable. On ne peut guère le lire sans penser aux chaudes représentations de la Bible par les peintres hollandais ; à travers les tavernes fumeuses, j’aperçois dans le lointain, sur un ardent sommet, le Golgotha de Rembrandt.

Ce livre, véritable catapulte, le plus grand, le plus sanglant, le plus robuste des pamphlets que la langue française ait produits, parut en 1599. Ce fut le dernier mot du XVIe siècle : l’ironie en plein triomphe, non plus réservée et craintive comme dans Érasme, non pas amère et douloureuse comme dans Ulrich de Hutten, mais pleine, surabondante, rassasiée de butin, festoyant la victoire, enivrée de l’avenir. Le cadavre du passé est traîné sept fois au milieu d’un rire inextinguible autour de la vieille Ilion du moyen âge.


XVI

L’ouvrier de la bible, armé du glaive et de la truelle, c’est Marnix. Jamais il n’a ébranlé l’église du passé qu’il n’ait en même temps édifié la foi nouvelle. Les états-généraux de Hollande se souviennent de Marnix quand il faut donner une base à l’église nationale ; ils le chargent officiellement par une loi de faire la traduction complète de la bible en langue néerlandaise. Marnix quitte sa solitude de Zélande pour l’université de Leyde, qu’il a fondée ; là, entre Joseph Scaliger et Juste-Lipse, il entreprend vers la fin de ses jours, accablé d’infirmités précoces, mais toujours serein et infatigable, le labeur que Luther a réservé à ses années de jeunesse et de force. La langue sacrée de la Hollande était née en quelque sorte des psaumes et des cantiques d’Aldegonde. On en critiquait ça et là les rimes frustes, les nombres imparfaits ; lui, si Français de cœur et de langue, excluait systématiquement du hollandais tous les termes empruntés à la France. Cette réforme si féconde avait étonné ; mais si c’étaient là les reproches qu’on lui adressait, la simplicité, l’énergie native, l’accent antique, la majesté qu’il savait trouver dans l’idiome jusque-là indomptable des Bataves, étaient admirés sans restriction. Que serait-ce du monument complet de l’Ancien et du Nouveau Testament, quand le même homme qui combattait depuis un demi-siècle pour ce livre l’aurait reproduit jusqu’à la dernière ligne ? Cette gloire fut refusée à Marnix. Le vieux lutteur tomba épuisé sur la bible comme il achevait les derniers versets de la Genèse.

Sa fin fut attristée par la nécessité de se défendre. Marnix n’eût pas été de son temps, s’il n’eût eu comme tous les autres son heure d’intolérance. Il avait étendu la liberté aux luthériens, aux calvinistes, aux puritains, même aux anabaptistes, qui partout ailleurs épouvantaient le XVIe siècle et le faisaient reculer ; mais lorsque surgirent les mennonites et les enthousiastes[18], l’auteur du Tableau des différends de la religion eut comme une vision anticipée du débordement des sectes dans les États-Unis d’Amérique. Cet avenir lui sembla le chaos ; il en eut peur et voulut fermer violemment la porte aux derniers venus de la réforme, tant il est difficile que l’homme doué de l’esprit le plus intrépide n’ait pas son moment de stupeur, quand il voit face à face l’avenir que lui-même a évoqué. L’intolérance inattendue d’Aldegonde ne pouvait manquer de lui être reprochée. Pour mieux envenimer la querelle, on réveilla les anciennes calomnies sur la défense d’Anvers, sachant bien que c’était la plaie toujours vive. Aldegonde répondit[19] avec véhémence ; il revint encore une fois douloureusement sur les opérations du siège et adressa aux états ce testament de pieuse colère qu’il termine par un appel suprême à la justice d’en haut. Ce fut sa dernière œuvre.

Il mourut à Leyde le 15 décembre 1598, âgé d’un peu plus de soixante ans ; son corps fut porté à West-Soubourg. Il y avait trois mois à peine que Philippe II était dans son tombeau à l’Escurial.

