Fontaine aux Perles/18. La Chasse de Presmes

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Fontaine aux Perles
Legrand et Crouzet (Tome IIIp. 132-137).
XVIII
LA CHASSE DE PRESMES


Le ravin de la Fosse-aux-Loups où nous avons placé la scène d’un précédent ouvrage, était situé sur les terrains maintenant défrichés qui confinent à la forêt, dans la direction de Saint-Aubin-du-Cormier.

Depuis trente ans cette partie de la varenne de Liffré avait perdu quelque peu de son caractère sauvage. Les ruines des deux moulins à vent se perchaient encore, chancelantes et crevassées, an sommet de la lèvre orientale du ravin. Au fond du trou, se dressait encore le chêne gigantesque, entre les racines duquel le vieux Nicolas Treml avait enfoui l’avenir de sa race[1].

Mais on avait déjà porté la cognée dans les sombres taillis qui formaient, autour de la Fosse-aux-Loups, une sorte de rempart.

Une partie du ravin était à découvert et l’on y avait percé une route qui conduisait de Saint-Aubin-du-Cormier à la croix de Mi-Forêt.

Malgré ces changements partiels, la Fosse-aux-Loups était encore un des lieux les plus agrestes de la forêt ; — à son nom se rattachait une sombre poésie, des souvenirs de révolte et de brigandage.

Les grands souterrains qui avaient leur entrée au fond du ravin, et dont maintenant chacun connaissait l’existence, défrayaient la veillée dans tout le pays de Rennes.

C’était le lieu mystérieux et sauvage où les conteurs aimaient à placer le dénoûment de leurs drames. — Tout avait sa place au fond de ce lugubre entonnoir. L’amour s’y pouvait cacher comme le meurtre.

Il y avait bien longtemps que l’association des Loups, organisée contre l’impôt, était dissoute. Elle avait compté autrefois des milliers de membres et livré des batailles rangées aux gens du roi.

Ceux qui portaient ce nom maintenant étaient purement et simplement des bandits faméliques réduits à un très-petit nombre, et ne sachant plus où cacher leur tête.

Il restait bien encore quelques parties du souterrain, connues d’eux seuls, et que les gens du roi n’avaient point osé parcourir. — Mais ces galeries reculées ne gardaient point d’issue. La famine eût fait justice de quiconque s’y serait retiré.

Les Loups étaient partout et n’étaient nulle part. On les chassait à outrance comme leurs homonymes à quatre pattes, et il était à croire que le pays en serait complètement débarrassé sous peu…

Il était cinq heures du soir environ. La route de Saint-Aubin-du-Cormier à Rennes, toute neuve et peu fréquentée encore, était complètement déserte. — Les derniers rayons du soleil se glissaient, obliques, dans le ravin et mettaient de chaudes lueurs parmi les feuillages jaunis des chênes.

Le ravin semblait aussi solitaire que la route. Nul mouvement ne s’y faisait entre les arbres, et il eût été mal aisé d’y deviner la présence d’un être humain.

Trois hommes pourtant s’y cachaient. Laurent de Carhoat, son frère Philippe et Francin Renard étaient tapis dans le creux du grand chêne entre les racines duquel le vieux seigneur de la Tremlays avait caché le prix de ses domaines dans un coffret de fer[2].

Ils attendaient déjà depuis une heure. Tous trois avaient le fusil en bandoulière et le visage de chacun d’eux disparaissait derrière un masque en peau de loup.

Les deux Carhoat étaient assis côte à côte sur un tas de feuilles sèches : Francin Renard se tenait debout, aussi loin d’eux que le permettaient les parois de l’arbre. — Il avait toujours ses culottes ficelées sur ses jambes nues, sa longue veste de futaine en lambeaux et son grand chapeau en éteignoir.

Les Carhoat portaient un costume à peu près analogue : ils étaient vêtus tous les deux en paysans : ils avaient ramené leurs fusils en avant pour pouvoir s’adosser à l’écorce de l’arbre.

— Si ce diable de Talhoët avait pris l’ancienne route, dit Philippe, nous en serions pour nos frais d’attente !

— Ça se pourrait bien, murmura Francin Renard.

