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Foucart - Éléments de droit public et administratif/Partie I/Livre I/Chapitre 3

La bibliothèque libre.
A. Marescq et E. Dujardin (1p. 109-148).

CHAPITRE III.

du pouvoir exécutif et de ses actes.


Sommaire.
91. Le pouvoir exécutif doit être confié à une seule personne.
92. Responsabilité de l’Empereur. — Responsabilité des ministres.
93. Résumé des attributions du pouvoir exécutif.
94. Commandement des troupes de terre et de mer.
95. Droit de traiter avec les nations étrangères. — Modification des tarifs de douane.
96. Limites du droit de traiter quant aux obligations pécuniaires et aux cessions de territoire.
97. Idem quant a la cession des propriétés privées.
98. Droit de nommer et de révoquer les agents de l’administration.
99. Droit de rendre des décrets. — Actes de l’ancienne monarchie. — Différentes espèces de décrets.
100. Forme et publicité des décrets.
101. Limites du droit de rendre des décrets.
102. Moyens de recours contre les décrets.
103. Droits et devoirs de l’autorité judiciaire quant à l’interprétation et l’application des décrets.
104. Des décrets inconstitutionnels de Napoléon Ier.
105. Des avis du Conseil d’Etat.
106. Interprétation, abrogation des décrets.
107. Peut-on réformer par un simple décret les actes des Assemblées de la révolution et les décrets de Napoléon qui ne contiennent que des mesures d’exécution.
108. Arrêtés des préfets et des maires.
109. Instructions et circulaires des ministres. — Renvoi.
110. Du droit de grâce.
111. Utilité du droit de grâce.
112. Formes dans lesquelles est exercé le droit de grâce.
113. Effets de la grâce, en quoi elle diffère de la réhabilitation.
114. De la réhabilitation.
115. Du droit d’amnistie. En quoi l’amnistie diffère de la grâce.

91. Lorsqu’il s’agit de faire la loi, on convoque des assemblées composées d’hommes graves, auxquels on soumet la discussion des projets déjà élaborés par les conseils du gouvernement. C’est une chose utile, en effet, que ces luttes d’opinions diverses, que ces discussions d’où jaillit la lumière : la délibération ne saurait être trop approfondie, et les lenteurs qu’elle entraîne sont compensées par le mérite de la décision qui la suit. Mais il n’en est plus ainsi lorsque le principe étant une fois arrêté, il s’agit de le mettre à exécution. Il faut alors l’unité de vues, la célérité d’action que l’on ne peut rencontrer dans une réunion d’hommes ; et, par-dessus tout, il faut que l’exécution entraîne une responsabilité qu’on ne saurait imposer à une assemblée, parce que les résolutions qu’elle prend ne peuvent être attribuées à aucun de ses membres en particulier, mais à tous en général. De là ce principe qui régit tout notre droit public, et dont on rencontre l’application à tous les degrés de la hiérarchie administrative, que délibérer est le fait de plusieurs, exécuter est le fait d’un seul. La plénitude du pouvoir exécutif est attribuée à l’Empereur ; c’est ce que la Constitution exprime dans son article 6, en disant qu’il est le chef de l’Etat.

92. Le système de l’irresponsabilité du chef de l’État et de la responsabilité des ministres qui contre-signent ses actes, emprunté à la Constitution anglaise, adopté par la Constitution du 3 sept. 1791, par la Charte de 1814 et par celle de 1830, a été remplacé par un système tout opposé. Aujourd’hui l’Empereur est responsable, mais seulement devant le peuple français, auquel il a toujours le droit de faire appel ; ses ministres ne dépendent que de lui ; ils ne sont responsables que chacun en ce qui le concerne des actes du gouvernement. Il n’y a point de solidarité entre eux ; ils ne peuvent être mis en accusation que par le Sénat. (Const., art. 5 et 13.)

Le préambule de la Constitution explique ainsi cette théorie : « Dans notre pays, monarchique depuis huit cents ans, le pouvoir central a toujours été en s’augmentant. La royauté a détruit les grands vassaux ; les révolutions elles mêmes ont fait disparaître les obstacles qui s’opposaient à l’exercice rapide et uniforme de l’autorité. Dans ce pays de centralisation, l’opinion publique a sans cesse rapporté tout au chef du gouvernement, le bien comme le mal. Aussi, écrire en tête d’une Charte que ce chef est irresponsable, c’est mentir au sentiment public, c’est vouloir établir une fiction qui s’est trois fois évanouie au bruit des révolutions.

La Constitution actuelle proclame au contraire que le chef que vous avez élu est responsable devant vous ; qu’il a toujours le droit de faire appel à votre jugement souverain, afin que, dans les circonstances solennelles, vous puissiez lui continuer ou lui retirer votre confiance. Etant responsable, il faut que son action soit libre et sans entraves. De là l’obligation d’avoir des ministres qui soient les auxiliaires honorés et puissants de sa pensée, mais qui ne forment plus un conseil responsable, composé de membres solidaires, obstacles journaliers à l’impulsion particulière du chef de l’Etat, expression d’une politique émanée des Chambres, et par là même exposée à des changements fréquents qui empêchent tout esprit de suite, toute application d’un système régulier. »

93. Considéré comme chargé du pouvoir exécutif, « l’Empereur est le chef de l’Etat. Il commande les forces de terre et de mer, déclare la guerre, fait les traités de paix, d’alliance et de commerce, nomme à tous les emplois, fait les règlements et décrets nécessaires pour l’exécution des lois. (Const., art. 6.)

Il a le droit de déclarer l’état de siège dans un ou plusieurs départements, sauf à en référer au Sénat dans le plus bref délai. » (Id. art. 12.)

94. L’Empereur a la haute direction des forces de terre et de mer pour soutenir au dehors les intérêts nationaux et assurer au dedans le règne des lois. En vertu de son droit de commandement, il nomme les généraux qui le remplacent à la tête des troupes. Le droit de commander les armées emporte celui de prendre toutes les mesures relatives à l’organisation, à l’équipement, à l’armement des troupes ; d’appeler sous les drapeaux les soldats laissés dans leurs foyers, ou d’y renvoyer ceux qu’il est inutile de garder sous les armes ; de faire mouvoir les corps de troupes, de fortifier ou démanteler les places fortes, etc., etc.

95. Les négociations d’un peuple avec les nations qui l’entourent supposent une connaissance approfondie de la situation politique, militaire et commerciale de chacune d’elles, connaissance qui ne peut s’acquérir que par des relations diplomatiques dont le secret est la condition essentielle. Ces négociations ne peuvent procurer d’avantage qu’autant qu’elles sont coordonnées les unes avec les autres pour former un système complet ; il faut donc qu’elles soient confiées à une seule personne. Le droit de faire la guerre, surtout, ne pourrait sans danger être livré à un corps délibérant, si facile dans son entraînement, si indiscret dans ses discussions. Un souverain n’a point d’intérêt à souscrire des traités ruineux, à faire une paix honteuse ou une guerre intempestive ; il est d’ailleurs en présence de l’opinion publique qui l’avertirait et le retiendrait, dans le cas où sa propre prudence ne suffirait pas pour sauvegarder les intérêts du pays.

Quoique le pouvoir exécutif ne puisse en général établir ou supprimer un impôt, l’art. 3 du sénatus-consulte du 25 décembre 1852, interprétant l’art. 6 de la Constitution, décide que les modifications de tarifs peuvent valablement être faites par un traité de commerce. « On ne saurait, dit M. Troplong dans son rapport, considérer comme des lois d’impôt les modifications apportées par des traités de commerce à des tarifs de douanes… Les taxes douanières ne sont que l’élément nécessaire d’un contrat, la contrepartie d’un échange, la condition d’une réciprocité de bons rapports, et l’impôt disparaît ici sous la prédominance du traité diplomatique. »

96. La faculté de faire des traités reçoit une limite naturelle dans les attributions du pouvoir législatif, sans le concours duquel il ne doit être fait aucune dépense. Ainsi, en supposant un traité dans lequel serait stipulé le versement d’une somme d’argent à une nation étrangère, l’exécution de cette promesse serait subordonnée au vote du Corps législatif et du Sénat.

Mais on se demande s’il en serait de même pour le cas où un traité contiendrait la cession du territoire. Sans aucun doute. A la vérité, en 1815, un traité non confirmé par le Corps législatif a cédé à la Prusse le département du Mont-Blanc et la forteresse de Landau ; l’indépendance de St-Domingue, autrefois colonie française, a été reconnue par une ordonnance du 17 avril 1825. Ces deux faits sont contraires au droit de l’ancienne monarchie, qui exigeait le concours de la nation pour autoriser le démembrement de la France. En 1358, les états généraux délibérèrent sur le traité fait par le roi Jean, captif en Angleterre, et s’opposèrent aux cessions de territoire qu’il avait consenties ; en 1506, ils annulèrent un traité par lequel Louis XII faisait une cession de même nature à l’empereur Maximilien, en 1526, une assemblée de notables s’opposa à la cession de la Bourgogne que François Ier avait promise l’Espagne pendant sa captivité ; enfin, si, aux termes de l’ordonnance de 1566, qui n’a fait à cet égard que rappeler les anciens principes, les rois de France ne pouvaient aliéner le domaine de la couronne au profit de simples particuliers, ne devait-on pas en conclure, à plus forte raison, qu’ils ne pouvaient aliéner une portion du territoire au profit d’une puissance étrangère ?