Où est la statue de Marnix ? demandait, il y a une vingtaine d’années, un des écrivains[20] de Hollande les plus estimés. Elle devrait être en face de celle de Guillaume le Taciturne. Pour moi, je demande : Où sont les ouvrages de Marnix ? où sont un si grand nombre de ses écrits, qu’il m’a été impossible de découvrir dans son propre pays[21], et qui peut-être n’existent plus nulle part ? où est son ouvrage de l’Institution du Prince, qui contenait sa politique ? où est son Commentaire sur le siège d’Anvers, morceau si capital pour l’histoire, et que les derniers historiens de la ville d’Anvers déclarent perdu ? où sont les ouvrages que lui attribuait Juste-Lipse, Du Salut de la République[22], Avertissement aux Rois et aux peuples[23] ? Les uns sont irréparablement détruits ; les autres, réduits à quelques exemplaires presque introuvables, disparaîtront bientôt.

Pour recomposer cette figure, j’ai été obligé de rassembler çà et là à grand’peine des fragmens épars, mutilés ou inédits ; encore n’ai-je pu découvrir presque aucun détail intime et domestique sur Marnix, et c’est là mon excuse pour ce qui manque à cette vie. Tout ce que l’on sait par la tradition, c’est qu’il a été marié trois fois, que sa première femme s’appelait Philippe de Bailleuil, la seconde Catherine de Eeckeren, la troisième Josina de Lannoy. Il eut de ces mariages quatre enfans : un fils, Jacob, tué dès sa première campagne ; trois filles, Marie, Amélie et Elisabeth, qui se fixèrent en Hollande, où elles épousèrent, l’une un des Barneveldt, les autres deux des principaux citoyens de la république.

Avant que la perte des écrits d’Aldegonde ne soit consommée et irréparable, une entreprise digne de la nation hollandaise serait de réunir et de publier ces œuvres, qui renferment pour ainsi dire sa raison d’être. Si l’esprit des Nassau vit encore quelque part, laissera-t-il périr tout entier l’ami, le champion, le défenseur, l’alter ego de Guillaume ? Qui a contribué plus que Marnix, après Guillaume, à fonder la nationalité, à conquérir la liberté religieuse et civile, à établir l’église nouvelle, sur laquelle tout repose ? Les œuvres de Marnix sont les titres de la nation hollandaise. Ces ouvrages auraient un intérêt sinon égal, au moins très grand pour ses compatriotes, les Belges, dont il a le premier et le dernier, par la plume et par l’épée, défendu l’indépendance durant quarante années sans pouvoir la sauver. Quant à nous, serions-nous devenus si indifférens à tout ce qui regarde la dignité humaine, que nous ne prêtions aucune attention à des monumens inconnus pour nous, pleins de l’esprit français, qui deux siècles avant notre révolution renferment une partie de son génie ? A défaut de tout instinct moral, la vanité nationale nous obligerait, ce semble, de paraître nous intéresser à ce complément inattendu de notre littérature et de notre langue. Nous voudrions voir comment notre idiome a régi la grande tempête batave, et nous serions pour le moins curieux de savoir ce qu’est devenu notre Rabelais chez un Pascal wallon.

Une édition de Marnix conçue dans ce plan devrait comprendre : 1° ses ouvrages de théologie, controverses, catéchismes, traduction en prose et en vers de la Bible ; 2° ses mémoires et ses lettres politiques : il serait facile d’en composer un recueil semblable à ce qu’on appelle les Mémoires de notre Duplessis-Mornay ; 3° ses pamphlets, consolations, avertissemens, apologies ; 4° la Ruche romaine en français et en flamand : il faudrait y joindre ses chansons populaires, qui, selon Bayle, furent aussi utiles à la république que de gros livres ; 5° le Tableau des différends de la religion. J’ai moi-même préparé une édition de ce dernier ouvrage, sans contredit le plus important de tous.


XVII

Marnix et Guillaume, c’était l’union intime des états et du prince, de la liberté et de l’autorité. Eux morts, qu’arrive-t-il ?