— Que le diable t’emporte, oiseau de mauvais augure, s’écria Laurent. — La nouvelle route abrège le chemin de plus d’un quart de lieue. Elle est plus commode et mieux tracée… Il y a dix à parier contre un qu’il y passera.

Francin Renard baissa la tête et répondit d’un ton soumis :

— Ça se pourrait bien.

— Écoutez ! dit Philippe, je parie que le voilà !

On entendit sur la route des pas lointains de chevaux. Les deux frères se levèrent et mirent l’œil à des trous pratiqués dans l’écorce de l’arbre.

Bientôt un cavalier parut sur la route, il se penchait sur le cou de son cheval, et, tout en galopant, il regardait à terre attentivement.

Derrière lui se montrait un piqueur, poussant de son mieux ses chiens découragés et mal menés. — Derrière encore, un cavalier, long, mince et blond se laissait secouer au trot de son cheval et paraissait harassé de fatigue.

Le premier cavalier arrêta sa monture à l’endroit de la route qui se rapprochait le plus de l’arbre.

Il se pencha de manière à perdre presque les étriers.

— En revoyez-vous, monsieur Hervé ? demanda de loin le piqueur.

Hervé Gastel descendit de cheval et se mit à genoux sur la terre molle.

— Allez, chiens, tirez ! cria-t-il.

Les chiens arrivèrent en se poussant, et le nez à terre.

Ils mirent leur tête aux pieds du jeune veneur, qui prononça doucement :

— Volce lest, mes bellots !… Volce lest !

Les chiens donnèrent de la voix durant quelques secondes et s’élancèrent, en avant. Puis leurs cris s’affaiblirent et ils allèrent quêtant de droite et de gauche.

— Ce n’est pas le sanglier de meute, dit le piqueur.

— J’ai vu cela tout de suite ! ajouta le cavalier long et blond, qui arrivait par derrière.

— C’est un ragot, — reprit le piqueur, — qui a fait ses mangeures dans la Fosse-aux-Loups…

Le cavalier blond, qui n’était autre que Corentin Jaunin de la Baguenaudays, secoua ses énormes cheveux d’un air important et répéta :

— Ce n’est qu’un ragot… et je voudrais gager qu’il a été faire ses mangeures dans la Fosse-aux-Loups.

Le piqueur haussa les épaules.

— C’est pourtant vous, monsieur de la Baguenaudays, qui avez détourné les chiens et donné sur le change !

Corentin sourit d’un air content.

— Vous n’y êtes pas l’ami, répondit-il. — Je suis veneur jusqu’au bout des ongles… et si j’ai enlevé les chiens sur la voie, c’est que j’avais revu du sanglier de meute…

Il y paraît ! grommela le piqueur.

— En attendant, reprit Hervé Gastel, — nous avons perdu la chasse, et du diable si c’est gracieux de quêter ainsi à la billebaude !

— Voulez-vous que je sonne ? demanda Corentin Jaunin de la Baguenaudays.

Et, avant qu’Hervé eût pu répondre négativement, le long et blond hobereau emboucha sa trompe, dont il tira des sons impossibles.

Le piqueur et Hervé se bouchèrent les oreilles et prirent la fuite en enlevant les chiens qui crièrent plaintivement.

Corentin Jaunin de la Baguenaudays les suivit en cahotant sur son cheval et en achevant de sonner faux sa fanfare.

— Allons, mes toutous ! s’écria-t-il quand il eut fini ; — velci-vavau !… là-bas ! tout là-bas ! là-haut ! il y va ! — À tartarau !… au coût !… ha hais ! perce ! il perce !

Ayant ainsi mêlé au hasard tout ce qu’il savait du vocabulaire de vénerie, il piqua des deux pour rejoindre ses compagnons, lesquels le maudissaient de tout leur cœur. — Philippe et Laurent se regardèrent dans leur cachette.

— Voilà qui ne vaut rien, dit l’aîné de Carhoat. — La chasse est encore en forêt, et ce vieux fou de Presmes pourrait bien nous donner du fil à retordre !

— Bah ! répliqua Philippe ; — la forêt est grande, et il faudrait du malheur pour que la chasse arrivât justement sur nous.