Toutes ces raisons subsistent encore. Il faut y ajouter qu’aujourd’hui les citoyens français jouissent de droits politiques dont ils ne peuvent être privés par un acte du pouvoir exécutif ; ce qui aurait lieu si un simple traité pouvait les rendre étrangers. Lorsque les circonstances obligent à retrancher quelques membres de la famille nationale, il faut que l’impérieuse nécessité soit reconnue dans les formes les plus solennelles, et que la nation elle-même intervienne pour consentir à un si grand sacrifice. Les traités de 1815 ne peuvent s’expliquer que par la force majeure qui pesait alors sur la France affaiblie ; ils sont le résultat d’un fait qui a pu dominer le droit, mais qui n’a pu l’anéantir.

Les défenseurs de l’ordonnance de 1825, relative à Saint-Domingue, se sont retranchés dans l’art. 64 de la Charte, qui mettait les colonies dans une position exceptionnelle, en n’accordant point à leurs habitants les mêmes droits politiques qu’aux autres Français, et en les soumettant au régime des ordonnances. Ce serait abuser étrangement des mots que de considérer la cession d’une colonie comme un acte d’administration. Le chef de l’Etat ne peut avoir, même sur cette portion éloignée de notre territoire, plus de droits qu’il n’en a sur les biens qui composent le domaine de l’Etat.

Quoique les colons ne jouissent pas des mêmes droits politiques que les habitants de la métropole, ils sont aptes à en jouir, et il suffit pour cela qu’ils viennent fixer leur domicile sur le territoire continental de la France ; ils ont donc droit à la même protection que tous les autres Français.

La question peut se présenter aussi sous un autre point de vue, à l’égard des provinces qui ont été conquises par la force des armes. Alors il faut faire une distinction : ou ces provinces ont été ajoutées au territoire soit continental soit colonial de la France, ou elles ont été seulement occupées militairement par nos troupes. Dans le premier cas, elles sont devenues françaises, et peuvent d’autant moins être cédées par un simple traité qu’elles ont été acquises à l’aide des armées et des finances de l’Etat. Dans le second cas, il n’y a pas eu incorporation ; tout s’est réduit à une simple occupation motivée par les nécessités de la guerre, et rien ne s’oppose à ce que l’évacuation ait lieu sur l’ordre de l’Empereur, ou même du général qui commande l’armée en son nom, en cas d’un gence[1]. Cette distinction donne naissance à la question de savoir par quel acte s’opère l’incorporation d’un pays conquis au territoire français. Jusqu’ici aucune disposition du droit public positif n’a statué sur cette question ; si nous consultons les précédents, nous voyons que l’Algérie a été organisée par des actes du pouvoir exécutif[2]. Il est vrai que ces actes reçoivent une consécration indirecte du Corps législatif, lorsqu’il est appelé à voter les dépenses qu’entraîne l’administration du pays conquis.

97. Par une conséquence des principes que nous venons de poser, l’Empereur ne saurait, dans un traité, disposer de la propriété d’un de ses sujets.

« Tous les monuments de notre droit public, dit M. Dalloz[3] nous apprennent que le pouvoir du prince, dans les traités, unit là où commencent les intérêts privés des citoyens et les principes du droit commun qui les protègent. Les conventions diplomatiques ne peuvent porter la plus légère atteinte à ces intérêts et aux lois qui les garantissent, qu’autant qu’elles sont revêtues elles-mêmes de la sanction de la loi. Entre plusieurs exemples, on se rappelle les dispositions du traité d’Utrecht qui définissaient les conditions de successibilité des sujets respectifs de la France et de l’Angleterre. Chacun sait que cette partie du traité, par cela qu’elle avait trait à des intérêts privés, au droit civil de l’État, quoique cette dérogation n’eût rien que de raisonnable et ne blessât aucun des principes du droit naturel, ne reçut d’exécution en France qu’après avoir été revêtue des formes législatives qui existaient à cette époque, c’est-à-dire, qu’après qu’elle fut confirmée par la déclaration du 19 juillet 1739, vérifiée et enregistrée par les parlements… Si les traités ne peuvent créer de simples impôts, tel légers qu’ils soient, à moins qu’ils n’aient reçu la sanction législative, à combien plus forte raison sont-ils impuissants pour disposer de la propriété privée ? »

98. L’Empereur nomme à tous les emplois. Il est de la nature du gouvernement monarchique que toute délégation d’autorité, que toute mission politique, judiciaire, administrative, militaire, dérive du chef de l’État. Cette délégation peut être faite immédiatement par l’Empereur lui-même, ce qui a lieu pour les fonctions les plus importantes, ou médiatement au nom de l’Empereur par les ministres, les directeurs généraux des services publics, etc., pour les fonctions moins importantes. L’exercice de certaines fonctions exigeant des connaissances et des aptitudes spéciales, la nomination à ces fonctions a dû être subordonnée à des conditions de science et de capacité dont on s’assure par des grades universitaires, par des études faites dans les écoles spéciales destinées à pourvoir à différents services publics, par le surnumérariat, par des examens, quelquefois par le concours, et même par l’élection pour les membres des tribunaux de commerce[4]. Tantôt ces conditions sont réglées par une loi, tantôt elles le sont par des ordonnances ou des décrets. Une loi du 5 juillet 1850 porte que des règlements d’administration publique détermineront les conditions d’admission et d’avancement, pour les services publics dans lesquels ces conditions ne sont pas réglées par une loi. Elle veut que, dans tous les services publics qui le permettront, il soit réservé une portion déterminée de fonctions, emplois ou gestions, aux anciens militaires des armées de terre et de mer ayant contracté un ou plusieurs engagements, et aux marins et ouvriers des arsenaux portés depuis plus de quinze ans sur les registres de l’inscription maritime.

Du droit de nommer dérive celui de révoquer ; ce n’est qu’autant qu’il est revêtu de cette double prérogative, que le pouvoir exécutif peut être responsable de ses actes. Cependant la faculté de révoquer reçoit exception à l’égard d’une catégorie de fonctionnaires qui ne sont pas, à proprement parler, les agents de l’administration, et auxquels des considérations très-puissantes ont fait conférer l’inamovibilité ; ce sont les juges des tribunaux de première instance, les conseillers des Cours impériales, de la Cour de cassation et de la Cour des comptes, qui sont nommés par l’Empereur, parce que c’est de lui qu’émane toute justice, mais qui sont inamovibles parce qu’ils doivent être mis à l’abri de l’influence qu’exerce le pouvoir ; ils peuvent être déposés ou mis à la retraite pour des cas prévus et selon les formes légales[5].

99. « L’Empereur, dit l’art. 6 de la Constitution, fait les règlements et décrets nécessaires pour l’exécution des lois. » L’autorité royale, dans l’ancienne France, s’est manifestée par des actes qui émanaient autant du pouvoir législatif que du pouvoir exécutif. Ces actes étaient qualifiés de capitulaires sous les rois de la première et de la seconde race, et d’ordonnances sous les rois de la troisième ; sous cette dénomination on comprenait :

Les ordonnances proprement dites réglaient d’une manière générale quelque partie importante du droit public ou privé ; elles étaient ordinairement rendues sur la provocation des états généraux[6].

Les édits contenaient aussi des dispositions générales, mais ils étaient ordinairement restreints à un seul objet, tandis que les ordonnances en contenaient souvent plusieurs. Ils étaient rendus spontanément et portaient la date du lieu où ils avaient été rendus : tels que les édits de Moulins, de Blois, etc. ; ou bien l’indication des matières qui y étaient traitées : édits sur les duels, sur les secondes noces, etc.

Les déclarations ne statuaient pas à nouveau, mais expliquaient, réformaient ou révoquaient une ordonnance ou un édit.

Les chartes portaient concession de privilèges aux provinces et aux villes.

Les statuts étaient des règles spéciales destinées à régir des corporations.

Les lettres patentes étaient délivrées dans l’intérêt d’un particulier, par exemple pour lui concéder l’exploitation d’une mine, le droit d’établir une usine sur un cours d’eau, etc.

Les lettres closes statuaient également sur des intérêts particuliers ; elles différaient des premières en ce qu’elles arrivaient fermées.

Les mandements, adressés aux fonctionnaires, leur enjoignaient d’exécuter les ordres précédemment donnés.

