Formalités de la France contemporaine - Passage de la république à l’empire/01

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Formalités de la France contemporaine - Passage de la république à l’empire
Revue des Deux Mondes3e période, tome 85 (p. 241-265).
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FORMATION
DE LA
FRANCE CONTEMPORAINE

PASSAGE DE LA RÉPUBLIQUE A L’EMPIRE.

PREMIERE PARTIE.

En toute société humaine, il faut un gouvernement, je veux dire une puissance publique ; nulle machine n’est si utile. Mais une machine n’est utile que si elle est adaptée à son service : autrement, elle ne fonctionne pas, ou elle fonctionne à l’inverse de son objet. C’est pourquoi, lorsqu’on la fabrique, on est tenu de considérer d’abord la grandeur du travail qu’elle doit faire et la qualité des matériaux dont on dispose : il importe beaucoup de savoir au préalable si la masse à soulever est d’un quintal ou de mille quintaux, si les pièces que l’on agence sont enfer et en acier, ou en bois vert et en bois pourri. — A cela, depuis dix ans, les législateurs n’avaient jamais songé ; ils avaient constitué en théoriciens, et aussi en optimistes, sans regarder les choses, ou en se figurant les choses d’après leurs souhaits. Dans les assemblées et dans le public, on point, ou lui désobéissaient. Dans l’instrument exécutif, la lame ne tenait au manche que par une mauvaise soudure; quand le manche poussait, la lame gauchissait ou se détachait. — En second lieu, jamais les deux ou trois moteurs qui poussaient le manche n’avaient pu jouer d’accord; par cela seul qu’ils étaient plusieurs, ils se heurtaient : l’un d’eux finissait toujours par casser l’autre. La Constituante avait annulé le roi, la Législative l’avait déposé, la Convention l’avait décapité. Ensuite, dans la Convention, chaque fraction du corps souverain avait proscrit l’autre : les montagnards avaient guillotiné les girondins, et les thermidoriens avaient guillotiné les montagnards. Plus tard, sous la constitution de l’an III. les fructidoriens avaient déporté les constitutionnels, le Directoire avait purgé les Conseils, et les Conseils avaient purgé le Directoire. — Non-seulement l’institution démocratique et parlementaire ne faisait pas son service et se disloquait à l’épreuve, mais encore, par son propre jeu, elle se transformait en son contraire. Au bout d’un an ou deux, il se faisait à Paris un coup d’état; une faction se saisissait du pouvoir central, et le convertissait en pouvoir absolu aux mains de cinq ou six meneurs. Tout de suite, le nouveau gouvernement reforgeait à son profit l’instrument exécutif et rattachait solidement la lame au manche ; il cassait en province les élus du peuple et ôtait aux administrés le droit de choisir leurs administrateurs ; c’est lui qui désormais, par ses proconsuls en mission ou par ses commissaires résidens, nommait, surveillait et régentait sur place les autorités locales[1]. — Ainsi, à son dernier terme, la constitution libérale enfantait le despotisme centralisateur, et celui-ci était le pire de son espèce, à la fois informe et énorme ; car il était né d’un attentat civil, et le gouvernement qui l’exerçait n’avait pour soutien qu’une bande de fanatiques bornés ou d’aventuriers politiques ; sans autorité légale sur la nation, sans ascendant moral sur l’armée, haï, menacé, discordant, exposé aux révoltes de ses propres fauteurs et aux trahisons de ses propres membres, il vivait au jour le jour ; il ne pouvait se maintenir que par l’arbitraire brutal, par la terreur permanente, et le pouvoir public, qui a pour premier emploi la protection des propriétés, des consciences et des vies, devenait entre ses mains le pire des persécuteurs, des voleurs et des meurtriers.


II.

Deux fois de suite, avec la constitution monarchique de 1791 et avec la constitution républicaine de 1795, l’expérience avait été faite ; deux fois de suite, les événemens avaient suivi le même point, ou lui désobéissaient. Dans l’instrument exécutif, la lame ne tenait au manche que par une mauvaise soudure; quand le manche poussait, la lame gauchissait ou se détachait. — En second lieu, jamais les deux ou trois moteurs qui poussaient le manche n’avaient pu jouer d’accord; par cela seul qu’ils étaient plusieurs, ils se heurtaient : l’un d’eux finissait toujours par casser l’autre. La Constituante avait annulé le roi, la Législative l’avait déposé, la Convention l’avait décapité. Ensuite, dans la Convention, chaque fraction du corps souverain avait proscrit l’autre : les montagnards avaient guillotiné les girondins, et les thermidoriens avaient guillotiné les montagnards. Plus tard, sous la constitution de l’an III. les fructidoriens avaient déporté les constitutionnels, le Directoire avait purgé les Conseils, et les Conseils avaient purgé le Directoire. — Non-seulement l’institution démocratique et parlementaire ne faisait pas son service et se disloquait à l’épreuve, mais encore, par son propre jeu, elle se transformait en son contraire. Au bout d’un an ou deux, il se faisait à Paris un coup d’état; une faction se saisissait du pouvoir central, et le convertissait en pouvoir absolu aux mains de cinq ou six meneurs. Tout de suite, le nouveau gouvernement reforgeait à son profit l’instrument exécutif et rattachait solidement la lame au manche ; il cassait en province les élus du peuple et ôtait aux administrés le droit de choisir leurs administrateurs ; c’est lui qui désormais, par ses proconsuls en mission ou par ses commissaires résidens, nommait, surveillait et régentait sur place les autorités locales[2]. — Ainsi, à son dernier terme, la constitution libérale enfantait le despotisme centralisateur, et celui-ci était le pire de son espèce, à la fois informe et énorme ; car il était né d’un attentat civil, et le gouvernement qui l’exerçait n’avait pour soutien qu’une bande de fanatiques bornés ou d’aventuriers politiques ; sans autorité légale sur la nation, sans ascendant moral sur l’armée, haï, menacé, discordant, exposé aux révoltes de ses propres fauteurs et aux trahisons de ses propres membres, il vivait au jour le jour ; il ne pouvait se maintenir que par l’arbitraire brutal, par la terreur permanente, et le pouvoir public, qui a pour premier emploi la protection des propriétés, des consciences et des vies, devenait entre ses mains le pire des persécuteurs, des voleurs et des meurtriers.


II.

Deux fois de suite, avec la constitution monarchique de 1791 et avec la constitution républicaine de 1795, l’expérience avait été faite ; deux fois de suite, les événemens avaient suivi le même cours pour aboutir au même terme ; deux fois de suite, l’engin théorique et savant de protection universelle s’était changé en un engin pratique et grossier de destruction universelle. Manifestement, si, une troisième fois, dans des conditions analogues, on remettait en jeu le même engin, il fallait s’attendre à le voir jouer de même, c’est-à-dire au rebours de son objet. — Or, en 1799, les conditions étaient analogues et même pires ; car le travail qu’on demandait à la machine n’était pas moindre, et les matériaux humains que l’on avait pour la construire étaient moins bons. — Au dehors, on était toujours en guerre avec l’Europe ; on ne pouvait atteindre à la paix que par un grand effort militaire, et la paix était aussi difficile à maintenir qu’à conquérir. L’équilibre européen avait été trop dérangé ; les états voisins ou rivaux avaient trop pâti ; les rancunes et les défiances provoquées par la république envahissante et révolutionnaire étaient trop vives; elles auraient subsisté longtemps contre la France rassise, même après des traités raisonnables. Même en renonçant à la politique de propagande et d’ingérence, aux acquisitions de luxe, aux protectorats impérieux, à l’annexion déguisée de l’Italie, de la Hollande et de la Suisse, la nation était tenue de veiller en armes ; rien que pour demeurer intacte et complète, pour conserver la Belgique et la frontière du Rhin, il lui fallait un gouvernement capable de concentrer toutes ses forces, c’est-à-dire élevé au-dessus de la discussion et ponctuellement obéi. — De même au dedans, et rien que pour rétablir l’ordre civil ; car, là aussi, les violences de la révolution avaient été trop grandes ; il y avait eu trop de spoliations, d’emprisonnemens, d’exils et de meurtres, trop d’attentats contre toutes les propriétés et toutes les personnes, publiques ou privées. Faire respecter toutes les personnes et toutes les propriétés privées ou publiques, contenir à la fois les royalistes et les jacobins, rendre à 140,000 émigrés leur patrie, et néanmoins rassurer les 1,200,000 propriétaires de biens nationaux, rendre à vingt-cinq millions de catholiques orthodoxes le droit, la faculté, les moyens de pratiquer leur culte, et cependant ne pas laisser maltraiter le clergé schismatique, mettre en présence dans la même commune le seigneur dépossédé et les paysans acquéreurs de son domaine, obliger les délégués et les détenus du comité de salut public, les mitrailleurs et les mitraillés de vendémiaire, les fructidoriens et les fructidorisés, les bleus et les blancs de la Vendée et de la Bretagne à vivre en paix les uns à côté des autres, cela était d’autant moins aisé que les ouvriers futurs de cette œuvre immense, tous, depuis le maire de village jusqu’au sénateur et au conseiller d’état, avaient eu part à la révolution, soit pour la faire, soit pour la subir, monarchiens, feuillans, girondins, montagnards, thermidoriens, jacobins mitigés et jacobins outrés, tous opprimés tour à tour et déchus de leurs espérances. À ce régime, leurs passions s’étaient aigries ; chacun d’eux apportait dans son emploi ses ressentimens et ses partialités ; pour qu’il n’y fût pas injuste et malfaisant, il fallait lui serrer la bride[3]. À ce régime, les convictions s’étaient usées ; aucun d’eux n’eût servi gratis, comme en 1789[4] ; pour les faire travailler, il fallait les payer ; on s’était dégoûté du désintéressement ; le zèle affiché semblait une hypocrisie ; le zèle prouvé semblait une duperie ; on s’occupait de soi, non de la communauté ; l’esprit public avait fait place à l’insouciance, à l’égoïsme, aux besoins de sécurité, de jouissance et d’avancement. Détériorée par la révolution, la matière humaine était moins que jamais propre à fournir des citoyens : on n’en pouvait tirer que des fonctionnaires. Avec de tels rouages combinés selon les formules de 1791 et de 1795, impossible de faire la besogne requise ; définitivement et pour longtemps, l’emploi des deux grands mécanismes libéraux était condamné. Tant que les rouages seraient aussi mauvais et la besogne aussi grosse, il fallait renoncer à l’élection des pouvoirs locaux et à la division du pouvoir central.


