Fontaine aux Perles/6. Le retour de la chasse

La bibliothèque libre.
Fontaine aux Perles
Legrand et Crouzet (Tome IIIp. 42-47).
VI
LE RETOUR DE LA CHASSE


En quittant Martel auprès du pont de planches, jeté sur la petite rivière de Vanvre, M. le chevalier de Briant avait pris, comme nous l’avons dit, le chemin du château de Presmes.

De même que Martel, le chevalier arrivait de Paris : mais ils n’avaient point fait toute la route ensemble. — Ils s’étaient rencontrés seulement à quelques lieues au-dessus de Saint-Aubin-du-Cormier.

C’était, en vérité, un charmant compagnon que M. le chevalier de Briant. Il mêlait les élégantes façons d’un gentilhomme aux familiarités faciles d’un coureur d’aventures. Son esprit, légèrement railleur, avait des allures franches et de ces brusqueries qu’on aime… Son parler était vif, grasseyant, un peu emphatique et fanfaron : il allait merveilleusement à sa parole allègre et aux voiles gaillardes de son frivole entretien.

Ceux qui n’avaient jamais vu de Bas-Bretons auraient pu le prendre pour un Gascon.

Car, parmi les préjugés que nourrissent de père en fils, avec un soin précieux, les bonnes gens de Paris, celui qui donne la lourdeur grossière et la pesante sauvagerie en partage aux enfants de la Basse-Bretagne n’est pas le moins bizarre et le moins éloigné du vrai. — À part le paysan, qui est grave et dont la tristesse se teint de poésie, le Bas-Breton est en général vif, étourdi, rapide à devancer la pensée par la parole. Son accent précipité, qui roule et broie les mots au passage, est comme une révélation de sa nature fanfaronne. — Il ne doute de rien ; il se vante ; il fait du bruit ; il casse les assiettes. — C’est le Gascon, avec cette différence qu’il a bon cœur et bon poignet au service de ses vanteries.

Au bout d’un quart de lieue, M. le chevalier de Briant avait fait connaissance avec le jeune garde-française.

La tristesse de celui-ci eût déconcerté un interlocuteur moins intrépide, mais le chevalier ne détestait pas les partners silencieux.

Il fit durant presque toute la route les demandes et les réponses avec un véritable plaisir.

Il questionna, devança les répliques, parla de Paris d’où il venait, du pays de Rennes où il allait, des demoiselles de l’Opéra et des belles filles de la Haute-Bretagne.

Martel ne l’écoutait guère ; sa pensée était ailleurs…

Plusieurs fois pourtant son attention fut vivement éveillée, parce que le chevalier, entre vingt autres noms, prononça celui de la Topaze, la plus ravissante créature de France et de Navarre ! disait-il…

En ces moments, une question se pressait sur la lèvre de Martel. Ses yeux se baissaient : une rougeur épaisse lui montait au visage.

Mais sa bouche demeurait close, et il semblait qu’une force mystérieuse arrêtait sa parole au passage…

Le chevalier continuait de causer tout seul, de rire et de conter, ma toi, des anecdotes fort réjouissantes.

Il en agissait avec Martel comme un vieil ami. — Mais nous voudrions gager que trois minutes après l’avoir quitté au pont de la Vanvre, il l’avait oublié parfaitement.

L’orage n’était pas encore commencé, lorsque M. le chevalier de Briant arriva devant le perron de Presmes.

Presmes était un beau château, d’architecture assez bourgeoise, il faut le dire, dans ses parties modernes ; mais vaste et gardant çà et là quelques traits de la physionomie chevaleresque.

Au-dessus de la maîtresse porte, l’écusson de Presmes étalait ses émaux reconnus par la déclaration lie 1666 et qui ne remontaient pas néanmoins à une antiquité très-haute.

Presmes était famille de frontière, moitié angevine, moitié bretonne, moitié robe, moitié épée. Elle commençait on ne sait trop où, mais, depuis sa naissance, elle produisait d’excellents gentilshommes, bien riches, qui avaient de père en fils le noble talent de la vénerie.