Les arrêts du Conseil d’État étaient des décisions prises par le Roi en Conseil d’État. Tantôt ils statuaient d’une manière réglementaire : tel est l’arrêt du Conseil du 7 septembre 1755 sur les matériaux à prendre dans les propriétés privées pour la confection des travaux d’utilité publique, qui est encore en vigueur ; tantôt ils résolvaient les difficultés résultant des ordonnances, édits, lettres patentes, etc. ; tantôt enfin ils statuaient sur des contestations particulières, et n’avaient alors, comme les jugements, d’autorité qu’entre les parties.

Les ordonnances et édits n’étaient obligatoires qu’autant qu’ils avaient été enregistrés par les parlements ; en cas de refus de leur part, le Roi ordonnait l’enregistrement, et au besoin le faisait faire dans une séance appelée lit de justice à laquelle il présidait ; l’enregistrement contenait alors la mention qu’il était fait de l’exprès mandement du Roi. Tous les actes qui se rattachent aux matières réglées par nos Codes sont abrogés aujourd’hui ; mais il existe des ordonnances, édits et arrêts du Conseil, statuant sur des matières de police, qui continuent à être en vigueur, soit d’après des lois particulières, soit d’après la disposition générale de l’art. 484 du Code pénal : tels sont l’art. 7 du tit. 28 de l’ordonnance de 1669 sur le marchepied ou chemin de halage (v. le décret du 22 janvier 1808) ; l’édit de 1607 sur la grande voirie, l’arrêt du Conseil du 7 septembre 1755, dont nous avons parlé plus haut, etc., etc. ; ce qui donne lieu à la question de savoir si ces différents actes étaient obligatoires dans les pays formant autrefois le ressort des parlements où ils n’avaient point été enregistrés. Cette question a été résolue affirmativement par un arrêt de la Cour de cassation, toutes chambres réunies, en date du 5 février 1844 (Corneille), dans lequel on lit : « Attendu que les lois de police et de sûreté publique obligent tous les citoyens et toutes les parties du territoire ; que notamment les règlements généraux sur la voirie ont été reconnus et déclarés applicables à toutes les communes de France par les lois précitées de 1790 et 1791[7], sans distinction et sans en excepter les anciens ressorts de parlements où l’édit de 1607 et les règlements subséquents sur la matière n’auraient pas été enregistrés[8]. » Le Conseil d’État a jugé la même chose le 23 février 1837. (Voitet.)

Sous l’empire de notre Constitution, les lois sont l’œuvre du pouvoir législatif. Mais le législateur, en matière administrative surtout, doit souvent se contenter de poser les principes, et laisser au pouvoir exécutif le droit de statuer sur une foule de détails que lui seul connaîtra bien, par des décrets réglementaires qu’il pourra adapter aux besoins du moment et changer suivant les circonstances. Outre cette délégation générale, qui n’excède pas les limites du pouvoir exécutif, il arrive quelquefois qu’une loi donne à ce pouvoir une délégation spéciale pour régler certaines choses qui dépendent du pouvoir législatif lui-même : c’est ainsi que la loi du 14 floréal an X autorise le gouvernement à établir les tarifs des droits de navigation ; l’art. 147 de la loi du 28 avril 1816, le tarif des droits d’octroi, quoiqu’en principe général les impôts ne puissent être créés que par une loi.

Les actes du pouvoir exécutif qualifiés aujourd’hui de décrets[9] se divisent donc en décrets généraux et décrets spéciaux.

Les décrets généraux, qu’on appelle aussi réglementaires, émanent d’une délégation du pouvoir législatif, et forment une sorte de législation secondaire. Comme la loi, ils statuent pour l’avenir par une série de dispositions qui embrassent une certaine généralité, qui deviennent exécutoires par la publicité, et qui sont appliquées tantôt par l’autorité judiciaire, tantôt par l’autorité administrative, suivant la matière qu’ils réglementent[10].

Les décrets spéciaux sont les moyens d’action du pouvoir exécutif statuant sur les différentes matières qui sont dans ses attributions.

Les décrets réglementaires eux-mêmes se divisent en règlements d’administration publique et décrets réglementaires proprement dits.

Ce qui caractérise les règlements d’administration publique, c’est l’intervention du Conseil d’État qui doit nécessairement donner préalablement son avis, formalité qui est constatée dans le préambule du décret par ces mots : le Conseil d’Etau entendu. (Const., art. 50 ; décr. org. du 15 janv. 1852, art. 1.) C’est ainsi que les deux décrets du 22 août 1854 sur l’organisation des académies, sur le régime des établissements d’instruction supérieure, ont été rendus en vertu des art. 14 et 44 de la loi du 14 juin 1854 sur l’instruction publique.

Quelques décrets spéciaux doivent aussi, d’après une disposition formelle de la loi et à cause de leur importance, être rendus dans la forme des règlements d’administration publique, c’est-à-dire le Conseil d Etat entendu. On peut citer comme exemple les décrets rendus pour l’autorisation des sociétés anonymes (C. de com., art. 37), pour les concessions de mines (L. du 21 avril 1810, art. 28).

Les décrets réglementaires proprement dits ne diffèrent des règlements d’administration publique qu’en ce que le concours du Conseil d’État n’est pas exigé. En général, ils sont rendus sur le rapport d’un ou de plusieurs ministres : tels sont le décret du 30 janvier 1854, relatif à l’organisation de l’Observatoire, qui a été rendu sur le rapport du ministre de l’instruction publique ; le décret du 1er mars 1854, portant règlement sur l’organisation du service de la gendarmerie, rendu sur le rapport du ministre de la guerre, et, à une époque plus reculée, l’ordonnance du 7 août 1822, prescrivant des mesures d’une grande importance sur la police sanitaire, qui a été rendue sur le rapport du ministre de l’intérieur. Ils peuvent aussi être rendus spontanément.

C’est la loi qui détermine dans quels cas il sera statué par un règlement d’administration publique ; la loi peut aussi imposer l’obligation de prendre l’avis d’un conseil autre que le Conseil d’État, par exemple du conseil de l’instruction publique, du conseil de l’amirauté, etc. Dans ces différents cas, la mention que cette formalité a été accomplie doit être faite dans le préambule du décret. Enfin le ministre qui propose le décret peut prendre l’avis de corps savants, composer même des commissions spéciales d’hommes versés dans les matières qu’il s’agit de régler ; mais il n’y a là rien d’obligatoire et le préambule n’en fait pas mention.

Les décrets spéciaux se subdivisent en décrets gouvernementaux et décrets administratifs. Les premiers prescrivent des mesures relatives à la marche du gouvernement, telles que la convocation du Corps législatif, des conseils généraux, la nomination ou la révocation des ministres et des différents fonctionnaires, etc., etc.

Les décrets administratifs ont pour but des mesures d’utilité générale, telles que la déclaration d’utilité publique d’une route, d’un chemin de fer, etc. ; des autorisations exigées dans un but de police, par exemple, celle d’établir des usines sur les cours d’eau ; des concessions de mines et de desséchement ; l’autorisation de créer certains établissements, tels que les communautés religieuses de femmes, etc. ; des actes de tutelle des personnes morales, telles que les autorisations à donner aux actes qui intéressent la fortune des départements, communes, hospices, etc. Les décrets sont en général précédés d’une instruction administrative dont le complément est l’avis soit d’une des sections du Conseil d’Etat, soit du Conseil tout entier. (V. le décret du 30 janvier 1852.)

Enfin l’Empereur statue encore par des décrets sur les difficultés qui s’élèvent à l’occasion d’actes administratifs, lorsque les réclamations ont un caractère contentieux. Ces décisions ont une nature qui leur est propre ; elles terminent une contestation qui s’est élevée soit entre l’Etat et un particulier, soit entre deux particuliers ; elles sont rendues après une instruction dans laquelle les parties ont pu présenter leurs moyens respectifs, et sur l’avis du Conseil d’Etat qui remplit alors les fonctions d’un haut tribunal ; elles ont ainsi tous les caractères des jugements, et diffèrent des décrets proprement dits, en ce qu’elles n’ont d’effet qu’entre les parties dont elles ont terminé le différend. C’est ce qui nous a déterminé à leur donner la qualification d’arrêts du Conseil, comme l’a fait M. Macarel dans son recueil de la Jurisprudence du Conseil d’Etat en matière contentieuse. Il serait à désirer que cette qualification, qui leur a d’ailleurs été donnée aussi par les art. 46 et 47 de la loi du 28 avril 1816, leur fût définitivement attribuée, pour les distinguer des actes de l’administration active. 100. Tous les décrets sont à peu près revêtus de la même forme ; ils sont intitulés au nom de l’Empereur, signés par lui et contre-signés par le ministre ; ceux qui doivent être rendus en Conseil d’Etat portent ces mots : le Conseil d’Etat entendu, ou le Conseil d’Etat au contentieux entendu[11]. S’ils ont été rendus sur le rapport des ministres, ils portent : Sur le rapport de notre ministre secrétaire d’Etat au département de…[12]. Ces décrets reçoivent la même publicité que les lois par l’insertion au Bulletin officiel, ou par le mode accéléré prescrit par l’article 4 de l’ordonnance du 27 novembre 1816 et l’ordonnance du 18 janvier 1817. (V. n° 86)[13].