On voit en Hollande une chose bien extraordinaire, et qui, je pense, ne s’est rencontrée que là : les masses du peuple, prises d’une superstition obstinée pour un nom, pousser pendant deux siècles tous ceux qui portent ce nom à usurper ; ceux-ci dirigeant tout vers ce but et néanmoins incapables de l’atteindre ; la conjuration ouverte du peuple et du prince pour fonder le despotisme politique ; cette conjuration ajournée, déjouée, enfin vaincue par une certaine force intérieure plus puissante et surtout plus sage que le peuple et le prince. Quelle était cette force ?

Maurice, successeur de Guillaume, ne fit aucune difficulté de laisser égorger juridiquement le vieux Barneveldt, qu’il tenait pour l’homme le plus respectable de la république. Guillaume III souffrit que le peuple mangeât le cœur des deux plus vertueux citoyens de son temps, les de Witt. Avec de si excellentes dispositions à devenir souverains absolus, comment les Nassau ne purent-ils y parvenir[24] ?

Ce n’est pas que la nature humaine eût changé en Hollande en quelques années ; elle tendait au contraire sans cesse à ramener l’ancienne servitude accoutumée. Les masses du peuple, selon l’ordinaire, poussèrent la reconnaissance aussi loin que l’ingratitude, et c’était une double cause d’asservissement ; mais un obstacle invincible était là qui s’opposait, en dépit des hommes, au retour vers le passé. En abolissant l’ancienne religion, la nation avait brûlé ses vaisseaux. Rien ne put la ramener même pour un instant à son point de départ.

S’il n’eut dépendu que de la multitude, la république n’eût pas vécu un seul jour ; mais (exemple unique peut-être !) il se trouva que, par la seule force d’une révolution religieuse, un peuple fut contraint de demeurer libre malgré lui. La petite bourgeoisie et la foule ne cessèrent un moment de redemander la souveraineté pour quiconque portait le nom de Guillaume. Les paysans, les ouvriers, les marchands, impuissans à maîtriser l’aristocratie des états, ou ignorant encore ce que c’était que la liberté, cherchaient leur sûreté dans la puissance d’un seul et s’abritaient dans l’ombre du Taciturne. Vous les eussiez crus dévorés d’une soif de domesticité. Ce n’était que le désir de jouir enfin de l’égalité dans l’abaissement de tous. Au moindre péril du dedans et du dehors, la nation presque entière courait disparaître dans la maison des Nassau. De leur côte, ceux-ci s’offrirent ou tentèrent de s’imposer sans relâche. Tour à tour humbles ou menaçans, ils se glissèrent vers le trône à travers toutes les dignités républicaines. Et malgré cela, ni le prince, ni le peuple, n’osèrent jamais attenter par la violence sur la souveraineté et la liberté des états. C’est que ceux-ci étaient les témoins vivans de la révolution religieuse. Ils représentaient le principe d’examen sacré pour tous. La haine même furieuse vint battre le seuil, elle se prit aux individus, et mit en pièces les meilleurs ; mais une certaine crainte, mêlée de pieux respect, ne permit pas que l’on mît jamais la main sur les états. La religion nouvelle veillait à la porte. Pour violer l’assemblée des états, il aurait fallu fouler aux pieds la Bible de Marnix. Je pense aussi que Guillaume Ier, par son exemple, retint ses descendans.

Il y avait dans la foi nouvelle des Hollandais trois principes qui ont engendré leur histoire : premièrement, l’horreur de l’église romaine, par où ils se sont affranchis de l’Espagne et ont constitué leur nationalité ; — secondement, la doctrine calviniste des élus de la grâce, fondement de l’oligarchie des états, qui provoqua la jalouse inimitié des masses. — C’est là ce qui mit si souvent hors de lui le peuple le plus froid et le plus patient de la terre ; il était dévoré d’envie et de haine contre une aristocratie bourgeoise dans laquelle il désespérait d’entrer. Moins elle était élevée par ses origines, plus elle était blessante. Le grand mal qui en résulta, ce fut une république où la liberté était impopulaire, et où chacun croyait gagner tout ce qu’il donnait à l’arbitraire d’un seul. — Il y avait enfin le principe d’examen, duquel naissait le principe républicain du contrat social ; c’est par là que fut sauvée la souveraineté nationale, qui jamais, malgré tout, ne put être absorbée dans le prince[25].

