Fontaine aux Perles/15. Coups de dés

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Fontaine aux Perles
Legrand et Crouzet (Tome IIIp. 107-113).
XV
COUP DE DÉS


Les trois Carhoat étaient des voleurs de grand chemin, comme leur père, et on ne saurait point se figurer une chute plus complète que la leur. Mais ils faisaient le mal tout bonnement sans raffiner. — Ils ignoraient les délicatesses de la honte, les finesses du crime, les gentillesses de l’infamie.

C’étaient de purs et simples bandits, un peu sauvages et capables d’égarer par hasard leur âme fourvoyée, jusqu’à un sentiment d’honneur…

Ils détestaient Kérizat, parce qu’ils le regardaient comme l’auteur de la chute de Laure.

Sans leur père, qui les avait constamment retenus, ils eussent essayé depuis bien longtemps une vengeance qui, malgré leur abaissement actuel, leur semblait un impérieux devoir.

Nous parlons seulement de Philippe et de Laurent, car Prégent ne se cassait pas la tête pour si peu.

La dernière proposition du chevalier les étonna. Elle ne tombait point sous leurs sens. Ils avaient leur genre d’impudeur, mais ce n’était point celui-là. — Ils n’étaient pas assez civilisés pour comprendre tout d’un coup cette charmante infamie.

Prégent saisit l’idée le premier.

Il haussa les épaules avec admiration et partit d’un éclat de rire.

— Est-il bête, ce chevalier ! murmura-t-il.

Nous n’avons pas besoin de rappeler au lecteur que ce mot bête est, chez certaines personnes, l’expression la plus exagérée de l’enthousiasme.

Les deux autres frères gardèrent le silence.

— Messieurs, reprit le chevalier, — mettez si cela vous effarouche, que nous ne jouons point la femme, mais sa dot… C’est un enjeu tout à fait royal… cent mille écus de rentes !

— C’est trop cher ! répondit Laurent.

— Et vous jouez trop bien, ajouta Philippe.

— Je fais tout bien, mes jeunes messieurs, répliqua le chevalier ; — mais j’ai répondu d’avance à cette objection en vous offrant de faire tenir mon jeu par votre respectable père… Pardieu ! vous avez mauvaise grâce à faire ainsi les petites bouches… À la cour, ces parties-là sont de mise… J’ai vu jouer des filles de princes comme des danseuses de l’Opéra ; j’ai vu jouer des petites bourgeoises et des duchesses… C’est la mode.

— Nous ne suivons pas la mode, dit Philippe.

— C’est le tort que vous avez, mon jeune maître, répliqua le chevalier. — Si vous portiez un frac comme il faut, au lieu d’un pourpoint de cent ans… je parle pour vous et aussi pour vos frères… vous seriez assurément trois des plus beaux cavaliers que l’on puisse voir.

Les Carhoat n’étaient point gâtés par la louange. Leurs rudes visages s’épanouirent, et Philippe, le plus jeune, rougit de fierté.

— Au fait, murmura-t-il, les dés peuvent nous être favorables…

— Et puis, ajouta Laurent à voix basse, — des dés, on peut en appeler à l’épée.

— Allons, voyons, jouons ! s’écria Prégent.

— Soit ! jouons ! répétèrent les deux autres frères.

Et l’on appela Francin Renard à grands cris.

Le pauvre diable, éveillé en sursaut, se frotta les yeux et s’approcha de la table en chancelant.

— De l’eau-de-vie et des dés ! lui dit le vieux Carhoat, dont les yeux brillaient sous ses sourcils blanchis.

C’était le jeu qui lui avait pris sa fortune.

Francin Renard se hâta vers la porte, et René n’eut que le temps de s’esquiver et de se cacher dans un coin de la première salle.

Francin Renard revint bientôt avec des dés et de l’eau-de-vie.

L’enfant, sans réfléchir et poussé par un irrésistible instinct se remit à son poste d’observation.

Il était à demi nu ; le froid du souterrain lui perçait les os.

Il souffrait ; sa poitrine oppressée et une angoisse inconnue lui serrait le cœur.

— Mais il voulait savoir.

Francin Renard mit les dés et l’eau-de-vie sur la table. On but d’abord, puis le vieux Carhoat jeta une paire de dés dans son cornet.

Sa main frissonna en touchant le cuir bouilli du cornet : — un sourire vint à sa lèvre.

— Je vais jouer pour les deux, dit-il. — À vous les honneurs, Kérizat… J’amène pour vous.