Quant aux décrets spéciaux, il suffit qu’ils soient notifiés aux personnes qu’ils concernent. Ceux qui concernent des établissements comportant un personnel, par exemple un chemin de fer, sent valablement notifiés au directeur, qui est obligé d’en donner connaissance à tous ses agents ; ceux-ci ne pourraient, en cas de contravention aux dispositions de ces décrets, prétexter cause d’ignorance. (C. C. crim., 9 mai 1844. Deyme.)

101. Les décrets ne peuvent statuer sur les choses réservées au pouvoir législatif et à l’autorité judiciaire. Ainsi ils ne pourraient changer l’ordre des successions, établir une législation pénale, étendre ou restreindre la jouissance des droits politiques ou des droits civils, modifier les règles relatives aux conventions, à la transmission des propriétés, établir des impôts, etc. Toutefois il est des cas, ainsi que nous l’avons fait remarquer plus haut, où les décrets statuent sur des matières qui excèdent les limites du pouvoir exécutif, mais c’est en vertu d’une délégation spéciale de la loi. Il est des décrets qui statuent sur des intérêts individuels, il en est même qui touchent à des droits sur lesquels le pouvoir exécutif exerce une action administrative : tels sont ceux qui déclarent l’utilité publique d’un travail et autorisent ainsi l’expropriation des particuliers ; ceux qui prononcent des concessions de mines, qui autorisent à construire des usines sur les cours d’eau navigables ou non. Ces décrets sont précédés d’une enquête administrative qui a pour but de provoquer les réclamations des particuliers dont les intérêts ou les droits pourraient être compromis par la décision à rendre. Le décret qui intervient ensuite tranche les difficultés qui ont été soulevées pendant l’enquête, mais seulement dans l’étendue de la compétence administrative, en laissant intactes celles qui sont de la compétence de l’autorité judiciaire. Ainsi le décret portant autorisation d’établir une usine sur la rive d’un cours d’eau non navigable rejette toutes les oppositions qui ont été formées dans l’enquête par les riverains, mais il ne tranche pas la question de propriété du sol sur lequel l’usine doit être construite, quand même cette question aurait été soulevée dans l’enquête, et quoiqu’elle soit préjudicielle à la construction de l’usine, parce qu’elle est de la compétence de l’autorité judiciaire, devant laquelle elle peut être portée et qui seule peut la résoudre.

102. Existe-t-il des moyens de recours contre les décrets impériaux ? Il en existe deux généraux, l’un. par lequel on sollicite le rapport ou la modification d’un décret, l’autre par lequel on demande son annulation comme étant vicié d’inconstitutionnalité.

Le premier recours se forme par une simple pétition à l’Empereur, pétition qui peut lui être adressée par tout le monde en tout temps, mais qui ne donne pas nécessairement lieu à une décision, car on s’adresse ici à son pouvoir purement discrétionnaire. Afin d’assurer à tous un libre et sérieux recours à l’autorité impériale, dit le préambule d’un décret du 18 décembre 1852, renouvelant les dispositions d’un décret du 20 septembre 1806, il est créé dans le sein du Conseil d’État une commission de pétitions présidée par un conseiller d’État et composée de deux maîtres des requêtes et de six auditeurs renouvelés tous les trois mois. Toutes les pétitions adressées à l’Empereur sont transmises à cette commission et immédiatement examinées par elle. Chaque semaine le président de la commission remet à l’Empereur un rapport résumant ses travaux et indiquant les propositions qu’elle croit devoir signaler à son attention. (Décr. du 18 déc. 1852, art. 1, 2, 3, 4.)

Le second recours est ainsi établi par l’art. 29 de la Constitution du 14 janvier 1852 : « Le Sénat maintient ou annule tous les actes qui lui sont déférés comme inconstitutionnels par le gouvernement, ou dénoncés pour la même cause par les pétitions des citoyens. » Ce recours diffère du premier en ce qu’il est nécessairement suivi d’une instruction et d’une décision. Voici ce que prescrit à cet égard le décret du 31 décembre 1852, art. 21, 22, 23 :

Lorsque c’est le gouvernement qui défère l’acte comme inconstitutionnel, le décret qui saisit le Sénat nomme les conseillers d’Etat qui doivent prendre part à la discussion ; le décret est renvoyé aux bureaux qui examinent la demande et nomment une commission sur le rapport de laquelle il est statué. Le président proclame le résultat en ces termes : Le Sénat maintient, ou annule. La décision est transmise au ministre d’Etat. Les choses se passent à peu près de même, lorsque l’inconstitutionnalité est dénoncée par une pétition ; seulement, à la lecture de la pétition en séance générale, la question préalable peut être proposée, et, si elle est admise, le président déclare qu’il n’y a pas lieu à plus ample informé. Dans le cas contraire, le président avise le ministre d’Etat. La pétition est renvoyée dans les bureaux, et il est procédé comme dans le cas précédent. La Constitution ne prescrit aucun délai à l’exercice du droit qu’elle confère au gouvernement et aux citoyens de lui dénoncer les actes inconstitutionnels. Nous devons en conclure que ce droit pourra être exercé à quelque époque que ce soit, sans qu’on puisse opposer la mise à exécution de l’acte attaqué. Mais, d’un autre côté, les droits acquis en vertu de cet acte devront être respectés, et son annulation ne pourra avoir d’effet que pour l’avenir.

Un recours particulier est établi contre les décrets qui ont été rendus sur l’avis du Conseil d’Etat, par l’article 40 du décret du 22 juillet 1806, lequel autorise les personnes qui se croient lésées dans leur droit ou leur propriété par une décision du Conseil d’Etat rendue en matière non contentieuse à présenter une requête, et ajoute que, sur le rapport qui en sera fait, l’affaire sera renvoyée, s’il y a lieu, soit à une section du Conseil d’Etat, soit à une commission. Nous traiterons de cette espèce particulière de recours dans le chapitre du 3e volume consacré aux recours et à la procédure devant le Conseil d’Etat. Les décrets, étant une émanation de l’autorité discrétionnaire du pouvoir exécutif, ne peuvent en général être attaqués par la voie contentieuse devant le Conseil d’Etat. Cependant certains décrets d’administration sont moins l’exercice d’un pouvoir purement discrétionnaire que le règlement des intérêts et des droits des particuliers dans des matières qui touchent à l’intérêt général ; si donc les droits qu’ils ont pour but de régler étaient lésés, le recours par la voie contentieuse devant le Conseil d’Etat et dans la forme de l’opposition devrait leur être ouvert. (Voir notamment C. d’Etat, 20 nov. 1845. Versailles. — Id. 12 mai 1846. Laval.) Il est très-difficile de tracer la ligne de démarcation qui sépare les décisions dont nous parlons de celles dans lesquelles l’intérêt général et le pouvoir discrétionnaire étant dominants, le recours par la voie contentieuse serait non recevable. Il peut arriver, comme dans les espèces citées, que l’on n’attaque seulement qu’une disposition du décret.

On a senti la nécessité de provoquer dans différents cas les réclamations non-seulement des droits, mais encore des intérêts privés ; la décision est alors précédée, ainsi que nous l’avons dit plus haut, d’une enquête dans laquelle les parties intéressées présentent leurs observations. C’est ce qui a lieu notamment en matière d’établissement d’usines sur les cours d’eau. Le décret qui intervient ensuite est considéré comme contradictoire vis-à-vis de toutes les personnes qui sont intervenues ou qui pouvaient intervenir. Mais si les formalités de l’enquête n’ont pas été observées, toutes les parties intéressées sont admises à attaquer le décret par la voie contentieuse. (C. d’Etat, 3 mai 1844. De Marielle.) Il est rapporté, et l’on procède ensuite à une instruction régulière. Si le décret, quel qu’il soit, est attaqué pour excès de pouvoir, il y a là matière à un recours par la voie contentieuse, puisque le droit qui protège chaque citoyen contre les empiétements d’une autorité sur l’autre est violé. C’est par suite de ce principe que le Conseil d’Etat a admis le pourvoi par la voie contentieuse contre la disposition d’un décret qui, en prescrivant le curage d’une rivière non navigable ni flottable, ordonnait l’établissement d’un marchepied sur ses rives et interdisait d’y planter à moins d’un mètre de l’arête de la berge, et a annulé cette dernière disposition, comme contenant un excès de pouvoir en établissant illégalement une servitude sur les propriétés riveraines du cours d’eau. (C. d’Etat, 15 déc. 1853. Biennais.)