Il faut avouer, d’autre part, que les états firent preuve d’un grand sens dans leur lutte avec la superstition populaire pour le nom de Guillaume. Que de fois ils ont arraché l’arbre à propos pour l’empêcher de s’enraciner, tantôt laissant tomber en désuétude la première dignité de la république, le stathoudérat, tantôt, quand ils y sont forcés, le relevant à demi, sans autre attribution réelle que le nom, puis tout à coup l’anéantissant pour un quart de siècle ! C’est ainsi qu’ils prouvèrent, par le mouvement même, que la république pouvait marcher sans lisière. Après avoir été privé de la domination des Nassau, le peuple redemanda le joug avec fureur : il fallut céder ; mais la liberté avait déjà près d’un siècle de durée, un nom ne put l’étouffer, et voici la loi singulière qui en résulta : d’usurpation en usurpation, le stathoudérat se rapproche chaque jour de l’ancienne royauté, sans jamais pouvoir y atteindre. C’est en politique ce que sont en géométrie les asymptotes de l’hyperbole.

Les états montrèrent le même sens dans les choses religieuses. Souverains modérateurs entre les sectes, ils tinrent le catholicisme dans la dépendance et presque dans l’opprobre[26] tant qu’il fut à redouter ; ils lui rendirent avec éclat une demi-liberté dès qu’ils le jugèrent impuissant.

Quoique la population grandît démesurément avec la liberté, la question économique se résolut d’elle-même dans la république de Hollande. On vit là sur une petite échelle ce que l’on voit aujourd’hui aux États-Unis : des bourgs devenir de grandes villes en quelques années, un empire croître à vue d’œil, tous les réfugiés des vieux états grossir la république nouvelle, et la propriété publique ou privée s’augmenter et s’étendre avec la population même. Le champ communal, c’était l’océan, la mer libre, mare liberum.

Un jour pourtant, cette puissance nouvelle, qui affranchissait l’océan, qui refoulait l’Espagne, imposait la paix à Louis XIV, et qui devait donner l’hospitalité à tout le XVIIIe siècle, fut prise d’une grande terreur. On venait d’apprendre qu’un petit ver[27] imperceptible s’était mis à ronger les pilotis des digues sur le bord de la mer. Les Provinces-Unies se crurent perdues ; des prières publiques furent ordonnées dans toutes les églises. Il s’en fallut peu que cette nation victorieuse de l’Espagne, de la France et de l’Angleterre ne disparût devant ce vermisseau qui, sans se déconcerter, s’avançait toujours en rongeant la barrière de l’océan. À la fin, le génie de l’homme triompha de cet éphémère et le força de reculer. L’empire qui avait failli un moment disparaître devant lui reprit orgueilleusement, depuis la Baltique jusqu’à l’extrémité des Indes, le cours de ses prospérités.


XVIII

La même révolution religieuse qui a créé une Hollande politique a créé l’art hollandais, en sorte que l’on a ici le spectacle d’une nation qui, née d’une parole comme le chêne du gland, s’épanouit dans une unité vivante, où la religion, la politique, l’industrie, l’art, ne sont que les formes diverses d’une même pensée.

Depuis la réforme, les scènes de la Bible n’apparaissent plus à travers les traditions accumulées de l’église. Tous les temps intermédiaires entre le christianisme primitif et l’homme moderne sont abolis ; le moyen âge disparaît effacé comme par enchantement. La perspective du monde étant changée, l’antiquité chrétienne semble d’hier. De là une réalité saisissante dans la peinture hollandaise. Le divin s’est rapproché de seize siècles ; il est descendu des hauteurs de la liturgie. L’homme s’imagine le rencontrer et le toucher à chaque pas. Le Christ n’est plus relégué dans le lointain obscur de la tradition ni enfermé dans le tabernacle du saint des saints. Il est là, il passe dans la rue, il monte dans la barque ; le voilà qui traverse le lac de Harlem.