III.

Sur le premier point, on était d’accord ; si quelqu’un doutait encore, il n’avait qu’à ouvrir les yeux, à regarder les autorités locales, à les voir à l’instant de leur naissance et dans le cours de leur exercice. — Naturellement, pour remplir chaque place, les électeurs avaient choisi un homme de leur espèce et de leur acabit ; or leur disposition dominante et fixe était bien connue : ils étaient indifférens à la chose publique ; partant, leur élu l’était aussi. Trop zélé pour l’état, ils ne l’auraient point nommé : l’état n’était pour eux qu’un moraliste importun et un créancier lointain; entre eux et cet intrus, leur délégué devait opter, opter pour eux contre lui, ne pas se faire pédagogue en son nom et recors à son profit. Quand le pouvoir naît sur place et que ceux qui le donnent aujourd’hui en qualité de commettans le subiront demain en qualité de subordonnés, ils ne remettent pas les verges à qui les fouettera; ils lui demandent des sentimens conformes à leurs inclinations; du moins, ils ne lui en souffrent pas de contraires. Dès le premier jour, entre eux et lui, la ressemblance est grande, et, de jour en jour, cette ressemblance grandit, parce que la créature reste sous la main de ses créateurs; sous leur pression quotidienne, elle achève de se modeler sur eux ; au bout d’un temps, ils l’ont faite à leur image. — Ainsi, du premier coup ou très vite, l’élu se faisait le complice de ses électeurs. Tantôt, et c’était le cas le plus fréquent, surtout dans les villes, il avait été nommé par une minorité violente et sectaire : alors il subordonnait l’intérêt général à un intérêt de coterie. Tantôt, et notamment dans les campagnes, il avait été nommé par une majorité ignorante et grossière : alors il subordonnait l’intérêt général à un intérêt de clocher. — Si par hasard, ayant de la conscience et des lumières, il voulait faire son devoir, il ne le pouvait pas : il se sentait faible, et on le sentait faible[5]; l’autorité et les moyens lui manquaient. Il n’avait pas la force que le pouvoir d’en haut communique à ses délégués d’en bas : on ne voyait pas derrière lui le gouvernement et l’armée; tout son recours était dans une garde nationale qui se dérobait au service, qui refusait le service, ou qui souvent n’existait pas. — Au contraire, il pouvait impunément prévariquer, piller, persécuter à son profit et au profit de sa clique; car il n’était pas retenu d’en haut; les jacobins de Paris n’auraient pas voulu s’aliéner des jacobins de province ; c’étaient là pour eux des partisans, des alliés, et le gouvernement n’en avait guère ; il était tenu, pour les garder, de les laisser tripoter et mal verser à discrétion.

Figurez-vous un vaste domaine dont le régisseur est nommé, non par le propriétaire absent, mais par les fermiers, redevanciers, corvéables et débiteurs : je laisse à imaginer si les fermages rentreront, si les redevances seront fournies, si les corvées seront faites, si les dettes seront acquittées, comment le domaine sera soigné et entretenu, ce qu’il rapportera par an au propriétaire, comment les abus s’y multiplieront indéfiniment par omission et par commission, quelle sera l’immensité du désordre, de l’incurie, du gaspillage, de la fraude et de la licence. — De même en France, et pour la même raison[6] : tous les services publics désorganisés, anéantis ou pervertis ; ni justice, ni police ; des autorités qui s’abstiennent de poursuivre, des magistrats qui n’osent condamner, une gendarmerie qui ne reçoit pas d’ordres ou qui ne marche pas ; le maraudage rural érigé en habitude ; dans quarante-cinq départemens, des bandes nomades de brigands armés ; les diligences et les malles-postes arrêtées et pillées jusqu’aux alentours de Paris ; les grands chemins défoncés et impraticables ; la contrebande libre, les douanes improductives, le trésor vide[7], ses recettes interceptées et dépensées avant de lui parvenir, des taxes que l’on décrète et qu’on ne perçoit pas, partout une répartition arbitraire de l’impôt foncier et de l’impôt mobilier, des décharges non moins iniques que les surcharges, en beaucoup d’endroits point de rôles dressés pour asseoir la contribution, çà et là des communes qui, sous prétexte de défendre la république contre les communes voisines, s’exemptent elles-mêmes de la conscription et de l’impôt; des conscrits à qui leur maire délivre des certificats faux d’infirmité ou de mariage, qui ne viennent pas à l’appel, qui, acheminés vers le dépôt, désertent en route par centaines, forment des rassemblemens et se défendent contre la troupe à coups de fusil; tels étaient les fruits du système. — Avec des agens fournis par l’égoïsme et par l’ineptie des majorités rurales, le gouvernement ne pouvait contraindre les majorités rurales. Avec des agens fournis par la partialité et la corruption des minorités urbaines, le gouvernement ne pouvait réprimer les minorités urbaines. Il faut des mains, et des mains aussi tenaces que fortes, pour prendre le conscrit au collet, pour fouiller dans la poche du contribuable, et l’état n’avait pas de mains. Il lui en fallait, et tout de suite, ne fût-ce que pour parer et pourvoir au plus pressé. Si l’on voulait soumettre et pacifier les départemens de l’ouest, délivrer Masséna assiégé dans Gênes, empêcher Mêlas d’envahir la Provence, porter l’armée de Moreau au-delà du Rhin. on devait au préalable restituer au pouvoir central la nomination d s pouvoirs locaux.


IV.