Nous verrons avec plus de détails, en traitant des recours et de la procédure devant le Conseil d’Etat, dans quels cas, dans quels délais et dans quelles formes ces différents pourvois peuvent être intentés. (V. 3Me. volume.)

103. Les décrets sont obligatoires pour tous les citoyens, et les tribunaux doivent les appliquer dans la limite de leur compétence. L’étendue de cette compétence varie suivant qu’il s’agit de décrets réglementaires qui statuent pour l’avenir d’une manière générale, ou de décrets individuels qui prescrivent des mesures relatives au gouvernement ou à l’administration. Les premiers, faits en vertu d’une délégation du pouvoir législatif, ont tous les caractères de la loi, et les tribunaux, quand ils sont appelés à en faire l’application, ont le droit de les interpréter comme la loi elle-même. Les seconds sont des actes du pouvoir exécutif proprement dit, par lesquels il donne des ordres, accorde des permissions et prend des mesures d’intérêt général. Les tribunaux ne peuvent que les appliquer, car, s’ils étaient appelés à les interpréter, ils pourraient en méconnaître l’esprit et en fausser l’exécution. En cas de doute, ils doivent demander l’interprétation à l’autorité dont l’acte est émané. Ainsi un tarif de droit de péage établi par un décret en vertu des lois des 14 floréal an X, 24 juillet 1843, art. 7, sera appliqué et interprété par les tribunaux. Un décret qui autorise l’établissement d’une usine sur un cours d’eau ne pourra être qu’appliqué et non interprété par les tribunaux. Nous reviendrons sur cette distinction importante, contestée par quelques publicistes et confirmée par la Cour de cassation (Ch. civ., 19 janv. 1853. Riquet).

Les tribunaux peuvent-ils apprécier la constitutionalité ou la légalité d’un décret et se refuser à l’appliquer ? Sous l’empire des Chartes de 1814 et de 1830 et de la Constitution du 4 novembre 1848, l’affirmative n’était pas douteuse. (C. C. crim., 14 juin 1844. Marcellin.) Aujourd’hui l’on peut dire que le Sénat ayant reçu de l’article 29 de la Constitution le droit de statuer sur la constitutionalité des décrets, ils sont présumés constitutionnels et doivent être appliqués comme tels par les tribunaux, tant qu’ils ne sont pas annulés par le Sénat ; que, dans le cas où ils sont attaqués par les parties dans le cours d’un procès, les tribunaux doivent seulement surseoir à statuer jusqu’après la décision du Sénat ; que, s’il en était autrement, il pourrait y avoir contradiction entre la jurisprudence des tribunaux et l’autorité du Sénat. On peut invoquer à l’appui de cette opinion la jurisprudence de la Cour de cassation, qui a déclaré obligatoires les décrets inconstitutionnels rendus par Napoléon Ier.

Nous n’adoptons pas cette opinion, et nous croyons que la Constitution de 1852 a créé une garantie nouvelle sans vouloir diminuer les anciennes. Le Sénat et les tribunaux, agissant dans la sphère de leur juridiction réciproque, se placent à des points de vue différents et prononcent des décisions qui n’ont rien d’inconciliable. Le Sénat statue directement et d’une manière générale sur la constitutionalité ; le décret qu’il frappe est anéanti et ne peut plus être invoqué par personne ; celui qu’il déclare valable ne peut plus être accusé d’inconstitutionnalité. Un tribunal ne décide pas manière générale qu’un décret est nul ; mais lorsqu’on invoque devant lui et qu’on lui demande d’appliquer un décret, il a le droit d’examiner s’il a force obligatoire, et de refuser de l’appliquer dans le cas de la négative ; sa décision n’a d’effet qu’entre les parties en cause ; elle n’oblige pas les autres tribunaux, elle ne l’oblige pas lui-même pour l’avenir, et il peut revenir sur sa décision. Cette doctrine est la sauvegarde des droits individuels, qui pourraient être compromis par une exagération du pouvoir exécutif dont l’histoire nous montre des exemples. Elle est d’ailleurs sans danger pour le pouvoir, qui peut, aux termes de l’art. 26 de la Constitution, poser la question de constitutionalité au Sénat ; si cette question est résolue affirmativement, il est évident qu’elle ne peut plus être soulevée devant les tribunaux.

L’attribution donnée au Sénat par la Constitution de 1852 ne doit pas modifier la solution donnée à cette question, car avant 1852 il existait aussi des moyens de faire annuler une ordonnance inconstitutionnelle : on pouvait s’adresser au Roi. Or on aurait pu dire alors comme aujourd’hui que les parties devaient employer cette voie, et que les tribunaux devaient seulement surseoir jusqu’à la décision à intervenir. Cependant la doctrine contraire avait prévalu non-seulement dans la jurisprudence, mais encore dans la loi du 28 avril 1832, qui a ajouté à l’art. 471 du Code pénal un 15e paragraphe pour punir d’une amende « ceux qui auront contrevenu aux règlements » légalement faits par l’autorité administrative. » Les tribunaux avaient donc et ont encore le droit d’examiner si les actes de l’administration dont on leur demande l’application sont légaux, sinon il faudrait admettre qu’ils doivent appliquer indistinctement tous les règlements émanés des préfets et des maires, et que le § 15 de l’art. 471 est abrogé[14]. Nous verrons dans le numéro suivant que la jurisprudence de la Cour de cassation sur la validité des décrets inconstitutionnels antérieurs à la Charte repose sur des raisons qui n’ont rien d’applicable à la question actuelle.

Par une conséquence des principes ci-dessus posés, les tribunaux ne sont pas tenus d’appliquer les décrets qui ne sont pas revêtus des formes essentielles ; tel serait un décret constituant un règlement d’administration publique qui ne mentionnerait pas que le Conseil d’État a été entendu. (C. C. crim., 14 juin 1844. Marcellin.)

104. L’empereur Napoléon Ier a rendu sans l’intervention du Corps législatif un certain nombre de décrets statuant sur des matières réservées au pouvoir législatif : tels sont ceux du 14 novembre 1806 sur les tribunaux maritimes, du 26 août 1811 sur la naturalisation non autorisée, du 14 mai 1812 sur le port d’armes de chasse, etc., etc. Ces décrets, dont quelques-uns, notamment le dernier, ont été abrogés depuis, étaient avant 1814 appliqués comme des lois par les tribunaux sans aucune réclamation. Ce fut seulement dans les premières années de la Restauration que, les principes constitutionnels étant mieux connus, on soutint devant les tribunaux leur illégalité. Il fut répondu que l’art. 28 de la Constitution de l’an VIII donnait au Tribunat le droit de déférer au Sénat, pour cause d’inconstitutionnalité, les actes du gouvernement, et que le Sénat, aux termes de l’art. 22, avait le droit de les annuler ; que même après la suppression du Tribunat, qui fut opérée par le S.-C. du 19 août 1807, les simples citoyens avaient pu déférer les actes inconstitutionnels au Sénat par des pétitions ; que le Sénat lui-même avait pu les annuler d’office, et qu’aucune annulation n’ayant été prononcée, les décrets avaient acquis force de loi. Outre cette argumentation, contestable sur plusieurs points, il existait en faveur des décrets un puissant moyen puisé dans l’art. 68 de la Charte de 1814, qui maintenait toutes les lois existantes et non contraires à la Charte. En fait, les décrets inconstitutionnels existaient comme lois, étaient appliqués comme tels par les tribunaux ; ils ont donc reçu de cet article 68 la ratification dont ils avaient besoin. Mais il faut, pour que cette jurisprudence soit applicable : 1o que les décrets aient été promulgués régulièrement avant la Charte de 1814, d’où il résulte qu’on ne pourrait en promulguer un pour la première fois maintenant (C. C. crim., 12 juill. 1844. Ruelle) ; 2o qu’ils soient compatibles avec la Charte de 1814. C’est ainsi que la chambre criminelle de la Cour de cassation a décidé, le 21 mai 1847 (Marin), qu’un décret du 1er mai 1812 avait été abrogé implicitement par la Charte à raison du tribunal extraordinaire qu’il créait, de la procédure exceptionnelle qu’il établissait, des peines exceptionnelles qu’il prononçait.