Et ce n’est pas seulement le temps qui disparaît, c’est tout ce qui servait d’intermédiaire entre le Dieu et l’homme. Plus de pompes ni de fêtes, à peine un reste de culte ; le christianisme interprété non par les docteurs ou les pères, mais par le peuple ; chacun marchant sans guide dans sa voie particulière, comme si le monde moral datait d’un jour, d’où la simplicité des Écritures poussée jusqu’à la trivialité ; les objets plus vrais, plus réels, mais dépouillés de la perspective grandiose de l’éloignement dans le temps ; non plus l’église, la maison du prêtre, mais la demeure, le loyer du pauvre laïque ; son toit de chaume, ses meubles familiers, son champ, son bœuf, son cheval, ses vases de terre ou de cuivre, tout ce qui porte témoignage de l’individualité humaine. Là est la révolution du XVIe siècle, là est aussi la peinture hollandaise.

Comment les biographes de Rembrandt et ses interprètes ont-ils oublié jusqu’ici son caractère de réformé ? Ce devait être le point de départ. Rembrandt est l’historien des Pays-Bas bien mieux que Strada, Hooft ou Grotius. Il rend palpable la révolution, il l’éclaire à son insu de mille lueurs. D’un autre côté, elle le montre tel qu’il est, elle le dévoile ; sans elle, il resterait une sorte de monstre inexplicable dans l’histoire des arts. Sa Bible est la bible iconoclaste de Marnix ; ses apôtres sont des mendians ; son Christ est le Christ des gueux. Une partie de ses œuvres est même connue sous ce titre. Le peintre est arrivé le lendemain du sac de la vieille église par les briseurs d’images d’Anvers et d’Amsterdam. Au lieu des magnificences pontificales de la peinture italienne, il ne reste ici que l’offrande d’une église dépouillée, mise à nu, qui n’a d’autre faste que son humilité : monde de mendians, de paralytiques, de paysans déguenillés (gheusii sylvatici, gheusii aquatiles), Lazares qui semblent tous se lever et porter leurs grabats à l’appel du Christ renouvelé de la réforme. Quand je me mets à la suite de ce cortège de misérables, je reconnais le caractère que je viens de montrer dans la réforme des Pays-Bas ; j’entends un écho de ces mots de Guillaume d’Orange : « Nous ne sommes pas fournis suffisamment de personnages de qualité. » C’est ici une cité de refuge. La multitude des bannis, des outlaws, des exilés de toute nation, de toute origine, qui affluent, dépouillés, ruinés, vers les Provinces-Unies, donne aux foules, dans Rembrandt, une variété de types, de physionomies ; de races, qu’aucun peintre n’a égalée. Jamais hommes ne furent plus dénués ; mais sous ces haillons ils gardent une singulière ténacité morale. On dirait qu’ils murmurent entre eux le Xihelmus-Lied ou les psaumes de Marnix. Ces Samaritains blessés qui, de tous les coins de l’Europe, sont apportés sur le seuil de la Hollande, sont nus ; ils ont froid. Rembrandt les couvre de ses haillons demi-flamands, demi-orientaux ; il les réchauffe à la flamme inextinguible de ses rayons. C’est la récompense, le couronnement ici-bas de ces petits marchands, de ces manouvriers, de ces gens de trafic, de tous ces pôvres gueux, d’une âme si fortement trempée, qu’aucune adversité n’a pu les abattre. Ils faisaient l’admiration de Guillaume et de Marnix. Le peintre leur a ouvert son Panthéon populaire.