Sur ce second point, l’évidence n’était guère moindre. — Et d’abord, du moment que les pouvoirs locaux étaient nommés par les pouvoirs du centre, il était clair qu’au centre le pouvoir exécutif dont ils dépendaient devait être unique. À ce grand attelage de fonctionnaires conduits d’en haut, on ne pouvait donner en haut plusieurs conducteurs distincts; étant plusieurs et distincts, les conducteurs auraient tiré chacun de son côté, et les chevaux, tiraillés en divers sens, auraient piétiné sur place. A cet égard, les combinaisons de Sieyès ne supportaient pas l’examen; théoricien pur et chargé de faire le plan de la constitution nouvelle, il avait raisonné comme si les cochers qu’il mettait sur le siège étaient, non des hommes, mais des automates : au sommet, un grand électeur, souverain de parade, ne disposant que de deux places, éternellement inactif, sauf pour nommer ou révoquer les deux souverains actifs, deux consuls gouvernans; l’un de ceux-ci, consul de la paix et nommant à tous les emplois civils; l’autre, consul de la guerre et nommant à tous les emplois militaires et diplomatiques; chacun des deux ayant ses ministres, son conseil d’état, sa chambre de justice administrative; tous, fonctionnaires, ministres, consuls et le grand électeur lui-même, révocables à la volonté d’un sénat qui, du jour au lendemain, peut les absorber, c’est-à-dire se les adjoindre en qualité de sénateurs, avec 30,000 francs de traitement et un habit brodé[8]. Évidemment, Sieyès n’avait tenu compte ni du service à faire, ni des hommes qui en seraient chargés, et Bonaparte, qui faisait le service en ce moment même, qui connaissait les hommes, qui se connaissait, posait tout de suite le doigt sur les points faibles de ce mécanisme si compliqué, si mal articulé, si fragile. Deux consuls[9], « l’un ayant sous ses ordres les ministres de la justice, de l’intérieur, de la police, des finances, du trésor; l’autre, ceux de la marine, de la guerre, des relations extérieures ! » Mais entre eux le conflit est certain : les voyez-vous en face l’un de l’autre, chacun sous des influences et des suggestions contraires : autour du premier, rien que « des juges, des administrateurs, des financiers, des hommes en robe longue ; » autour de l’autre, rien que « des épaulettes et des hommes d’épée. » Certainement, « l’un voudra de l’argent et des recrues pour ses armées, l’autre n’en voudra pas donner. » — Et ce n’est pas votre grand électeur qui les mettra d’accord. « s’il s’en tient strictement aux fonctions que vous lui assignez, il sera l’ombre, l’ombre décharnée d’un roi fainéant. Connaissez-vous un homme d’un caractère assez vil pour se complaire dans une pareille singerie? Comment avez-vous pu imaginer qu’un homme de quelque talent et d’un peu d’honneur voulût se résigner au rôle d’un cochon à l’engrais de quelques millions? » — D’autant plus que, pour sortir de ce rôle, la porte lui est ouverte. « Si j’étais grand électeur, je dirais, en nommant le consul de la guerre et le consul de la paix : « Si vous faites un ministre, si vous signez un acte sans que je l’approuve, je vous destitue. » De cette façon, le grand électeur devient un monarque actif et absolu. — « Mais, direz-vous, le sénat à son tour absorbera le grand électeur. » — « Ce remède est pire que le mal; personne, dans ce projet, n’a de garanties, » partant, chacun tâchera de s’en procurer; le grand électeur contre le sénat, les consuls contre le grand électeur, le sénat contre le grand électeur allié aux consuls, chacun inquiet, alarmé, menacé, menaçant, usurpant pour se défendre : voilà des rouages qui jouent à faux, une machine qui se déconcerte, ne fonctionne plus et finit par se rompre. — Là-dessus, et comme d’ailleurs Bonaparte était déjà le maître[10], on réduisait tous les pouvoirs exécutifs à un seul, et, ce pouvoir entier, on le remettait dans sa main. À la vérité, « pour ménager l’opinion républicaine[11], » on lui donnait deux adjoints avec le même titre que le sien ; mais ils n’étaient là que pour la montre, simples greffiers consultans, subalternes et serviteurs, dépourvus de tout droit, sauf celui de signer après lui et « d’inscrire leur nom au procès-verbal » de ses arrêtés ; seul il commandait ; « seul il avait voix délibérative : il nommait seul à toutes les places, » en sorte qu’ils étaient déjà des sujets, comme il était déjà le souverain.


V.

Restait à constituer un pouvoir législatif, qui fît contrepoids à ce pot. Voir exécutif si concentré et si fort. Dans les sociétés organisées et à peu près saines, on y parvient au moyen d’un parlement élu qui représente la volonté publique ; il la représente, parce qu’il en est la copie en petit, la réduction fidèle ; sa composition fait de lui le résumé loyal et proportionnel des diverses opinions régnantes. En ce cas, le triage électoral a opéré correctement ; un droit supérieur, le droit d’élire, a été respecté : en d’autres termes les passions en jeu n’ont pas été trop fortes ; c’est que les intérêts majeurs n’étaient pas trop divergens. — Par malheur, dans la France désagrégée et discordante, tous les intérêts majeurs étaient en conflit aigu ; c’est pourquoi les passions en jeu étaient furieuses ; elles ne respectaient aucun droit, et, moins que tout autre, le droit d’élire ; par suite, le triage électoral opérait à faux, et aucun parlement élu n’était ni ne pouvait être le représentant véritable de la volonté publique. Depuis 1791, l’élection violentée et désertée n’avait amené, sur les bancs de la législature, que des intrus sous le nom de mandataires. On les subissait, faute de mieux ; mais on n’avait pas confiance en eux, et on n’avait pas de déférence pour eux. On savait comment ils avaient été nommés et le peu que valait leur titre. Par inertie, peur ou dégoût, la très grande majorité des électeurs n’avait pas voté ; au scrutin, les votans s’étaient battus ; les plut-forts ou les moins scrupuleux avaient expulsé ou contraint les autres. Dans les trois dernières années du Directoire, souvent l’assemblée électorale se scindait en deux ; chaque fraction élisait son député et protestait contre l’élection de l’autre; alors, entre les deux élus, le gouvernement choisissait, arbitrairement et toujours avec une partialité impudente; bien mieux, s’il n’y avait qu’un élu et que cet élu fût son adversaire, il le cassait. En somme, depuis neuf ans, le corps législatif, imposé à la nation par une faction, n’était guère plus légitime que le pouvoir exécutif, autre usurpateur, qui, dans les derniers temps, le remplissait ou le purgeait. Impossible de remédier à ce défaut de la machine électorale ; il tenait à sa structure intime, à la qualité même de ses matériaux. À cette date, même sous un gouvernement impartial et fort, la machine n’aurait pu fonctionner utilement, extraire de la nation une assemblée d’hommes raisonnables et respectés, fournir à la France un parlement capable de prendre la part qui lui revient, ou même une part quelconque dans la conduite des affaires publiques.

Car supposez chez les nouveaux gouvernans une loyauté, une énergie, une vigilance extraordinaires, un prodige d’abnégation politique et d’omniprésence administrative, les factions contenues sans que la discussion soit interdite, le pouvoir central neutre entre tous les candidats et pourtant actif dans toutes les élections, point de candidature officielle, nulle pression d’en haut, nulle contrainte par en bas, des commissaires de police respectueux et des gendarmes protecteurs à la porte de chaque assemblée électorale, toutes les opérations régulières, aucun trouble dans la salle, les suffrages parfaitement libres, les électeurs très nombreux, cinq ou six millions de Français autour du scrutin; et voyez quels choix ils vont faire. — Depuis fructidor, le renouvellement de la persécution religieuse, l’excès de l’oppression civile, la brutalité et l’indignité des gouvernans ont redoublé et propagé la haine contre les hommes et les idées de la révolution. — Dans la Belgique récemment incorporée, où le clergé séculier et régulier vient d’être proscrit en masse[12], une grande insurrection rurale a éclaté. Du pays de Waes et de l’ancienne seigneurie de Malines, le soulèvement s’est étendu autour de Louvain jusqu’à Tirlemont, ensuite jusqu’à Bruxelles, dans la Campine, dans le Brabant méridional, dans la Flandre, le Luxembourg, les Ardennes et jusque sur les frontières du pays de Liège : il a fallu brûler beaucoup de villages, tuer plusieurs milliers de paysans, et les survivans s’en souviennent. — Dans les douze départemens de l’ouest[13], au commencement de 1800, les royalistes étaient maîtres de presque toutes les campagnes et disposaient de 40,000 hommes armés, ayant des cadres ; sans doute, on allait les vaincre et les désarmer ; mais on ne pouvait pas leur ôter leurs opinions comme leurs fusils. — Au mois d’août 1799[14], 10,000 insurgés de la Haute-Garonne et des six départemens voisins, conduits par le comte de Paulo, avaient arboré le drapeau blanc; tel canton, celui de Cadour, « s’était levé presque entier; » telle ville, Muret, avait donné tous ses hommes valides. Ils avaient pénétré jusqu’aux faubourgs de Toulouse, et il avait fallu plusieurs combats, une bataille rangée, pour les réduire; en une seule fois, à Montréjeau, on en avait tué ou noyé 2,000; les paysans s’étaient battus avec fureur, « avec une fureur qui tenait du délire; » — on en avait vu faire entendre jusqu’au dernier soupir le cri de : Vive le roi! et se faire hacher plutôt que de crier : Vive la république! » — De Marseille à Lyon, sur les deux rives du Rhône, la révolte durait depuis cinq ans, sous la forme du brigandage; les bandes royalistes, grossies de conscrits réfractaires et favorisées par les populations qu’elles ménageaient, tuaient ou pillaient les agens de la république et les acquéreurs de biens nationaux[15]. Dans plus de trente autres départemens, il y avait ainsi des Vendées intermittentes et disséminées. Dans tous les départemens catholiques, il y avait une Vendée latente. En cet état d’exaspération, il est probable que, si les élections eussent été libres, la moitié de la France eût voté pour des hommes de l’ancien régime, catholiques, royalistes, ou tout au moins monarchiens de 1790. — En face de ces élus, imaginez, dans la même salle et en nombre à peu près égal, les élus de l’autre parti, les seuls qu’il pût choisir, ses notables, je veux dire les survivans des assemblées précédentes, probablement des constitutionnels de l’an IV et de l’an V, des conventionnels de la Plaine et des feuillans de 1792, depuis Lafayette et Dumolard jusqu’à Daunou, Thibaudeau et Grégoire, parmi eux des girondins et quelques montagnards, entre autres Barère[16], tous entichés de la théorie, comme leurs adversaires de la tradition. Pour qui connaît les deux groupes, voilà face à face deux dogmes ennemis, deux systèmes d’opinions et de passions irréconciliables, deux façons contradictoires de concevoir la souveraineté, le droit, la société, l’état, la propriété, la religion, l’église, l’ancien régime, la révolution, le présent et le passé : la guerre civile s’est transportée de la nation dans le parlement. Certainement, la droite voudra que le premier consul soit un Monck, ce qui le conduira à devenir un Cromwell ; car tout son pouvoir dépend de son crédit sur l’armée, qui est alors la force souveraine. Or, à cette date, l’armée est encore républicaine, sinon de cœur, du moins de cervelle, imbue des préjugés jacobins, attachée aux intérêts révolutionnaires, par suite aveuglément hostile aux aristocrates, aux rois, aux prêtres[17]. A la première menace d’une restauration monarchique et catholique, elle lui demandera de faire un 18 fructidor; sinon, quelque général jacobin, Jourdan, Bernadotte, Augereau, en fera un sans lui, contre lui, et l’on rentre dans l’ornière d’où l’on voulait sortir, dans le cercle fatal des révolutions et des coups d’état.


