Fondements de la métaphysique des mœurs (trad. Barni)/Seconde section/c

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DIVISION


De tous les principes de moralité qu’on peut admettre en partant du concept
fondamental de l’hétéronomie


Ici, comme partout ailleurs, dans son emploi pur, la raison humaine, tant que la critique lui a manqué, a tenté toutes les fausses routes possibles, avant d’avoir le bonheur de trouver la seule vraie.

Tous les principes, qu’on peut admettre de ce point de vue, sont ou empiriques ou rationnels. Les premiers, dérivant du principe du bonheur, se fondent sur le sentiment physique ou sur le sentiment moral ; les seconds, dérivant du principe de la perfection, se fondent, ou bien sur le concept rationnel de la perfection, considérée comme effet possible, ou bien sur celui d’une perfection existant par elle-même (de la volonté de Dieu), considérée comme cause déterminante de notre volonté.

Des principes empiriques ne peuvent jamais fonder des lois morales. Car l’universalité avec laquelle ces lois s’imposent nécessairement à tous les êtres raisonnables sans distinction, et la nécessité pratique inconditionnelle, qui leur est par là même attribuée, disparaissent, dès qu’on en cherche le principe dans la constitution particulière de la nature humaine ou dans les circonstances accidentelles où elle est placée. Mais le principe du bonheur personnel est le plus mauvais. Outre qu’il est faux et que l’expérience contredit celle supposition, que le bonheur se règle toujours sur la bonne conduite ; outre qu’il ne contribue en rien à fonder la moralité, puisque tout autre chose est de rendre un homme heureux, ou de le rendre bon, de le rendre prudent et attentif à ses intérêts, ou de le rendre vertueux, ce principe soumet la moralité à des mobiles qui la dégradent et lui enlèvent toute sublimité, car il range dans la même classe les mobiles qui nous portent à la vertu et ceux qui nous portent au vice, et, nous apprenant seulement à mieux calculer, il efface toute différence spécifique entre ces deux sortes de mobiles. Quant au sentiment moral 1[1], (quelque faiblesse d’esprit que montrent en l’invoquant ceux qui, faute d’être capables de penser, croient pouvoir appeler le sentiment à leur aide, même lorsqu’il s’agit de lois universelles, et, quoique des sentiments, qui diffèrent infiniment les uns des autres par le degré de leur nature, ne puissent guère donner une mesure égale du bien et du mal, et que celui qui juge par son sentiment n’ait pas le droit d’imposer ses jugements aux autres), ce prétendu sens spécial se rapproche du moins davantage de la moralité et de la dignité qui lui est pro pre, en faisant à la vertu l’honneur de lui attribuer immédiatement la satisfaction et le respect que nous ressentons pour elle, et en ne lui disant pas en face, pour ainsi parler, que ce n’est pas sa beauté, mais notre avantage, qui nous attache à elle. Parmi les principes rationnels de la moralité, le concept ontologique de la perfection (si vide, si indéterminé, et partant si inutile qu’il soit, lorsqu’il s’agit de découvrir, dans le champ immense de la réalité possible, la plus grande somme de réalité convenable pour nous, et quoique, lorsqu’il s’agit de distinguer la réalité dont il est ici question de toute autre, il soit condamné à tourner dans un cercle, et ne puisse éviter de supposer tacitement la moralité, qu’il s’agit d’expliquer), ce concept, malgré ses défauts, est encore préférable au concept théologique, qui fait dériver la moralité d’une volonté divine absolument parfaite. Car nous n’avons pas l’intuition *[2] de cette perfection, et nous sommes réduits à la dériver de nos concepts, dont le principal est celui de la moralité ; ou, si nous ne voulons pas procéder ainsi (pour ne pas faire, comme il arriverait en effet, un cercle grossier dans notre explication), le seul concept de la volonté divine que nous pourrons donner pour fondement au système des mœurs sera celui d’une volonté possédée de l’amour de la gloire et de la domination, puissante et vindicative, partant redoutable, et rien ne serait plus contraire à la moralité.

Si maintenant il me fallait opter entre le concept du sens moral et celui de la perfection en général (lesquels, au moins, ne portent pas atteinte à la moralité, quoiqu’ils ne soient pas propres à lui servir de fondement), je donnerais la préférence au dernier, parce qu’il ne laisse pas à la sensibilité le soin de décider la question, mais que, la portant au tribunal de la raison pure, s’il ne décide rien ici et laisse l’idée (d’une volonté bonne en soi) indéterminée, il la conserve du moins intacte, jusqu’à ce qu’on la détermine avec plus de précision.