Le vent du soir qui s’élevait passa sur le ravin, apportant les notes affaiblie d’une fanfare. — Les deux frères prirent un air inquiet.

— Ce n’est pas la trompe de ce grand niais, murmura Laurent ; et je reconnais le coup de langue du maître piqueur de Presmes qui sonne au relance.

— La chasse va passer, répliqua Philippe, — c’est ce qui pouvait nous arriver de mieux… Après cela, nous aurons le champ libre.

Un nouveau coup de vent apporta un écho plus lointain des mots de la trompe ; Laurent frappa du pied.

— Les voilà qui s’éloignent ! — Ils vont et viennent comme de piètres veneurs qu’ils sont !… Pour peu qu’ils s’attardent encore, au lieu du sanglier perdu, ils vont trouver quelque chose qu’ils ne cherchent pas !…

— Tout de même, murmura Francin Renard, — ça se pourrait bien… mais, respect de vous, nos maîtres, voilà quelqu’un qui nous arrive…

— Chut ! fit Laurent, — cette fois c’est le Talhoët ou je veux être pendu, quoique je sois gentilhomme !

La route faisait un coude un peu au-dessous de la Fosse-aux-Loups, pour remonter ensuite directement vers Saint-Aubin-du-Cormier.

Les deux Carhoat remirent l’œil au trou de l’arbre parce qu’ils entendaient de nouveau le bruit des pas d’un cheval. — Dans ce cavalier, nos lecteurs auraient reconnu l’original du portrait suspendu par une chaîne d’or au cou de la Topaze.

Il était, ainsi que son valet, fort bien armé et monté.

Sur la croupe de son cheval il y avait une valise en gros cuir, affaissée et plate, qui semblait réellement contenir autre chose que des chemises de rechange.

— Ce diable de Kérizat ne s’est pas trompé d’une demi-heure ! dit Philippe joyeusement. — Voici la nuit qui tombe ; c’est comme un rendez-vous où tout le monde est exact… reconnais-tu le cavalier ?

— Oui, oui, répliqua Laurent ; — c’est bien M. de Talhoët… un des plus beaux soldats que j’aie vus de ma vie… Alerte, Francin Renard, ajouta-t-il, — coupe à travers le taillis, mon homme, et va prévenir ces messieurs pour qu’ils ne laissent pas passer le lièvre entre leurs jambes.

— Oui, notre monsieur, répondit Francin Renard, qui sortit de l’arbre aussitôt et se glissa parmi les hautes herbes du fond du ravin.

Avant d’entrer dans le taillis, il tourna la tête vers le voyageur, qui poursuivait sa route sans défiance.

— Ce lièvre-là, grommela-t-il, pourrait bien tenir les abois mieux qu’un sanglier de quatre ans !

Philippe et Laurent laissèrent M. de Tahoët prendre de l’avancement et se coulèrent à leur tour hors du creux de l’arbre, pour le suivre de loin.

Le jour baissait, la route était encore éclairée, mais il faisait nuit déjà sous le couvert.

Dans une petite cabane de charbonniers, abandonnée et ruinée à demi, qui touchait presque au carrefour de Mi-Forêt, le vieux Carhoat, son fils Prégent et M. le chevalier de Briant étaient réunis autour d’un débris de table qui supportait trois coupes en cuir et une gourde d’eau-de-vie.

Ils buvaient et tâchaient d’attendre le plus patiemment possible l’arrivée du gibier qu’ils guettaient.

Chacun d’eux avaient auprès de soi un fragment de peau de loup taillé de manière à servir de masque.

À une forte demi-lieue de là, du côté de Liffré, les équipages de M. le capitaine des chasses, harassés, brisés, s’en revenaient piteusement après avoir manqué le sanglier de meute.

C’était un grand vieux sanglier de six ans, courable au mieux et n’ayant point de refus, comme eût dit maître Proust, le piqueur.

Hervé Gastel l’avait détourné le matin, et sur son rapport fait dans les règles, le vieux Presmes avait compté sur une superbe chasse.