VI.

Sieyès a compris cela : il aperçoit à l’horizon les deux spectres qui, depuis dix ans, ont hanté tous les gouvernemens de la France, l’anarchie légale et le despotisme instable; pour conjurer ces deux revenans, il a trouvé une formule magique : désormais « le pouvoir viendra d’en haut et la confiance d’en bas[18]. » — En conséquence, le nouvel acte constitutionnel retire à la nation le droit de nommer ses députés ; elle ne nommera plus que des candidats à la députation, et par trois degrés d’élection superposés : ainsi, elle n’interviendra dans le choix de ses représentans que par « une participation illusoire et métaphysique[19]. » Tout le droit des électeurs, au premier degré, se réduit à désigner un dixième d’entre eux ; tout le droit de ceux-ci, au deuxième degré, se réduit aussi à désigner un dixième d’entre eux ; tout le droit de ceux-ci, au troisième degré, se réduit enfin à désigner un dixième d’entre eux, environ six cents candidats. Sur cette liste, le gouvernement inscrit lui-même, de droit et par surcroît, tous ses hauts fonctionnaires ; manifestement, sur une liste si longue, il trouvera sans difficulté des hommes à sa dévotion, des créatures. Par un autre surcroît de précaution, c’est lui qui, de sa seule autorité et en l’absence de toute liste, nomme seul la première législature. Enfin, à tous ces emplois législatifs qu’il confère, il a pris soin d’attacher de beaux appointemens ; 10,000 francs, 15,000 francs, 30,000 francs par an ; dès le premier jour, on les brigue auprès de lui, et les futurs dépositaires du pouvoir législatif sont, pour commencer, des solliciteurs d’antichambre. — Pour achever leur docilité, on a démembré d’avance ce pouvoir législatif : on l’a réparti entre trois corps, invalides de naissance et passifs par institution. Aucun d’eux n’a d’initiative; ils ne délibèrent que sur les lois proposées par le gouvernement. Chacun d’eux n’a qu’un fragment de fonction : le tribunat discute et ne statue pas ; le corps législatif statue et ne discute pas ; le sénat conservateur a pour emploi le maintien de cette paralysie générale. « Que voulez-vous ! disait Bonaparte à Lafayette[20], Sieyès n’avait mis partout que des ombres : ombre de pouvoir législatif, ombre de pouvoir judiciaire, ombre de gouvernement. Il fallait bien de la substance quelque part, et, ma foi, je l’ai mise là, » dans le pouvoir exécutif.

Elle y est tout entière et dans sa main ; les autres autorités ne sont pour lui que des décors ou des outils[21]. Chaque année, les muets du corps législatif viennent à Paris se taire pendant quatre mois; un jour, il oubliera de les convoquer, et personne ne s’apercevra de leur absence. — Quant au tribunat qui par le trop, d’abord il le réduit à un minimum de paroles, « en le mettant à la diète de lois ; » ensuite, par l’entremise du sénat qui désigne les membres sortans, il se débarrasse des bavards incommodes; enfin, et toujours par l’entremise du sénat interprète, gardien et réformateur en titre de la constitution, il mutile, puis il supprime le tribunat lui-même. — C’est le sénat qui est son grand instrument de règne ; il lui commande des sénatus-consultes dont il a besoin. Par cette comédie qu’il fait jouer en haut, et par une autre comédie complémentaire, le plébiscite, qu’il fait jouer en bas, il transforme son consulat de dix ans en consulat à vie, puis en empire, c’est-à-dire en dictature définitive et légale, pleine et parfaite. De cette façon, la nation est livrée à l’arbitraire d’un homme qui, étant homme, ne peut manquer de songer avant tout à son intérêt propre. Reste à savoir jusqu’à quel point et pendant combien de temps cet intérêt, tel qu’il le comprend ou l’imagine, sera d’accord avec l’intérêt public. Tant mieux pour la France, si cet accord est complet et permanent. Tant pis pour la France, si cet accord est partiel et temporaire. Le risque est terrible, mais inévitable : on ne sort de l’anarchie que par le despotisme, avec la chance de rencontrer, dans le même homme, d’abord un sauveur, puis un destructeur, avec la certitude d’appartenir désormais à la volonté inconnue que le génie et le bon sens, ou l’imagination et l’égoïsme, formeront dans une âme enflammée et troublée par les tentations du pouvoir absolu, par l’impunité et par l’adulation universelle, chez un despote irresponsable sauf envers lui-même, chez un conquérant condamné par les entraînemens de la conquête, à ne voir lui-même et le monde que sous un jour de plus en plus faux. — Tels sont les fruits amers de la dissolution sociale : la puissance publique y périt ou s’y pervertit ; chacun la tire à soi, personne ne veut la remettre à un tiers arbitre, et les usurpateurs qui s’en emparent n’en restent les dépositaires qu’à condition d’en abuser ; quand elle opère sous leurs mains, c’est pour faire le contraire de son office. Il faut se résigner, faute de mieux et crainte de pis, lorsque, par une usurpation finale, elle tombe tout entière dans les seules mains capables de la restaurer, de l’organiser et de l’appliquer enfin au service public.


VII.

Quel est le service que la puissance publique rend au public ? — Il en est un principal, la protection de la communauté contre l’étranger et des particuliers les uns contre les autres. — Évidemment, pour rendre ce service, il lui faut, dans tous les cas, les outils indispensables, à savoir une diplomatie, une armée, une flotte et des arsenaux, des tribunaux civils et criminels, des prisons, une gendarmerie et une police, des impôts et des percepteurs, une hiérarchie d’agens et de surveillans locaux, qui, chacun à sa place et dans son emploi, concourent tous à produire l’effet requis. — Évidemment encore, pour appliquer ces outils, il lui faut, selon les cas, telle ou telle forme et constitution, tel ou tel degré de ressort et d’énergie : selon l’espèce et la gravité du péril extérieur ou intérieur, il convient qu’elle soit divisée ou concentrée, pourvue ou affranchie de contrôle, libérale ou autoritaire. Contre son mécanisme, quel qu’il soit, il n’y a pas lieu de s’indigner d’avance. A proprement parler, elle est un grand engin dans la communauté humaine, comme telle machine industrielle dans une usine, comme tel appareil organique dans le corps vivant. Si l’œuvre ne peut être faite que par l’engin, acceptons l’engin et sa structure : qui veut la fin veut les moyens. Tout ce que nous pouvons demander, c’est que les moyens soient adaptés à la fin, en d’autres termes, que les myriades de pièces, grandes ou petites, locales ou centrales, soient déterminées, ajustées et coordonnées en vue de l’effet final et total auquel elles coopèrent de près ou de loin.