Le seigneur actuel, qui se montrait le digne successeur de ses aïeux, tenait la charge de capitaine des chasses de la varenne de Liffré, retenue royale qui avait accédé à la couronne par le double mariage de la duchesse Anne.

De Quimper à Laval, du raz de Gatteville à Paimbœuf, on n’aurait point trouvé de veneur de sa force.

C’était un digne seigneur, qui ne se targuait ni de sa fortune, ni de sa noblesse, mais qui se vantait volontiers, de descendre par les femmes du célèbre Jacques du Fouilloux, gentilhomme du pays de Gastine en Poitou, auteur de la Vénerie, dédiée au très-chrestien roy Charles neufième, et d’être l’arrière-cousin du non moins célèbre sieur d’Yauville, premier veneur et ancien commandant de la vénerie du roi Louis XIV.

Il avait dans son salon les portraits authentiques de ces deux illustres chasseurs ; et leurs ouvrages, bien souvent relus, annotés respectueusement et habillés de splendides reliures, faisaient le fonds de sa bibliothèque.

Le chevalier franchit la grille, dont les deux piliers principaux, supportaient deux bêtes qui ressemblaient un peu à des sangliers. Le poil de ces bêtes était hérissé horriblement et aurait pu faire office de chevaux de frise.

Une partie de la grille paraissait avoir été rétablie depuis peu. La façade elle-même du château portait les traces de réparations récentes.

On eût dit que les plâtriers avaient essayé d’effacer les traces d’une vive fusillade. Les murailles étaient criblées de points blancs sur lesquels avait passé la truelle.

Presque tous les contrevents étaient neufs. Sur les autres, la peinture n’avait point encore recouvert les reprises maladroites, faites par la main novice d’un menuisier campagnard.

Ces reprises avaient pour objet de boucher des trous encore : des trous ronds et nettement arrêtés comme ceux que percent les balles.

Lors de la conspiration de Cellamare, peut-être dans les troubles plus récents qui venaient d’agiter la Haute-Bretagne, Presmes avait soutenu un siège.

Au moment où le chevalier de Briant traversait la cour, les fanfares lointaines arrivèrent par-dessus le faîte des collines.

— À la bonne heure ! à la bonne heure ! dit joyeusement le chevalier. — Yvon, mon gros, tu n’as pas besoin de me répondre que monsieur mon ami est dehors… J’entends, pardieu ! la chasse… elle doit être…

Il s’arrêta et prêta l’oreille.

— Elle doit être, reprit-il, derrière le grand rocher de Marlet… Tiens ! que disais-je… la voilà qui débouche.

On entendit, en effet, à ce moment même, le son plus vif des fanfares que n’interceptait plus la grande masse du rocher.

Yvon, gros garçon, court et chevelu, avait pris le cheval par la bride, et tenait son bonnet de laine à la main.

— Ma fâ ian (ma foi oui), grommela-t-il.

— Et ces dames sont-elles au château ? demanda le chevalier.

Yvon répondit négativement.

— Alors, mon gros, gare à leurs fraîches toilettes !… voilà des gouttes de pluie, larges comme des petits écus de trois livres… elles vont être trempées !

— Ma fâ ian !… répliqua Yvon.

Le chevalier avait mis pied à terre.

Yvon tira la bride du cheval, et tourna le dos pour se diriger vers les écuries.

— Ah çà, mon gros, s’écria le chevalier, est-ce que tu ne me reconnais pas ?

Yvon s’arrêta et fixa sur lui son regard lourd.

— Si, bien, bien, répliqua-t-il tranquillement ; — je vous reconnus tout de même, monsieur de Kérizat… Vous avez fait la cour à ma promise, un temps qui fut…

— Ah ! tu savais cela !…

— Ma fâ ian, répondit Yvon.

— Alors, méchant coquin, c’est toi qui m’as fêlé le crâne d’un coup de bâton certain soir derrière l’église de Thorigné !

Une lueur maligne brilla dans les gros yeux d’Yvon qui répondit :

— Ma fâ ian !… — Il entraîna le cheval et passa la porte des écuries.

— Un vertueux coup de bâton ! grommela le chevalier en se tâtant le crâne sous son feutre ; — j’en porte encore la marque !…

La pluie commençait à tomber avec violence. Le chevalier monta le perron et s’introduisit dans le vestibule.