105. L’on trouve dans le Bulletin des Lois plusieurs actes du pouvoir exécutif qualifiés d’avis du Conseil d’État, dont il n’est pas toujours facile d’apprécier la nature et de déterminer les effets ; la jurisprudence de la Cour de cassation elle-même a subi sur ce point plusieurs modifications. Voici quels nous paraissent être les véritables principes sur cette matière. Le Conseil d’État a été créé par la Constitution du 22 frimaire an VIII pour rédiger les lois et règlements d’administration publique, et résoudre les difficultés qui s’élèvent en matière administrative, le tout sous la direction des consuls (52). Un règlement du 5 nivôse an VIII porte qu’il développe le sens des lois, sur le renvoi qui lui est fait par les consuls des questions qui leur ont été présentées. Enfin, la loi du 16 septembre 1807, après avoir déterminé les cas où il y a lieu à interprétation de la loi, dit que cette interprétation est donnée dans la forme des règlements d’administration publique, c’est-à-dire après délibération du Conseil d’État ; dans tous les cas, le Conseil d’État ne fait que préparer des projets ou donner des avis ; il n’a par lui-même aucune autorité, et ses actes n’ont de valeur qu’autant qu’ils sont adoptés par le chef du gouvernement.

Ces principes étant posés, il faut distinguer différents cas. Lorsqu’un règlement d’administration publique, rédigé par le Conseil d’État, a été transformé en décret par l’empereur Napoléon Ier, il est obligatoire pour les tribunaux, s’il n’est pas contraire à la Charte de 1814, et cela, d’après la jurisprudence de la Cour de cassation, lors même qu’il contient des dispositions qui excèdent les limites du pouvoir exécutif. Il en est de même des avis donnés pour développer le sens d’une loi, conformément au règlement du 5 nivôse an VIII. Ces avis, quand ils ont été revêtus de la signature de l’Empereur, sont validés par la jurisprudence de la Cour de cassation, non comme décisions du Conseil d’État, mais comme décrets impériaux.

Lorsque le Conseil d’Etat prononçait, en vertu de la loi du 16 septembre 1807, après deux arrêts de la Cour de cassation, dans la même affaire, entre les mêmes parties, sur les mêmes moyens, ses décisions ont été longtemps considérées comme ayant force de loi ; mais cette opinion a été condamnée par le Conseil d’Etat lui-même dans un avis en date du 17 décembre 1823, approuvé le 26. Il y est dit positivement « que la décision étant accordée à l’occasion d’un procès et pour lever l’obstacle qui en empêchait le jugement, et étant d’ailleurs rendue par le Roi, chef suprême de l’Etat et source première de la justice, n’est qu’une interprétation judiciaire, qui n’a ni le caractère ni les effets d’une interprétation législative ; — que cette interprétation, légalement bornée au cas particulier pour lequel elle a été donnée, n’est pas la règle nécessaire de tous les cas analogues ; en quoi elle diffère essentiellement de la loi. » (V. Duvergier, Collection des lois, t. 24, p. 300.) La Cour de cassation a adopté cette doctrine dans un arrêt du 13 février 1836 (Barba).

Quand le Conseil d’Etat prononçait sur le contentieux administratif, les avis qu’il donnait, lorsqu’ils étaient confirmés par l’Empereur, devenaient de véritables jugements, bons seulement pour ceux qui les avaient obtenus. Il arrive quelquefois cependant que ces avis sont insérés au Bulletin des Lois ; mais cette publicité n’ajoute rien à leur force. Napoléon Ier a blâmé la Cour de cassation d’avoir changé sa jurisprudence par suite de décrets de cette nature, en disant qu’ils n’étaient que des jugements qui ne pouvaient avoir le caractère d’actes interprétatifs de la loi[15].

Depuis la publication de la Charte de 1814, qui a déterminé les attributions du pouvoir exécutif, attributions qui n’ont point été modifiées par la Constitution de 1852, les avis du Conseil d’État, approuvés autrefois par le Roi, aujourd’hui par l’Empereur, ne peuvent plus avoir force de loi ; ce ne sont que de simples ordonnances ou décrets obligatoires pour tous, quand ils statuent dans les limites constitutionnelles par voie de disposition réglementaire et générale, et n’ayant d’effet qu’entre les parties, lorsqu’ils sont rendus sur des questions du contentieux administratif.

Il arrive aussi quelquefois que les ministres, usant du droit qui leur appartient de consulter la section du Conseil d’Etat à laquelle se rattache leur ministère, sur des questions de leur compétence, publient et rendent obligatoires dans la limite de leurs attributions l’avis qu’ils en reçoivent. Il est évident qu’ici l’avis puise son autorité dans l’approbation du ministre qui se l’est approprié. Quand l’avis ainsi publié s’applique à une question de la compétence de l’autorité judiciaire, il n’a plus aujourd’hui pour les tribunaux que l’autorité d’une opinion émanée d’un corps éminent par sa position et par sa science, sans avoir rien d’obligatoire.

106. Lorsqu’il s’agit d’interpréter une ordonnance ou un décret dont l’interprétation n’appartient pas aux tribunaux d’après la règle que nous avons posée ci-dessus (no 103), c’est à l’Empereur que l’on doit s’a dresser. Cette règle s’étend même aux actes analogues émanés des gouvernements antérieurs. C’est encore à l’Empereur qu’il appartient d’abroger ou de modifier ses propres actes et ceux des pouvoirs exécutifs qui l’ont précédé. (C. ď’État, 7 juillet 1853. Hospices d’Amiens.) Les raisons qui nous ont fait repousser l’abrogation des lois par désuétude n’existant pas pour les ordonnances et les décrets, nous pensons qu’elle doit avoir effet à leur égard.

107. Nous avons déjà vu que les Assemblées de la révolution et l’empereur Napoléon Ier avaient cumulé le pouvoir législatif avec le pouvoir exécutif. Il en résulte que quelques actes de ces Assemblées, de même que certains décrets impériaux, contiennent des dispositions de deux natures différentes : les unes qui ont le caractère législatif, les autres qui sont purement réglementaires. L’Empereur ne peut pas par un décret modifier les premières ; mais son droit reste entier à l’égard des autres, qui n’ont pas changé de nature par suite de la qualification qu’on a donnée à l’acte qui les contient. (C. C. req., 11 mai 1837. — Barbéreau.) Cette règle ne serait pas applicable aux actes émanés des Corps législatifs qui se sont rigoureusement renfermés dans leurs attributions ; il n’y aurait pas lieu de distinguer entre leurs différentes prescriptions. Les dispositions réglementaires qu’ils contiennent, ayant paru assez importantes pour recevoir le caractère législatif, ne peuvent être abrogées que par une loi.

108. L’Empereur n’est pas le seul organe du pouvoir exécutif qui ait le droit de rendre des décisions obligatoires pour les citoyens. Les préfets et les maires ont aussi, dans de certaines limites que nous déterminerons plus tard, la faculté de prendre des arrêtés, réglementaires qui sont obligatoires dans l’étendue du département ou de la commune (v. t. 3). La violation des ordonnances, décrets, arrêtés, est punie d’une peine qui ne peut être établie par l’acte émané du pouvoir exécutif ou de ses agents, mais qui est prescrite par la loi en vertu de laquelle l’acte a été rendu, ou par l’article 471, § 15, du Code pénal, qui punit d’une amende de simple police ceux qui ont contrevenu aux règlements légalement faits par l’autorité administrative.

Il ne faut pas considérer comme faisant partie d’un décret ou d’un arrêté les dispositions insérées par l’autorité dans les cahiers des charges annexés aux décrets ou arrêtés qui portent autorisation de contrats faits avec des compagnies dans l’intérêt de services publics. Ces dispositions constituent des stipulations ordinaires, et leur violation ne pourrait être punie de la peine portée par l’article 471, § 15, du C. pénal. (C. de cass. civ., 10 mai 1844. Chemin de fer. — Idem, 24 janv. 1852. Branton.)

109. Les ministres publient aussi des instructions et des circulaires, prennent des décisions. Nous verrons plus bas quelle est l’importance de ces actes. (V. no 118.)

110. Droits de grâce et d’amnistie. Aux prérogatives du pouvoir impérial dont nous venons de parler, il faut ajouter celle de remettre ou de diminuer la peine des individus qui ont subi une condamnation judiciaire. Ce droit de dispenser ainsi de l’exécution de la loi et des jugements est une des attributions de la souveraineté ; en l’absence d’une constitution régulière, il était exercé par le Roi, et en même temps réclamé par des seigneurs, des évêques, des abbés, des villes même, soit en vertu de leurs prétentions à la souveraineté, soit par suite de concessions ou d’anciens usages. À plusieurs reprises, les rois s’efforcèrent de concentrer le droit de grâce sur la couronne : tel fut l’objet des ordonnances de 1359 et de 1449 ; mais il paraît que ce but ne fut atteint que par l’ordonnance de 1670. Le droit de grâce, supprimé par le Code pénal du 29 septembre 1791, n’a été rétabli que par le sénatus-consulte du 16 thermidor an X, qui en régularisait l’exercice et ne permettait au pouvoir exécutif d’en faire usage que dans un conseil privé composé du grand juge, de deux ministres, deux sénateurs, deux conseillers d’État et deux membres de la Cour de cassation. L’art. 58 de la Charte l’a attribué au Roi ; l’art. 55 de la Constitution de 1848, au Président de la république, sous la condition de prendre l’avis du Conseil d’État. L’art. 9 de la Constitution du 14 janvier 1852 rend la plénitude du droit de grâce à l’Empereur, de telle sorte qu’aujourd’hui il n’y a aucun mode d’instruction obligatoire.