Mais, simple ou composé, tout engin qui travaille est assujetti à une condition : plus il devient propre à une besogne distincte, plus il devient impropre aux autres ; à mesure que sa perfection croît, son emploi se restreint. — Partant, si l’on a deux instrumens distincts appliqués à deux besognes distinctes, plus ils deviennent parfaits chacun dans son genre, plus leurs domaines se circonscrivent et s’opposent : à mesure que chacun devient plus capable de remplir son emploi, il devient plus incapable de remplir l’emploi de l’autre; à la fin, ils ne peuvent plus se suppléer; et cela est vrai, quel que soit l’instrument, mécanique, physiologique ou social. — Au plus bas degré de l’industrie humaine, le sauvage n’a qu’un outil : avec son caillou tranchant ou pointu, il tue, il brise, il fend, il perce, il scie, il dépèce; le même instrument suffit, tellement quellement, aux services les plus divers. Ensuite viennent la lance, la hache, le marteau, le poinçon, la scie, le couteau, chacun d’eux plus adapté à un office distinct et moins efficace hors de cet office : on scie mal avec un couteau et l’on coupe mal avec une scie. Plus tard apparaissent les engins très perfectionnés et tout à fait spéciaux, la machine à coudre et la machine à écrire : impossible de coudre avec la machine à écrire, ou d’écrire avec la machine à coudre. — Pareillement, au plus bas de l’échelle organique, quand l’animal n’est qu’une gelée homogène, informe et coulante, toutes ses parties sont également propres à toutes les fonctions : indifféremment et par toutes les cellules de son corps, l’amibe peut marcher, saisir, avaler, digérer, respirer, faire circuler ses liquides, expulser ses déchets et reproduire son espèce. Un peu plus haut, dans le polype d’eau douce, le sac intérieur qui digère et la peau extérieure qui sert d’enveloppe peuvent encore, à la rigueur, échanger leurs fonctions : si l’on retourne l’animal comme un gant, il continue à vivre ; devenue interne, sa peau fait l’office d’estomac ; devenu externe, son sac digestif fait l’office d’enveloppe. Mais, plus l’on monte, plus les organes, compliqués par la division et la subdivision du travail, divergent, chacun de son côté, et répugnent à se remplacer l’un l’autre : chez un mammifère, le cœur n’est plus bon qu’à pousser le sang, et le poumon qu’à rendre au sang de l’oxygène ; impossible à l’un d’eux de faire l’ouvrage de l’autre ; entre les deux domaines, la structure trop particulière du premier et la structure trop particulière du second interposent une double barrière infranchissable. — Pareillement enfin, au plus bas de l’échelle sociale, plus bas que les Andamans et les Fuégiens, on entrevoit une humanité inférieure, où la société n’est qu’un troupeau ; à l’intérieur du troupeau, point d’associations distinctes en vue de buts distincts ; il n’y a pas même de famille, au moins permanente ; nul engagement mutuel du mâle et de la femelle, rien que la rencontre des sexes. Par degrés, dans cet amas d’individus tous égaux et semblables, des groupes partiels s’ébauchent, se forment et se séparent : on voit apparaître des parentés de plus en plus précises, des ménages de plus en plus fermés, des foyers de plus en plus héréditaires, des équipes de pêche, de chasse ou de guerre, de petits ateliers de travail ; si le peuple est conquérant, il s’établit des castes. À la fin, dans le corps social élargi et profondément organisé, on trouve des communes, des provinces, des églises, des hôpitaux, des écoles, des corporations et des compagnies de toute espèce et grandeur, temporaires ou permanentes, volontaires ou involontaires, c’est-à-dire une multitude d’engins sociaux construits avec des personnes humaines, qui, par intérêt personnel, contrainte et habitude, ou par inclination, conscience et générosité, coopèrent, d’après un statut exprimé ou tacite, pour effectuer, dans l’ordre matériel ou spirituel, telle ou telle œuvre déterminée : en France, aujourd’hui, nous comptons, outre l’état, quatre-vingt-six départemens, trente-six mille communes, quatre églises, quarante nulle paraisses, sept ou huit millions de familles, des millions d’ateliers agricoles, industriels ou commerciaux, des instituts de science et d’art par centaines, des établissemens de charité et d’éducation par milliers, des sociétés de bienfaisance, de secours mutuels, d’allaires ou de plaisirs par centaines de mille, bref, d’innombrables associations d’espèce diverse, dont chacune a son objet pro(>re, et, comme un outil ou un organe, exécute un travail distinct.

Or, en cette qualité d’outil ou d’organe, elle est soumise à la loi commune : plus elle excelle dans un rôle, plus elle est médiocre ou mauvaise dans les autres rôles ; sa compétence spéciale fait son incompétence générale. C’est pourquoi, chez un peuple civilisé, aucune d’elles ne peut bien suppléer aucune des autres. « Très probablement, une académie de peinture qui serait aussi une banque exposerait de très mauvais tableaux et escompterait de très mauvais billets. Selon toute vraisemblance, une compagnie du gaz qui serait en même temps une société d’éducation enfantine élèverait mal les enfans et éclairerait mal les rues[22]. » — C’est qu’un instrument, quel qu’il soit, outil mécanique, organe physiologique, association humaine, est toujours un système de pièces dont les effets convergent vers une fin ; peu importe que les pièces soient des morceaux de bois et de métal, comme dans l’outil, des cellules et des fibres, comme dans l’organe, des intelligences et des âmes, comme dans l’association ; l’essentiel est la convergence de leurs effets ; car, plus ces effets sont convergens, plus l’instrument est capable d’atteindre une fin. Mais, par cette convergence, il est tout entier oriente dans une direction, ce qui l’exclut des autres : il ne peut pas opérer à la fois dans deux sens différens ; impossible d’aller à droite et, en même temps, d’aller à gauche. Si quelque instrument social, construit en vue d’un service, entreprend de faire par surcroît le service d’un autre, il fera mal son office propre et son office usurpé. Des deux œuvres qu’il exécute, la première nuit à la seconde, et la seconde à la première. Ordinairement, il finit par sacrifier l’une à l’autre, et, le plus souvent, il les manque toutes les deux.


VIII.

Suivons les effets de cette loi, lorsque c’est la puissance publique qui, par-delà sa tâche principale et première, entreprend une tâche différente et se substitue aux autres corps pour faire leur service, lorsque l’état, non content de protéger la communauté et les particuliers contre l’agression extérieure ou intérieure, se charge par surcroît de gouverner le culte, l’éducation ou la bienfaisance, de diriger les sciences ou les beaux-arts, de conduire l’œuvre industrielle agricole, commerciale, municipale, provinciale ou domestique.— Sans doute, auprès de tous les corps autres que lui-même, il peut intervenir; c’est son droit et aussi son devoir; il y est tenu par son office même, en sa qualité de défenseur des personnes et des propriétés, pour réprimer, à l’intérieur du corps, la spoliation et l’oppression, pour y faire observer le statut, pour y maintenir chaque membre dans ses droits fixés par le statut, pour y juger, d’après ce statut, les conflits qui peuvent s’élever entre les administrateurs et les administrés, entre le gérant et les actionnaires, entre les desservans et les desservis, entre les fondateurs morts et leurs successeurs vivans. A cet effet, il leur prête ses tribunaux, ses huissiers et ses gendarmes, et il ne les prête qu’à bon escient, après avoir examiné et adopté le statut. Cela aussi est une obligation de son office : son mandat l’empêche de mettre la puissance publique au service d’une entreprise de spoliation ou d’oppression ; il lui est interdit d’autoriser un contrat de prostitution ou d’esclavage, à plus forte raison une société de brigandage ou d’insurrection, une ligue armée ou prête à s’armer contre la communauté, contre une portion de la communauté, contre lui-même. — Mais, entre cette intervention légitime par laquelle il maintient des droits et l’ingérence abusive par laquelle il usurpe des droits, la limite est visible, et il franchit cette limite, lorsque, à son emploi de justicier ajoutant un second office, il régit ou il défraie un autre corps[23]. En ce cas, deux séries d’abus se déroulent : d’une part, l’état fait le contraire de son premier office ; d’autre part, il s’acquitte mal de son emploi surajouté.


IX.

