Fontile/09

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Éditions de l’Arbre (p. 85-95).


CHAPITRE IX


Je trouvais Bonneville dans son bureau, adossé au grillage qui le séparait de la salle, discutant politique ou littérature au milieu de jeunes gens dont je connaissais les familles mais qui, pour la plupart, m’étaient inconnus. Après leur départ, j’emmenais Bonneville dîner puis nous restions à causer jusqu’à la nuit. Un ami du journaliste, un commis du nom de Loignon venait nous rejoindre. Nous étions habitués à lui ; nous ne remarquions même pas sa présence.

Loignon s’était attaché à Bonneville comme les reîtres d’autrefois qui se livraient corps et âme à un maître. Chassé de son réduit de célibataire par l’ennui, Loignon, avant de connaître le jeune homme, se tenait presque tous les soirs à la porte des restaurants, à l’affût de distractions. Il s’était présenté lui-même à François, qui, éloigné de sa famille, s’ennuyait aussi à Fontile. François le retrouvait partout où il allait. Il fut d’abord importuné, mais Loignon persévéra. Bonneville s’habitua bientôt à ce compagnon forcé et même l’utilisa. Devant moi, il secouait faiblement son joug. Je m’étais aussi habitué à lui et quand il n’était pas là, le soir, nous nous surprenions à nous demander ce qu’il pouvait bien faire.

Bientôt, averti de notre présence par le reflet des lumières, il accourait de toutes ses jambes.

Il ne pouvait être seul un moment. En montant dans un wagon, Loignon plaisantait déjà avec le contrôleur. On ne résistait pas à son bagout, à ses histoires. Le genre humain était son ami. Il allait cependant d’instinct aux prêtres ou aux religieuses. Le prêtre voulait-il se remettre à son bréviaire, Loignon avait l’art de lui délier la langue. Il s’informait toujours du nom et de l’adresse de ses victimes. Et deux ans après la rencontre, de passage dans la municipalité où habitait son « ami », il allait lui rendre visite. « Comment vont les enfants et leur charmante maman ? » s’informait-il. Les gens ne le reconnaissaient pas ? Il renouait connaissance, déclinait leurs noms, leur généalogie, leur parlait de leur métier. Il fallait se rendre à l’évidence : c’était un ami. Il avait en interrogeant un sourire d’enfant assuré qu’on va satisfaire sa curiosité. Toute sa personne révélait un homme plein de complaisance envers lui-même. Quand il tenait à donner une haute opinion de sa personne, il parlait de son ami, le député, de son cousin, professeur à l’université.


Ce soir-là, il voulait nous intéresser et réussissait admirablement le contraire.

— Allez nous chercher du cognac, Loignon, dis-je en lui tendant un billet.

Interrompu au milieu de son discours, il prit le billet mais ne bougea pas de sa chaise. Il allait reprendre le fil de son interminable aventure.

— Dépêchez-vous ! Voyons Loignon, vous savez que les débits ferment tôt maintenant.

Il comprit que nous voulions nous débarrasser de sa présence. Il ravala cependant l’humiliation et se contenta de dire en riant :

— C’est impoli des gens instruits, n’est-ce pas François ?

— Je me suis laissé dire que c’est inhumain.


— Ce pauvre Loignon, me dit François quand il eut entendu retomber la porte derrière le commissionnaire, il ne sait jamais s’arrêter.

— Je le trouve bien amusant.

— Oui, mais à certaines heures je voudrais bien pouvoir m’en débarrasser.

— N’avez-vous donc aucun parent ? lui demandai-je.

— Ma mère vit encore et j’ai deux sœurs.

— Vous êtes heureux, vous Bonneville, d’avoir des sœurs. Il me semble qu’auprès d’une sœur ma vie eût été différente.

— Et moi, j’envie votre sort. J’ai quitté ma famille parce que je ne m’entendais pas avec mon père. Vous ne pouvez imaginer l’enfer que j’ai traversé. J’ai appris le décès de celui-ci plusieurs jours après l’enterrement. J’avais été expulsé de ma chambre, que je ne pouvais plus payer, et j’errais toute la nuit dans les rues, dormant sur des bancs ou dans l’encoignure des bâtisses abandonnées.

— Et vous n’avez pas l’intention de retourner ?

— Trop de choses maintenant nous séparent. Les torts n’étaient pas tous de mon côté, ajouta-t-il. Si je réussis, je retournerai, mais pas avant. J’espère, et je dis cela sans intention de vous offenser, que cette terre d’endormement ne sera pour moi qu’un intermède que j’emploierai de mon mieux à compléter mon éducation.

Loignon rentrait avec la bouteille. Je sentais François préoccupé, mais je ne voulus pas l’interroger.

— Gardez la monnaie, dis-je à Loignon. Il se récria :

— Non, fit-il, je ne veux pas. Vous me méprisez…

Je crus qu’il allait pleurer. François le gourmanda amicalement.

— Voyons, Loignon, nous vous traitons en camarade. Allez-vous-en avant que nous nous fâchions.

Avant de sortir, il empocha la monnaie.


Ce soir-là, j’entendis par hasard une conversation sous ma fenêtre, entre mon père et le surintendant de l’immeuble du journal, Oscar Chamel, frère du pharmacien. Les deux hommes revenaient de jouer aux cartes et mon père avait prêté de l’argent à Chamel. Il le faisait souvent pour avoir un compagnon. Quand Chamel gagnait il entrait en colère et ne reculait devant rien pour l’humilier. Quand son protégé avait perdu, tout allait bien.