444. Quelques publicistes ont critiqué le droit de grâce. Bentham dit que, « lorsqu’il s’agit d’un délit contre la société, le pardon n’est plus un acte de clémence, mais une prévarication réelle. Si les lois, ajoute-t-il plus bas, sont trop dures, le pouvoir de faire grâce est un correctif nécessaire, mais ce correctif est encore un mal. Faites de bonnes lois, et ne créez pas une baguette magique qui ait la puissance de les annuler. Si la peine est nécessaire, on ne doit pas la remettre. Si elle n’est pas nécessaire, on ne doit pas la prononcer[16]. » On trouve dans cette proposition tout ce qu’il y a d’absolu et en même temps d’incomplet dans les systèmes de l’école à laquelle appartenait Bentham. Quelque perfectionnée que soit une législation criminelle, elle ne peut que classer les délits et indiquer pour chaque classe le maximum et le minimum de la peine. Lorsque ces différentes prescriptions faites à priori se trouvent en présence des faits, elles sont souvent trop rigoureuses. Cependant le juge, lié par la loi, est obligé d’en faire l’application, tout en gémissant sur la disproportion de la peine à la faute. C’est alors qu’il est utile de faire intervenir le pouvoir discrétionnaire qui rétablit l’équilibre.

La législation serait parvenue au degré chimérique de perfection dont parle Bentham, que le droit de grâce ne serait pas encore inutile ; car la législation a toujours pour interprètes des hommes sujets à l’erreur, et il peut arriver que l’innocence d’un condamné acquière un degré de probabilité qui ne soit pas assez grand pour autoriser une révision de son procès d’après les règles établies par la loi (v. art. 443 et suiv. du C. d’instr. crim. }, mais qui suffise cependant pour ne pas le laisser dans les fers. Une trop grande facilité à admettre la révision aurait d’immenses inconvénients ; on est donc obligé d’en limiter rigoureusement les cas, et dès lors il peut se trouver en dehors des cas prévus des positions qui inspirent un juste intérêt. Enfin, il est utile autant que juste de présenter en perspective au coupable condamné un adoucissement à sa peine, comme prix de sa conduite postérieure et des efforts qu’il aura faits pour se corriger. Ce serait une législation inhumaine et impitoyable que celle dont aucun repentir ne pourrait adoucir la rigueur. Tout ce qu’on peut demander, c’est que le droit de grâce ne soit exercé qu’avec discernement ; et, sous ce rapport, on doit regretter que la législation n’ait prescrit aucune formalité ayant pour but de mettre le pouvoir à l’abri des cause d’erreur ou de surprise qui l’entourent trop souvent.

112. Dans l’usage, la grâce est accordée après un examen qui a lieu dans les bureaux du ministre de la justice, sur un rapport du garde des sceaux, par un décret signé de l’Empereur et du ministre, et adressé soit à la Cour impériale dans le ressort de laquelle le condamné avait son domicile lors du jugement, soit à celle de sa résidence actuelle. Le décret est entériné par la Cour, en audience solennelle, en présence du gracié ; cet entérinement doit être fait sans aucune discussion. Les lettres de grâce accordées en matière correctionnelle et à des militaires condamnés ne sont pas soumises à l’entérinement. On se contente d’en faire mention en marge du jugement qu’elles modifient (Legraverend, t. 2, p. 754-756).

113. La grâce peut être pleine et entière, ou ne porter que sur une partie de la peine, soit en restreignant le temps de sa durée, soit en adoucissant quelques-unes de ses rigueurs ; elle peut aussi consister dans la substitution à la peine encourue d’une autre peine moins forte : elle reçoit alors le nom de commutation de peine.

On a prétendu que le condamné était maître de repousser la grâce. Nous ne pouvons admettre cette doctrine, qui réduirait à un contrat synallagmatique l’exercice d’un des droits attachés à la souveraineté ; nous pensons, comme M. Dufour, que la peine n’est prononcée que dans l’intérêt de la société, et que la société seule peut en exiger l’accomplissement (M. Dufour, 2e édit., t. 1er, p. 17), et, comme M. Trolley, qu’exécuter le condamné qui refuserait sa grâce, ce serait un suicide d’une part et un meurtre de l’autre (M. Trolley, t. 4, p. 152).

114. Lors même que la grâce est complète, elle ne porte que sur la peine proprement dite, et ne remet pas les incapacités civiles et politiques, parce qu’elle n’est toujours qu’un acte de clémence et de pardon. (C. C. req., 10 avril 1849. — Olivier.) Ce dernier effet est réservé à la réhabilitation. La réhabilitation n’est pas un acte de faveur comme la grâce, mais bien un acte de justice subordonné à l’accomplissement de certaines conditions réglées par le Code d’instruction criminelle (L. 2, t. 7, ch. 4). La réhabilitation a été modifiée par la loi du 28 avril 4832, qui a révisé ce code, puis par un décret du Gouvernement provisoire du 18 avril 1848, lequel a été remplacé par la loi des 3-6 juillet 1852, dont les dispositions sont substituées à celles des articles 619 à 635 du Code d’instruction criminelle.

Tout condamné à une peine afflictive ou infamante ou à une peine correctionnelle, qui a subi sa peine ou qui a obtenu des lettres de grâce, peut être réhabilité quand sa conduite est devenue irréprochable (art. 619). La demande ne peut être formée que lorsqu’il s’est écoulé depuis le jour de la libération un délai de trois ans, s’il s’agit d’une condamnation correctionnelle, et de cinq ans, s’il s’agit d’une condamnation à une peine afflictive ou infamante (620) ; que pendant ce temps il a habité le même arrondissement ; et pendant les deux dernières années la même commune (621). La demande en réhabilitation est adressée au procureur impérial de l’arrondissement (621), accompagnée des justifications prescrites par l’art. 623. Des renseignements sont pris par le procureur impérial (624-625), qui transmet toutes les pièces à la Cour impériale, laquelle, après avoir entendu le procureur général, donne un avis motivé. Si cet avis n’est pas favorable, une nouvelle demande ne peut être formée avant l’expiration d’un délai de deux ans ; s’il est favorable, il est transmis au ministre de la justice, sur le rapport duquel l’Empereur prononce (art. 626 à 634). Les lettres de réhabilitation sont expédiées à la Cour qui a donné l’avis ; une copie est adressée au tribunal ou à la Cour qui a prononcé la condamnation, pour être transcrite en marge de la minute de l’arrêt ou du jugement de condamnation (632-633). La réhabilitation, dit l’art. 634, fait cesser pour l’avenir, dans la personne du condamné, toutes les incapacités qui résultaient de la condamnation, sauf celles résultant de l’art. 612 du Code de commerce à l’égard des banqueroutiers frauduleux. La réhabilitation ne peut être accordée au condamné pour crime qui a commis un second crime et subi une nouvelle condamnation à une peine afflictive ou infamante, ni au condamné qui, ayant obtenu sa réhabilitation, encourt une nouvelle condamnation (634).

La distinction entre la grâce et la réhabilitation a été consacrée par un avis du Conseil d’Etat du 8 janv. 1823, dans lequel on lit « que la grâce et la réhabilitation différent essentiellement, soit dans leurs principes, soit dans leurs effets ; que la grâce dérive de la clémence du Roi, la réhabilitation de sa justice ; que l’effet de la grâce n’est pas d’abolir le jugement, mais seulement de faire cesser la peine ; qu’aux termes du Code d’instruction criminelle, le droit de réhabilitation ne commence qu’après que le condamné a subi sa peine ; que l’effet de la réhabilitation est de relever le condamné de toutes les incapacités, soit politiques, soit civiles, qu’il a encourues ; que ces incapacités sont des garanties données par la loi soit à la société, soit aux tiers, et que la grâce accordée au condamné ne peut pas plus le relever de ces incapacités que de toutes les autres dispositions du jugement qui auraient été rendues en faveur des tiers. »

Il est un cas cependant où la grâce produit le même effet que la réhabilitation, c’est celui où elle est accordée avant l’exécution du jugement. Il résulte en effet de l’art. 26 du Code Napoléon que les incapacités ne sont encourues que par l’exécution du jugement ; par conséquent, la grâce accordée auparavant a pour effet de les prévenir. C’est là une règle que nous croyons mauvaise en ce qu’elle donne à la grâce un effet qu’elle n’a point ordinairement : il aurait été plus juste que les incapacités fussent encourues du jour où le jugement était définitif, sauf toutefois le recours en cassation[17]. Mais l’article du Code Nap. est formel, et la conséquence que nous en tirons a été admise également par l’avis du Conseil d’État, qui porte : « que les lettres de grâce pleine et entière accordées avant l’exécution du jugement préviennent les incapacités légales et rendent inutile la réhabilitation ; que la grâce accordée après l’exécution d’un jugement ne dispense pas le gracié de se pourvoir en réhabilitation, conformément aux dispositions du Code d’instruction criminelle ; que les lettres de grâce accordées après l’exécution du jugement ne peuvent contenir aucune clause qui dispense des formalités prescrites par le Code d’instruction criminelle pour la réhabilitation. »