Car d’abord, pour régir un autre corps, par exemple l’église, tantôt il nomme les chefs ecclésiastiques, comme sous l’ancienne monarchie, après l’abolition de la Pragmatique-Sanction, par le concordat de 1516; tantôt, comme l’assemblée nationale en 1791, sans nommer les chefs, il invente une nouvelle façon de les nommer; en d’autres termes, il lui impose une discipline nouvelle, contraire à son esprit ou même à ses dogmes. Parfois même, poussant plus loin, il réduit les corps à n’être que des branches de sa propre administration et transforme leurs chefs en fonctionnaires révocables, dont il commande et conduit tous les actes : tels, sous l’empire et la restauration, le maire et les conseillers dans la commune, les professeurs et proviseurs dans l’université. Encore un pas, et l’invasion s’achève : naturellement, quand il entreprend un nouveau service, il est tenté, par ambition ou précaution, par préjugé ou théorie, de s’en réserver ou d’en déléguer le monopole ; avant 1789, il y en avait un au profit de l’église catholique par l’interdiction des autres cultes, et il y en avait un au profit de chaque communauté d’arts et de métiers par l’interdiction du travail libre; après 1800, il y en eut un au profit de l’université, par les entraves et gênes de toute espèce imposées à l’ouverture et à la tenue des écoles privées. — Or, par chacune de ces contraintes, l’état empiète sur le domaine de la personne. Plus il étend ses empiètemens, plus il ronge et réduit le cercle d’initiatives spontanées et d’actions indépendantes qui est la vie propre de l’individu. Si, conformément au programme jacobin, il pousse à bout ses ingérences[24], il absorbe en soi toutes les vies individuelles : désormais il n’y a plus, dans la communauté, que des automates manœuvres d’en haut, des résidus infiniment petits de l’homme, des âmes mutilées, passives, et, pour ainsi dire, mortes. Institué pour préserver les personnes, l’état les a toutes anéanties. — Même effet à l’endroit des propriétés, s’il défraie les autres corps. Car, pour les défrayer, il n’a d’autre argent que celui des contribuables ; en conséquence, par la main de ses percepteurs, il leur prend cet argent dans leur poche. Bon gré mal gré, tous indistinctement, ils paient une taxe supplémentaire pour un service supplémentaire, même quand ce service ne leur profite pas ou leur répugne. Si je suis catholique dans un état protestant ou protestant dans un état catholique, je paie pour une religion qui me semble fausse et pour une église qui me semble malfaisante. Si je suis sceptique et libre penseur, indifférent ou hostile aux religions positives, aujourd’hui, en France, je paie pour alimenter quatre cultes qui me semblent inutiles ou nuisibles ; si je suis provincial ou paysan, je paie pour entretenir l’Opéra, où je n’irai jamais, Sèvres et les Gobelins, dont je ne verrai jamais une tapisserie ni un vase. — En temps de calme, l’extorsion se déguise; mais, en temps de troubles, elle s’étale à nu. Sous le gouvernement révolutionnaire, des bandes de percepteurs à piques s’abattaient sur les villages et y faisaient des razzias comme en pays conquis[25] : saisi à la gorge et maintenu avec accompagnement de bourrades, le cultivateur voyait enlever ses grains de son grenier, ses bestiaux de son étable ; « tout cela prenait lestement le chemin de la ville, » et autour de Paris, sur un rayon de 40 lieues, les départemens jeûnaient pour nourrir la capitale. Avec des formes plus douces, c’est une exaction pareille qui s’accomplit sous un gouvernement régulier, lorsque l’état, par la main d’un percepteur décent, en redingote, puise dans nos bourses un écu de trop pour un office qui n’est pas de son ressort. Si, comme l’état jacobin, il s’arroge tous les offices, il vide la bourbe jusqu’au fond : institué pour préserver les propriétés, il les confisque toutes. — Ainsi, à l’endroit des propriétés comme à l’endroit des personnes, quand la puissance publique se propose un autre objet que leur garde, non-seulement elle outrepasse son mandat, mais elle agit au rebours de son mandat.


X.

Considérons maintenant l’autre série d’abus et la façon dont l’état fait le service des corps qu’il a supplantés. — En premier lieu, il y a des chances pour que, tôt ou tard, il s’y dérobe; car ce nouveau service est plus ou moins coûteux, et, tôt ou tard, lui semble trop coûteux. — Sans doute, il a promis de le défrayer; parfois même, comme la Constituante et la Législative, ayant confisqué les revenus qui l’alimentaient, il en doit l’équivalent; il est tenu, par contrat, de suppléer aux sources locales ou spéciales qu’il s’est appropriées ou qu’il a taries, de fournir en échange une prise d’eau sur le grand réservoir central, qui est le trésor public. — Mais si, dans ce réservoir, les eaux baissent, si l’impôt arriéré n’y déverse plus régulièrement son afflux, si la guerre y ouvre une large brèche, si la prodigalité et l’incapacité des gouvernans y multiplient les lézardes et les fuites, il ne s’y trouve plus d’argent pour les services accessoires et secondaires ; l’état, qui s’en est chargé, s’en dispense : on a vu, sous la Convention et sous le Directoire, comment, ayant pris les biens de tous les corps, provinces, communes, instituts d’éducation, d’art et de science, églises, hospices et hôpitaux, il s’est acquitté de leur office ; comment, après avoir été spoliateur et voleur, il est devenu insolvable et s’est déclaré failli; comment son usurpation et sa banqueroute ont ruiné, puis anéanti tous les autres services; comment, par le double effet de son ingérence et de sa désertion, il a détruit en France l’éducation, le culte et la bienfaisance; pourquoi, dans les villes, les rues n’étaient plus balayées ni éclairées; pourquoi, dans les départemens, les routes se défonçaient et les digues s’effondraient; pourquoi les écoles et les églises étaient vides ou fermées; pourquoi, dans l’hospice et l’hôpital, les enfans trouvés mouraient, faute de lait, les infirmes faute de vêtemens et de viande, les malades faute de bouillon, de médicamens et de lits[26].

En second lieu, même quand l’état respecte ou fournit la dotation du service, par cela seul qu’il le régit, il y a des chances pour qu’il le pervertisse. — Presque toujours, lorsque les gouvernans mettent la main sur une institution, c’est pour l’exploiter à leur profit et à son détriment : ils y font prévaloir leurs intérêts ou leurs théories; ils y importent leurs passions; ils y déforment quelque pièce ou rouage essentiel ; ils en faussent le jeu, ils en détraquent le mécanisme; ils font d’elle un engin fiscal, électoral ou doctrinal, un instrument de règne ou de secte. — Tel, au XVIIIe siècle, l’état-major ecclésiastique que l’on connaît[27], évêques de cour, abbés de salon, appliqués d’en haut sur leur diocèse ou sur leur abbaye, non résidons, préposés à un ministère qu’ils n’exercent pas, largement rentes pour être oisifs, parasites de l’église, outre cela, mondains, galans, souvent incrédules, étranges conducteurs d’un clergé chrétien, et qu’on dirait choisis exprès pour ébranler la foi catholique chez leurs ouailles et la discipline monastique dans leurs couvens. — Tel, en 1791[28], le nouveau clergé constitutionnel, intrus, schismatique, superposé à la majorité orthodoxe, pour lui dire une messe qu’elle juge sacrilège, et pour lui administrer des sacremens dont elle ne veut pas.

En dernier lieu, même quand les gouvernans ne subordonnent pas les intérêts de l’institution à leurs passions, à leurs théories, à leurs intérêts propres, même quand ils évitent de la mutiler et de la dénaturer, même quand ils remplissent loyalement et de leur mieux le mandat surérogatoire qu’ils se sont adjugé, infailliblement ils le remplissent mal, plus mal que les corps spontanés et spéciaux auxquels ils se substituent ; car la structure de ces corps et la structure de l’état sont différentes. — Unique en son genre, ayant seul l’épée, agissant de haut et de loin, par autorité et contrainte, l’état opère à la fois sur le territoire entier, par des lois uniformes, par des règlemens impératifs et circonstanciés, par une hiérarchie de fonctionnaires obéissans qu’il maintient sous des consignes strictes. C’est pourquoi il est impropre aux besognes qui, pour être bien faites, exigent des ressorts et des procédés d’une autre espèce. Son ressort, tout extérieur, est insuffisant, trop faible pour soutenir et pousser les œuvres qui ont besoin d’un moteur interne, comme l’intérêt privé, le patriotisme local, les affections de famille, la curiosité scientifique, l’instinct de charité, la foi religieuse. Son procédé, tout mécanique, est trop rigide et trop borné pour faire marcher les entreprises qui demandent à l’entrepreneur le tact alerte et sûr, la souplesse de main, l’appréciation des circonstances, l’adaptation changeante des moyens au but, l’invention continue, l’initiative et l’indépendance. Partant, l’état est mauvais chef de famille, mauvais industriel, agriculteur et commerçant, mauvais distributeur du travail et des subsistances, mauvais régulateur de la production, des échanges et de la consommation, médiocre administrateur de la province et de la commune, philanthrope sans discernement, directeur incompétent des beaux-arts, de la science, de l’enseignement et des cultes[29]. En tous ces offices, son action est lente ou maladroite, routinière ou cassante, toujours dispendieuse, de petit effet et de faible rendement, toujours à côté ou au-delà des besoins réels qu’elle prétend satisfaire. C’est qu’elle part de trop haut et s’étend sur un cercle trop vaste. Transmise par la filière hiérarchique, elle s’y attarde dans les formalités et s’y empêtre dans les paperasses. Arrivée au terme et sur place, elle applique sur tous les terrains le même programme, un programme fabriqué d’avance, dans le cabinet, tout d’une pièce, sans le tâtonnement expérimental et les raccords nécessaires, un programme qui, calculé par à peu près, sur la moyenne et pour l’ordinaire, ne convient exactement à aucun cas particulier, un programme qui impose aux choses son uniformité fixe, au lieu de s’ajuster à la diversité et à la mobilité des choses, sorte d’habit-modèle, d’étoffe et de coupe obligatoires, que le gouvernement expédie du centre aux provinces, par milliers d’exemplaires, pour être endossé et porté, bon gré mal gré, par toutes les tailles, en toute saison.


XI.