Du reste je crois pouvoir me dispenser d’une réfutation étendue de toutes les doctrines fondées sur ces concepts. Cette réfutation est si facile, et ceux-là même, qui sont forcés par état de se déclarer pour l’une de ces théories (car les auditeurs ne souffrent pas volontiers la suspension du jugement), s’en font sans doute une si juste idée, que ce serait peine perdue d’y insister. Mais ce qui nous intéresse ici davantage, c’est de savoir que tous ces principes ne donnent à la moralité d’autre fondement que l’hétéronomie de la volonté, et que c’est précisément pour cela qu’ils manquent leur but.

Toutes les fois que la volonté a besoin d’un objet qui lui prescrive la règle qui la détermine, cette règle n’est autre chose que l’hétéronomie ; l’impératif est alors conditionnel, à savoir : si ou parce que je veux cet objet, je dois agir de telle ou telle manière ; et, par conséquent, il ne peut jamais prescrire un ordre moral, c’est-à-dire catégorique. Or que l’objet détermine la volonté au moyen de l’inclination, comme dans le principe du bonheur personnel, ou au moyen de la raison appliquée en général à des objets possibles de notre vouloir, comme dans le principe de la perfection, dans l’un et l’autre cas, la volonté ne se détermine pas immédiatement elle-même par la représentation de l’action, mais elle est simplement déterminée par l’influence que l’effet supposé de l’action a sur elle. Quand je dis : je dois faire telle chose, parce que je veux telle autre chose, il faut encore admettre en moi une autre loi d’après laquelle je veux nécessairement cette autre chose, et cette loi à son tour a besoin d’un impératif auquel soit soumise cette maxime. En effet, comme l’influence, que la représentation d’un objet de notre activité peut exercer sur la volonté, dépend de la nature même du sujet, soit de la sensibilité (de l’inclination et du goût), soit de l’entendement et de la raison, qui, en vertu des dispositions particulières de leur nature, s’occupent d’un objet avec satisfaction, c’est proprement ici la nature qui donne la loi, et, puisque cette loi, comme loi de la nature, ne peut être connue et démontrée que par l’expérience, elle est contingente en soi, et par là impropre à constituer une règle pratique apodictique, telle que doit être la règle des mœurs. Elle n’est jamais autre chose qu’une hétéronomie de la volonté, c’est-à-dire que la volonté ne se la donne pas à elle-même, mais qu’elle la reçoit d’une impulsion étrangère, à laquelle la soumet la nature particulière du sujet.

La volonté absolument bonne, celle dont le principe doit être un impératif catégorique, sera donc in déterminée à l’égard de tous les objets, et ne contiendra que la forme du couloir en général, et c’est ici que parait l’autonomie, c’est-à-dire que l’aptitude de la maxime de toute bonne volonté à s’ériger elle-même en loi universelle est l’unique loi que s’impose à elle-même la volonté de tout être raisonnable, sans avoir besoin pour cela d’un mobile ou d’un intérêt quelconque.

Comment une proposition pratique de ce genre, c’est-à-dire une proposition synthétique a priori, est elle possible, et pourquoi est-elle nécessaire ; c’est une question dont la solution n’est pas du ressort de la métaphysique des mœurs. Aussi n’avons-nous pas affirmé ici la vérité de cette proposition, et nous sommes nous bien gardés de prétendre que nous en avions une preuve entre les mains. Nous nous sommes bornés à montrer, par l’analyse du concept universellement reçu de la moralité, qu’une autonomie de la volonté était inévitablement liée à ce concept, ou plutôt qu’elle en était le fondement. Par conséquent, celui qui tient la moralité pour quelque chose de réel, et ne la regarde pas comme une idée chimérique et sans vérité, doit aussi admettre le principe que nous lui assignons. Cette section est donc, comme la première, purement analytique. Quant à la question de savoir si la moralité est autre chose qu’une chimère, ce qu’il faut admettre dès le moment que l’impératif catégorique, et avec lui l’autonomie de la volonté, est vrai, et qu’il est absolument nécessaire comme principe a priori, elle suppose un usage synthétique possible de la raison pure pratique, que nous ne pouvons tenter ici sans préparer une cri tique de cette faculté, dont nous tracerons dans la dernière section les traits qui suffisent à notre but.


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Notes de Kant[modifier]

  1. 1 Je rattache le principe du sentiment moral à celui du bonheur, parce que tout intérêt empirique, produit par l’agrément qu’une chose nous procure, que cela ait lieu immédiatement et sans aucune vue intéressée, ou qu’il s’y joigne quelque considération de ce genre, promet d’ajouter à notre bien-être. Il faut aussi, avec Hutcheson, rattacher le principe de la sympathie pour le bonheur d’autrui au sens moral admis par ce philosophe.
  2. * wir… nicht anschauen.

Notes du traducteur[modifier]