C’était donc là l’explication des appels téléphoniques mystérieux. J’aurais voulu le crier à tout le monde car la passion du jeu ne me paraissait pas infamante comme l’adultère. J’aurais voulu me jeter aux pieds de mon père et lui demander pardon d’avoir osé le juger. En bas, Chamel ne lâchait pas prise. Debout sous le réverbère, il retenait mon père.

— Ma fille n’a pas de dot.

— Nous y verrons, dit mon père.

— Elle se marie dans une semaine.

Chamel ne voulait pas perdre le prix de tant de lâcheté, sinon pour lui-même du moins pour sa fille.

— Je n’aime pas qu’on insiste. Bonsoir Chamel.

Pourquoi mon père dotait-il la petite Chamel ? Surtout dans les circonstances, qui étaient troubles comme on va le voir.

Oscar Chamel était issu d’une bonne famille, mais dès l’âge de douze ans, ses maîtres avaient perdu toute autorité sur lui. Renvoyé de plusieurs collèges, pour indiscipline et mauvaise conduite, il se plaça comme petit commis dans une usine. Il accomplit son travail à la satisfaction de ses patrons, mais il continua de faire la honte de son père. Un jour, il annonça à celui-ci qu’il s’était marié le matin même, mais il ne lui présenta pas sa femme. Celle-ci était le fruit du concubinage d’un maçon ivrogne et d’une femme de peine. Elle avait passé son enfance dans les rues. Il le dit franchement à son père, qui désormais lui interdit sa porte. En 1914, il s’engagea dans le premier régiment levé à Fontile.

Il fréquentait en célibataire chez son frère et chez le docteur Desartois. Quand il restait quelque temps sans les visiter, sa femme lui disait :

— Va t’ennuyer chez tes snobs si le cœur t’en dit…

Devant une femme de cinquante ans, vulgaire, de caractère tyrannique, on se prend à rêver aux charmes depuis longtemps résorbés, dont la trace même a péri, qui ont naguère inspiré l’amour. Elle avait dû être jolie, autant que ce genre de femme peut l’être. Maintenant elle faisait songer à une vipère : ses yeux étaient cernés de violet, le bas du visage avait amolli. Devant les hommes, elle retrouvait un rire de garce.

Son mari n’avait pas été mieux préservé. Il avait le crâne et la bouche dégarnis et souffrait d’une affection cutanée qui, à la moindre émotion, lui envoyait au visage une poussée de sueur adipeuse et nauséabonde. Pour éviter d’incommoder, il se parfumait. Timide et obséquieux avec les puissants, il écrasait les petits de sa morgue. Il avait gardé de son passage au régiment une raideur de sergent et la manie du commandement. Il déplorait qu’on ne lui permît pas dans le civil de continuer à porter l’uniforme ou du moins d’indiquer par un insigne le rang qu’il occupait dans l’armée. Quand dans son entourage on ne s’en laissait pas imposer, il recourait à la persécution.

Il échoua avec François, et se vengea par des tracasseries sourdes. Comme surintendant de l’immeuble du journal, il surchauffait les bureaux quand le mercure montait puis lésinait sur le combustible par les jours froids. Dans la rue, il le saluait une fois et le lendemain comme Bonneville lui rendait sa politesse, il détournait la tête insolemment. Comptant que les petites tracasseries viendraient plus sûrement à bout de sa patience que les grands éclats, il lui rendait la position intenable par des vengeances de concierge.

Il reprochait surtout à François ses relations avec moi. Il avait une fille unique, une fillette rougeaude et bien en chair, aux cheveux toujours nattés en deux tresses bien égales, au nez petit et retroussé qui lui donnait un air d’espièglerie crâne. Par contraste, les autres fillettes du couvent avaient devant elle l’air de chiens mal lavés. Tous les garçons la recherchaient, même Bonneville. Un jour, il fallut se rendre à l’évidence qu’elle était enceinte. Chamel crut tenir sa vengeance contre Bonneville. Il accusa formellement François devant le gérant en demandant à celui-ci de tenir l’affaire secrète. Entre temps, la jeune fille, qui ignorait les projets que son père avait pour elle, alla tout déclarer aux parents de Mareux. La famille de ce dernier ne badinait pas avec l’honneur. Il fut décidé qu’il réparerait. Quand la jeune fille apprit les projets de son père, elle avoua que Mareux n’était qu’un expédient, mais Chamel qui avait trouvé une solution satisfaisante, ne voulut pas tout remettre en question. La jeune fille ne fut pas surprise que mon père payât sa dot.

Quelques jours plus tard, je croisai Mareux à la porte d’un restaurant. Il était sans cravate, la chemise ouverte sur la poitrine, le pantalon couvert de boue, le pardessus et le gilet déboutonnés. Il venait évidemment de se battre. Contraste frappant, son visage ne reflétait aucun désordre. Son père traversa la rue en sens inverse, le visage recouvert de poussière de bois. Je remarquai les lèvres minces du vieillard, ses yeux gris insistants, dont la fixité pouvait être prise pour de l’attention ou pour un manque de profondeur.

Mareux passa devant son père, le regarda froidement comme un inconnu et continua effrontément, sans plus s’occuper de lui que s’il se fut agi d’un importun.

Le vieillard s’arrêta sur le trottoir, médusé. Il avait toujours l’air un peu médusé. Les yeux fixes, il suivit son fils du regard sans qu’il fût possible de deviner quels sentiments l’animaient. Mais il resta là, planté, sans expression, dans son pardessus couleur de glaise, aux bords râpés.