Le revoir avait été magnifique, le débuché brillant, et M. de Presmes avait juré qu’avant deux heures de relevée on verrait la bête s’acculer aux abois.

Mais il avait compté sans le baron de Penchou et sans Corentin Jaunin de la Baguenaudays.

Ces deux aimables gentilshommes étaient possédés d’un désir immense de se distinguer, pour reparaître à leur avantage devant les charmantes filles du vieux veneur.

M. de Talleyrand l’a dit et bien des sous-chefs de bureau l’ont répété : le zèle est le plus grand de tous les fléaux.

Un homme qui a du zèle est capable de tout. — Le plus sûr est de l’étouffer préventivement entre deux matelas comme une bête enragée…

On avait négligé cette précaution à l’égard du baron de Penchou et du long Corentin Jaunin de la Baguenaudays.

On avait fait pis. — On leur avait mis une trompe sous l’aisselle et des pistolets dans leurs fontes.

Ils s’étaient élancés, les deux jeunes et vaillants rivaux, brillants d’ardeur et pleins d’espoir.

Leur trompe bavarde avait crié sous le couvert, et les chiens, désorientés par leur éloquence romantique, avaient cessé de goûter la trace, harpaillant çà et là comme des bêtes folles.

Tandis que le baron de Penchou forhuait de son mieux dans la coulée, parce qu’il tombait sur le pied d’un ragot égaré, Corentin Jaunin de la Baguenaudays s’arrêtait triomphant dans la voie d’un lièvre et sonnait un joyeux requêté…

C’était une confusion extraordinaire… Les vieux piqueurs y perdaient la tête et M. de Presmes lui-même, malgré sa glorieuse expérience, hésitait comme un jeune valet de chiens à son premier laisser-courre.

La meute, cependant, excellente et bien dressée, tenait bon ; elle restait ferme dans la voie du sanglier, qui s’était forlongé. — Mais, au premier relais, les jeunes chiens impatients et pressés, n’eurent pas le temps de bien goûter la trace et furent enlevés çà et là par le tapage des deux gentilshommes amoureux de mesdames de Presmes.

Ils tournèrent au change. Le vieux veneur désespéré eut beau les accabler des malédictions les plus cruelles que contienne le vocabulaire des chasses, ils étaient affolés, — impossible de les rallier.

Voilà comme quoi le grand vieux sanglier, détourné le matin par maître Hervé Gastel, avait échappé pour cette fois à son sort.

Les manœuvres de M. de Presmes et de ses lieutenants avaient été assurément héroïques. Rien n’avait pu lasser leur courageuse patience, mais les chiens étaient rendus, et la nuit venait offrir au sanglier des chances trop favorables.

La chasse dut reprendre le chemin de Presmes.

Chacun était de fort mauvaise humeur. De temps en temps, les trompes essayaient quelque fanfare chagrine. Il n’y avait guère de contents que Penchou et Corentin Jaunin de la Baguenaudays.

Ces deux gentilshommes étaient en paix avecleur conscience. Ils avaient fait manquer la chasse, mais ce n’avait pas été sans peine.

La nuit était tout à fait venue, lorsque M. de Presmes et sa suite arrivèrent aux environs du carrefour de Mi-Forêt.

Plus ils approchaient du château, plus leur mélancolie augmentait.

Hommes et chiens marchaient en silence. La meute n’avait plus de voix, les sonneurs n’avaient plus de souffle.

Hervé Gastel, qui marchait le premier, s’arrêta tout à coup.

— Écoutez ! dit-il à voix basse.

Ceux qui le suivaient firent halte, et, dans le silence, on entendit à quelques deux cents pas de là un cliquetis métallique.

Ceux qui arrivaient les derniers s’arrêtèrent à leur tour.

— C’est un combat, dit Hervé Gastel.

— Il se fait bien tard ? murmura Corentin Jaunin de la Baguenaudays, — le souper sera froid.

— Silence, monsieur ! dit sévèrement le vieux de Presmes. — il faut battre le bois.

Comme il achevait ces paroles, le bruit redoubla. Une lueur vive se fit, et deux coups de feu retentirent sous le couvert.



  1. Voir la Forêt de Rennes.
  2. Voir la Forêt de Rennes.