Bien pis, non-seulement dans ce domaine qui n’est pas le sien, l’état travaille mal, grossièrement, avec plus de frais et moins de fruit que les corps spontanés, mais encore, par le monopole légal qu’il s’attribue ou par la concurrence accablante qu’il exerce, il tue ces corps naturels, ou il les paralyse, ou il les empêche de naître ; et voilà autant d’organes précieux qui, résorbés, atrophiés, ou avortés, manquent désormais au corps total. — Bien pis encore, si ce régime dure et continue à les écraser, la communauté humaine perd la faculté de les reproduire : extirpés à fond, ils ne repoussent plus; leur germe lui-même a péri. Les individus ne savent plus s’associer entre eux, coopérer de leur propre mouvement, par leur seule initiative, sans contrainte extérieure et supérieure, avec ensemble et longtemps, en vue d’un but défini, selon des formes régulières, sous des chefs librement choisis, franchement acceptés et fidèlement suivis. Confiance mutuelle, respect de la loi, loyauté, subordination volontaire, prévoyance, modération, patience, persévérance, bon sens pratique, toutes les dispositions de cœur et d’esprit, sans lesquelles aucune association n’est efficace ou même viable, se sont amorties en eux, faute d’exercice. Désormais la collaboration spontanée, pacifique et fructueuse, telle qu’on la rencontre chez les peuples sains, est hors de leur portée ; ils sont atteints d’incapacité sociale, et, par suite, d’incapacité politique. — De fait, ils ne choisissent plus leur constitution ni leurs gouvernans : ils les subissent, bon gré ma! gré, tels que l’accident ou l’usurpation les leur donne; chez eux, la puissance publique appartient au parti, à la faction, à l’individu assez osé, assez violent pour la prendre et la garder de force, pour l’exploiter en égoïste et en charlatan, à grand renfort de parades et de prestiges, avec les airs de bravoure ordinaires et le tintamarre des phrases toutes faites sur les droits de l’homme et le salut public. — Elle-même, cette puissance centrale, n’a sous la main, pour recevoir ses impulsions, qu’un corps social appauvri, inerte et flasque, capable seulement de spasmes intermittens ou de raidissemens artificiels sur commande, un organisme privé de ses organes secondaires, simplifié à l’excès, d’espèce inférieure ou dégradée, un peuple qui n’est plus qu’une somme arithmétique d’unités désagrégées et juxtaposées; bref, une poussière ou une boue humaine. — A cela conduit l’ingérence de l’état. Il y a des lois dans le monde moral comme dans le monde physique; nous pouvons bien les méconnaître, mais nous ne pouvons les éluder. Elles opèrent tantôt pour nous, tantôt contre nous, à notre choix, mais toujours de même et sans prendre garde à nous ; c’est à nous de prendre garde à elles; car les deux données qu’elles assemblent en un couple sont inséparables : sitôt que la première apparaît, inévitablement la seconde suit.