145. Il existe un droit qui a quelque analogie avec le droit de grâce, mais qu’il ne faut pas confondre avec lui, car il en diffère sous plusieurs points fort importants : c’est le droit d’amnistie, qualifié autrefois de droit d’abolition. « L’amnistie, quand elle est pleine et entière, dit un arrêt de la Cour de cassation, en date du 11 juin 1825, porte avec elle l’abolition des délits qui en sont l’objet, des poursuites faites ou à faire, des condamnations qui auraient été ou pourraient être prononcées ; tellement que ces délits, couverts du voile de la loi par la puissance et la clémence royales, sont, au regard des cours et tribunaux, sauf les droits des tiers en réparation du dommage pour action civile, comme s’ils n’avaient jamais été commis. » Par la même raison, on décide que des individus amnistiés ne peuvent, s’ils commettent un nouveau délit, être condamnés aux peines de la récidive (C. cass. crim., 11 juin 4825 ; Clémencey) ; qu’un individu condamné à la peine de mort recouvre, par l’effet de l’amnistie, l’exercice de tous les droits civiques mentionnés dans l’art. 28 du Code pénal, et en général tous les droits qu’il avait avant sa condamnation, à la seule exception de ceux acquis à des tiers (C. C. req., 31 juill. 1850 ; de Girardin), sauf les restrictions formellement exprimées dans l’acte (C. C. crim., 16 août 1845 ; de Kersausie). Une solution ministérielle du 30 mars 1833 porte que tous les faits antérieurs à une ordonnance d’amnistie se trouvent nécessairement couverts dès qu’elle a été rendue, et ne peuvent plus servir de base à aucune condamnation. L’amnistie irait même, suivant M. Legraverend, jusqu’à éteindre l’action civile : on voit que cette dernière opinion n’est point adoptée par la Cour de cassation ; et c’est avec raison, puisqu’on ne peut priver un citoyen d’un droit qui lui est acquis sans lui donner une juste et préalable indemnité.

De même que les anciennes lettres d’abolition, les décrets d’amnistie ont un caractère de généralité qui comprend toute une catégorie de crimes ou de délits : tantôt ils interviennent après des troubles politiques et s’appliquent à des faits qui ont été le résultat de l’entrainement du moment ; ils servent alors à calmer les esprits et à ramener la paix ; tantôt, à l’occasion d’un événement heureux, ils font remise de peines légères encourues pour des contraventions peu graves : telles sont un grand nombre d’amnisties accordées aux contrevenants en matière de police du roulage.

La question de savoir si le chef de l’État pouvait accorder une amnistie sans le concours du pouvoir exécutif était controversée sous l’empire des chartes de 1814 et 1830 ; aujourd’hui elle est tranchée par l’art. 1er du sénatus-consulte du 25 décembre 1852, portant interprétation et modification de la Constitution, qui dit formellement : « L’Empereur a le droit de faire grâce » et d’accorder des amnisties. »


  1. Un arrêt de la Cour de cassation, ch. civ., du 2 juillet 1833 (Roussillon), a consacré le principe que les rois de France n’ont jamais eu le droit d’aliéner, à titre incommutable, les biens et droits cédés en vertu de conquêtes.
  2. Organisation judiciaire, deux ordonnances du 26 sept. 1842. — Organisation municipale, ord. du 38 sept. 1847. — Organisation provinciale et départementale, arrêté du 9 déc. 1848.
  3. Consultation pour les propriétés de la Veloz-Mariana, Recueil alph., v° Loi, sect. 1, art. 2, § 3, note.
  4. es membres des conseils municipaux, d’arrondissement, de département, nommés par l’élection, ne sont pas fonctionnaires publics, puisqu’ils n’ont aucune délégation de l’autorité.
  5. V. L. du 20 avril 1810 et décret du 1er mars 1852 sur la discipline et la mise à la retraite des magistrats.
  6. On peut citer : pour le droit public, l’ordonnance d’août 1374, qui fixe à 14 ans la majorité des rois de France ; celles de 1226 sur l’utilité générale du royaume ; du 25 mai 1413, sur la réformation et la police du royaume ; de 1579, sur la police du royaume ; de juin 1287, sur les bourgeoisies ; de février 1566, sur l’inaliénabilité du domaine de la couronne ; et pour le droit privé, les ordonnances d’août 1539 pour la réformation et l’abréviation des procès ; l’ordonnance de janvier 1629, connue sous le nom de code Michaud, contenant des dispositions sur les substitutions, les donations, les successions, les cessions de biens, les faillites, etc. ; celle de 1731 et celle d’août 1735, sur les donations, etc., etc. ; d’août 1747, sur les substitutions, etc., etc.
  7. L. 16-24 août 1790, t. 11, art. 1 et 3. — L. 19-22 juillet 1791, t. 1, art. 29.
  8. Plusieurs arrêts en sens contraire avaient été rendus par la chambre criminelle le 24 juillet 1834. (Petit.)
  9. Depuis 1789 le mot décret a signifié tantôt un acte du pouvoir législatif, tantôt un acte du pouvoir exécutif. Il reçoit le premier sens dans les Constitutions du 3 septembre 1791 (v. ch. 3, § 2 et 3), du 5 fructidor an III (art. 92). Cependant on le voit quelquefois, dans le Bulletin officiel, en tête d’actes du pouvoir exécutif. À partir de la Constitution du 22 frimaire an VIII, il est remplacé par le mot loi ; les actes du pouvoir exécutif sont qualifiés d’arrêtés ; mais, après le sénatus-consulte organique du 28 floréal an XII, qui établit le gouvernement Impérial, le mot décret remplace le mot arrêté. On sait que Napoléon Ier rendit, sous le titre de décrets, de véritables lois. (V. no 104.) — Le nom d’ordonnance a été donné aux actes du pouvoir exécutif pendant la monarchie constitutionnelle de 1814 à 1848. La qualification de décret reparaît avec le gouvernement provisoire pour indiquer un acte législatif ; elle garde ce sens jusqu’à la publication de la Constitution de 1848, et, concurremment avec le mot arrêté, elle est employée pour désigner les actes du pouvoir exécutif. À partir du 2 décembre 1851 jusqu’au 29 mars 1852, époque de la convocation du Sénat et du Corps législatif (décret du 6 mars 1852), le Président a pu statuer par des décrets sur les matières législatives. Mais, à partir de ce jour, les grands corps de l’État étant constitués, la Constitution a été en vigueur, et le mot décret n’a plus signifié que des actes du pouvoir exécutif, ainsi que le mot ordonnance de 1814 à 1848. (V. Const., 58.)
  10. V. comme exemples de ces sortes de décrets l’ordonnance du 11 octobre 1820 sur le service des cours et tribunaux, rendue en vertu de la loi du 20 avril 1810 ; l’ordonnance du 1 août 1827 sur le régime forestier, rendue en vertu de la loi du 21 mai 1827 (Code forestier) ; celle du 18 février 1834, qui indique les formalités des enquêtes relatives aux travaux publics, rendue en vertu de la loi du 7 juillet 1883.
  11. Pour savoir quels sont les décrets qui doivent être portés à l’assemblée générale et ceux qui doivent être portés aux assemblées de sections, v. décr. du 30 janv. 1852.
  12. Décr. du 9 déc. 1852, qui règle la formule de promulgation des lois, sénatus-consultes et décrets.
  13. La chambre civile de la Cour de cassation a décidé, le 4 août 1845 (Labarthe), qu’il y avait excès de pouvoir et violation de la loi dans le fait d’un tribunal qui avait appliqué une ordonnance portant tarif d’un droit de péage, quoiqu’elle n’eût point été publiés.
  14. Notre opinion est professée par M. Sérigny, Questions et traités de droit administratif, p. 506 ; par M. Dufour, Traité général de droit administratif, 2e édit., t. 1, p. 68.
  15. V. Merlin, Répert., ve Rente seigneuriale, § 2, no 6 bis, et Dall., Rec. alph., t. 9, p. 802, en note. — Arrêt de la Cour de cassation du 16 avril 1838, Req. (Plasse).
  16. Traité de législ. civ. et pén., t. 2, 3e part., ch. 10.
  17. M. Dufour pense que la grâce, dans cette circonstance, ne devrait pas avoir pour effet d’anéantir le jugement, et que le condamné gracié | devrait être seulement présumé avoir subi sa peine (Traité général de droit administratif, 2e édit., p. 16).