Au bout de quelques minutes on entendit sur la montée le bruit de la cavalcade que l’on ne voyait point encore.

Puis les piqueurs débouchèrent en haut de l’avenue. La grille s’ouvrit à deux battants. Valets et gentilshommes, trempés par l’averse, se précipitèrent dans la cour. M. de Presmes, qui arrivait sur son bon cheval avec sa trompe en bandoulière, essaya un instant de mettre de l’ordre dans la retraite, mais en toute bataille perdue, il arrive un moment où le meilieur général ne peut arrêter les fuyards. — La déroute était complète. Chacun se débandait, cherchant un abri sous les hangars, dans le vestibule, partout où se trouvait une porte ouverte.

Il ne resta au milieu de la cour pour attendre les dames, que le vieux Presmes et deux des gentilshommes qui avaient suivi la chasse.

L’un de ces gentilhommes était un gros garçon trapu, membru, crépu, qui portait sur ses épaules une manière de pourpoint gris à grands boutons d’agate sablée. Ce gros garçon avait des sourcils farouches sur de petits yeux bleus débonnaires. Il était gauche en ses mouvements et présentait à peu près au complet en sa personne les diverses séductions du hobereau campagnard.

Il avait nom M. Hugues de Penchou, et il était baron.

L’autre se nommait Corentin Jaunin de la Baguenaudays.

C’était un long chrétien, blanc et rose, droit comme un piquet, avec d’énormes cheveux blonds frisés. Il avait un peu de barbe déteinte et sept poils de moustaches incolores qu’il relevait en croc volontiers.

En Bretagne et à Paris, Corentin Jaunin de la Baguenaudays eût passé pour joli garçon auprès de beaucoup de cuisinières.

Le baron de Penchou et lui présentaient un de ces grotesques contrastes qu’aime à saisir le spirituel et mordant crayon de Bertall. — Rien qu’à les voir on se sentait en joie, et s’ils parlaient, la farce était complète.

Lorsque la voiture découverte qui contenait les deux filles de monsieur de Presmes arriva dans la cour, nos deux gentilshommes s’avancèrent pour offrir leurs services ; — M. de la Baguenaudays présenta sa main à la jolie Lucienne, dont les cheveux inondés ruisselaient sur ses blanches épaules.

Le baron Hugues de Penchou fit le même office auprès de la comtesse Anne.

Les deux couples traversèrent la cour qui était transformée en lac et se hâtèrent de gagner le vestibule, où M. de Briant les accueillit par de gracieux saluts et des compliments de condoléance.

Les deux sœurs parurent également surprises à la vue du chevalier.

Lucienne ne dissimula point un mouvement d’aversion ; la comtesse Anne rougit et baissa ses yeux fiers.

Le baron de Penchou et Corentin Jaunin de la Baguenaudays, rouges tous les deux comme des pivoines, saluèrent les deux filles de M. de Presmes qui coururent se mettre entre les mains de leurs caméristes.

Le baron de Penchou et le jeune Corentin se regardèrent avec orgueil.

— Ça va bien, dit Penchou.

— Ça va bien, répondit Corentin Jaunin de la Baguenaudays, qui eut un sourire prodigieusement innocent.

— Ah ! voici ce cher hôte ! s’écria le chevalier de Briant en s’adressant à M. de Presmes, qui entrait le dernier.

En même temps, il s’avança vivement vers le vieux gentilhomme et lui prodigua deux ou trois impétueuses accolades.

M. de Presmes était entré dans le vestibule d’un air de bonne humeur et de joyeuse hospitalité. Cet enthousiaste accueil le prit à l’improviste.

Il fut étonné d’abord ; puis lorsqu’il reconnut le nouvel arrivant, une expression de froideur compassée vint remplacer son joyeux sourire.

— Ah ! ah ! monsieur de Kérizat !… dit-il, je ne m’attendais pas à vous voir de sitôt en Bretagne…

— Cher monsieur, répliqua le chevalier, qui lui prit la main de force et la secoua rondement. — J’étais bien sûr de causer à votre bonne amitié une surprise agréable… ah ! nous avons d’aimables souvenirs à remuer après boire… C’était un joli temps, monsieur mon ami…

— Assurément, assurément ! balbutia le capitaine des chasses, — et je suis flatté de la visite que vous voulez bien me faire… Mais est-ce que vous comptez rester longtemps en Bretagne, monsieur de Kérizat ?