Rembrandt a rompu avec toute tradition, comme son église avec toute autorité ; il ne relève que de lui-même et de son inspiration immédiate. Il lit la nature, comme la Bible, sans commentaires étrangers. Aussi donne-t-il l’impression d’un monde nouveau, d’une création spontanée qui vient d’apparaître, sans analogue dans les règnes précédens. Un état surgit tout armé d’une grève déserte ; un art splendide naît de lui-même, sans ébauche, sous le pinceau du peintre. Quand Rembrandt peint les scènes de l’Ancien et du Nouveau Testament, il peint ce que ses yeux ont vu. Il a vu le sermon de la montagne à l’écart, dans les prêches des protestans. Cette foule qui hurle et qui menace dans l’Ecce Homo, ne sont-ce pas les hommes qui viennent de demander la mort de Barneveldt ? Ne demanderont-ils pas bientôt celle des de Witt ? L’Évangile s’accomplit sous les yeux du peintre ; tout est vie, réalité, histoire immédiate dans cette école nationale.

Quant à la magie du coloris sous un ciel de plomb, une pareille contradiction entre la nature et l’art est unique dans le monde. Pourquoi la pâleur ascétique de Lucas de Leyde et tout à coup l’éclat fulgurant de Rembrandt et de Rubens ? Ces contradictions ne peuvent s’expliquer aussi que par le principe même de la vie nationale. La Hollande a une double existence, à la fois européenne et orientale. Elle vit surtout par les Indes, par ses colonies égarées à l’extrémité de l’Asie. Quand tous les yeux étaient tournés vers les flottes lointaines qui chaque jour découvraient une portion de la terre de la lumière, quand naissait à Amsterdam la compagnie des Indes orientales et occidentales, comment les peintres seuls seraient-ils restés indifférens à ce qui tenait alors occupé l’esprit de toute une nation ? Les colonies conquises dans un autre hémisphère, ce fut là le foyer éloigné et comme le verre ardent où s’alluma l’art flamand et hollandais. Une flamme jaillit d’un climat inconnu ; le Midi éblouissant scintille dans la vapeur et dans l’esprit du Nord ; un coin du ciel des Maldives se reflète dans un taudis des Flandres. De là l’effet fantastique et réellement magique de cette lumière composée qu’aucun œil n’a vue et que la nature n’a pas produite. Ce coloris flamboyant paraît sans cause, parce que la cause est éloignée : — un monde brumeux qui a entrevu sur ses vaisseaux la lumière orientale, et qui y aspire du fond de ses ténèbres natives ; l’Asie aperçue et convoitée à travers le nuage : un Orient flamand, une Espagne batave, un Thabor hollandais, où tout objet se transfigure. D’où vient le rayon brûlant qui traverse ces fonds ténébreux ? Peut-être, en rasant les mers nouvelles, a-t-il jailli de Sumatra et de Ceylan, où les flottes viennent d’aborder. Java éblouit Amsterdam.

Les peintures des peuples marins gardent ainsi, à travers l’Océan, un reflet du rivage opposé. Venise emprunte quelque chose de son coloris au ciel du Bosphore. À mesure que l’Orient rayonne dans la civilisation moderne par les comptoirs, les émigrations, les voyages, les conquêtes, les découvertes des Hollandais, il resplendit dans leur art. Réverbération de l’Asie sur la Zélande, de la colonie sur la métropole !

Les peintres bataves n’ont pas vu eux-mêmes la terre de la lumière ; peu y ont abordé ; mais ils voient chaque jour les vaisseaux, les matelots, les indigènes qui en arrivent ; ils voient rentrer à Amsterdam les flottes chargées des dépouilles des colonies portugaises, depuis Ceylan jusqu’au Brésil ; ils touchent les productions, les draperies, les costumes qu’on en rapporte, et qui tous gardent un rayon d’un ciel étranger. La pauvre, froide, triste nature du Nord est amoureuse de ce soleil entrevu. Désir du pays du jour dans le pays de l’ombre, tous ces traits sont au fond de la peinture hollandaise. Je voudrais la définir - une aspiration vers la lumière du fond de l’ombre éternelle.