— Un instant ! interrompit le chevalier, — sachons bien ce que nous jouons.

— La comtesse Anne, pardieu ! répliqua Prégent.

— Nous jouons cent mille écus de revenu, poursuivit Kérizat en trois parties dont les meilleures gagneront.

Le vieux Carhoat secoua les dés.

— C’est entendu, dit-il.

Le chevalier lui arrêta le bras, au moment où il allait amener.

— Permettez ! interrompit-il… il y a cent mille écus pour le gagnant, mais il en reste cinquante mille pour le perdant… car je propose de stipuler que ma demoiselle de Presmes sera la consolation du vaincu.

Le calcul de Kérizat n’était certes point difficile à démêler. Seul contre trois et réservant ce pis-aller magnifique aux éventualités de sa défaite, il ne pouvait manquer de gagner, quoi qu’il advint, tandis que deux des fils de Carhoat devaient être frustes et n’avoir point de part dans la riche aubaine.

Mais la vue des dés et l’eau-de-vie qui coulait à flots dans les verres échauffaient de plus en plus les jeunes gens.

Ils étaient pris maintenant d’une folle envie de ce gigantesque coup de dés qui allait décider de leur fortune.

Le vieillard agitait le cornet avec une sorte de frémissement convulsif. Le roulement sec des petits cubes d’ivoire irritait l’ouïe des trois frères et piquait leur impatience.

— Accordé ! accordé ! s’écrièrent-ils tumultueusement ; — le vaincu aura mademoiselle de Presmes !…

— Lucienne ! murmura l’enfant qui écoutait toujours ; — Lucienne que mon frère Martel aime tant, et qui aime tant mon frère !…

C’était à lui que Bleuette, dépêchée par mademoiselle de Presmes, demandait presque tous les jours des nouvelles du jeune garde-française. Bien rarement Petit René y pouvait répondre, car les lettres de Paris étaient lentes à venir ; mais quand il y avait une bonne nouvelle, René allait tout joyeux vers Bleuette : c’était une occasion de la voir, un prétexte de lui parler.

Mais Bleuette s’esquivait bien vite et courait au château vers mademoiselle de Presmes.

C’était comme cela que Petit René avait appris l’amour mutuel de son frère Martel et de Lucienne.

— C’est convenu ! poursuivit le chevalier ; — toutes les bases sont posées… et nous allons faire serment sur notre honneur de gentilshommes de remettre le jugement de notre querelle au sort de cette partie ?

Les trois Carhoat hésitèrent.

— Jurez, enfants ! s’écria le vieillard en secouant sa longue chevelure blanche. — Jurez ; vous gagnerez !

Ses yeux brûlaient et son visage, animé soudainement, respirait la passion enthousiaste du joueur.

Prégent se décida le premier.

— Bah ! dit-il, — je le jure.

À quelques secondes d’intervalle, Philippe et Laurent répétèrent :

— Je le jure !

— Allez, dit Kérizat en iâchant le bras du marquis.

Celui-ci imprima au cornet une dernière secousse et les dés roulèrent sur la nappe.

— Pour vous, Kérizat, répéta le vieillard.

Toutes les têtes se penchèrent à la fois. Celle de Francin Renard, timidement avancée, apparaissait derrière les autres, encadrée par ses grands cheveux incultes, et montrant ses petits yeux écarquillés, qui luisaient comme des charbons ardents.

— Trois et six ! dit Kérizat.

— Neuf ! ajouta Prégent ; — bon point !

Les deux autres Carhoat s’écrièrent avec impatience :

— À nous, monsieur, à nous !

Les dés rentrèrent dans le cornet, qui reprit son roulement sec et strident.

— Pour vous, messieurs de Carhoat, dit le vieillard en lâchant le coup.

— Huit ! s’écria Kérizat.

— Six et deux ! murmurèrent les trois frères désappointés.

— Allons-nous perdre !… s’écria Philippe avec colère.

— Ça se pourrait bien, grommela Francin Renard.

Philippe se retourna, et, d’un coup de poing, l’envoya tomber contre la muraille.

Le paysan demeura quelques secondes terrassé, puis il se releva bien doucement, et vint reprendre sa place assez à temps pour voir le marquis remettre les dés dans le cornet.

Il était de nouveau à portée du terrible poing du cadet de Carhoat, mais il était aussi à portée de voir.

— Je marque un point, dit Kérizat froidement. — Voyons la seconde partie.