— Hé ! hé ! répondit le chevalier en affectant de se méprendre, et avec cette fatuité complaisante de l’homme qui se fait prier pour demeurer, — je ne sais pas, monsieur mon ami, je ne sais véritablement pas… je viens ici, comme vous le devinez sans doute, pour payer quelques petites dettes…

— Ah bah !… interrompit M. de Presmes.

— Cela vous étonne que j’aie des dettes ? demanda intrépidement le chevalier.

— Non pas, non pas, interrompit le vieux gentilhomme avec une vivacité naïve. — Ce ne sont point vos dettes qui m’étonnent, mais…

— Je le crois bien, interrompit Kérizat à son tour. — Vous êtes vous-même mon créancier, monsieur mon ami… J’ai contracté ça et là quelques obligations… des misères, vous m’entendez bien… vingt ou vingt-cinq mille écus, tout au plus… Je vais me débarrasser de cela.

Le vieux Presmes eut un sourire incrédule.

— Ce sera fort bien fait, dit-il. — Mais je vous demande la permission d’aller me préparer pour le souper.

Kérizat passa lestement son bras sous le sien.

— Faites, faites, je vous en prie, monsieur mon ami, dit-il. Je vais vous accompagner jusqu’à votre chambre… Je ne sais pas si vous m’approuverez, ajouta-t-il en baissant la voix, — et je dois vous dire que je tiens par dessus tout à votre approbation… Vous savez que j’avais mené à Rennes une vie fort dissipée… Ces souvenirs me gênaient… Pour les éloigner tout d’un coup et pour rester à la hauteur de la position que j’occupe à la cour, j’ai laissé là ce nom de Kérizat qui me rappelait par trop nos folies.

— Monsieur le chevalier, interrompit le capitaine des chasses avec une froideur sévère, — ma jeunesse est déjà bien loin de moi… je ne me souviens plus du temps où j’aurais pu faire des folies… mais je me souviens très-bien de n’en avoir jamais fait avec vous.

— Ai-je dit nos folies ? s’écria Kérizat, — ma langue aura tourné, monsieur mon ami, et je vous fais mes excuses… pour en revenir, je ne porte plus que mon nom patronymique, et je m’appelle le chevalier de Briant.

Ils avaient monté le grand escalier du château et se trouvaient à la porte de l’appartement de M. de Presmes.

Celui-ci dégagea son bras et mit la main sur le loquet de la porte.

— Ceci vous regarde tout seul, monsieur de Kérizat, répondit-il, veuillez m’excuser si je vous laisse.

Il salua, ouvrit la porte et disparut.

Bien des gens n’eussent point trouvé cet accueil fort encourageant, mais le chevalier n’était pas homme à se déconcerter pour si peu.

Il descendit à l’office et se fit donner une chambre de sa propre autorité, comme s’il avait été reçu à bras ouverts.

Une fois installé dans son appartement, il se mit à l’œuvre aussitôt, brossa lui même son frac de voyage, sa veste et sa culotte, afin de suppléer aux habits de rechange qui lui faisaient complètement défaut.

Cela fut l’affaire d’un instant. M. le chevalier de Briant semblait parfaitement rompu à tous ces détails domestiques.

Quand il fut rajusté à peu près, il se regarda dans le vieux miroir à quatre morceaux qui ornait la cheminée de sa chambre.

Il se sourit à lui-même, — et réellement la glace répercutait l’image d’un cavalier de belle mine et de galante tournure.

Comme il brossait son feutre, la cloche du souper tinta.

— Il n’y a pas de milieu, murmura-t-il en donnant un dernier regard à la glace. — Les filles de ce vieil hidalgo ont de quoi couvrir d’or mon présent et mon passé… Si je m’endors je m’éveillerai quelque matin la corde au cou… Allons souper. Je vais manger d’abord et boire à ma convenance… Puis au dessert, je choisirai ma femme…