H. TAINE.

  1. La Révolution, III, 62, 591, 625.
  2. La Révolution, III, 62, 591, 625.
  3. Sauzay, Histoire de la persécution révolutionnaire dans le département du Doubs, p, 472. (Discours de Briot aux cinq cents, 29 août 1799.) « La patrie cherche en vain ses enfans ; elle trouve des chouans, des jacobins, des modérés, des constitutionnels de 91, de 93, des clubistes, des amnistiés, des fanatiques, des scissionnaires, des antiscissionnaires ; elle appelle en vain des républicains. »
  4. La Révolution, III. 560, 622. — Rocquain, l’État de la France au 18 brumaire, 360, 362. « … Inertie ou non-présence des agens nationaux… Il serait bien affligeant de penser que leur défaut de traitement soit une des causes de la difficulté qu’éprouve l’établissement des administrations municipales. En 1790, 1791 et 1792, nous avons vu nos concitoyens briguer à l’envi ces fonctions gratuites et même s’enorgueillir du désintéressement que la loi leur prescrivait. » (Rapport au Directoire, fin de 1795.) A partir de cette date, l’esprit public est éteint, et il a été éteint par la Terreur. — Ibid., 368, 369. « … Déplorable incurie pour les emplois publics… Sur sept officiers municipaux nommés par la commune de Laval, un seul a accepté, et encore est-ce le moins capable. Il en est de même dans les autres communes. » — Ibid., 380. (Rapport de l’an VII.) « …Dépérissement général de l’esprit public. » — Ibid., 287. (Rapport de Lacuée, sur la 1re division militaire, Aisne, Eure-et-Loir, Loiret, Oise, Seine, Seine-et-Marne, Seine-et-Oise, an IX.) « L’esprit public se trouve amorti et comme nul.
  5. Rocquain. Ibid., p. 27. (Rapport de Français de Nantes sur la 8e division militaire, Vaucluse, Bouches-du-Rhône, Var. Basses-Alpes, Alpes-Maritimes, an IX.) « Les témoins, dans quelques communes, n’osent pas disposer, et, dans toutes, les juges de paix craignent de se faire des ennemis ou de ne pas être réélus. Il en était de même des officiers municipaux chargés de la dénonciation des délits, et que leur qualité d’électifs et de temporaires rendait toujours timides dans les poursuites.» — Ibid., 48. « Tous les directeurs des douanes se plaignent de la partialité des tribunaux; j’ai examiné moi-même plusieurs affaires dans lesquelles les tribunaux de Marseille et Toulon ont jugé contre le texte précis de la loi et avec une partialité criminelle. » — Archives nationales, série F7, Rapports « sur la situation, sur l’esprit public » de plusieurs centaines de villes, cantons, départemens, de l’an III à l’an VIII et au-delà.
  6. Cf. la Révolution, III, liv. V, ch. I. — Rocquain, passim. — Schmidt, Tableaux de la Révolution française, III, 9e et 10e parties, — Archives nationales, F7, 3250. Lettre du commissaire du directoire exécutif, 23 fructidor, an VII.) « Des rassemblemens armés interceptant la route de Saint Omer à Arras, ont osé tirer sur la diligence et enlever à la gendarmerie les réquisitionnaires arrêtés. » — Ibid, F7, 6565. Rien que sur la Seine-Inférieure, voici quelques rapports de la gendarmerie pendant une seule année. — Messidor an VII, attroupemens séditieux de réquisitionnaires et de conscrits dans les cantons de Motteville et de Doudeville. « Ce qui fait voir combien l’esprit des communes de Gremonville et d’Hérouville est perverti, c’est qu’aucun des habitans ne veut rien déclarer, et qu’il est impossible qu’ils ne fussent pas dans le secret des rebelles. » — Mêmes rassemblemens dans les communes de Guerville, Millebose et dans la forêt d’Eu. « On assure qu’ils ont des chefs et qu’ils ont l’exercice sous le commandement de ces chefs. » — (27 vendémiaire, an VIII.) « Vingt-cinq brigands ou réquisitionnaires armés dans les cantons de Réauté et de Bolbec » rançonnent les cultivateurs. — (12 nivôse, an VIII.) Dans le canton de Cuny, autre bande de brigands qui opère de même. — (14 germinal, an VIII.) Douze brigands arrêtent la diligence de Neufchâtel à Rouen ; quelques jours après, la diligence de Rouen à Paris est arrêtée, et trois hommes de l’escorte tués. — Dans les autres départemens, rassemblemens et scènes analogues.
  7. Mémoires (inédits) de M. X…, I, 260. Sous le Directoire, « un jour, pour faire partir un courrier extraordinaire, le trésor a été obligé de prendre la recette de l’Opéra, parce qu’elle se faisait déjà en numéraire. Un autre jour, il a été au moment d’envoyer à la fonte toutes les pièces d’or contenues dans le cabinet des médailles (valant au creuset 5,000 à 6,000 francs). »
  8. Théorie constitutionnelle de Sieyès. (Extrait des mémoires inédits de Boulay de la Meurthe.) Paris, 1866, chez Renouard.
  9. Correspondance de Napoléon Ier, XXX, 345. (Mémoires.) — Mémorial de Sainte-Hélène.
  10. Extrait des Mémoires de Boulay de La Meurthe, p. 50. (Paroles de Bonaparte à Rœderer à propos de Sieyès qui faisait des difficultés et voulait se retirer.) « Si Sieyès s’en va à la campagne, rédigez-moi vite un plan de constitution; je convoquerai les assemblées primaires dans huit jours, et je le leur ferai approuver, après avoir renvoyé les commissions (constituantes).
  11. Correspondance de Napoléon Ier, XXX, 345, 346. (Mémoires.) « Les circonstances étaient telles qu’il fallait encore déguiser la magistrature unique du président. » — Cf. la Constitution du 2 frimaire an VIII, titre IV, articles 4 et 12.
  12. La Révolution, III, 601, 617. — Mercure britannique, numéros de novembre 1798 et de janvier 1799. Lettres de Belgique.) — « Plus de 300 millions ont été ravis à main armée à ces provinces désolées; pas un propriétaire dont la fortune n’ait été ou enlevée, ou séquestrée, ou ruineusement endommagée par les contributions, par la grêle des taxes qui leur ont succédé, par les vols mobiliers, par la banqueroute dont la France a frappé les créances sur l’empereur et sur les états, enfin par la confiscation. » — L’insurrection éclate, comme en Vendée, à propos de la conscription, et la devise des insurgés est : « Mieux vaut mourir ici qu’ailleurs. »
  13. De Martel, les Historiens fantaisistes, 2e partie (sur la Pacification de l’Ouest, d’après les rapports des chefs royalistes et des généraux républicains).
  14. Archives nationales, F7, 3218. (Résumé des dépêches classées par dates. — Lettres de l’adjudant-général Vicose, 3 fructidor, an VII. — Lettres de Lamagdelaine, commissaire du Directoire exécutif, 26 thermidor et 3 fructidor, an VII.) — « Les scélérats qui ont égaré le peuple lui avaient promis, au nom du roi, qu’il ne paierait plus de contributions, que les conscrits et les réquisitionnaires ne partiraient pas, enfin qu’il aurait à sa disposition les prêtres qu’il voudrait. » — Près de Montréjeau, le carnage a été affreux, 2,000 hommes tués ou noyés, 1,000 prisonniers. » — (Lettre de M. Alquier au premier consul, 18 pluviôse, an VIII.) « L’insurrection de thermidor a fait périr 3,000 cultivateurs.» — (Lettres des administrateurs du département et des commissaires du gouvernement, 25 et 27 nivôse, 13, 15, 25, 27 et 30 pluviôse, an VIII.)— L’insurrection se prolonge par un très grand nombre d’attentats isolés, coups de sabre et de fusil, contre les fonctionnaires et les partisans de la république, juges de paix, maires, adjoints, employés au greffe, etc. Dans la commune de Balbèze, 50 conscrits, qui ont déserté avec armes et bagages, imposent des réquisitions, donnent des bals le dimanche et se font remettre les armes des patriotes. Ailleurs, tel patriote connu est assailli dans son domicile par une bande de dix ou douze jeunes gens qui le rançonnent et le forcent à crier : «Vive le roi! etc. » — Cf. Histoire de l’insurrection royaliste de l’an VII, B. Lavigne, 1887.
  15. Archives nationales, F7, 3273 (Lettre du commissaire du Directoire exécutif près le département de Vaucluse, 6 fructidor, an VII) : « 80 royalistes armés ont enlevé, près du bois de Suze, la caisse du percepteur du Bouchet, au nom de Louis XVIII. Il est à remarquer que ces scélérats n’ont pas touché à l’argent qui appartenait en propre au percepteur.» — (Ibid, 3 thermidor, an VII.) «Si je promène mes regards sur nos communes, je les vois presque toutes administrées par des municipaux royalistes ou fanatiques; c’est l’esprit général des paysans... L’esprit public est tellement perverti, tellement opposé au régime constitutionnel, que ce n’est que par une espèce de miracle qu’on pourra le ramener au giron de la liberté. » — Ibid. F7, 3199. (Documens analogues sur le département des Bouches-du-Rhône.) Les attentats s’y prolongent jusque très avant sous le consulat, malgré la rigueur et la multitude des exécutions militaires. — (Lettre du sous-préfet de Tarascon, 15 germinal, an IX) : « Dans la commune d’Eyragues, hier, à huit heures, une troupe de brigands masqués ayant cerné la maison du maire, quelques-uns sont entrés chez ce fonctionnaire public et l’ont fusillé sans qu’on ait osé lui donner aucun secours... Les trois quarts des habitans sont royalistes à Eyragues. » — Dans la série F7, 7152 et suivantes, on trouvera l’énumération des délits politiques classés par département et par mois, notamment pour messidor, an VII.
  16. Barère, représentant des Hautes-Pyrénées, avait conservé beaucoup de crédit dans ce département reculé, surtout dans le district d’Argelès, parmi les populations ignorantes de la montagne. En 1805, les électeurs le présentèrent comme candidat pour une place au corps législatif et au sénat; en 1815, ils le nommèrent député.
  17. Mémoires (inédits), par M. X..., I, 366. Au moment du concordat, l’aversion « contre le régime des calotins » était encore très vive dans l’armée : il y eut des conciliabules hostiles. « Beaucoup d’officiers supérieurs y entrèrent, et même quelques généraux importans. Moreau n’y fut pas étranger, bien qu’il n’y ait pas assisté. Dans l’un de ces conciliabules, les choses furent portées si loin que l’assassinat du premier consul fut résolu. Un certain Donnadieu, qui n’avait alors qu’un grade inférieur, s’offrit pour porter le coup. Le général Oudinot, qui était présent, avertit Davoust, et Donnadieu, mis au Temple, fit des révélations. Des mesures furent prises à l’instant pour disperser les conjurés, qu’on envoya tous plus ou moins loin; il y en eut quelques-uns d’arrêtés, d’autres exilés, parmi eux le général Monnier, qui avait commandé à Marengo l’une des brigades de Desaix. Le général Lecourbe était aussi de la conspiration. »
  18. Extrait des Mémoires de Boulay de la Meurthe, p. 10.
  19. Paroles de Napoléon. (Correspondance, XXX, 343, mémoires dictés à Sainte-Hélène.)
  20. Lafayette, Mémoires, II, 492.
  21. Pelet de la Lozère, Opinions de Napoléon au conseil d’état, p. 63 : — « Le sénat se trompe, s’il croit avoir un caractère national et représentatif. Ce n’est qu’une autorité constituée, qui émane du gouvernement comme les autres. » (1804.) — Ibid., p. 147 : « Il ne doit pas être au pouvoir d’un corps législatif d’arrêter le gouvernement par le refus de l’impôt; les impôts, une fois établis, doivent pouvoir être levés par de simples décrets. La cour de cassation regarde mes décrets comme des lois; sans cela, il n’aurait pas de gouvernement.» (9 janvier 1808.)— Ibid., p. 149 : « Si j’avais jamais à craindre le sénat, il me suffirait d’y jeter une cinquantaine de jeunes conseillers d’état. » (1er décembre 1803.) — Ibid., p. 150 : « Si une opposition se formait dans le sein du corps législatif, j’aurais recours au sénat pour le proroger, le changer ou le casser. » (29 mars 1806.) — Ibid., p. 151 : « Il y a maintenant chaque année 60 législateurs sortans, dont on ne sait que faire : ceux qui ne sont point placés vont porter leur bouderie dans leurs départemens. Je voudrais des propriétaires âgés, mariés en quelque sorte à l’état par leur famille ou leur profession, attachés par quelque lien à la chose publique. Ces hommes viendraient tous les ans à Paris, parleraient à l’empereur dans son cercle, seraient contens de cette petite portion de gloriole jetée dans la monotonie de leur vie. (Même date.) — Cf. Thibaudeau. Mémoires sur le Consulat, ch. XIII, et M. de Metternich, Mémoires, I, 120. (Paroles de Napoléon à Dresde, printemps de 1812.) « Je donnerai une organisation nouvelle au sénat et au conseil d’état. Le premier remplacera la chambre haute, le second celle des députés. Je continuerai à nommer à toutes les places de sénateurs; je ferai élire un tiers du conseil d’état sur des listes triples; le reste, je le nommerai. C’est là que se fera le budget et que seront élaborées les lois. » — On voit que le corps législatif, si docile, l’inquiétait encore, et très justement; il prévoyait la session de 1813.
  22. Macaulay’s Essays ; Gladstone’s on Church and State. — Ce principe, d’une importance capitale et d’une fécondité extraordinaire, peut être appelé principe des spécialités. Il a d’abord été établi pour les machines et pour les ouvriers par Adam Smith. Macaulay l’a étendu, des machines, aux associations humaines. Milne Edwards en a fait l’application aux organes dans toute la série animale. Herbert Spencer l’a développé largement pour les organes physiologiques et pour les associations humaines dans ses Principes de biologie et dans ses Principes de sociologie. J’ai essayé ici de montrer les trois branches parallèles de ses conséquences, et, de plus, leur racine commune, qui est une propriété constitutive et primordiale, inhérente à tout instrument.
  23. Cf. la Révolution, III, livre II. ch. II. On y traite des empiètemens de l’état et de leurs conséquences pour l’individu. Il s’agit ici de leurs conséquences pour les corps. Lire sur le même sujet, Gladstone’s on Church and State, par Macaulay, et The Man versus the State, par Herbert Spencer, deux essais où la rigueur du raisonnement et l’abondance des illustrations sont admirables.
  24. La Révolution, III, 455.
  25. Ibid., III, 371.
  26. La Révolution, III, 462, 547.
  27. L’Ancien régime, 82, 83, 97, 98, 155, 156, 382.
  28. La Révolution, I, p. 231 et suivantes.
  29. Exemples pour l’Angleterre dans les Essais de Herbert Spencer, intitulés Over-legislation et Representative government. Exemples pour la France dans la Liberté du travail, par Charles Dunoyer (1845). Ce dernier ouvrage contient, par anticipation, presque toutes les idées d’Herbert Spencer; il n’y manque guère que les illustrations physiologiques.