— Pour vous, Kérizat, prononça encore le vieillard dont la voix, involontairement, se faisait plus grave.

Les dés sautèrent hors du cornet.

— Encore six et trois !… s’écria Philippe.

— Vous pouvez amener plus haut, répliqua le chevalier avec calme, — j’ai neuf, c’est un joli point, mais il y a mieux… à votre tour !

Les trois têtes des fils de Carhoat se touchaient presque, inclinées et dévorant l’endroit de la nappe où allait tomber le sort. Les veines de leurs front se dessinaient, gonflées ; leurs tempes battaient et la sueur mouillait les mèches éparses de leurs longs cheveux.

Derrière eux, la figure de Francin Renard exprimait une curiosité avide. — Derrière encore, à l’ouverture de la porte, on eût pu apercevoir, dans le demi-jour, le visage candide et doux de l’enfant qui regardait, qui écoutait, mais qui ne comprenait plus.

Le coup pouvait décider de la partie entière, puisque les Carhoat n’avaient plus qu’une chance.

— Pour vous, messieurs mes fils, dit encore le vieillard d’une voix altérée…

L’ivoire toucha la nappe, et un cri de joie s’échappa de la poitrine des trois jeunes gens.

— Cinq et cinq ! s’écria Piiilippe, — dix !…

— Un point de plus que monsieur de Kérizat, ajouta Laurent.

— Je parierai une pistole maintenant que nous allons gagner ! dit Prégent.

— Tout de même, grommela Francin Renard, — ça se pourrait bien.

Mais cette fois le poing de Philippe ne s’appesantit point sur son échine courbée, parce que la parole était de bon augure.

Le chevalier était beau joueur.

— Manche à manche ! dit-il tranquillement. — Le dernier coup va décider.

Le vieux Carhoat mettait dans ses mouvements une activité fiévreuse. Le démon du jeu le tenait.

Il amena pour Kérizat, et ce fut encore le nombre neuf qui sortit.

— Le diable s’en mêle… murmura Laurent.

Avant que les autres eussent eu le temps d’exprimer leur inquiétude, les dés se mêlèrent dans le cornet et tombèrent une sixième fois sur la nappe…

On les entendit rouler sourdement, car chacun retenait son souffle…

Quand ils s’arrêtèrent, les trois frères se levèrent à la fois, et un long cri de triomphe retentit sous la voûte.

— Douze ! clamèrent-ils à la fois. — Douze ! douze ! douze !… Gagné ! gagné ! gagné !

Ils se tenaient tous trois par la main et sautaient de joie.

Le vieux Carhoat applaudissait.

On eût dit qu’ils tenaient déjà les cent mille écus de rente de la comtesse Anne.

— Quand je vous disais, s’écria le vieillard, — que Carhoat emporterait cette partie-là !

— Bien joué, père ! répondirent les trois jeunes gens.

— Allons, messieurs, dit le chevalier gaiement ; j’ai perdu… à vous la comtesse Anne… à moi mademoiselle Lucienne de Presmes !

René n’avait pu suivre les phases de la partie, mais ces paroles résumaient trop bien la situation pour qu’il lardât davantage à comprendre.

— Toutes deux ! pensa-t-il, madame Anne et mademoiselle Lucienne… toutes deux si belles et si près du malheur !…

Sa blonde tête se pencha mélancoliquement sur son épaule. — Il se prit à rêver.

Puis son visage se recula doucement et disparut. — La porte se referma.

— À boire, Francin, à boire ! crièrent les Carhoat, — demain nous ferons la chasse… passons une bonne nuit !

Les verres s’emplirent encore, et Laurent leva le sien en disant :

— À la santé du chevalier de Talhoët !… Et fasse Dieu que sa valise soit bien garnie !

Tout le monde répéta, au bruit du choc des verres :

— À la santé du chevalier de Talhoët !


Au château de Presmes, les deux soupirants des filles du vieux veneur, MM. le baron de Penchou et Corentin Jaunin de la Baguenaudays, ronflaient avec zèle et ne se doutaient guère du complot qui se tramait contre leur bonheur.

La comtesse Anne dormait aussi, et rêvait sans doute aux belles fêtes des autorités de Rennes, aux bals brillants de l’hiver qui venait, et à ces fiers gentilshommes des États, parmi lesquelles il lui faudrait choisir bientôt un nouvel époux.