Il est impossible de ne pas être frappé de la préoccupation constante de Rembrandt pour tout ce qui vient d’Orient ; il s’entoure d’objets exportés d’Asie, turbans, ceintures, robes flottantes, cimeterres ; il fait son portrait armé d’un yatagan ; ses chasses sont des chasses au lion ; il place des personnages orientaux débarqués de la veille sur le seuil des hôtelleries flamandes ; ses batailles sont des batailles de mahométans. Il ombrage ses saints du parasol du Thibet ; il ouvre l’immense Bible de saint Jérôme dans des forêts inextricables qui donnent l’idée d’un paquis de Java. Qu’est-ce que ce paysage mystérieux aux trois arbres ? Par-delà une ombre opaque s’étend au loin un horizon de flammes, une ville fantastique qui est elle-même la création de la lumière première. Rembrandt a précisé une fois sa pensée avec plus d’ingénuité. Un philosophe, enveloppé d’une robe orientale, vient d’apercevoir des lettres cabalistiques écrites dans les rayons du matin, à travers un vitrail de Flandre. Il épèle ces lettres flamboyantes qui ont jailli d’un soleil invisible ; à ses pieds un globe terrestre est éclairé d’une ceinture de flammes, autour de la zone équatoriale.

Les Pays-Bas espagnols, tombés en servitude, respirent encore librement dans les peintures de Rubens. C’est dans ces peintures qu’éclate un reste de vie nationale après que la Belgique est perdue dans l’empire du Midi. Rubens règne bien mieux que Philippe II et les rois d’Espagne sur leur immense héritage ; lui seul tient encore réunies les extrémités opposées de la monstrueuse monarchie espagnole, Parme et Goa, la Lombardie et le Pérou, Anvers et les Maldives, l’Escaut et le Gange. L’horizon de Rubens, c’est l’empire du soleil, c’est l’extrême Orient visité, fouillé, découvert, révélé à l’Europe. Du mélange des grasses Flandres et des colonies espagnoles ou portugaises se forme ce génie tout nouveau qui marque une époque et comme une journée nouvelle dans la peinture. Sous Raphaël, je sens Rome antique et la Grèce ; sous Titien, Constantinople ; sous Rubens, je crois sentir les deux Indes : un catholicisme indou, où la nature immense s’exalte et s’enivre, un panthéisme chrétien où se déchaînent et semblent rugir les forces de la vieille Asie, l’apothéose de la nature aux cent mamelles, le retour de Bacchus indien et sa marche enivrée vers les pâturages d’Anvers. Cependant les rois mages aux manteaux de pourpre se succèdent et se renouvellent sans intervalle ; ils apportent aux pieds de la madone flamande l’or, la myrrhe, l’encens et surtout la lumière intarissable de leurs lointains royaumes.

Ainsi, avec une apparente impartialité, l’art jette son reflet sur les peuples qui s’affaissent comme sur ceux qui s’élèvent. Il couronne avec Rubens, chez les Belges, la liberté tombée, comme chez les Hollandais avec Rembrandt la liberté naissante : consolation pour les uns, triomphe pour les autres. C’est que l’inspiration de la vie nationale se prolonge encore chez quelques hommes même après qu’elle s’est éteinte pour la foule, et comme il y a des héros, il y a aussi des artistes qui survivent d’un jour à la patrie perdue. La réconciliation des deux races, où ont échoué Marnix et Guillaume, s’accomplit dans la peinture nationale des Belges et des Hollandais ; la parenté des artistes marque, en dépit des passions rivales, la parenté des peuples.


EDGAR QUINET.