Ce n’était, autour de son chevet, que parures ruisselantes sur des robes de velours, que fronts souriants et inclinés, que moustaches noires orgueilleusement relevées, et que longues plumes balayant le sol en cadence, aux gracieux saluts des menuets…

La comtesse Anne aimait tout cela. C’était une femme charmante qui avait l’esprit du monde, et qui était faite pour être adorée.

Elle était frivole, hautaine, coquette, juste autant qu’on peut l’être en gardant un noble cœur.

Elle rendait poètes messieurs des États, et nous étonnerions le lecteur si nous faisions le compte des madrigaux parlementaires, où la verve des représentants de la noblesse bretonne la comparait à une rose à peine éclose.

Lucienne, dont la beauté plus élevée recouvrait une âme supérieure, n’excitait point à beaucoup près une admiration pareille. Elle passait presque inaperçue à l’ombre de sa sœur.

Elle n’était pas assez gaie : sa parole ne coulait pas assez babillarde. Ses éclats de rire étaient trop rares.

Vis-à-vis de certaines natures, le rire est un philtre irrésistible ; une femme qui rit est à coup sûr aimée. — Il y a chance que beaucoup ne regarderont point une femme qui pense.

Pour attirer l’attention de la foule, il faut le bruit ou la lumière. — Et la gaieté rayonne, et le rire retentit…

Lucienne ne dormait point. Sa fenêtre était maintenant seule éclairée dans toute la façade du château.

Elle s’était jetée sur son lit. Elle avait cherché le sommeil ; mais le sommeil n’était point venu.

L’image de Martel restait là près d’elle, obsédante, impossible à chasser.

Était-il revenu ? était-ce bien lui qu’elle avait vu sous sa fenêtre ? ou bien cette vision aperçue était-elle le mystique adieu que l’âme du mourant envoie à ceux qu’il aime ?

Aux heures de la nuit, la superstition a plus d’empire, et ceux qui rêvent souvent, croient volontiers aux choses surnaturelles.

Le cœur de Lucienne se serrait et des larmes brûlaient sous sa paupière.

Il y avait bien longtemps qu’elle poursuivait cette veille douloureuse. — Elle se leva, fatiguée, et rouvrit sa fenêtre.

Vis-à-vis de sa fenêtre, elle aperçut encore cette même forme indistincte qu’elle y avait vue déjà.

La nuit était bien noire ; mais quand ses yeux se furent habitués à l’obscurité, elle crut reconnaître le costume militaire avec ses larges bandes d’or, tranchant sur le drap sombre.

Son âme était dans ses yeux. Elle regardait émue jusqu’à l’angoisse, et son cœur agité soulevait son sein.

Incapable de se contenir davantage, elle murmura bien bas :

— Martel !… Est-ce vous ?

Le fantôme éleva vers elle ses bras qui étaient croisés sur sa poitrine…

Il se mit à genoux.

— C’est moi, répondit-il, — c’est moi qui revenais pour vous aimer, Lucienne… car tous mes jours, toutes mes heures ont été à votre souvenir.

La jeune fille joignit ses mains et demeura muette, sous l’émotion qui l’oppressait.

— j’ai voulu me rapprocher de vous, Lucienne, reprit Martel dont la voix tremblait. — J’ai voulu vous voir, et c’est presque un crime, car je dois renoncer à vous… Mais, avant de me séparer de cet espoir qui faisait toute ma force dans la vie, il fallait bien que je vous dise adieu, — ne fût-ce que pour vous rendre votre parole, mademoiselle.

— Vous ne m’aimez donc plus ? murmura la jeune fille.

Un gémissement étouffé fut la seule réponse de Martel.

Puis sa bouche s’ouvrit pour donner passage à l’amour qui remplissait son cœur.

Mais il se retint, et ses deux mains pressèrent convulsivement son front en feu.

— Ce serait une lâcheté ! murmura-t-il.

Lucienne écoutait, attendant quelque bonne parole de tendresse.

Elle vit Martel se lever brusquement, s’éloigner et disparaître derrière les massifs du jardin.

Un lointain adieu arriva jusqu’à son oreille.

Elle appela :

— Martel ! Martel !…

Point de réponse. — Elle attendit, et les premiers rayons du jour qui naissait la trouvèrent accoudée au balcon de la fenêtre.

L’aube lui montra le jardin désert.

Lorsque le soleil rougit les nuages au-dessus de la forêt, elle quitta le château pour aller réfugier sa peine auprès de Bleuette, sa seule amie, et se dirigea vers la Fontaine aux Perles.