  1. Voyez les livraisons des 1er et 15 mai.
  2. « Un siège qui passa pour la merveille du siècle. » Voyez les Mémoires pour servir à l’histoire de Hollande, par l’ambassadeur de France, Auberi du Maurier, p. 181.
  3. « Le sieur de Lanoue loua grandement Aldegonde, car il n’avait rendu la ville que lorsqu’il n’y avait point moyen de la secourir et de la tenir plus longtemps. » Meteren, liv. XII, fol. 251.
  4. Annales Antverpienses, t. IV, p. 92.
  5. Mot de Granvelle.
  6. Marnix est revenu plusieurs fois sur sa défense. J’emprunte cette citation à la Réponse apologétique, qui supplée ici son Commentaire, qu’on croit perdu.
  7. Epist. Select.
  8. Mitto ad te commentariolum de rébus antverpianis. C’est ce Commentaire que l’on croit perdu. Je n’ai pu en retrouver la trace, malgré toutes mes recherches, dans lesquelles j’ai été aidé avec un rare empressement par M. Rullens, qui a bien voulu fouiller avec moi les collections de la bibliothèque de Bruxelles, précieuses surtout pour le XVIe siècle. Les Hollandais n’ont pas été plus heureux jusqu’ici. Il resterait à consulter, à Paris, la Bibliothèque nationale, ce qui sera facile à d’autres.
  9. Tibique meum filium unicum unicè commendatum habeto. Epist. select.
  10. Reidani Annales, p. 217.
  11. Cette épître ne se trouve qu’en hollandais. 1589. Eene trouwe vermaning, Voyez Brandt, Historie der Reformatie, t. I, p. 761, Broes, t. II, p. 273.
  12. Traitant de l’église, du nom, définition, marques, chefs, propriétés, conditions, foi et doctrines d’icelle, deux volumes. Leyde, 1599, M. Broes, dans ses trois volumes, n’en cite pas même le titre.
  13. L’édition de Leyde (1605), très rare comme toutes les autres, contient vers la fin, en supplément, quelques pages qui masquent aux précédentes. L’éditeur donne de curieux détails sur l’état du manuscrit autographe par lesquels on peut juger du soin que mettait Marnix à limer ses ouvrages : « Ceux qui, comme moi, ont eu l’honneur de connaître et approcher familièrement, non-seulement de la personne, mais aussi des études de ce personnage, ont pu remarquer la singulière curiosité qu’il avait de ne rien mettre en lumière qui ne fut bien limé et poli d’une polissure très nette et exacte. » Advertissement au lecteur.
  14. La traduction en Hollandais du Tableau des différends de la religion parut en 1601, deux ans après l’original, et fut dédiée aux états-généraux et au prince Maurice de Nassau.
  15. Chant funèbre sur le trépas de Philippe de Marnix, La Rochelle 1605.
  16. Tableau des différends de la religion, t. Ier, p. 8.
  17. De la Sagesse, liv. II, c. 5.
  18. Qu’étaient ces enthousiastes ou zélateurs spirituels, et qu’est devenu l’ouvrage qu’Aldegonde publia contre eux ?
  19. Réponse apologétique de Philippe de Marnix à un libelle fameux publié en son absence, sans nom de l’auteur ou de l’imprimeur, par un certain libertin s’attitrant gentilhomme allemand, et nommant son dit libelle : Antidote ou Contre-poison. Écrite et dédiée à messieurs les états-généraux des Provinces-Unies des Pays-Bas. À Leyde, chez Jehan Paedts. 1598. — Je n’ai eu sous les yeux que la traduction hollandaise de l’original français. Les biographes confondent à tort la Réponse apologétique, qui est de 1598, avec le Commentaire sur le siège d’Anvers, publié en 1585, ainsi qu’on l’a vu, c’est-à-dire treize ans auparavant.
  20. M. Scheltoma.
  21. De Institutione principis, ouvrage posthume, 1615. — De Cœnâ Domini, ad Galliarum Régis sororem Lotharingioe duci nuptam, 1590. — Contra Libertinos, 1598. — Via veritatis, 1620. — Examen Rationum quibus Rob. Bellarminus pontificatum Romanum adstruere nititur, 1603.
  22. Commentatio ad Serenissimos Reges, principes, de Republicâ et incolumitate servandâ, 1583.
  23. Admonitio ad orbis terrae principes qui se suosque salvos volunt, 1587.
  24. Voyez les Mémoires d’Auberi du Maurier, p. 218, 219.
  25. « Ces cœurs rogues et altiers n’étaient pas disposés à devenir ses esclaves. » Auberi du Meunier, p. 245.
  26. C’est l’éloge que leur donne Grotius. Voyez Pietas Ordinum Hollandioe, p. 4.
  27. On l’appelait ver de mer ou ver à pilotis, 1732. Voyez Histoire de la Hollande et des Provinces-Unies, par Kerroux, t. IV, p. 1159.